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Au Temps
Dictionnaire Patrick Modiano

Bernard Obadia

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B  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z 

B  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z

D

Déambulations / itinéraires*
<< (...) le récit s’organise autour du seul point de vue, ambulatoire, du personnage central, le narrateur, qui assume ainsi la totale subjectivité du narré. Sa démarche est instinctive : il s’agit de se laisser imprégner des lieux, la mémoire et l’imagination feront le reste. Aussi le narrateur, au fur et à mesure que le style de l’auteur se définit, devient-il un véritable acteur témoin d’un monde vers lequel l’attire sa propre sensibilité. Le hasard laisse ainsi la place à l’inconscient, car il s’agit de faire confiance à ses pas, et le récit prend tantôt la forme de l’itinéraire d’une quête, tantôt celui d’un pèlerinage sur des lieux de mémoire. Aussi c’est la carte de la ville qui organise le récit qui est conduit par la déambulation de l’instance narrative.>>
Carine Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie chez Patrick Modiano Mémoirede maitrise, juillet 2000. Paris IV, Sorbone.

Déblayer / Repartir sur quelque chose
"A chaque fois que je finissais un livre, j'avais l'impression que je pourrais repartir sur quelque chose de nouveau. J'ai d'ailleurs la même impression avec ce nouveau livre, L'horizon. L'impression d'avoir déblayé. D'avoir suffisamment déblayé pour pouvoir repartir. Mais tout cela n'est qu'une fuite en avant... Après chaque livre, j'ai donc cette impression d'avoir suffisamment déblayé ce qui est devant moi - ou derrière moi - pour pouvoir enfin aborder quelque chose de nouveau. Mais cette impression est illusoire. C'est donc une sensation assez désagréable. C'est comme si vous vouliez dégager quelque chose pour pouvoir enfin traiter une autre chose, comme si vous vouliez vous débarrasser de certaines choses de votre passé, de votre vie, pour pouvoir enfin partir d'un nouveau pied et avoir le champ libre, mais, finalement, cela ne marche jamais comme ça. Ce sentiment est une illusion." "Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé" entretien avec François Busnel (Lire), 04/03/2010

 

 

Dans le café de la jeunesse perdue [2007]

 

Entretien à l'occasion de la sortie de l'ouvrage. Site des édtions Gallimard
Extrait de l'oeuvre

Résumé publié par les éditions Gallimard
« Au début des années 1960, aux balbutiements du futur situationnisme, la bohème littéraire et étudiante se retrouve au « Condé », un café de l’Odéon. Parmi les habitués, les quatre narrateurs du roman : un étudiant des Mines, un ancien des RG, une certaine Louki, alias Jacqueline Delanque, et Roland, jeune apprenti écrivain. Dans la première séquence, l’étudiant des Mines se souvient de la vie au « Condé » et décrit minutieusement les apparitions de Louki, jeune femme de 22 ans apparemment sans attache, qui lui donne l’impression de vouloir faire « peau neuve ».

Dans la deuxième, Caisley, l’ancien des RG, mène l’enquête : le mari de Louki, Jean-Pierre Choureau, l’a chargé de la retrouver. Il découvre son enfance, aux abords du Moulin-Rouge où travaillait sa mère.

Troisième partie : Louki prend la parole et se souvient de son enfance, de ses fugues, des bars interlopes du XVIIIe… Elle évoque les hommes qui l’ont aimée : Jean-Pierre Choureau, Roland, Guy de Vere l’ésotériste qui lui a fait connaître la figure de « Louise du Néant » à laquelle elle s’identifie.

Dernière partie : Roland se rappelle sa rencontre avec Louki et leur amour. Jeune homme passionné par l’«éternel retour » et qui écrit un essai sur les « zones neutres », il flotte, comme Louki, et croit pouvoir la rejoindre dans ses pensées. Mais elle lui échappe comme à tous les autres… Jusqu’au jour où il apprend, au «Condé», que Louki s’est défenestrée…

À travers le passionnant portrait kaléidoscopique d’une jeune femme à l’enfance déchirée et la peinture précise du Paris des années 1960, Dans le café de la jeunesse perdue laisse une impression tenace de poésie autant que d’insituable malaise. Une sensation étrange, qui prend le lecteur à la gorge. »

une citation
"A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J'écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire, et sans doute pour en finir avec une vie qui n'était pas la mienne."

Extrait
" Encore aujourd'hui, il m'arrive d'entendre, le soir, une voix qui m'appelle par mon prénom, dans la rue. Une voix rauque. Elle traîne un peu sur les syllabes et je la reconnais tout de suite : la voix de Louki. Je me retourne, mais il n'y a personne. Pas seulement le soir, mais au creux de ces après-midi d'été où vous ne savez plus très bien en quelle année vous êtes. Tout va recommencer comme avant. Les mêmes jours, les mêmes nuits, les mêmes lieux, les mêmes rencontres. L'Éternel Retour."

Guy Debord : «A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » En fait, on peut situer l’origine de cette citation dans les premiers vers de la Divine Comédie de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt sombre, la juste direction étant perdue. »

Dans le café de la jeunesse perdue (Bernard Pivot à propos de)
<< Nul ne sait mieux que lui exprimer le désir d'autre chose, mais quoi ? L'envie d'être ailleurs, mais où ? L'espoir d'une autre vie, mais quand ? Il a souffert de la solitude, et si une autre solitude, celle de l'écrivain, en a pris le relais, il a si peu oublié la première qu'il la restitue avec une sensibilité à vif depuis cinquante ans. Ne jamais confondre chez Modiano la mélancolie avec la nostalgie. Ni l'errance avec la flânerie. >> (...)
<< Autre particularité de la manière Modiano: une extrême précision des lieux, une incertitude chronique des dates. Tandis que le romancier entraîne ses personnages et ses lecteurs de l'Odéon à Neuilly, de Pigalle au square Lowendal (15e), de la rive gauche à la rive droite et inversement - la Seine est pour Louki « une ligne de démarcation », un « rideau de fer » -, l'auteur de La place de l'étoile, des Boulevards de ceinture, de Rue des Boutiques Obscures, de Quartier perdu, de Dans le café de la jeunesse perdue laisse au temps la bride sur le cou. Un peu de météorologie, jamais de calendrier. Le charme poétique de Modiano repose sur une géographie rigoureuse et une chronologie chahutée. Ce n'est pas lui qui commencerait une fiction par « en ce temps-là ». Il préférera « en ce lieu-là ». Puis le temps envahira la scène de son obscure clarté. >>
Bernard Pivot, Mélancolie Modiano in La chronique livres de Bernard Pivot, mise à jour le 29 juillet 2009.

Entretien de P Modiano "Dans le café de la jeunesse perdue" sur le site des éditions Gallimard, octobre 2007

1. Le titre "Dans le café de la jeunesse perdue"
«Ce titre évoque une jeunesse égarée, une jeunesse erratique qui s'est consumée trop vite et que pourrait incarner la génération de Guy Debord, née dans les années 1930», rectifie Patrick Modiano. C'est précisément un mot du philosophe, en exergue du livre, qui lui a inspiré ce titre. Modiano renchérit en citant un vers de Rimbaud: «Oisive jeunesse/ A tout asservie/ Par délicatesse/ J'ai perdu ma vie.» On lui fait remarquer qu'après Quartier perdu, son roman paru en 1984, ça fait tout de même deux de «perdus»... Etonnement non feint: «Je ne l'ai pas fait exprès, je n'y avais même pas pensé.» Là encore, rien de nostalgique: «Pour moi, il s'agissait d'un quartier lointain, perdu dans la ville...»

Entretien avec Delphine PERAS, L'Express du 5 octobre 2007

2. Dans le café de la jeunesse perdue,Critique par Patrick Kéchichian
Patrick Modiano : la rumeur du temps évanoui

Ce n'est pas dans l'excès ou les profondeurs du rêve que Patrick Modiano, en chacun de ses livres, nous entraîne. Ce qu'il cherche à approcher n'est séparé de la vie réelle que par une mince pellicule temporelle. On dirait qu'il suffit d'avancer pour la déchirer, pour abolir la distance, et se retrouver dans la réalité perdue. Et pourtant non. Invisible, la frontière est infranchissable. On s'y heurte d'autant plus que ce qui est au-delà semble à portée de main.
Alors, en suivant les êtres de papier dont Modiano fait ses ambassadeurs, on se met à l'écoute d'une rumeur, celle du temps évanoui. La nostalgie, cet ardent désir voué à ne jamais recouvrer son objet, installe pour toujours cette rumeur dans notre esprit.
Tout écrivain doit d'abord nommer les choses, les lieux, les personnes. Trouver les noms adéquats est sa première tâche. Qu'ils soient inventés ou tirés de nos souvenirs n'importe pas. Il lui revient ensuite d'animer tous ces noms, de leur insuffler assez d'existence plausible.
Chez Patrick Modiano, le travail de nomination est essentiel. Précis, scrupuleux, comme exhaustif, il regarde les êtres vivants ou les objets, et puis les lieux, surtout les lieux. Tout semble procéder de là. Une topographie se dessine. Elle est particulière à chaque livre. Avec sa poésie propre, elle fait vivre et respirer le roman mieux qu'une lourde machinerie narrative. Les histoires que raconte Modiano sont toujours brèves, et cela aussi est essentiel : échapper à la pesanteur, ne pas souligner d'un trait épais, suggérer plus qu'asséner.
Comme dans le récent Accident nocturne, comme auparavant dans Dora Bruder (Gallimard, 2003, et 1997), le point de fuite du livre, et en même temps de butée, est une jeune femme. Elle se nomme ici Jacqueline Delanque, dite Louki. Un jour - nous sommes à Paris, à la fin des années 1950, bien que cela ne soit pas précisé - elle est entrée au Condé, "dans les parages du carrefour de l'Odéon", par "la porte de l'ombre" : elle en ressortira quelques années plus tard, pour ne plus revenir. Cette porte et le café n'existent plus. A l'image de tout le quartier, le Condé est devenu un commerce de luxe, déplore Modiano. Ses souvenirs, ses regrets sont ceux d'un homme à qui l'on a imposé le deuil de son monde.
Un jour donc, Louki est venue s'attabler là, avec la "bohème", étudiants un peu amateurs ou artistes en perpétuelle gestation avec "souvent un livre à la main (...) Les Chants de Maldoror. Les Illuminations. Les Barricades mystérieuses". Quelques photographies la montrent "assise à la table de Zacharias, de Jean-Michel, de Fred, de Tarzan et de la Houpa...". La légende d'une autre, tirée du même album imaginaire, précise : "Au premier plan, assise au comptoir : Louki. Derrière elle, Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala." Ils ont "entre dix-neuf et vingt-cinq ans, sauf quelques clients comme Babilée, Adamov et le docteur Vala qui atteignaient peu à peu la cinquantaine, mais on oubliait leur âge."
Dans la même salle se croisent donc créatures de fiction et personnes bien réelles, vérifiables, comme Arthur Adamov, (Jean) Babilée, Olivier Larronde ou Maurice Raphaël. Ce dernier fréquentait aussi un autre café, le Canter, rue La Rochefoucauld, l'un des lieux de la première vie de Jacqueline, à peine adolescente ; c'était avant l'époque du Condé, rive droite, "comme si la Seine était une ligne de démarcation qui séparait deux villes étrangères l'une à l'autre...".
" NO MAN'S LAND"
Tour à tour, des témoins, dont Roland, avec qui elle a partagé un peu de sa vie, vont prendre la voix du narrateur et évoquer la jeune femme. Louki, va raconter d'autres instants, d'autres possibles, l'enfance près de la place de Clichy, un triste mariage à Neuilly, le miroitement d'une expérience spirituelle square Lowendal, quelques hôtels ou meublés... "J'avançais, dit-elle, avec ce sentiment de légèreté qui vous prend quelquefois dans les rêves. Vous ne craignez plus rien, tous les dangers sont dérisoires. Si cela tourne vraiment mal, il suffit de vous réveiller. Vous êtes invincible. Je marchais, impatiente d'arriver au bout, là où il n'y avait plus que le bleu du ciel et le vide."
" J'ai toujours cru que certains endroits sont des aimants..." Autour de la figure intense et émouvante de Louki, "au milieu de toutes les lignes de fuite et des horizons perdus", Modiano recrée une admirable géographie parisienne. Elle est sienne comme le furent celles de Simenon, Jean Follain, Jacques Yonnet... Ou encore celle de Guy Debord qui écrivait, dans Panégyrique : "Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s'est si complètement perdue (...) on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux..."
Cette géographie a ses "points fixes", ses "zones intermédiaires" ou "neutres", ses "no man's land où l'on était à la lisière de tout, en transit, ou même en suspens". Quand tout s'achève de cette jeunesse, que ses noms se perdent, que ses visages se brouillent, il ne reste que la mélancolie sans remède d'un songe... "Tout va recommencer comme avant. Les mêmes jours, les mêmes nuits, les mêmes lieux, les mêmes rencontres...".
Certains livres nous endurcissent. Catalogue de solides pensées, manuel d'inflexibilité, traité pour dominer le monde - ou son monde. D'autres, bien plus précieux et nécessaires, nous fragilisent, nous désarment. Ainsi de ce bouleversant portrait d'une femme si proche et si perdue, peint par Modiano, exactement à la lisière de l'ombre et de la lumière. Patrick Kéchichian, Le Monde des Livres du 04.octobre 2007

3. Modiano La ronde de nuit (Dans le café de la jeunesse perdue) Par Philippe Lançon. Une nouvelle héroïne de Modiano meurt dans Paris entre Montmartre et Saint-Germain-des-Prés. Promenade.
<< Parlons des morts, puisqu'ils nous aident à vivre. Dans le nouveau roman de Patrick Modiano, quatre voix réveillent une ambiance, certains quartiers de Paris, les années soixante, une femme qui va mourir. La première est celle d'un étudiant qui veut quitter l'école des Mines ; la deuxième, d'un détective privé qui pourrait être celui d'un autre roman, par exemple Rue des boutiques obscures ; la troisième, de la jeune femme qui va se tuer ; la quatrième, de son ami écrivain. Elles ont toutes en elles quelque chose de Modiano. Fermant le livre, c'est la voix du détective qui revient : l'enquête restitue la jeunesse et sauve de l'oubli. L'exergue de Livret de famille , publié en 1977, résume ce roman de Modiano comme les autres : «Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir.» Vivre, autrement dit : écrire. La phrase est de René Char. Et la mémoire de Modiano dégage une solitude qui console le lecteur de la sienne.
La jeune femme qui va se tuer, Jacqueline Delanque, épouse Choureau, est le centre de gravité du livre. Elle entre par une porte de café à la première page ; elle en sort par une fenêtre à la dernière. Sa mère était ouvreuse au Moulin Rouge. Modiano marchait beaucoup par-là, naguère, sur les pentes d'avant Montmartre. Parfois, se souvient-il, «je croisais la silhouette bizarre de Marcel Aymé, complètement aphasique.» Quand elle rompt avec quelqu'un, Jacqueline change de quartier. Elle transporte son malaise et sa grâce dans ce que son ami appelle des «zones neutres» : rues aux identités diaphanes, paraissant ne jamais être à leur place. Quand on est un personnage de Modiano, c'est là qu'on se fait oublier, qu'on se souvient, qu'on vit. La neutralité de ses territoires rappelle la neutralité de la langue que Roland Barthes rêve avant de mourir. Là où rien ne se passe, tout arrive -mais en nuances. Barthes y voit une forme de délicatesse. Elle «touche à une sorte d'errance sociale, assume la marge excessive». Elle va vers la douceur et un «refus non violent» . Ainsi vont les personnages de Modiano.
C'est de la jeune femme surtout que les autres parlent. Parfois, elle rejoint son ami dans un hôtel de la rue d'Argentine. C'est une petite rue un peu morte, derrière l'avenue de la Grande Armée. L'hôtel du roman existe. Il s'est appelé Hôtel Argentina. Le nouveau propriétaire, âgé de trente ans, l'a rebaptisé : Mon hôtel. Il s'appelle Monsieur Aymé. Le bar attenant était celui de Madame Claude. Des prostituées rejoignaient l'hôtel avec leurs clients. Les flics surveillaient sans interdire. Patrick Modiano se souvient d'y avoir loué une chambre quand il avait vingt ans : «Je n'allais pas très bien, je cherchais des endroits comme ça pour avoir la paix. Je voyais passer des couples dans les escaliers...» Il n'y est pas retourné.
Jacqueline Delanque a un surnom, Louki. Les habitués le lui ont donné, un soir, au café Le Condé : «Et à mesure que l'heure passait et que chacun d'eux l'appelait Louki, dit l'étudiant à l'école des Mines, je crois bien qu'elle se sentait soulagée de porter ce nouveau prénom. Oui, soulagée. En effet, plus j'y réfléchis, plus je retrouve mon impression du début : elle se réfugiait ici, au Condé, comme si elle voulait fuir quelque chose, échapper à un danger.» Comme en amour, le surnom est un faux passeport qui permet de croire en la tendresse clandestine des frontières.
Louki lit certains livres teintés de mystique, parfois célèbres en ces années-là. Horizon perdu , de James Hilton ; Cristal qui songe , de Theodor Sturgeon ; Louise du Néant , de Jean Maillard. Des histoires d'enfants ou d'adultes qui, d'une manière ou d'une autre, cherchent ou trouvent un monde idéal. Modiano cite les titres, jamais les auteurs : il restitue, avec une précision vague, non pas des informations, mais les signes d'une intimité, les ondes d'une fréquence sentimentale. Les titres sont comme les noms : des échos symboliques et sonores.
L'exergue du roman est une phrase de Guy Debord, tirée du texte du film In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu) : «A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue.» Modiano n'a pas connu Guy Debord, sinon par ricochet : «Quand j'avais huit ou neuf ans, il y avait une fille dans mon immeuble, une étudiante aux Beaux-Arts américaine, qui me gardait et m'amenait dans des cafés du quartier, à Saint-Germain-des-Prés. Elle avait deux amis, Patrick et Henri. A vingt ans, Debord les avait fréquentés. Je les écoutais parler de lui. Je l'ai lu assez tardivement, et seulement ses textes autobiographiques, comme Panégyrique... Les textes politiques ne m'intéressent pas.»
D'autres écrivains traversent les cafés du roman. Modiano les a croisés, ici ou là, dans sa jeunesse un peu à la dérive. Comme pour les livres, il restitue leur silhouette, leur présence, en quelques phrases, sans jamais informer. Voici le dramaturge Arthur Adamov, qui fit partie du cénacle d'Antonin Artaud dans ses deux dernières années ; ou l'écrivain Maurice Raphaël, de son vrai nom Victor-Marie Lepage, qui avait été collaborateur actif et tortionnaire sous Vichy. Il écrivit plus tard, entre autres, des polars sous le nom d'Ange Bastiani. Ou encore le poète Olivier Larronde, «une sorte d'archange» alcoolique et déchu que Genet et Cocteau avaient fait connaître lorsqu'il publia, à 17 ans, les Barricades mystérieuses . Son second livre, Rien voilà l'ordre , est l'anagramme de son nom. Pour soigner son épilepsie, Larronde devint opiomane. Modiano évoque au passage une vieille voisine, toujours vivante, qui l'a connu et fume encore de l'opium. Il a rencontré le poète à la fin de sa vie, au début des années soixante. Lui-même avait 17 ans. Larronde, dit-il, portait «un manteau lourd, à col relevé, de prince qui serait un clochard.»
Escortée par ces fantômes, Louki entre dans la nuit à travers une sorte de tragédie murmurée. Louki, c'est presque Youki, le prénom de la femme du poète Robert Desnos, et c'est bien à elle que Modiano a songé. Mais, précise-t-il, «comme j'ai aussi pensé à deux autres femmes que j'ai connues, dont l'une s'est tuée, je ne me suis pas senti le droit de prendre ce nom et je l'ai un peu changé.» Modiano aime Robert Desnos, mort en déportation du typhus en 1945, l'année même où il est né. Son premier livre, publié en 1968, s'appelle : la Place de l'étoile . C'est le titre de l'un des derniers textes de Desnos. Quand Modiano a écrit le sien, il l'ignorait. Il n'allait pas bien et devait partir à l'armée. Un soir, dans un dîner familial, on lui présente le docteur Ferdière, qui a été l'étrange psychiatre d'Artaud et reste proche de nombreux écrivains. «Ferdière a vu que j'allais mal , se souvient Modiano, et il s'est inquiété lorsqu'il a su que je devais faire mon service militaire.»
Le jeune homme rend visite au psychiatre et lui apporte son roman. Ferdière sort de sa bibliothèque le livre de Desnos et le lui montre : c'est lui qui l'a édité, à l'automne 1945. A la femme de Desnos, il écrivait : «C'est toi qui devrais signer le bon à tirer, Youki, admirable compagne de Robert. Je songe aux soirées de la rue Mazarine ; je songe au soleil de l'Apothicairerie...» «J'étais défait , se souvient Modiano. J'avais l'impression d'avoir volé ce titre à Desnos, à cet homme qui était mort l'année de ma naissance, dans les conditions qu'on sait, des conditions qui ont été si importantes pour ma génération et qui marquent tellement mon travail.» Ferdière lui explique que ce n'est pas grave, qu'il s'agit d'un hasard objectif.
Modiano met longtemps à raconter cette histoire. Il ne parle, comme on sait depuis l'«Apostrophes» qui le fit connaître, que par repentirs. Le mot juste est toujours celui d'après ; en général, il ne vient pas. Sauf à la page : les mots sont des truites que Modiano pêche dans ses trous. Mais ces réponses inachevées, perpétuellement reprisées, sont également la marque subtile d'une éducation : elles lui permettent de raccompagner toute question inerte ou mal venue vers la sortie, en souriant, avec courtoisie, en faisant croire à celui qui l'a posée qu'il n'est responsable de rien.
Après Louki, le personnage le plus important du livre est peut-être un spirite : comme le romancier, il éveille les voix des morts. Il s'appelle Guy de Vere. Modiano ne précise pas que ce nom vient d'un poème d'Edgar Poe, Lénore . Guy de Vere est, dans Lénore , le mari survivant d'une morte. Il refuse de pleurer, elle lui dit : «Et toi, Guy de Vere, où sont tes larmes ?» On ne sait pas où Poe a trouvé ce nom. Modiano a cherché, comme tous ceux qui connaissent ce texte. Poe l'a sans doute, comme d'habitude, inventé pour des raisons sonores. «Un nom qui m'a hanté longtemps» dit Modiano. Un mystère auquel il a donné une identité possible.
Guy de Vere habite au 5, square Lowendal, dans le quinzième arrondissement parisien. C'est une impasse assez chic et absolument déplacée, près du métro Cambronne : de hauts immeubles de briques et pierre de taille autour d'une cour privative dans laquelle on a mis des palmiers. Le roman précise que l'une des fenêtres de l'appartement du spirite, troisième étage, deuxième immeuble à gauche, est couverte de lierre. Aujourd'hui, il y a bien du lierre, mais autour d'une fenêtre située au troisième étage, troisième bâtiment à droite. Modiano n'a pas mis les pieds ici depuis vingt ans. Ses souvenirs ont la précision et la bizarrerie d'un rêve. Ce sont des amers : «Mais oui, dit un personnage , je comprenais. Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour avoir l'impression de ne plus naviguer au hasard.» C'est un art du roman et un art de vivre. Apparemment, il n'y a pas de spirite au 5, square Lowendal. Mais, si l'on reste assez longtemps, on voit passer de temps à autre une femme qui pleure. Elle sort de chez l'analyste.>>
Par Philippe Lançon, Libération du 4 octobre 2007

4. La poésie des « zones neutres » par Jean-Claude Lebrun, L'Humanité
Les critiques, qui depuis bientôt quatre décennies en tiennent pour une prétendue « petite musique » de Patrick Modiano, en seront pour leurs frais : Dans le café de la jeunesse perdue ne leur offre aucune prise leur permettant de recycler leur formule rebattue. Le romancier procède en effet à une importante variation narrative, en faisant aujourd’hui circuler la parole entre quatre personnages successifs. Déplaçant ainsi les points de vue et modulant la tonalité du propos. Si le livre se présente à la façon d’une enquête sur une figure disparue, ainsi que ce fut déjà le cas en 1997 avec Dora Bruder, il rompt clairement avec la linéarité d’une investigation classique. Et, par sa forme éclatée, restitue le mélange d’absolue netteté et de flou qui constitue la texture particulière du souvenir.
Modiano se renouvelle, en fidélité à soi-même. En épigraphe, une citation de Guy Debord, dans laquelle il est question d’une « sombre mélancolie » exprimée dans des mots « railleurs et tristes ». Cela se passait au début des années soixante. Une part hétéroclite d’humanité peinait à trouver sa place. Le tourbillon de l’après-guerre s’était atténué, les prodromes de l’ennui s’avançaient, dans l’un de ces entre-deux qu’affectionne d’explorer Patrick Modiano. Quelques années auparavant, en 1954, Françoise Sagan avait fait paraître Bonjour tristesse. Voici donc les habitués du Condé, un café du carrefour de l’Odéon dans lequel a coutume de se retrouver un univers bohème et interlope. Il y a là un étudiant de l’École des Mines sur le point de démissionner, un ancien membre des Renseignements généraux, une très jeune femme en perte de repères, un garçon porté par le désir d’écriture. Ensemble, ils forment le quatuor des narrateurs dont la parole va se relayer en séquences successives. Tandis que passent en arrière-plan certaines des figures de la vie littéraire du temps. Le dramaturge Arthur Adamov, l’auteur de romans policiers Maurice Raphaël, considéré comme le « styliste du gluant », ou encore Olivier Larronde, le « dernier des poètes maudits ». Tous familiers des « zones neutres » dans la grande ville. Ces lieux d’échouage et de rencontres de hasard, d’activités souterraines et d’attente d’un futur incertain. En somme, une sorte de concentré de l’univers romanesque de Patrick Modiano. Au centre de cette mosaïque se tient une figure de femme, une certaine Jacqueline qui se fait appeler Louki et tient le rôle du troisième narrateur. Aux yeux de chacun, elle incarne le flou et les attaches rompues. Très exactement ce vers quoi tous se sentent aimantés. L’étudiant des Mines comme l’ancien enquêteur des RG. Et cet écrivain qui, par bien des traits, ressemble à Modiano lui-même. Ils reviennent maintenant, avec le recul du temps, sur la fugitive apparition tôt partie. Parce qu’elle incarnait cette époque flottante. Parce qu’elle fut aussi pour eux une énigme. Parce que son souvenir n’avait plus cessé de les habiter. Une nouvelle fois le romancier tourne autour d’un personnage obscur, au rayonnement quelque peu vénéneux. Sorti de rien, figurant seulement sur deux mains courantes de commissariats du côté de Pigalle, et retournant au néant. En l’espèce il répète, en le transposant, son travail de toujours sur la figure ambiguë et douteuse de son propre père. S’attachant également à parcourir un Paris oublié, victime d’un véritable blanc mémoriel entre l’immédiat après-guerre et la fin des années soixante. Pas de petite musique dans tout cela, mais l’orchestration de première force d’une palette sonore complexe, dans les graves, en accord avec la « sombre mélancolie » de Guy Debord. Et donc en rupture avec l’austérité narrative, style rapport de police, d’Un Pedigree, le roman précédent paru en 2005.
Jean-Claude LEBRUN, l'Humanité, 4 octobre 2007.

5. Modiano, chapitre 23 par Pierre Assouline, La république des Livres, Blog
" Non, Patrick Modiano n’écrit pas toujours le même livre : son œuvre est un seul livre dont il publie un nouveau chapitre tous les trois ou quatre ans. Que l’opus relève du roman ou du récit autobiographique, c’est tout un. Le dernier en date Dans le café de la jeunesse perdue (149 pages, 14,50 euros, Gallimard) n’y fait pas exception. On y entend sa voix, cette sonorité si particulière qui fait sa touche depuis La Place de l’étoile même si ce premier roman contenait une violence et une ironie subversives qui ne se retrouveront pas par la suite. Normal : cette force du premier cri est le propre du genre et on n’écrit qu’un seul premier roman. La touche Modiano est un alliage léger et délicat fait de murmures imperceptibles, d’impressions inachevées, de sentiments fugaces. On est en permanence dans le presque et le pas tout à fait. Chez lui, et c’est encore le cas ici, un personnage surgit de l’ombre vers minuit, il est nimbé d’étrangeté et tout y est nécessairement bizarre. Modiano croit au génie des lieux. Ce roman s’articule autour du Condé, un café parisien où se retrouve une bande d’habitués âgés de 19 ans à 25 ans. C’est un aimant, un bistro au pouvoir magnétique. Mme Chadly y sert des Izarra vertes. S’y retrouvent des bohèmes, Tarzan, Zacharias, Don Carlos, Fred, Mireille, la Houpa, Jean-Michel Ali Chérif, Jean Babilée, Jacqueline Delanque, Arthur Adamov et Louki. Ils lisent Les Chants de Maldoror, Horizons perdus et les Illuminations mais aussi l’un des leurs, le poète Olivier Larronde en ses Barricades mystérieuses et, plus intriguant, Cristal qui songe et Louise du néant. Le romancier y apparaît à travers Bowing dit le Capitaine, un type hanté par les points fixes, qui a la manie de tenir registre stricto sensu des entrées et des sorties des clients du café. Nom, prénom, date, heure…Le livre d’or d’un obsessionnel de la taxinomie. « Au fond, Bowing cherchait à sauver de l’oubli les papillons qui tournent quelques instants autour d’une lampe ». Modiano même. Ca se passe à Paris dans un temps où les numéros de téléphone ressemblaient à Auteuil 15-28. On y entend des phrases dont la gentillesse n’entame pas le mystère, des phrases telles que : « Alors, vous trouvez votre bonheur ? ». Quelqu’un y avoue « En fait, je suis mariée » comme on confesserait un crime.
On navigue dans des zones neutres et indistinctes, dans un univers rétif aux définitions parmi des personnages aux identités cosmopolites, souvent des gens morts pour l’état-civil. Ce monde là est un jardin suspendu au-dessus d’un no man’s land. Ses personnages en fugue ont tous une double issue, comme l’immeuble de la rue Lord Byron où son père avait son bureau. Si Georges Simenon a un héritier en langue française, c’est bien Modiano –sauf à croire que Simenon était un auteur de romans policiers mais qui le croit encore ? L’un et l’autre compulsent des annuaires et, ivres de noms, savourent d’en aligner un certain nombre en guise de plan à leur roman à venir, heureux de se soumettre à la magie des patronymes et confiants dans sa capacité à secrètement bousculer l’ordre des choses ; l’un et l’autre ont le génie de ressusciter un monde avec une économie de moyens qui pousserait au suicide tant de nos romanciers imbus des bavardages de leurs héros.
En écrivant cette méditation sur des silhouettes en ligne de fuite dans le temps, Modiano n’avait pas le pavé proustien sur sa table de chevet mais un vieux plan Taride de Paris déchiré vers les bords. Il n’y a que lui pour trouver des rues qui ne correspondent pas à l’arrondissement auquel elles appartiennent. Les soirs de printemps, il attend la nuit profonde pour marcher sur les Champs Elysées, bercé par l’illusion qu’ils ressemblent alors à ce qu’ils furent. Dans le café de la jeunesse perdue est un rêve enveloppant d’où émane une musique splendide. Il a la rare vertu de nous expliquer ce qui nous arrive mieux que nous ne saurions le faire. Le réveil est ouaté puis douloureux. Il y a bien une histoire, une recherche, un enquête sur une personne mais qu’importe. Une phrase cueillie à la page 50 devrait anéantir toute tentative de résumé : « Et il fallait chercher un sens à tout cela… »
(Cette photo de Gilbert Nencioli mérite une petite explication. Il y a une quinzaine d’années, j’avais fait une enquête sur les lieux de mémoire de Patrick Modiano avec sa complicité. Nous nous étions donc transportés notamment à Jouy-en-Josas, où il avait retrouvé l’une des maisons de son enfance. A la propriétaire qui nous avait très aimablement reçus, il avait montré la planche d’un album de Blake et Mortimer (était-ce Le Secret de l’espadon ?) dans laquelle une case reproduit très exactement la façade de cette maison, jusqu’à la fenêtre de la chambre que Patrick partageait avec son frère Rudy. L’identification était d’autant plus facile que le dessinateur donnait même l’adresse : rue du Docteur Kurzenne, si ma mémoire est bonne…)"

Pierre Assouline, La république des Livres, Blog

6. L'art de la fugue selon Patrick Modiano par Eléonore Sulser
" Un peu à la manière d'un astronome, l'écrivain, fidèle à sa voie, suit le parcours d'une certaine Louki, étoile filante d'une jeunesse en perdition dans le Paris des années 1960. Apparitions, révolution et points d'impact.
«Quel bonheur de flotter dans l'air et de connaître enfin cette sensation d'apesanteur que je recherche depuis toujours.» Louki, alias Jacqueline Choureau née Delanque ou encore «Jacqueline du Néant» est un être aux noms multiples, aux attaches hésitantes. Adresses successives dans Paris, amis dispersés, amours passantes, elle est l'héroïne de Dans le Café de la jeunesse perdue, dernier livre de Patrick Modiano qui s'inscrit avec grâce et cohérence dans cette ?uvre littéraire si fidèle à elle-même.
Comme un ballon d'enfant gonflé à l'hélium, Louki tente constamment d'échapper à la gravité terrestre, celle des choses et des êtres - désireux de créer des liens -, celle des histoires et des destins qui vous saisissent, vous «charpentent» dirait peut-être sa mère, vous enracinent et vous condamnent ainsi à l'infinie répétition des mêmes gestes, des mêmes itinéraires. Elle n'a de cesse que de se dérober et de se perdre.
C'est cet art de la fugue, cette trajectoire d'étoile filante que, Patrick Modiano, tente - à sa manière poétiquement incertaine - de reconstituer dans ce roman à quatre voix. L'étudiant de l'Ecole des mines, le privé qui enquête «à contre-courant», Jacqueline elle-même, puis ce Roland qui se souvient qu'il a connu avec elle un bref instant d'éternité, tous livrent, tour à tour, des bribes de l'existence de la jeune femme sans jamais parvenir à fixer tout à fait son image en pleine lumière.
Elle entre par «la porte de l'ombre», note l'étudiant, ses apparitions sont irrégulières - parfois éblouissantes - et ses disparitions chroniques, rapporte le détective. Etrange étoile dont Patrick Modiano étudie les révolutions un peu à la manière d'un astronome. L'écrivain observe, comme il le ferait à travers une lentille grossissante, les trajectoires de ses personnages et leurs points d'impact dans Paris. Vision détaillée mais partielle, d'où l'on tente de déduire les lois mystérieuses auxquelles répondent les personnages. Le paradigme astronomique revient de proche en proche dans le roman: l'expression «trous noirs» s'insinue à plusieurs reprises et un personnage Roland est dit «très intéressé par l'astronomie», avec une prédilection pour «la matière sombre» qui menace, semble-t-il, d'aspirer le réel. Dans ce monde mouvant d'apparitions et de disparitions, dans le cosmos qu'est ce Paris des années 1960, Patrick Modiano imagine des forces d'attraction. «Il me semble que Le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique - dit-il du café où apparaît Louki - et que si l'on faisait un calcul de probabilités le résultat l'aurait confirmé: dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui.»
Y a-t-il dès lors quoi que ce soit d'assez fort pour empêcher la dérive des êtres? Comment faire durer les liens entre humains «dans ce flot qui vous emporte»? Les personnages y répondent à leur manière, inventant des registres, arpentant, notant, tentant de poser quelques jalons: Bowing, un client du Condé, est «hanté» par ce qu'il appelle «les points fixes». Pierre Caisley, le privé, dresse des listes même s'il sait «que tous ces détails» ne lui serviront «à rien». Roland, lui, à l'image de Modiano jeune, veut inventorier les «zones neutres» de Paris, ces lieux «où l'on était à la lisière de tout, en transit, ou même en suspens», où l'on «jouit d'une certaine immunité» et où il rencontrera Louki.
Chacun de ces arpenteurs du réel semble mener le lecteur au plus près du projet littéraire de Patrick Modiano: «Dans cette vie qui vous apparaît quelques fois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n'avoir plus l'impression de naviguer au hasard.»
Et pourtant, toute tentative de recensement, de clarification semble vouée à l'incomplétude et à la perte. Est-elle d'ailleurs vraiment souhaitable? Puisque chez Patrick Modiano, comme dans certaines sociétés primitives, livrer son adresse véritable paraît parfois aussi dangereux que de révéler son nom caché. «Je ne voulais pas qu'il sache où j'habitais exactement de crainte qu'il ne me pose des questions», dit l'étudiant de l'Ecole des mines. Ne pas trop en dire est de règle. Tout le livre s'inscrit entre le dévoilement et la conservation jalouse de la part de mystère des êtres.
Dans le Café de la jeunesse perdue résonne aussi l'écho assourdi de Pedigree (Folio, 2006), récit autobiographique de l'enfance et de la jeunesse flottante et dure de Patrick Modiano. Pedigree, dont la lecture ou la relecture, peut éclairer, un peu à la manière d'un guide de voyage, l'itinéraire de cette jeunesse perdue.
Eléonore Sulser, Le Temps, 13 octobre 2007


7. Modiano plonge dans une jeunesse perdue par Pascale Gavillet,
" L'auteur retrouve ses thèmes favoris «Dans le café de la jeunesse perdue».
Les écrivains font toujours le même livre. Toute leur vie. A quelques variantes près. Le titre du dernier Modiano est déjà en soi un condensé de l'oeuvre. Dans le café de la jeunesse perdue. Il y a ce temps du souvenir derrière lequel court l'auteur sans jamais le rattraper. Ce goût pour des lieux cristallisant ceux qui y séjournent, ici le café. Et puis cette angoisse face au sentiment de la perte, celle de la mémoire, celle des repères, aussi.
De quoi parle-t-il, cette fois? Ou plutôt, qu'évoque-t-il? Une personne disparue, bien sûr. Une jeune femme qu'on surnommait Louki et qui était une habituée du café donnant son titre au roman. De ces habituées dont on ne sait rien. Presque rien. A peine qui elle fréquentait. «On finit souvent par identifier quelqu'un grâce à une photo. On la publie dans un journal en lançant un appel à témoin.» (page 24)
Inventer une vie neuve
Les problèmes d'identification, de quête, sont au cœur du livre. Qu'est-elle devenue? Qui était-elle? On a tous expérimenté pareilles obsessions à partir d'un infime souvenir loti dans des mémoires qui le broient. Patrick Modiano, lui, les couche par écrit. Même s'il n'est pas le narrateur, comme c'est le cas ici. On peut supposer - et on connaît assez son aptitude à créer des effets de réel, du moins dans la plupart de ses autres romans - qu'il en est proche, par l'âge et le statut en tout cas. Des indices? En voici un, page 32: «C'est l'avantage d'avoir vingt ans de plus que les autres: ils ignorent votre passé. Et même s'ils vous posent quelques questions distraites sur ce qu'a été votre vie jusque-là, vous pouvez tout inventer. Une vie neuve. Ils n'iront pas vérifier.»
Avec Dans le café de la jeunesse perdue, il marque néanmoins sa différence. A la moitié du roman environ, il donne la parole à l'inconnue, à cette femme évanescente, fantomatique, dont le lecteur parvient à peine à esquisser les contours. Un chapitre entier du livre suggère son point de vue, à la première personne. Brisant ainsi le mystère supposé l'entourer. Ou le renforçant.
La conclusion du livre - on peut s'en douter sans la révéler ici - ne va en effet rien résoudre. Pire, Modiano, via son narrateur, bute à nouveau sur l'énigme constituant sa pierre d'achoppement. «On dit tant de choses... Et puis les gens disparaissent un jour et on s'aperçoit qu'on ne savait rien d'eux, même pas leur véritable identité.» (page 139)
Au bord de la falaise
Telle est bien la thématique commune à Rue des boutiques obscures, Villa triste, Une jeunesse, Vestiaire de l'enfance, Memory Lane. Et aujourd'hui Dans le café de la jeunesse perdue. L'unité décelable entre tous ces livres nous autorise à parler d'oeuvre cohérente, entière, une et indivisible. Avec une constante émotive qu'il faut bien signaler une fois encore. Chacun des romans de Modiano, à la fin, nous laisse légèrement au bord d'une falaise, face au vide, avec un étrange sentiment au fond de la gorge. Le dernier n'y fait pas exception."
Pascale Gavillet, 1 octobre 2007 ,© Hachette

 

8. Patrick Modiano, par Delphine Peras
" Dans le Café de la jeunesse perdue revisite le Paris des années 1960 de l'écrivain. Une capitale où il a donné rendez-vous à L'Express pour évoquer ce passé qui le hante. Mais que son imaginaire rend intemporel...
Et s'il y avait un malentendu persistant avec Patrick Modiano? Et si on se méprenait sur cet écrivain qui, de livre en livre, une trentaine à ce jour, passe pour le chantre d'une époque révolue dont il serait éternellement nostalgique? Son nouveau roman, Dans le café de la jeunesse perdue, en librairie ce 4 octobre, pourrait bien entretenir la confusion. Tenez, rien que le titre: on pense spontanément à sa jeunesse enfuie, à ce qui était et ce qui ne sera jamais plus. Fausse route.
« Ce titre évoque une jeunesse égarée, une jeunesse erratique qui s'est consumée trop vite et que pourrait incarner la génération de Guy Debord, née dans les années 1930», rectifie Patrick Modiano. C'est précisément un mot du philosophe, en exergue du livre, qui lui a inspiré ce titre. Modiano renchérit en citant un vers de Rimbaud: «Oisive jeunesse/ A tout asservie/ Par délicatesse/ J'ai perdu ma vie.» On lui fait remarquer qu'après Quartier perdu, son roman paru en 1984, ça fait tout de même deux de «perdus»... Etonnement non feint: «Je ne l'ai pas fait exprès, je n'y avais même pas pensé.» Là encore, rien de nostalgique: «Pour moi, il s'agissait d'un quartier lointain, perdu dans la ville...»
Vraiment très grand - entre 1,95 et 1,98 mètre selon les sources, on n'osera pas lui demander - Patrick Modiano est aussi un grand timide. Ses pantalons un peu courts, sa façon mécanique de se mouvoir, comme pour s'excuser d'occuper l'espace: on dirait un cousin éloigné du M. Hulot de Jacques Tati. Derrière une inquiétude contenue, l'écrivain a l'air, lui aussi, d'être parfois absent au monde. Ce qui ne l'empêche pas de se montrer très attentif. On sent vite que cette gloire des lettres françaises préfère s'intéresser aux autres plutôt que de parler de lui. Fidèle à sa réputation, il peine toujours à finir ses phrases, les ponctuant régulièrement de longs soupirs, après avoir lâché «comment dire..., c'est difficile à expliquer..., c'est très compliqué...». Mais il suffit d'aborder un autre sujet que «sa vie son oeuvre» pour que ces hésitations s'évanouissent.
D'une prévenance inattendue, l'auteur de Rue des boutiques obscures, prix Goncourt en 1978, reçoit sans façon dans son bel appartement du VIe arrondissement parisien, qu'abrite un imposant immeuble du xviiie siècle. Il vit là depuis 1991, avec Dominique, son épouse, sa complice - près de quarante ans de mariage - petit bout de femme expansive et volubile. L'exact contraire du grand écrivain, en somme. Plutôt son parfait complément, avec qui il a eu deux filles - Zina, 33 ans, lancée dans le cinéma, et Marie, 29 ans, chanteuse.
Parisien de longue date, passé du XIIIe au XIVe, du XVe au XVIIe arrondissement, puis établi à Montmartre pendant de nombreuses années, Patrick Modiano se retrouve donc à équidistance de la place Saint-Sulpice et du jardin du Luxembourg, en plein Quartier latin. Le café de la jeunesse perdue se trouve non loin, du côté de l'Odéon. Ce café imaginaire, mélange de plusieurs établissements ayant réellement existé, s'appelle le Condé, rendez-vous, dans les années 1960, d'une clientèle bizarre, «bohème», des habitués qui avaient entre 19 et 25 ans. Parmi ces «chiens perdus» - dixit la patronne - la discrète Louki, 22 ans, laisse planer un parfum de mystère, comme si elle voulait fuir quelque chose. De son vrai nom Jacqueline Delanque, elle fascine le premier narrateur, un garçon discret, étudiant à l'Ecole des mines, qui n'a d'yeux que pour cette jolie brune aux yeux clairs et au profil si pur.
Caisley, faux éditeur d'art et véritable détective, ancien des RG, prend ensuite la parole: il est chargé de retrouver Louki, pour le compte de son mari, qu'elle a brusquement quitté et laissé sans nouvelles depuis plusieurs mois. Louki elle-même s'exprime dans la troisième partie du livre, levant un peu plus le voile sur son enfance tumultueuse, aux abords du Moulin-Rouge, où frayait sa mère. Puis c'est au tour de Roland de raconter son idylle avec la jeune femme, avant qu'elle ne lui échappe pour toujours. Modiano signe là une fascinante partition à quatre voix, procédé inédit chez lui. En revanche, on y retrouve son style, épuré au possible, et tout ce qui fait aussi sa marque: ces vestiges délicieux d'un temps où l'on téléphonait à «Auteuil 15-28», où l'on se guidait avec un vieux plan Taride, mais surtout une atmosphère mystérieuse, pesante; une faune interlope, des personnages à la dérive, en quête d'une nouvelle identité. A leurs errances correspond à nouveau, comme dans la plupart des romans de Modiano, une topographie parisienne très précise, qui entraîne le lecteur de part en part de la capitale, de Mabillon à Pigalle, de Denfert-Rochereau à Neuilly, de cafés louches en hôtels meublés, dont la plupart ont disparu.
A défaut de pèlerinage au Condé, va pour une petite promenade jusqu'au café Fleurus, dans la rue du même nom, où l'écrivain a ses habitudes et qu'il suggère lui-même comme décor pour la photo. «Il ne faut pas croire que le Quartier latin a toujours été si riche, si cher. Celui que j'ai connu dans les années 1950 avait un côté louche, malfamé, les immeubles étaient délabrés, il y avait beaucoup d'artisans.» Qu'on ne s'y trompe pas: Modiano se défend de vouloir ressusciter ce Paris d'antan. «J'ai l'impression que le Paris de mes livres est complètement intérieur, imaginaire. Les lieux réels, ceux d'aujourd'hui, sont vides de ce que je leur prête dans mes romans. Ils sont devenus des lieux uniquement liés à des choses très précises dans mon esprit. Mes souvenirs se sont détachés, ils sont autonomes. Je ne cherche pas du tout à préserver des images du passé, je ne suis pas du tout un Robert Doisneau de la littérature.» Malentendu, on vous dit... Depuis son Place de l'Etoile, en 1968, premier roman français à exorciser la période taboue de l'Occupation, l'écrivain traque surtout un passé qui le dépasse, qui le tourmente. La faute à l'histoire de ses parents, si pleine de zones d'ombre: Albert Modiano, juif aux lointaines origines italiennes, et Luisa Colpeyn, une Flamande apprentie comédienne. Ils se sont connus dans le Paris occupé, évoluant dans une semi-clandestinité. Né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le jeune Patrick vit longtemps dans l'incertitude des activités troubles de son père, homme d'affaires étrange, pas très recommandable. Arrêté en 1943 par la Gestapo, il fut interné au camp de Drancy avant d'être libéré, contre toute attente, par un membre de la Rue Lauriston. Pourquoi? Comment? Des questions qui n'auront jamais de réponse.
Pourquoi ses parents furent-ils si peu aimants, délaissant leurs enfants au gré de leurs occupations mystérieuses, abandonnant régulièrement «Patoche» à des pensionnats de province? Comment surmonter la mort de son jeune frère, Rudy, emporté par une maladie du sang à l'âge de 9 ans, en 1957? Des questions qui tournent à l'obsession, des fêlures au coeur de l'oeuvre modianesque. «Quand on a des souvenirs énigmatiques, on a besoin de les comprendre», souligne Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue renoue avec ces thèmes de la disparition et de la perte, sur fond de grande mélancolie. «Je ne suis pas du tout nostalgique. Mon enfance me fait horreur. Mais je suis habité par des images qui m'ont frappé et se sont incrustées dans ma mémoire.» Image de cette jeune voisine qui venait garder les enfants Modiano, quand la famille habitait alors quai de Conti. «J'avais 8 ou 9 ans, mes parents nous confiaient souvent à cette voisine très gentille. Il lui arrivait parfois de me faire sauter l'école, la communale de la rue du Pont-de-Lodi, et de m'entraîner avec elle dans les cafés. J'ai compris un jour que son amie s'était suicidée.» Comme Louki... Image d'un Pigalle illuminé, quand sa mère le laissait livré à lui-même pendant qu'elle jouait au théâtre, rue Fontaine. «Je me souviens de tous ces bars avec des filles devant. J'avais peur qu'on me demande ce que je faisais ainsi, tout seul, à 14 ans.» Comme Louki... «Je garde de tout cela des sensations très fortes, des impressions qui constituent désormais une sorte d'intemporalité. Peut-être que, dans la réalité, c'était plus banal. Peut-être que je rends les choses plus intenses qu'elles n'étaient...» Ici est l'art singulier de Modiano, cette intensité envoûtante du clair-obscur, cette densité du non-dit qui ouvre la porte à toutes les interprétations. «Mes romans sont comme un mille-feuille, avec des temps différents qui se chevauchent. De même que mes personnages sont des amalgames.»
Pause. Son regard s'échappe à nouveau. Modiano touille les glaçons de son Coca light, qu'il a mis tant de temps à choisir, qu'il ne touchera pas, finalement... «Quelquefois, je me demande si mes livres sont vraiment des romans, s'ils ne sont pas plutôt une romance, une sorte de musique qui se poursuit de l'un à l'autre.» Une musique au-delà des temps et des modes, que l'on ne se lasse pas d'écouter."
Delphine Peras, EXPRESS du 5-10-07


9. La fugueuse par Annick Maître (Dans le Café de la jeunesse perdue)
".Quatre voix narratives vont tenter de cerner le personnage aux contours flous qui échappe à toute analyse raisonnable malgré l’abondance de détails concrets comme toujours chez Modiano. Il y a d’abord l’Etudiant des Mines, prêt à abandonner ses études, fasciné par les habitués qui l’entourent . Il nous apprend que Louki n’est qu’un nom d’emprunt donné par l’un des consommateurs habituels du Condé. La jeune femme présente à heures fixes, accepte les rituels du groupe sans vraiment y participer, ses lectures ne sont pas celles des autres , si elle consomme alcool et peut-être d’autres substances illicites, elles , rien ne le laisse deviner. « Tout ce qui la rendait invisible au regard de Bowing m’avait frappé. Sa timidité, ses gestes lents, son sourire, et surtout son silence. » D’une curiosité moins naïve que celle de l’étudiant, Caisley , détective privé revenu de tout, s’interroge aussi sur Louki mais dans un but bien précis : il est chargé par le mari de celle -ci de la retrouver. « Sa femme avait disparu depuis deux mois à la suite d’une dispute banale. » Louki s’appelle donc Jacqueline Delanque. Avec son époux puis seule, elle assistait avec intérêt aux réunions d‘un ésotériste parisien Guy de Vere qui la conseillait sur ses lectures. Caisley apprend aussi que Louki n’a plus de famille et qu’elle a commencé à fuguer très jeune. Sa mère travaillait comme ouvreuse au Moulin Rouge et plutôt que rester seule à l’attendre, elle a pris très tôt l’habitude d’arpenter les rues du XVIII e t leurs bars. Le vieux privé , décide de laisser Jacqueline décider de sa vie ; l’enquête est terminée pour lui. « De quel droit entrons-nous par effraction dans la vie des gens et quelle outrecuidance de sonder leurs reins e t leurs cœurs – et de leur demander des comptes… » Une silhouette en marche passée de Montmartre à Neuilly qui s’arrête quelquefois au Condé, des silences, un passé occulté, une totale solitude il n’en faut pas plus pour intéresser Roland, apprenti écrivain passionné par l’Eternel Retour et qui rédige un essai sur les « Zones neutres » . Les deux jeunes promeneurs, sans attaches n’en finissent pas d’arpenter Paris avant de se retrouver dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Pas de projets sinon immédiats, peu de confidences, Jacqueline était aussi une inconnue pour son dernier amant. C’est par hasard qu’il a appris le nom d’une de ses anciennes amies. « Plus tard, Jeannette Gaul lui rendait visite à l’hôtel de la rue Cels et j’aurais dû me poser des questions le jour où je les ai surprises dans la chambre où il flottait une odeur d’éther. » C’est par hasard également qu’il surprend la peur de Jacqueline devant un inconnu « Je lui ai demandé son nom. Mocelli. Et pourquoi elle voulait l’éviter. Elle ne m’a pas répondu d’une manière claire. Simplement ce type lui rappelait de mauvais souvenirs. » Le troisième narrateur est Jacqueline elle-même qui se penche sur son passé à l’occasion d’une promenade à Montmartre. Les silences de sa mère « Nous ne sommes pas bavardes » , l’absence de toute autre famille, la résignation , « Nous n’avons plus de charpente » , ses fugues pour éviter l’angoisse, les postes de police, les rencontres dans les bars puis son mari Jean-Pierre Choureau et l’inquiétude que ses anciennes relations ne retrouvent sa trace. « C’est vrai, j’avais peur même à Neuilly, de tomber sur Accad. Je m’étonnais qu’il n’ait pas trouvé ma trace quand j’habitais l’hôtel rue de l’Etoile puis rue d’Armaillé. (…) je suppose que tu n’as pas parlé à ton mari des parties à Cabassud. » Pour conjurer les moments qu’elle voudrait oublier , une seule issue s’offre à Jacqueline : la fuite. « Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue. Mais la vie reprenait toujours le dessus. » Des personnages évanescents, un passé aux zones d’ombre, quelques dates s’opposent comme toujours à une topographie d’une précision extrême : les quartiers, les rues, les bars. Modiano n’en finit pas de nous donner sa carte de ce Paris-là."
par Annick Maître, CLICANOO.COM, 18 novembre 2007

10. L'abonné absence (Dans le café de la jeunesse perdue)
"Dans le café de la jeunesse perdue situé au coeur du Paris mythique de la fin des années 50, Patrick Modiano réussit une nouvelle fois ce qu'il fait mieux que personne : dresser des tables somptueuses pour des convives absents. Dans le café de la jeunesse perdue, son dernier roman au titre superbe, en est une nouvelle illustration.
Les grands thèmes qui marquent son oeuvre sont en place, légèrement déformés par le livre, mais toujours aussi solidement ancrés dans le style de l'écrivain. L'idée que l'histoire est indéchiffrable, que les personnages n'en comprendront jamais la signification ou le sens. L'idée que les êtres fuient mais que, dans cette fuite, des traces sont laissées et ne s'effaceront pas. L'idée que le travail de l'écrivain passe par le pistage de ces traces et leur mise en forme, leur emballement pour la lecture, l'idée aussi que Paris (si possible à deux pas de la Seconde Guerre mondiale) est un champ topographique parfait pour que la chasse ait lieu et qu'elle ne se termine jamais.
Dans le café de la jeunesse perdue vit Louki ou Jacqueline Delanque, qui a fui son ancienne vie (un mari dans les assurances, sa mère), comme elle fuira, d'une certaine façon, la nouvelle. Louki se réfugie dans un bistrot parisien au coeur du Quartier Latin des années 60 et tisse, avec les clients, les habitués, les hommes, ce qu'on appellerait aujourd'hui, un réseau.
L'originalité du projet de Modiano tient à l'époque à laquelle il situe son intrigue (Louki évolue dans un Paris de carte postale, d'intellectuels, d'étudiants, d'artistes), vive et pétillante, mais aussi à la méthode retenue. Le tempérament fugueur de la jeune femme (une autre caractéristique de Modiano, l'art de la fugue) est traduit par une recomposition fragmentaire obtenue par le croisement de plusieurs narrations. Les narrateurs se succèdent : la fille, un flic/détective qui enquête sur la disparition de la jeune femme, puis un ancien amant.
Dans l'absence, le vrai portrait se dessine à la croisée des différents récits, en creux, à la fois présence et manque absolu. L'art de Modiano réside dans cette manière de dresser des tables pour des convives absents.
Le récit du Paris mythique de la fin des années 50 et du début des années 60 est savoureux, précis. On y retrouve d'ailleurs quelques figures connues, quelques fantômes de la Collaboration. Mais cela constitue, pour nous les lecteurs modernes, aussi une sorte de talon d'Achille. Il n'est, en effet, pas certain que le passé de Modiano ne soit juste qu'un fantasme d'ancien monde, une sorte de mausolée un rien enfariné qu'il nous ressert à chaque fois. Comme les évocations d'un Audiard (en mieux évidemment), son espace narratif est terriblement séduisant. Cependant, en raison de ses choix topographiques, ce n'est pas toujours représentatif d'une totalité du temps. Bien sûr, là n'est pas l'ambition d'un roman qui, comme les autres, est bien plus métaphysique ou philosophique que documentaire ou historique. Toutefois, on peut, comme on le ferait chez Michel Rio, trouver que les qualités d'écriture de Modiano enlèvent parfois un peu de carne et de corps à son récit.
La chute de Louki, au demeurant, et la chute du livre sont déchirantes et superbement écrites. Modiano, roman après roman, cultive une économie de moyens qui mène à une débauche d'émotions. Sa phrase est une phrase ligne claire, par sa syntaxe et son rythme, une petite route de province qui permet d'atteindre en ligne droite des vitesses saisissantes. De l'analyse, du fluide, du flou pour du vrai. Ou 150 pages d'artisanat traditionnel." Par Benjamin Berton, Fluctuat.net. octobre 2007.

11. Dans le café de la jeunesse perdue par Nathalie Crom
"
Il est plus que temps d'arracher à Patrick Modiano, à ses livres, l'étiquette « nostalgique » dont si souvent on les affuble. L'obsession passéiste, ce n'est vraiment pas l'affaire de l'écrivain. Et si le passé revient en ses pages, d'entêtante façon, ce n'est jamais nimbé de l'aura doucereuse du regret. Le passé - le Paris des années 50 et 60 où il a grandi, les êtres côtoyés puis perdus de vue, les patronymes un jour entendus... -, Patrick Modiano en a certes fait son matériau poétique, mais l'agencement de ces fragments de mémoire, patiemment recommencé à chacun de ses livres, n'est pas une recherche du temps perdu, plutôt une authentique et saisissante entreprise métaphysique - une tentative de déchiffrement de l'énigme humaine dont la profondeur et l'acuité hissent Patrick Modiano au rang des poètes, et des plus grands parmi ceux-là.
Ainsi de ce nouvel opus, dont le titre, Dans le café de la jeunesse perdue, est emprunté à Guy Debord, et dont l'intrigue trouve des échos dans l'oeuvre antérieure de l'écrivain, hantée par l'obsession de la disparition, de l'évanescence de toute chose, de l'absence. L'enquête - appelons ainsi cette très belle construction romanesque - porte sur une jeune femme : Louki, la surnomme-t-on, parmi les habitués du café de Condé où elle a coutume de venir s'asseoir, entrant toujours par « la porte la plus étroite, celle qu'on appelait la porte de l'ombre ». Au café de Condé, au coeur du VIe arrondissement, en ce début des années 60, se réunit une bande hétéroclite et bohème : des intellectuels, des poètes - il y a là notamment Olivier Larronde, Arthur Adamov -, des artistes ou se prétendant tels, des étudiants plus ou moins en rupture de l'université. Chacun, dans cette assemblée informelle, a le droit de s'inventer une identité, une existence rêvée - « A mesure que vous la racontez, cette vie imaginaire, de grandes bouffées d'air frais traversent un lieu clos où vous étouffiez depuis longtemps. [...] Vous avez, de nouveau, l'avenir devant vous », note l'un des personnages.
Louki, comme chacun ici, a son secret : un autre nom, une autre vie, une enfance dont elle s'est évadée - et, plus secret encore que tout cela, une fragilité intime, un désarroi dont elle ne dit rien et auquel elle n'a de cesse de tenter d'échapper par la fuite. Quatre voix se succèdent, au fil du roman, pour dire chacune une partie de l'histoire de la jeune femme, y apporter des éléments neufs. Louki elle-même est l'une de ces voix. On entend également celle d'un jeune étudiant qu'elle a côtoyé au café de Condé. Celle encore d'un mystérieux détective privé. Celle enfin de Roland, l'amant de Louki, apprenti écrivain cherchant dans la ville ce qu'il appelle les « zones neutres » : des lieux « intermédiaires », des « no man's land où l'on était à la lisière de tout, en transit, ou même en suspens ».
Louki et Roland forment un couple comme on en a déjà croisé souvent chez Modiano, jeunes gens sans attaches, errant dans les rues de la ville et semblant, au fil de leurs itinéraires aléatoires, en dessiner une topographie clandestine, comme un message codé. Des indices énigmatiques, Modiano en sème à tout ins¬tant dans ce roman qui, en d'intouchables profondeurs, semble irrigué par la mystique, la gnose, une fréquentation intime et vagabonde des poètes, de Yeats à Cendrars via Mallarmé ou Nietzsche, auquel Roland tente d'emprunter la conviction de l'Eternel Retour - le temps non pas linéaire, entraînant irrésistiblement l'individu vers sa fin, mais susceptible d'être surmonté, vaincu, transcendé par la volonté ou le désir. Mais tous ces indices, on se perdrait assurément à vouloir un à un les décrypter, faisant de ce Café de la jeunesse perdue le roman à clés qu'il n'est pas - car il est, à l'évidence, une variation nouvelle, poignante, lumineuse et tragique, de cet admirable poème dont Patrick Modiano a entrepris la composition il y a tout juste quarante ans. Nathalie Crom, Telerama n° 3012 - 06 octobre 2007

12. Modianissimo (Dans le café de la jeunesse perdue) par Jean-Paul Enthoven
"C'est en (déjà) vieux routier de l'évanescent, en éternel archéologue du sfumato urbain et des destins brumeux que Modiano revisite, cet automne, son « Café de la jeunesse perdue ». Au comptoir, figées dans une mélancolie très sixties , on retrouve donc la plupart des créatures qui font l'ordinaire de sa zoologie : brouillons d'humains, silhouettes, flics en filature, affairistes au patronyme prometteur, esquisses d'individus flottants avec, au fond de la salle, Arthur Adamov ou Olivier Larronde. L'intrigue, cette fois, se noue au carrefour de l'Odéon et autour d'une femme, Louki, alias Jacqueline : une évaporée peinte au pochoir, une disparue dont le narrateur suit la trace à travers tout un entrelacs de rues, de quartiers, d'hôtels, d'impasses - avec la Seine comme ligne de démarcation. La disparue était une femme sans qualités , elle fréquentait des cercles ésotériques et des maquerelles de la place Blanche - ce qui suffit amplement à enclencher la mémoire modianesque. Impossible, on s'en doute, de résumer cette histoire contée, à tour de rôle, par les témoins qui croisèrent jadis la jolie Louki. Seul importe ici, comme d'habitude, la recension des lieux qui ne sont plus, des horizons défunts, des zones de brouillard, des êtres qui s'y sont engloutis. Signalons encore aux vrais toxicos de Modiano que son opus mentionne quatre-vingt-trois rues ou squares parisiens ; que le mot « étrange » - ce mot-modiano qui sert d'enseigne à sa boutique spécialisée dans la vente d'articles flous - apparaît dès la seizième ligne : n'est-ce pas par ce genre de comptabilité qu'on distingue désormais un nouveau Modiano du précédent ou du suivant ? Mais cette obsession topographique n'est pas gratuite, tant le romancier et ses antihéros ont besoin de repères, d'itinéraires, d'adresses précises, afin de mimer quelque appartenance à une réalité que tout, en eux, congédie par ailleurs. L'ensemble est parfait. C'est une version épurée et humide des registres de mains courantes qu'on trouve dans les commissariats. C'est un galet compact qui ricoche sur l'eau trouble d'un lac rempli de passé et de questions auxquelles nul ne répond." par Jean-Paul Enthoven

27/09/2007, - © Le Point N°1828-

 

12. Mélancolie Modiano par Bernard Pivot
"Plus on lit et relit Patrick Modiano, plus on est frappé par la cohérence - de rares imbéciles disent uniformité - de son œuvre. La campagne, les toits de chaume et les petits oiseaux étant absents de ses romans, on ne saurait dire qu'il laboure son champ en profondeur. On choisira plutôt comme métaphore le chauffeur de taxi qui sillonne Paris en tous sens en emportant des femmes et des hommes chaque fois différents. Mais il a ses préférés: les humbles, les taiseux, les égarés, les voyageurs énigmatiques. Dans les années 1960, au Condé, café proche du carrefour de l'Odéon, l'une des habitués, la jeune Louki, était particulièrement mystérieuse. Elle accrochait bien la lumière, mais elle entrait toujours par la porte étroite, celle de l'ombre, et, somme toute, silencieuse, y restait.
Dans le café de la jeunesse perdue, le nouveau roman de Patrick Modiano, est l'un de ses plus poignants. Mais, comme toujours, sans trémolos. Enquête et filature. Souvenirs et témoignages. Questions sans réponses. "Alors, vous trouvez votre bonheur ?" Où Louki le trouverait-elle, son bonheur ? Dans les cafés ? Dans les livres ? Dans un vagabondage piétonnier ? Dans le mariage ? Dans la fuite ? Elle aura tout essayé, y compris la drogue et l'ésotérisme, mais, comme tant d'autres, elle sera balayée par le temps.
Au collège du Montcel, à Jouy-en-Josas, dont il était l'un des pensionnaires, Patrick Modiano a rencontré des "enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus [...] La plupart de ces braves garçons n'auraient pas d'avenir" (Un pedigree). L'un de ses romans s'intitule d'ailleurs De si braves garçons et commence par une évocation de ces "enfants du hasard et de nulle part". Il a été l'un d'eux, et probablement aurait-il eu comme eux un destin médiocre s'il n'avait été saisi très tôt par la lecture et l'écriture. Patrick Modiano est resté, comment dire ? affectueusement proche de ses camarades sans avenir. Si proche qu'on les retrouve dans ses romans, en particulier celui-ci où Louki, qui se prénommait en vérité Jacqueline, ne cesse de nous séduire, de nous intriguer, de nous déconcerter et de nous émouvoir.
Insaisissable, elle fuit parce que tout ce qui pourrait la retenir se dérobe peu à peu sous son mal de vivre. L'un des habitués du Condé notait sur un cahier les noms des clients, avec la date et l'heure exacte de leur passage. Il appelait cela des "points fixes". Ce travail bizarre lui était mentalement nécessaire. Tel autre personnage, un policier privé chargé par son mari de retrouver Louki, comprend que l'on ait besoin d'un ancrage. « Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n'avoir plus l'impression de naviguer au hasard. » Mais Paris est une ville rebelle à la possession. Il y a des frontières, des zones neutres et même des trous noirs. Meublés, cafés, hôtels. Quels points fixes ? Quels points de repère ? Louki n'a pas emporté la clé du domicile conjugal. Elle ne reviendra jamais.
Ce qui est une nouvelle fois fascinant dans ce roman, c'est l'habileté de Patrick Modiano à disperser son autobiographie dans ses principaux personnages. Chacun n'est évidemment pas lui et chacun est tout naturellement un peu lui. Il se rappelle, il évoque, il adapte, il transpose. Des phrases de Modiano, si simples et si travaillées, vibrent d'une tension douloureuse qui remonte à son enfance. Nul ne sait mieux que lui exprimer le désir d'autre chose, mais quoi ? L'envie d'être ailleurs, mais où ? L'espoir d'une autre vie, mais quand ? Il a souffert de la solitude, et si une autre solitude, celle de l'écrivain, en a pris le relais, il a si peu oublié la première qu'il la restitue avec une sensibilité à vif depuis cinquante ans. Ne jamais confondre chez Modiano la mélancolie avec la nostalgie. Ni l'errance avec la flânerie.
Autre particularité de la manière Modiano: une extrême précision des lieux, une incertitude chronique des dates. Tandis que le romancier entraîne ses personnages et ses lecteurs de l'Odéon à Neuilly, de Pigalle au square Lowendal (15e), de la rive gauche à la rive droite et inversement - la Seine est pour Louki "une ligne de démarcation", un "rideau de fer" -, l'auteur de La place de l'étoile, des Boulevards de ceinture, de Rue des Boutiques Obscures, de Quartier perdu, de Dans le café de la jeunesse perdue laisse au temps la bride sur le cou. Un peu de météorologie, jamais de calendrier. Le charme poétique de Modiano repose sur une géographie rigoureuse et une chronologie chahutée. Ce n'est pas lui qui commencerait une fiction par "en ce temps-là". Il préférera "en ce lieu-là". Puis le temps envahira la scène de son obscure clarté.
" par Bernard Pivot, Le Journal du dimanche, 09 Octobre 2007.

13. Le Paris fugace de Patrick Modiano par Colette Khalaf
<< Sur les banquettes du café Condé, lieu de rencontre de bohèmes, d’étudiants et de personnes en marge de la vie, Patrick Modiano, en topographe de la Ville Lumière, suit le tracé d’un nombre de personnages et entraîne le lecteur avec lui dans une douce mélancolie. « Dans le café de la jeunesse perdue », son dernier roman, édité chez Gallimard, c’est l’atmosphère des années soixante qui est restituée avec tout ce qu’elle illustre comme naissance d’idéologies et éclosion d’espoirs et d’illusions.
Le lieu où se déroule l’action est un café imaginaire baptisé Le Condé qui charrie avec lui des parfums d’autres cafés célèbres de la ville de Paris. C’est là où se rencontrent certains habitués, dont les quatre narrateurs du roman. : un étudiant des Mines, un ancien des RG, Youki alias Jacqueline Delanque et Roland, jeune apprenti écrivain.
L’histoire est donc narrée par ces quatre personnages. Quatre regards différents jetés sur une seule et unique vie, celle de Youki.
Mais qui est cette femme qui, « des deux entrées du café, empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre » ? Qui est cette Jacqueline Delanque qui intrigue les trois autres personnages aux vies qui s’entrecroisent dans ce Café de la jeunesse perdue ?
La réponse, c’est l’héroïne elle-même qui la donnera dans la dernière partie du roman, lorsqu’elle racontera son enfance, ses fugues, ses rencontres et ses amours.
Dans ce café imaginé par Patrick Modiano, on a surtout rendez-vous avec la poésie. Une poésie en filigrane, sous-tendue par une ambiance que tissent les personnages égarés. Dans ces « zones neutres » que seul le romancier sait dessiner.
« Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n’avoir plus l’impression de naviguer au hasard. Alors on tisse des liens, on essaye de rendre plus stables des rencontres hasardeuses », confie Modiano.
Des images restituées au passé ? Le romancier s’en défend. C’est plutôt un Paris imaginaire, non ressuscité parce qu’intérieur, que livre l’auteur. En flash-back reconstitués, voire apprivoisés, Modiano confie ses errances et ses fêlures de cœur, ses faiblesses et ses questionnements.
Le non-dit succède au dit et le clair à l’obscur. Comme des strates de vie, qu’il attribue à ses personnages, particuliers et multiples. « Mes romans sont comme un mille-feuille, a-t-il dit un jour, avec des temps différents qui se chevauchent. De même que mes personnages sont des amalgames. » >> © l'Orient, le jour du 3 décembre 2008.



 

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Darnand (Joseph)
<< Joseph Darnand, 47ans, chef de la Milice, secrétaire d’Etat au Maintien de l’Ordre, est l’homme fort de la période qui s’ouvre. Il siège au gouvernement, tandis que ses miliciens, uniformes noirs, bérets noirs, terrorisent villes et campagnes, traquant les résistants, assassinant les juifs, torturant au gré de leurs haines. Avec l’arrivée de la guerre sur le sol français, la rage des miliciens, eux-mêmes pourchassés par la Résistance, atteint son paroxysme. Et le pouvoir de Darnand, dans un pays où l’Etat se délite, où l’occupant recherche des supplétifs sans états d’âme, s’accroît encore.
La guerre est l’élément de Darnand. Elle a permis à ce fils d’employés des chemins de fer d’échapper à un destin ordinaire. La Grande Guerre l’a vu finir adjudant, décoré, héros. La campagne de 39-40 lui a permis de se distinguer à la tête d’un corps franc, petite unité mobile, qui a sauvé l’honneur français... Entre ces deux guerres, il a rongé son frein. Refusé à l’école d’officiers pour cause d’insuffisance sociale et intellectuelle, il a cumulé les métiers... et réchauffé sa bile dans les mouvements nationalistes: royaliste à l’Action française, puis terroriste à la Cagoule, une organisation clandestine qui voulait renverser la République par la violence. La défaite de juin 1940 a ouvert au déménageur niçois les chemins de la politique. Régénérer, nettoyer, redresser la France? Il en rêve. Responsable local de la Légion des Combattants, une troupe paramilitaire alors pro-Pétain à Nice, il en gravit les échelons. Il accompagne la transformation de la Légion en Milice. Il passe de l’admiration de Pétain à l’orbite de Laval. Lui, l’anti-boche de 14 et de 40, devient l’auxiliaire et l’allié des SS. La simple évocation de son nom suffit à semer la terreur. Philippe Henriot semble être le contraire de Darnand. Un lettré, une voix mâle, superbe, un vocabulaire d’une précision infaillible alors que Darnand n’est qu’un soudard au langage simpliste et à la voix de fillette. Les deux hommes pourtant, entrés ensemble au gouvernement sous l’influence conjointe de Laval et des Allemands, sont en parfait accord. Né en 1889 dans une famille droitière, catholique et antisémite, député en 1932 et 1936, Philippe Henriot a rejoint la Milice de Darnand, dont il est le chantre attitré. Deux fois par jour sur Radio-Paris, il pourfend «les ploutocrates de la City et les judéo-bolcheviques de l’Est européen», insulte les résistants, défie ses adversaires de la radio anglaise. Même les pro-résistants écoutent ses philippiques. Henriot est haï, menacé de mort. Il affecte de s’en moquer.>> Claude Askolovitch Nouvel Observateur, 3 juin 2004 - n°2065_2 - Dossier

D Day 6 juin 1944
Ce site est remarquablement riche en photos d’archive. Il est également fourni en détails historiques, en cartes et en liens.

Débarquement de Normandie
Ces pages déclinent le Débarquement par thèmes: le récit historique, de nombreuses photos, une bibliographie, une filmographie, des forums, etc. La navigation est facile. Le site est également en anglais.

Débarquement. Dossier du quotidien Ouest-France
Des récits individuels de témoins, soldats ou civils, du 6 juin 1944 : que faisaient-ils ? Comment ont-ils vécu ce moment d’Histoire ? Qu’ont-ils ressenti ? etc. Un regard humain simple, sensible et sans fioritures.

 

Guy Debord
1. «Quand j'avais huit ou neuf ans, il y avait une fille dans mon immeuble, une étudiante aux Beaux-Arts américaine, qui me gardait et m'amenait dans des cafés du quartier, à Saint-Germain-des-Prés. Elle avait deux amis, Patrick et Henri. A vingt ans, Debord les avait fréquentés. Je les écoutais parler de lui. Je l'ai lu assez tardivement, et seulement ses textes autobiographiques, comme Panégyrique... Les textes politiques ne m'intéressent pas.» Cité Par Philippe Lançon dans Libération, le 4 octobre 2007.

2. N.O.- Vous empruntez le titre, «Dans le café de la jeunesse perdue», à Guy Debord. On ne vous imagine pourtant pas lire l'auteur de «La société du spectacle»...
P. Modiano. - Debord qui, lui-même, a emprunté à Dante le début de sa phrase: «A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie....» De Debord, je n'ai vraiment lu que les textes les plus personnels, comme «Panégyrique», «In girum...» ou «Cette mauvaise réputation.» Mais il est lié à mon enfance de manière inexplicable. Peut-être est seulement l'idée que je me faisais des quartiers que lui et les situationnistes fréquentaient...
Entretien avec Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur", 27 septembre 2007


De si braves garçons

De si braves garçons [1982] Collection blanche, Gallimard et Collection Folio (No 1811) (1987)
Quatrième de couverture : Aux environs de Paris, le collège de Valvert, surnommé le Château en raison de son parc, de ses pavillons et de ses bois, a pour pensionnaires de «braves garçons» plus ou moins abandonnés par leurs familles - des gens riches ou ruinés, instables, cosmopolites, suspects. Ils y poursuivent leurs études en nouant des amitiés, soit entre eux, soit avec leurs professeurs tout aussi pittoresques. Puis la vie les disperse.
Vingt ans passent. Grâce à sa mémoire en pointe sèche et à sa curiosité, le narrateur - qui est peut-être Modiano lui-même - recompose l'atmosphère ancienne tout en menant une sorte d'enquête sur ce que le temps a pu faire de ses anciens camarades.
Ces souvenirs rejoignent sans cesse le présent, au fil d'une réalité faite de rêve et de nostalgie.

De si braves garçons, premières pages

 

Découragement / Fausse route*
"Quand j'écris un roman, c'est comme si je conduisais une voiture sans visibilité. Il y a parfois du découragement. Je me demande si je n'ai pas fait fausse route". Entretien avec Myriam CHAPLAIN-RIOU, AFP, à l'occasion d la publication de l'Horizon, février 2010

Décrire
" Il est plus facile de décrire sans raconter que de raconter sans décrire"
Gérard Genette, Figures II, Collection Poétique Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 57.

 

Dédicaces
Rudy Modiano, le frère mort d'une maladie du sang, à 10 ans, en 1957. Dominique Zerfuss, l'épouse ; à Zina et Marie, les enfants, à Douglas le chien, à queqlues exceptions près, le père et la mère et à Robert Gallimard, l'éditeur.

Dédicaces (fausses)
"A propos de vos débuts, est-il exact que vous faisiez de fausses dédicaces sur des livres ?
Oui, quand j'avais 19 ou 20 ans, je vendais des livres et certaines écritures étaient faciles à imiter, comme celles de Paul Valéry ou de Malraux. J'ai fait ça trois ou quatre fois pour gagner de l'argent, ça ne pouvait pas être systématique. Après, c'est devenu un jeu : quand je voyais une bibliothèque, chez les gens, je m'amusais à composer des dédicaces fantaisistes, de Simone de Beauvoir à Luis Mariano, par exemple. Les gens y croyaient vraiment... Un jour, dans la vitrine d'une librairie, rue de Vaugirard, j'ai vu un livre de Robbe-Grillet, dédicacé à je ne sais plus qui, et j'ai reconnu ma signature ! Parfois la réalité rattrape la fiction : je me rappelle avoir imité une dédicace de Beckett pour un chansonnier des années 1960, Pierre-Jean Vaillard, je crois. En fait, ils se connaissaient, je l'ignorais...
" Entretien avec Marianne Payot, Delphine Peras, "Je suis devenu comme un bruit de fond", l’Express, 04/03/2010

Déformé
<< Il faut déformer, concentrer[...]. Les gens, lorsqu’ils se reconnaissent dans mes livres, me disent « c’est scandaleux, c’est un mensonge ». En un sens, ils ont raison. Mais en même temps, c’est la vérité poussée jusqu’à ses ultimes conséquences.>> Le Monde, 24 mai 1973.

Catherine Deneuve : "Je lui ai proposé son seul rôle au cinéma", témoignage.
La comédienne aurait bien voulu adapter ses textes sur écran.
« JE SAVAIS qu'il avait connu ma soeur, et qu'il écrivait un texte sur elle (*). Je l'ai rencontré à plusieurs reprises. Avec lui, il y a des choses dont on ne parle pas. C'est quelqu'un de délicat. Je l'admire beaucoup. Et l'homme, et l'écrivain. Il a créé un monde un peu à part, son univers.
Un jour, je lui avais demandé de jouer un petit rôle, celui d'un écrivain, dans le film où je tournais (Généalogies d'un crime, réalisé par Raoul Ruiz, sorti en 1997). Et à ma surprise et à mon grand bonheur, il avait accepté.
En tant qu'écrivain, je trouve qu'il inspire beaucoup de choses. De la nostalgie, bien sûr, mais pas que cela.
À chaque fois que je le lis, je me dis que ce roman ferait un très beau film. Puis on se heurte à la difficulté de l'adapter sur écran. Pourtant, ses récits me parlent : je vois les personnages, les lieux, les descriptions... C'est très concret. Mais à chaque fois que j'ai essayé de les transposer sous forme de scène, il y a quelque chose qui m'échappe ; et qui, je crois, échappe à tous ceux qui ont eu envie de monter des films avec ses livres. Ses mots sont particuliers ; ses évocations sont fortes, visuelles même, mais elles restent - sans que l'on sache trop pourquoi - difficiles à enfermer dans un écran.
Qu'est-ce que j'aurais envie de lui dire ? Vous savez, il ne parle pas beaucoup. J'aurais plutôt envie de lui envoyer une carte postale, ce que je ne manque pas de faire de temps à autre.»
(*) Le titre en est « Elle s'appelait Françoise... » (Éditions Albin Michel-Canal +). Dans ce livre, publié en novembre 1996, se trouve également un entretien de Catherine Deneuve par Anne Andreu. Le Figaro du 27 septembre 2007

Annie Demeyère, Portraits de l'artiste dans l'oeuvre de Patrick Modiano Editions L'Harmattan, 2002 - 271 pages (Google book)

Déportation continue (la)
Avant comme après le débarquement allié en Normandie, les arrestations et déportations de juifs se poursuivent. Au cours du seul mois de mai, le camp de Drancy a enregistré 2604 entrées. Et encore 178 dans les six premiers jours de juin. Au 6 juin, on y dénombre 932 prisonniers en attente d’être déportés. Le 15 mai, 878 hommes ont été emmenés à Kaunas (Lituanie) et Reval (Estonie). Deux trains ont quitté Drancy pour Auschwitz les 20 mai (1200 personnes, dont 191 enfants) et 30 mai (1004 personnes, dont 104 enfants). A l’arrivée de ce convoi (n° 75), le 2 juin, 624 personnes ont été immédiatement gazées. Le poète Benjamin Vecsler, né en Roumanie en 1898, faisait partie de ce convoi du 30 mai. Sous le nom de Benjamin Fondane*, il laisse une oeuvre importante, dont ce poème-testament, écrit en 1942:


Sur les fleuves de Babylone"
C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
je parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance (...)
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous.
(...) Tout comme vous, j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec...
Et pourtant, non.
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube
les wagons à bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,
du crime d’exister,
changeant de nom et de visage
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!
Un jour viendra sans doute, quand ce poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande rien! Oubliez-le, oubliez-le! (...)
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous semblera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement.



détails* (Négliger les petits)
<< Un soir, dans l'escalier, mon père m'a dit une phrase que je n'ai pas très bien comprise sur le moment - l'une des rares confidences qu'il m'ait faites : "On ne doit jamais négliger les petits détails. Moi, malheureusement, j'ai toujours négligé les petits détails."
Ephéméride, 2002, Mercure de France, ed.

La description
" La description servait à situer les grandes lignes d'un décor, puis à en éclairer quelques éléments particulièrement révélateurs; elle ne parle plus que d'objets insignifiants ou qu'elle s'attache à rendre tels. Elle prétendait reproduire une réalité préexistante; elle affirme à présent sa fonction créatrice. Enfin, elle faisait voir la chose et voilà qu'elle semble maintenant les détruire, comme si son acharnement à en discourir ne visait qu'à en brouiller les lignes, à les rendre incompréhensibles, à les faire disparaître totalement."
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Editions de Minuit (Gallimard) Collection Idées, Paris, 1963, pp. 159 et 160.

La destruction d'une famille, 1940-1945 par Jean-Louis Steinberg

La 2e division blindée (2e DB)
est l'unité chargée de libérer la capitale. Son commandant, le général Leclerc, est l'un des chefs les plus illustres de la France libre. Rattachée à la 3e armée américaine du général Patton et forte de 14 500 hommes, la division débarque le 1er août 1944 sur les plages de Normandie.

Déportation des juifs de France (la), "La tragédie juive de 1942 en France : ombres et lumière" par Serge Klarsfeld
<< Un nombre important de Justes (environ 1 700) de France ont été individuellement honorés, et un dictionnaire ( Dictionnaire des Justes de France, Fayard) vient d'exposer quel fut l'engagement de chacun d'entre eux pour sauver des vies juives. Il y eut certainement en France beaucoup plus de Justes que ceux que l'on reconnaîtra comme tels.J'ai toujours affirmé que la quasi-totalité des juifs qui ont survécu dans notre pays ont bénéficié à un moment ou à un autre d'un acte de solidarité de la part de la population non juive. Individuellement toutefois, il faut insister là-dessus, les Justes n'auraient pu obtenir ce qui a été obtenu : c'est-à-dire la survie de trois quarts des juifs de France : 80 000 victimes (76 000 déportés, 3 000 morts dans les camps en France, un millier d'exécutés ou d'abattus sommairement) et 240 000 survivants ; statistiquement le moins terrible bilan de toutes les grandes communautés juives d'Europe.Dès 1983, dans Vichy-Auschwitz, j'ai mis en lumière l'agent principal de cette survie : la réaction collective et spontanée de la majorité de ces Français qui ont exprimé leurs points de vue quand ils ont été confrontés en zone libre à l'arrestation de familles juives par la police française et à leur livraison aux Allemands en zone occupée pour être déportés.
Très peu ont approuvé ; beaucoup ont critiqué ou condamné ces mesures prises dans un territoire où il n'y avait ni Gestapo ni troupes allemandes d'occupation. Leur influence sur le gouvernement de Vichy, maître tout- puissant de la vie de 300 000 juifs parfaitement recensés et facilement arrêtables, a été déterminante dans le bon sens.Pour le constater, il est important de revenir sur l'enchaînement des événements qui ont conduit le régime de Vichy à s'associer à la criminelle « solution finale » et à se déshonorer à jamais. Il le faut afin de montrer comment la réaction de l'opinion publique en zone libre, là où elle pouvait s'exprimer avec moins de risques qu'en zone occupée, a entraîné d'exceptionnelles conséquences. Le 6 mai 1942, à Paris, Reinhardt Heydrich, chef de la police du IIIe Reich, rencontre René Bousquet, chef de la police de Vichy. Il l'informe qu'il disposera de trains pour déporter, en 1942, 5 000 juifs internés en zone occupée. En réponse, Bousquet lui propose, pour la déportation, les juifs étrangers internés en zone libre.Cette ouverture inattendue est retenue par les Allemands, qui, à la demande de Bousquet, éliminent Louis Darquier de Pellepoix et sa police aux questions juives du rôle de rafleurs des juifs pour confier cette mission à la police nationale de Bousquet, jugée plus digne de leur confiance. Le 11 juillet 1942, à Berlin, la mise en oeuvre de la « solution finale » dans les pays de l'Ouest européen est programmée : rapidement est fixé pour la France un contingent de 40 000 juifs à déporter dans un premier temps.Le 16 juin, les chefs SS Karl Oberg et Helmut Knochen (ce dernier vient de mourir en Allemagne) obtiennent l'accord de Bousquet pour la livraison de 10 000 juifs étrangers en zone libre.Cet accord va sceller le destin de ceux qui feront partie des 80 000 victimes : en effet, si la police française se prépare à arrêter les juifs en zone libre, comment le gouvernement français pourrait-il s'opposer aux mêmes persécutions en zone occupée ? Pierre Laval n'a certainement pas été informé par Bousquet de ce scabreux accord policier du 16 juin puisque, au cours du conseil des ministres du 27 juin, il est noté : « Ce matin, visite de M. Bousquet qui a apporté un télégramme. M. Leguay [délégué de Bousquet en zone occupée] a été prié par le capitaine Dannecker [chef du service des affaires juives de la Gestapo] de venir le voir. Aux termes de l'accord on devrait interner 10 000 juifs en zone libre. M. Pierre Laval déclare qu'il n'a jamais donné aucun accord. Erreur fondamentale. » Mis au courant de cet accord sur lequel il ne revient pas, Laval proposera aux Allemands que les enfants des parents qui leur seront livrés de zone libre soient également déportés avec eux. Probablement ne veut-il pas qu'en ce pays où la famille est plus que jamais à l'honneur on l'accuse de séparer les uns des autres. Pour les enfants des juifs arrêtés en zone occupée, Laval déclarera à la Gestapo que c'est aux Allemands de décider de leur sort. Entre-temps, Bousquet l'a poussé à accepter que les arrestations de juifs à Paris et en province soient opérées par la police française, qui arrêtera le nombre voulu de juifs à condition que ces juifs soient exclusivement des étrangers. Le nombre voulu n'ayant pas été atteint, les autorités françaises insisteront pour le compléter en y joignant les enfants arrêtés, pourtant français pour la plupart, et en usant du même prétexte « humanitaire » que celui invoqué par Laval. Rafle du Vélodrome d'Hiver à Paris, rafles en province de zone occupée, livraisons de milliers de juifs jusque-là internés dans les camps de Vichy en zone libre, la coopération policière est massive : entre le 17 juillet et le 26 août, jour de la grande rafle en zone libre ; soit en quarante jours, 19 000 juifs seront déportés de France, dont plus de 3 900 enfants. Rendue optimiste par l'importance de ces livraisons, la Gestapo de Paris obtient de Berlin, le 28 août, la mise à disposition d'un train quotidien de déportation de 1 000 juifs pour la période allant du 15 septembre au 15 octobre. La Gestapo sait, en effet, que Vichy est en mesure d'arrêter et de livrer des dizaines de milliers de juifs : partout les juifs sont recensés et sous le contrôle de l'administration préfectorale et des forces de police, qui feront ce que leur gouvernement leur ordonnera. Le 26 août 1942, dans les 40 départements de la zone libre, s'effectue l'arrestation de milliers de juifs prévue pour atteindre le contingent promis aux Allemands de 10 000 têtes. C'est en fonction de ce nombre de 10 000 à ne pas dépasser que des critères ont été établis par la police nationale, qui suit attentivement à Vichy les résultats de la rafle, laquelle se révèle décevante : de nombreux juifs visés par la rafle ont été prévenus et ont trouvé refuge chez des non-juifs compatissants. L'opinion publique en zone libre admet difficilement que son gouvernement, son administration préfectorale et sa police remplissent à la demande des Allemands une mission aussi discutable, alors que le gouvernement Pétain-Laval dispose encore de l'Empire, de la flotte et de l'appui économique que la France apporte au IIIe Reich dans une collaboration où l'ordre règne sur tout le territoire à la satisfaction des Allemands, qui n'ont besoin que d'une faible couverture militaire et policière, concentrant leurs forces à leurs offensives à l'Est et en Libye. Les Français ne sont pas seulement critiques du lâche comportement de leur gouvernement, ils sont sensibles aussi aux souffrances des victimes et ne se font pas d'illusions sur leur sort. Les victimes ne sont pas des adultes jeunes ou dans la force de l'âge, dont on peut croire qu'ils partent pour le travail forcé ; ce sont des parents, des vieillards, des enfants, des malades, des impotents transportés dans des conditions inhumaines, entassés dans des wagons à bestiaux et dirigés vers Drancy, camp de transit en vue de la déportation. Les préfets répercutent immédiatement sur Laval les réactions défavorables de la population et des Eglises. Certains des prélats les plus influents, parce que pétainistes, ont pris parti contre ces mesures et, parmi eux, le plus en vue, le cardinal Gerlier, primat des Gaules, qui couvre le sauvetage à Lyon d'une centaine d'enfants juifs par les Amitiés chrétiennes L'effet sur Vichy de cette oppo- sition soudaine et inattendue est immédiat : le 2 septembre, à Paris, Laval prévient les chefs SS qu'en raison de « la résistance sans pareille de la part de l'Eglise » il ne pourra remplir le programme qui vient de lui être communiqué par la Gestapo de 50 000 juifs pour 50 trains. Il remplira, déclare-t-il, le programme initialement demandé. Et, effectivement, le 11 novembre 1942, l'ultime convoi de l'année sera mis en route pour Auschwitz ; 41 000 juifs auront été déportés, dont 33 000 en onze semaines entre le 17 juillet et le 30 septembre. Conscients des difficultés que rencontre Laval, les chefs SS (Knochen, Oberg, Herbert Martin Hagen) refuseront au service des affaires juives de la Gestapo d'exiger de la préfecture de police de très grandes rafles qui nécessitent l'accord du gouvernement de Vichy (à l'exception des rafles visant les juifs roumains et les juifs grecs). Le 25 septembre, Knochen télexera à Adolf Eichmann un message extrêmement important où il lui fait savoir que Heinrich Himmler lui-même a admis qu'en raison de la situation politique et de la position de Pétain et de Laval la déportation des juifs français ne peut être envisagée pour l'instant et qu'en conséquence « il ne sera pas possible de faire évacuer des contingents élevés de juifs ». Certains historiens qui ne veulent pas prendre en considéra- tion le rôle collectif bienfaisant et efficace exercé par les Français auprès de leur gouvernement ont prétendu que les trains nécessaires à ces transports quotidiens n'étaient pas disponibles à l'automne 1942. Aucun document ne confirme leur point de vue. Par contre, il suffit de lire une note du 16 septembre 1942 du diplomate chargé des questions juives à l'ambassade d'Allemagne à Paris, Carltheo Zeitschel, pour se rendre compte du désappointement allemand : « Il aurait été possible qu'un train par jour soit mis à disposition pour octobre, soit 31 trains ; malheureusement, le SD de Paris n'a pas pu profiter de cette complaisance, parce que les mesures françaises en zone non occupée - en particulier depuis les lettres pastorales bien connues et les sermons dits en différentes chaires, ainsi que l'ingérence de la représentation américaine à Paris et de la radio anglaise à Londres - n'ont plus été exécutées que de façon lamentable, de sorte que le nombre de juifs sur lequel on comptait primitivement n'est pas disponible. » Par ailleurs, il est évident que les trains ne manquent pas à l'Ouest en octobre 1942, puisque de Belgique furent déportés 4 365 juifs entre le 10 octobre et le 1er novembre et des Pays-Bas 12 919 juifs entre le 1er octobre et le 2 novembre. Les réticences de Vichy, sermonné et surveillé par les Eglises et par la population, ne vont pas cesser d'agacer les autorités allemandes pendant le reste de l'Occupation. Après l'invasion, en novembre 1942, de la zone libre, devenue zone sud pour les Français et zone nouvellement occupée pour les Allemands, Vichy n'y a plus donné de directives à ses forces de police pour arrêter les juifs en vue de leur déportation, à l'exception de deux opérations spéciales : la rafle de 800 juifs à Marseille en janvier 1943 et celle de 2 000 hommes juifs en février 1943 en représailles à un attentat antiallemand. Désormais, les juifs ont été essentiellement arrêtés dans cette zone par les Allemands eux-mêmes et par leurs séides fran-çais dépendant directement de la Gestapo. Quant aux opérations massives qui auraient pu être menées par la police française, telles l'arrestation des juifs dans la zone d'occupation italienne ou la dénaturalisation généralisée des juifs naturalisés après le 10 août 1927, elles ont été empêchées, l'une en raison de la protection accordée par les militaires et les diploma-tes italiens à ces juifs placés sous leur autorité, l'autre en raison de l'opposition de l'Eglise catholique officiellement communiquée à Pétain. En outre, Vichy, constatant l'évolution de la situation militaire en défaveur des Allemands, a poursuivi sa ligne d'action antisémite xénophobe : les importantes rafles de février 1943 et de février 1944 à Paris ont visé, comme en juillet 1942, des cibles juives étrangères et « apatrides ». Laval n'a lâché les juifs français qu'en janvier 1944, quand leur arrestation à Bordeaux fut opérée par la police française.

En conclusion, la tragédie juive en France, avec ses ombres et sa lumière, repose sur les données suivantes :

1. - Le gouvernement antisémite et xénophobe de Vichy ne voulait pas la déportation et la mise à mort des juifs. Il s'agissait d'un antisémitisme d'exclusion.

2. - Confronté aux demandes allemandes, dont le but final était clair, Vichy s'est rendu complice du IIIe Reich en arrêtant pendant l'été 1942 plus de 30 000 juifs étrangers et leurs enfants français et en les livrant à la Gestapo pour qu'ils soient déportés.

3. - Vichy aurait poursuivi sa coopération policière massive si la population française en zone libre et ses élites spirituelles ne l'avaient puissamment incité à freiner cette collaboration criminelle.

Par la suite, le sort des armes défavorable au IIIe Reich et la sympathie agissante de la majorité des Français en faveur des juifs persécutés ont maintenu Vichy dans le cadre d'une collaboration policière antijuive correspondant à la nature de son antisémitisme et non à celui fanatisé de la Gestapo.

Comptable de toutes les vies des citoyens français et des étrangers dont il avait la charge, le gouvernement de l'Etat français, en persécutant et en livrant aux nazis une partie des juifs vivant dans notre pays, s'est rendu coupable d'un crime dont il ne se relèvera jamais et qui à jamais restera gravé dans la mémoire collective des Français.>>
Serge Klarsfeld, Le Monde du 23 -08-03


Détails
"Tout se joue sur des petits détails. Des choses très concrètes que je place dans mes livres et dont je pense que, une fois ces choses écrites, je n'aurais plus à y retourner. Or j'y retourne toujours. C'est ce qui est horrible ! Je m'aperçois ainsi que je répète parfois certaines choses de livre en livre, sans m'en rendre compte, mais ces détails sont des leitmotivs." "Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé" entretien avec François Busnel (Lire), 04/03/2010


Dimanches d'août

Dimanches d'août [1986]Collection blanche, Gallimard et Collection Folio (No 2042) (1989)
Résumé de l'éditeur
Pourquoi le narrateur a-t-il fui les bords de la Marne avec Sylvia pour se cacher à Nice ? D'où vient le diamant la Croix du Sud, la seule chose dure et consistante de leur vie et qui, peut-être, leur porte malheur ? De quoi est mort l'acteur populaire Aimos ? Qui sont les Neal, et pourquoi, de leur villa délabrée, s'intéressent-ils de si près à Sylvia, au narrateur, à la Croix du Sud ? Et Sylvia ? A-t-elle été l'épouse de Villecourt ? Et Villecourt ? Que vient-il faire à Nice, lui aussi, à l'heure de sa déchéance ?...
À travers toutes ces énigmes qui s'entrecroisent, un roman d'amour se dessine, empreint d'un charme qui hante le lecteur pendant longtemps.

Dimanches d'août, premières pages

Dimanches d'août, une lecture de Leatita JEAN et Barbara Miret dans le cadre d'un cours sur Patrick Modiano à l'Université de Provence, AIX-MARSEILLE I, Centre d'Aix.

19 août 1944
Le 19 août 1944, en se réveillant, les Parisiens découvrent un spectacle imprévu qui les abasourdit : le drapeau tricolore flotte sur la préfecture de police de Paris, près du pont Saint-Michel, dans le 4e arrondissement. On devine quel symbole vient d'être hissé au-dessus de la capitale : une police qui s'insurge, c'est le signe que le pouvoir est vraiment sur le point de changer de camp.

 

Les Diplômes*, Paulo Guérin
<< Un autre dimanche, mon père m'emmène, je me demande bien pourquoi, au Salon nautique, du côté du quai Branly. Nous rencontrons l'un de ses amis d'avant-guerre, "Paulo" Guérin. Un vieux jeune homme en blazer. Je ne sais plus s'il visitait lui aussi le Salon ou s'il y tenait un stand. Mon père m'explique que "Paulo" Guérin n'a jamais rien fait sinon monter à cheval, piloter de belles voitures, et séduire des filles. Que cela me serve de leçon : oui, dans la vie, il faut des diplômes. Cette fin d'après-midi-là, mon père avait l'air rêveur comme s'il venait de croiser un fantôme. Chaque fois que je me suis retrouvé sur le quai Branly, j'ai pensé à la silhouette un peu épaisse, au visage qui m'avait paru empâté sous les cheveux bruns ramenés en arrière, de ce "Paulo" Guérin. Et la question demeurera à jamais en suspens : que pouvait-il bien faire, ce dimanche-là, sans diplômes, au Salon nautique ?>> Ephéméride, 2002, Mercure de France, ed.

Disparaître définitivement
"Sur ces registres étaient portés l’identité du «Juif», son numéro de carte d’identité, son domicile, et une colonne réservée à l’émargement devait être signée par lui après qu’on lui eut remis ses étoiles. (page 76.) "Et il n’y a aucun recours. Ceux-là même qui sont chargés de vous chercher et de vous retrouver établissent des fiches pour mieux vous faire disparaître ensuite – définitivement." Dora Bruder, 1997, p 82.

me dissoudre dans la pénombre
« Le métro s’est arrêté sur le pont de Passy. Je souhaitais que personne ne vienne m’arracher à ce no man’s land d’entre les deux rives. Plus un geste. Plus un bruit. Le calme enfin. Me dissoudre dans la pénombre. J’oubliais leurs éclats de voix, les grandes bourrades qu’ils me donnais, leur acharnement à me tirailler de tous côtés. Ma peur faisait place à une sorte d’engourdissement. J’accompagnais du regard le faisceau lumineux. Il tournait, tournait comme un veilleur poursuivant sa ronde de nuit. Avec lassitude. Sa clarté s’affaiblissait à mesure. Bientôt il ne resterait qu’un filet de lumière presque imperceptible. Et moi aussi, après des rondes et des rondes, milles et milles allées et venues je finirais par me perdre dans les ténèbres. » La Ronde de nuit, 1969.

 

DORA BRUDER (1997)

Dora Bruder [1997] Collection blanche, Gallimard essai et Collection Folio (No 3181) (1999)
4ème de couverture : «J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler.»

Dora Bruder, premières pages

Dora Bruder 1
" Fin 1988, Patrick Modiano lit dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941 l'avis de recherche d'une jeune fille, Dora Bruder, «1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris...». Ces lignes hantent l'auteur de La place de l'Étoile qui engage alors une enquête minutieuse, obsessionnelle. Il met quatre ans avant de découvrir sa date de naissance (25 février 1926), puis deux ans pour retrouver son lieu de naissance. Inlassablement, il arpente le quartier de Clignancourt, où les parents de Dora, des réfugiés juifs d'Europe de l'Est, se sont installés. Des heures durant, il s'interroge sur la fugue de Dora, pensionnaire dans un établissement religieux de la rue Picpus. Le nez dans les archives, à l'écoute des témoins éventuels, il reconstitue au gré des rafles allemandes le parcours de la jeune juive. Petit à petit, elle entre dans sa famille, telle une petite sœur, et les époques se chevauchent, les sentiments se mêlent: Dora n'aurait-elle pas été dans le même panier à salade que son père, en février 1942? A-t-elle vécu comme le jeune Modiano en fugue «un jour de froid et grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort qu'un étau se resserre»? Des zones d'ombre demeurent, Patrick Modiano, dépositaire de la mémoire de l'Occupation, «lance des appels, comme des signaux de phare». Une chose est sûre, Dora Bruder faisait partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz, comme son père, comme mille autres."

Dora Bruder 2
<< - Vous dites dans cet article que vous avez voulu suivre l'exemple de Klarsfeld. Ce que vous avez fait en écrivant Dora Bruder.
La motivation, la pulsion à écrire, c'est pour moi toujours de partir d'une disparition, de construire une quête à partir de là. Au départ de Dora Bruder, il y avait cet avis de recherche qui m'avait attiré. Je l'avais trouvé en feuilletant un vieux journal de l'époque. Un tel avis de recherche m'avait frappé, dans cette période où les gens disparaissaient si facilement... Dans la fugue de cette jeune fille, il y avait aussi quelque chose qui était proche de moi. J'ai eu une sorte d'intuition, j'ai tout de suite regardé dans le Mémorial de Klarsfeld et j'ai vu son nom, simplement son nom, sans aucune autre indication. Il fallait alors que je retrouve qui était cette fille... J'ai mené des recherches, mais des années après avoir découvert l'avis de recherche, que j'avais lu en 1987. Cela me hantait, mais j'ai mis sept ou huit ans avant de m'y atteler vraiment. Une autre chose m'avait frappé : quand j'ai regardé dans le Mémorial de Klarsfeld pour voir si j'y trouvais la trace des parents de Dora Bruder, je me suis aperçu que sa mère s'était retrouvée dans le même convoi que la mère de Perec. Elle n'avait pas été déportée en même temps que sa fille, car elle était de nationalité hongroise et, à l'époque, les Hongrois n'ont dans un premier temps pas été déportés. Ils n'ont été déportés que plus tard. Cette coïncidence m'a fait un choc terrible, ça m'a beaucoup troublé.>>
Entretien avec Maryline Heck, Magazine Littéraire, n° 490, octobre 2009

Dora Bruber. 3
<< En écrivant Dora Bruder et en me promenant dans le quartier de Picpus, je pensais à des destins sacrifiés de manière absurde au XVIIIe siècle [...] Ainsi le destin d’une certaine Marie-Anne Leroy dont j’avais trouvé le nom dans une liste de victimes de la Terreur. Elle avait dix-neuf ans, elle était vaguement « actrice au Théâtre Feydeau » et elle avait été guillotinée sans raison précise. >> Irène Frain, Patrick Modiano, l’éternel préoccupé de l’Occupation, Paris-Match, 17 avril 1997.

Dora Bruder La disparition par Michel Braudeau
<< Contre les gardiens de l'oubli,
Patrick Modiano se veut un gardien de la mémoire.
Il fait exister ce que l'amnésie volontaire voudrait effacer
Hier ist kein Warum » : Ici, il n'y a pas de pourquoi. Primo Levi raconte qu'un gardien SS, dès son arrivée à Auschwitz, lui enseigna ainsi la loi du camp. Il n'y a pas davantage de « pourquoi » pensable, rappelle Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, à la destruction de six millions de juifs. Il y a des explications multiples, sociologiques, économiques, psychanalytiques, religieuses qui, séparément ou croisées, ne suffisent jamais à déduire le fait de l'extermination. La raison bute. Il arrive même qu'elle se fasse une raison de son incapacité à comprendre : elle affirme alors que le génocide est aberration pure, anomalie historique, instant de démence unique dans le déroulement explicable du temps. Ce qui a entre autres avantages celui de débarrasser les bourreaux et leurs complices du poids de leur responsabilité. Entre les deux écueils, la rationalisation et l'irrationalisation, la voie est étroite.
Les Temps Modernes, la revue fondée par Sartre et que dirige aujourd'hui Lanzmann, s'efforce de l'emprunter en analysant le succès remporté partout dans le monde et notamment en Allemagne par le (mauvais) livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler (1). On y rappelle la formule de Raul Hilberg qui résume de manière terrible la logique historique de l'antisémitisme occidental : « Les missionnaires de la Chrétienté avaient dit : vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous en tant que Juifs. Les chefs séculiers qui suivirent avaient proclamé : Vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous. Les Nazis allemands à la fin décrétèrent : Vous n'avez pas le droit de vivre (2). » Lanzmann y souligne aussi que la compassion et l'anathème, si largement pratiqués aujourd'hui, ne sont peut-être encore qu'une ruse de l'histoire pour brouiller les pistes et les enfouir sous l'émotion.
Mais comment écrire sur l'extermination en faisant l'économie de la colère et de la pitié, ces mauvaises conseillères ? C'est la question qui hante toute l'oeuvre de Georges Perec, ce mur fragile de signes édifié autour de l'absence. Perec, en 1963, écrivait, à propos de Robert Antelme : « Dans tous les cas, monotone ou spectaculaire, l'horreur anesthésiait. Les témoignages étaient inefficaces ; l'hébétude, la stupeur ou la colère devenaient les modes normaux de lecture. Mais ce n'était pas cela qu'il s'agissait d'atteindre. Nul ne désirait, en écrivant, susciter la pitié, la tendresse ou la révolte. Il s'agissait de faire comprendre ce que l'on ne pouvait pas comprendre ; il s'agissait d'exprimer ce qui était inexprimable. » Ce « programme » d'écriture est aussi celui de Patrick Modiano.
On a trop écrit sur le charme des livres de Modiano, sur sa trop fameuse « petite musique », sur son art du flou et du trompe-l'oeil et sur les fausses perspectives savamment tracées par ses errances et ses déambulations. Non que ces qualités ornementales et rêveuses, ces délicieux et troublants entrelacs de la fiction soient négligeables, mais parce qu'ils sont l'expression manifeste, l'effet de surface d'un projet beaucoup plus ambitieux : dire l'absence, la rendre présente. Il est nécessaire d'inverser les termes du « cas Modiano ». Il n'a pas choisi pour époque privilégiée de nombre de ses livres la période de l'occupation allemande qu'il n'a pas connue en raison du caractère trouble, ambigu, romanesque de ces temps mêlés. C'est au contraire à cause du trou noir creusé par ce morceau d'histoire que tout, ensuite, devient mystérieux, incomplet, irréel, inexplicable, absurde, insaisissable, fictif. Comme si une pièce de la machine avait disparu et que le monde continuait à tourner, de travers, en s'efforçant de l'oublier.
Dans certains de ses romans, Modiano décrit ce monde d'après. Ses mensonges qui en sont à peine, faute de vérité ; sa mémoire toujours trompeuse, son identité trouée, sa morale à géométrie variable. Il peut même entrer de l'humour et de l'indulgence dans ce tableau : un amnésique n'est jamais complètement responsable de ses actes, et il est permis de sourire de certains de ses comportements. Plus à plaindre qu'à blâmer. Dans d'autres, La Place de l'étoile, La Ronde de nuit, Les Boulevards de ceinture, mais aussi dans Emmanuel Berl, interrogatoire ou dans le scénario et les dialogues de Lacombe Lucien, Modiano retourne au centre du mystère, au coeur même de ce qu'on pourrait appeler, avec beaucoup de légèreté, son obsession et qui est sa raison d'être écrivain : à ces années qui précédèrent immédiatement sa naissance en 1945.
Jamais il ne l'a fait de manière aussi explicite que dans Dora Bruder ; sans doute parce qu'il ose se défaire des maquillages de la fiction. Dora Bruder est le récit d'une enquête ; Modiano s'y revendique pour ce qu'il est : un gardien de la mémoire . « Si je n'étais pas là pour l'écrire, il n'y aurait plus aucune trace de cette inconnue », dit-il d'une jeune femme dont l'identité reste incertaine mais dont il sait qu'elle fut raflée le 18 février 1942 et internée aux Tourelles. Elle était une ombre ; elle devient, par lui, une trace, une inscription, le début d'une présence.
Pour réussir, le gardien de la mémoire se doit de vaincre un colosse collectif : les gardiens de l'oubli. Dora Bruder est aussi le récit, parfois hallucinant, d'un combat inégal : celui d'un homme seul, d'un écrivain, contre la bureaucratie de l'amnésie. Il y eut, bien sûr, les policiers des Questions juives qui détruisirent leurs fichiers et les procès-verbaux de leurs interpellations au cours des rafles ou lors des arrestations individuelles, dans la rue. Il y eut ceux qui ne se souvenaient de rien ou qui n'avaient rien vu, rien su et qui désiraient qu'après la mort de l'homme la vie continue, comme si de rien n'était. Mais il y a encore, aujourd'hui, une cohorte de sentinelles chargées d'interdire l'accès de la mémoire à ceux qui la cherchent enfouie dans la poussière des documents et des registres, enfermée dans des caves dont les clefs semblent inaccessibles ou égarées.
Par bribes, morceau après morceau, Modiano leur a arraché des fragments d'existence d'une jeune fille. Elle s'appelle Dora Bruder. Elle est née dans le douzième arrondissement de Paris le 25 février 1926. Modiano a fait sa connaissance il y a huit ans par une petite annonce de Paris-Soir datée du 31 décembre 1941 : « On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. » Dora avait fait une fugue ; ses parents s'inquiétaient. Ils étaient allés signaler la disparition de leur enfant à la police. Le dernier jour de 1941, des étrangers, des juifs pouvaient encore demander à la police française de les aider à retrouver leur fille. Mais Ernest Bruder, le père, est arrêté, sans motif connu, le 19 mars 1942 ; Dora le sera le 19 juin. Tous deux se retrouveront à Drancy avant d'être expédiés à Auschwitz le 18 septembre de la même année. Cécile, la mère partira pour le camp de la mort cinq mois après son mari et sa fille. Personne n'en reviendra.
Une histoire simple, comme il en existe des milliers d'autres. Une histoire française, avec des fonctionnaires français pleins de zèle qui, au contraire de l'écrivain, ne recherchent les jeunes filles que pour mieux les faire disparaître. Modiano leur vole cet effacement : Dora Bruder désormais existe. la petite fugueuse parisienne du 41, boulevard d'Ornano, l'interne de l'institution Saint-Coeur-de-Marie du 62, rue Picpus ont une vie et des secrets que « les bourreaux, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps tout ce qui vous souille et vous détruit n'auront pas pu lui voler ». Mais ce sentiment d'une dérisoire et essentielle victoire accompagne celui d'une insurmontable défaite : « Oui, malheureusement, je venais trop tard. » Même si des lecteurs répondent à l'appel de Modiano et lui permettent d'ajouter quelques touches au portrait de Dora Bruder, il ne s'agira encore que de « signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours ». Pour combler les trous, Modiano offre à Dora Bruder des fragments de sa propre jeunesse, en mesurant la distance infinie qui les sépare.De ces disparitions, tout désormais porte la marque, comme si l'absence, d'être refoulée, oubliée, était devenue notre mode d'être ; comme si l'on ne pouvait plus marcher dans les rues sans avoir l'impression de le faire sur les traces de quelqu'un. L'urbanisation elle-même devient une opération de nettoyage de la mémoire. Il y a dans Dora Bruder des pages simples et magnifiques sur le Paris d'aujourd'hui qui essaie d'effacer jusqu'aux dernières traces du Paris d'hier pour gommer de son paysage jusqu'à l'écho des voix de ces enfants aux noms polonais « et qui étaient si parisiens qu'ils se confondaient avec les façades des immeubles ». Qu'on n'aille plus après ce beau et grand livre entonner la rengaine de Modiano le nostalgique, de Modiano l'illusionniste de l'incertitude. C'est un écrivain d'aujourd'hui qui tente l'impossible et l'indispensable : tenir le lien avec l'horreur de notre proche origine. « Beaucoup d'amis que je n'ai pas connus ont disparu en 1945, l'année de ma naissance. Ils avaient épuisé toutes les peines pour nous permettre de n'éprouver que de petits chagrins. » PIERRE LEPAPE le Monde, 4 avril 1997.

 

DORA BRUBER La disparition, par Pierre Lepape
<< Hier ist kein Warum » : Ici, il n'y a pas de pourquoi. Primo Levi raconte qu'un gardien SS, dès son arrivée à Auschwitz, lui enseigna ainsi la loi du camp. Il n'y a pas davantage de « pourquoi » pensable, rappelle Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, à la destruction de six millions de juifs. Il y a des explications multiples, sociologiques, économiques, psychanalytiques, religieuses qui, séparément ou croisées, ne suffisent jamais à déduire le fait de l'extermination. La raison bute. Il arrive même qu'elle se fasse une raison de son incapacité à comprendre : elle affirme alors que le génocide est aberration pure, anomalie historique, instant de démence unique dans le déroulement explicable du temps. Ce qui a entre autres avantages celui de débarrasser les bourreaux et leurs complices du poids de leur responsabilité. Entre les deux écueils, la rationalisation et l'irrationalisation, la voie est étroite.
Les Temps Modernes, la revue fondée par Sartre et que dirige aujourd'hui Lanzmann, s'efforce de l'emprunter en analysant le succès remporté partout dans le monde et notamment en Allemagne par le (mauvais) livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler (1). On y rappelle la formule de Raul Hilberg qui résume de manière terrible la logique historique de l'antisémitisme occidental : « Les missionnaires de la Chrétienté avaient dit : vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous en tant que Juifs. Les chefs séculiers qui suivirent avaient proclamé : Vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous. Les Nazis allemands à la fin décrétèrent : Vous n'avez pas le droit de vivre (2). » Lanzmann y souligne aussi que la compassion et l'anathème, si largement pratiqués aujourd'hui, ne sont peut-être encore qu'une ruse de l'histoire pour brouiller les pistes et les enfouir sous l'émotion.
Mais comment écrire sur l'extermination en faisant l'économie de la colère et de la pitié, ces mauvaises conseillères ? C'est la question qui hante toute l'oeuvre de Georges Perec, ce mur fragile de signes édifié autour de l'absence. Perec, en 1963, écrivait, à propos de Robert Antelme : « Dans tous les cas, monotone ou spectaculaire, l'horreur anesthésiait. Les témoignages étaient inefficaces ; l'hébétude, la stupeur ou la colère devenaient les modes normaux de lecture. Mais ce n'était pas cela qu'il s'agissait d'atteindre. Nul ne désirait, en écrivant, susciter la pitié, la tendresse ou la révolte. Il s'agissait de faire comprendre ce que l'on ne pouvait pas comprendre ; il s'agissait d'exprimer ce qui était inexprimable. » Ce « programme » d'écriture est aussi celui de Patrick Modiano.
On a trop écrit sur le charme des livres de Modiano, sur sa trop fameuse « petite musique », sur son art du flou et du trompe-l'oeil et sur les fausses perspectives savamment tracées par ses errances et ses déambulations. Non que ces qualités ornementales et rêveuses, ces délicieux et troublants entrelacs de la fiction soient négligeables, mais parce qu'ils sont l'expression manifeste, l'effet de surface d'un projet beaucoup plus ambitieux : dire l'absence, la rendre présente. Il est nécessaire d'inverser les termes du « cas Modiano ». Il n'a pas choisi pour époque privilégiée de nombre de ses livres la période de l'occupation allemande qu'il n'a pas connue en raison du caractère trouble, ambigu, romanesque de ces temps mêlés. C'est au contraire à cause du trou noir creusé par ce morceau d'histoire que tout, ensuite, devient mystérieux, incomplet, irréel, inexplicable, absurde, insaisissable, fictif. Comme si une pièce de la machine avait disparu et que le monde continuait à tourner, de travers, en s'efforçant de l'oublier.
Dans certains de ses romans, Modiano décrit ce monde d'après. Ses mensonges qui en sont à peine, faute de vérité ; sa mémoire toujours trompeuse, son identité trouée, sa morale à géométrie variable. Il peut même entrer de l'humour et de l'indulgence dans ce tableau : un amnésique n'est jamais complètement responsable de ses actes, et il est permis de sourire de certains de ses comportements. Plus à plaindre qu'à blâmer. Dans d'autres, La Place de l'étoile, La Ronde de nuit, Les Boulevards de ceinture, mais aussi dans Emmanuel Berl, interrogatoire ou dans le scénario et les dialogues de Lacombe Lucien, Modiano retourne au centre du mystère, au coeur même de ce qu'on pourrait appeler, avec beaucoup de légèreté, son obsession et qui est sa raison d'être écrivain : à ces années qui précédèrent immédiatement sa naissance en 1945.
Jamais il ne l'a fait de manière aussi explicite que dans Dora Bruder ; sans doute parce qu'il ose se défaire des maquillages de la fiction. Dora Bruder est le récit d'une enquête ; Modiano s'y revendique pour ce qu'il est : un gardien de la mémoire . « Si je n'étais pas là pour l'écrire, il n'y aurait plus aucune trace de cette inconnue », dit-il d'une jeune femme dont l'identité reste incertaine mais dont il sait qu'elle fut raflée le 18 février 1942 et internée aux Tourelles. Elle était une ombre ; elle devient, par lui, une trace, une inscription, le début d'une présence.
Pour réussir, le gardien de la mémoire se doit de vaincre un colosse collectif : les gardiens de l'oubli. Dora Bruder est aussi le récit, parfois hallucinant, d'un combat inégal : celui d'un homme seul, d'un écrivain, contre la bureaucratie de l'amnésie. Il y eut, bien sûr, les policiers des Questions juives qui détruisirent leurs fichiers et les procès-verbaux de leurs interpellations au cours des rafles ou lors des arrestations individuelles, dans la rue. Il y eut ceux qui ne se souvenaient de rien ou qui n'avaient rien vu, rien su et qui désiraient qu'après la mort de l'homme la vie continue, comme si de rien n'était. Mais il y a encore, aujourd'hui, une cohorte de sentinelles chargées d'interdire l'accès de la mémoire à ceux qui la cherchent enfouie dans la poussière des documents et des registres, enfermée dans des caves dont les clefs semblent inaccessibles ou égarées.
Par bribes, morceau après morceau, Modiano leur a arraché des fragments d'existence d'une jeune fille. Elle s'appelle Dora Bruder. Elle est née dans le douzième arrondissement de Paris le 25 février 1926. Modiano a fait sa connaissance il y a huit ans par une petite annonce de Paris-Soir datée du 31 décembre 1941 : « On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. » Dora avait fait une fugue ; ses parents s'inquiétaient. Ils étaient allés signaler la disparition de leur enfant à la police. Le dernier jour de 1941, des étrangers, des juifs pouvaient encore demander à la police française de les aider à retrouver leur fille. Mais Ernest Bruder, le père, est arrêté, sans motif connu, le 19 mars 1942 ; Dora le sera le 19 juin. Tous deux se retrouveront à Drancy avant d'être expédiés à Auschwitz le 18 septembre de la même année. Cécile, la mère partira pour le camp de la mort cinq mois après son mari et sa fille. Personne n'en reviendra.
Une histoire simple, comme il en existe des milliers d'autres. Une histoire française, avec des fonctionnaires français pleins de zèle qui, au contraire de l'écrivain, ne recherchent les jeunes filles que pour mieux les faire disparaître. Modiano leur vole cet effacement : Dora Bruder désormais existe. la petite fugueuse parisienne du 41, boulevard d'Ornano, l'interne de l'institution Saint-Coeur-de-Marie du 62, rue Picpus ont une vie et des secrets que « les bourreaux, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps tout ce qui vous souille et vous détruit n'auront pas pu lui voler ». Mais ce sentiment d'une dérisoire et essentielle victoire accompagne celui d'une insurmontable défaite : « Oui, malheureusement, je venais trop tard. » Même si des lecteurs répondent à l'appel de Modiano et lui permettent d'ajouter quelques touches au portrait de Dora Bruder, il ne s'agira encore que de « signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours ». Pour combler les trous, Modiano offre à Dora Bruder des fragments de sa propre jeunesse, en mesurant la distance infinie qui les sépare.De ces disparitions, tout désormais porte la marque, comme si l'absence, d'être refoulée, oubliée, était devenue notre mode d'être ; comme si l'on ne pouvait plus marcher dans les rues sans avoir l'impression de le faire sur les traces de quelqu'un. L'urbanisation elle-même devient une opération de nettoyage de la mémoire. Il y a dans Dora Bruder des pages simples et magnifiques sur le Paris d'aujourd'hui qui essaie d'effacer jusqu'aux dernières traces du Paris d'hier pour gommer de son paysage jusqu'à l'écho des voix de ces enfants aux noms polonais « et qui étaient si parisiens qu'ils se confondaient avec les façades des immeubles ». Qu'on n'aille plus après ce beau et grand livre entonner la rengaine de Modiano le nostalgique, de Modiano l'illusionniste de l'incertitude. C'est un écrivain d'aujourd'hui qui tente l'impossible et l'indispensable : tenir le lien avec l'horreur de notre proche origine. « Beaucoup d'amis que je n'ai pas connus ont disparu en 1945, l'année de ma naissance. Ils avaient épuisé toutes les peines pour nous permettre de n'éprouver que de petits chagrins.» PIERRE LEPAPE Le Monde du 4 avril 1997

Modiano recherche dora désespérément par Jérôme Garcin
<< De toutes les rondes de nuit que ce grand garçon affolé et balbutiant accomplit dans un Paris dont il connaît chaque ruelle, chaque faubourg, longeant les murs à grandes enjambées comme s'il bravait toujours le couvre-feu, celle-ci est la plus pathétique et la plus bouleversante. Pour la première fois, d'ailleurs, une de ses rituelles escapades a résisté au roman, une obsession oppressante à la fiction, et Patrick Modiano a cédé à la confession. Elle est exemplaire de ce que l'on appelle dorénavant le devoir de mémoire. Elle illustre, en sépia, la haine de l'oubli. L'enquête commence en 1988. Consultant de vieux journaux, l'écrivain tombe, dans le « Paris-Soir » du 31 décembre 1941, sur l'avis suivant : « PARIS. On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41, boulevard Ornano, Paris. » Sans raisons objectives (il n'a aucun lien, familial ou amical, avec les Bruder), ces quelques lignes perdues dans une grande page, entre le tableau des cours de la Bourse et le compte-rendu d'une visite d'écoliers au maréchal Pétain, troublent Modiano. Bientôt, elles vont le hanter. Il imagine la détresse des parents qui ont perdu leur fille le dernier jour de l'année. Et puis il connaît bien le quartier où elle a disparu. Comme s'il y avait encore un espoir, comme si plus d'un demi-siècle n'avait pas passé, comme si cette petite annonce lui était personnellement destinée, Patrick Modiano est parti, pendant près de dix ans, à la poursuite de Dora Bruder. Il a erré boulevard Ornano et dans les alentours, compulsé les archives des écoles communales et des pensions religieuses, il est allé frapper à la mairie du 12e arrondissement, à la Préfecture de Police, au parquet de grande instance, il s'est promené autour de Drancy, il a consulté le « Mémorial de la déportation des juifs de France », il a retrouvé une nièce des parents Bruder, mis la main sur quelques photos de famille, et parce que les informations récoltées ici et là ne lui suffisaient pas il s'adresse encore, page 43, à ses lecteurs : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours. » Même s'il reste des zones d'ombre dans sa courte et douloureuse biographie, Dora Bruder n'est pourtant plus la jeune fille inconnue de l'avis de recherche. Pas après pas, page après page, Modiano ne lui a pas redonné la vie, mais il l'a sauvée de la mort en lui restituant son identité perdue. Dora Bruder est née à Paris le 25 février 1926. Son père, Ernest Bruder, autrichien, s'était engagé dans la Légion étrangère et avait été blessé au Maroc, en 1923. Un an plus tard, il avait épousé une Hongroise, Cécile Burdej. Lui était manoeuvre, elle, ouvrière fourreuse. Avec leur fille, ils habitaient un hôtel du boulevard Ornano. Le 9 mai 1940, Dora fut placée dans un internat religieux, chez les Soeurs des Ecoles chrétiennes de la Miséricorde, rue de Picpus. Sans doute ses parents, qui portaient le numéro de dossier juif 49091 et avaient pris soin de ne pas déclarer leur fille au commissariat du quartier Clignancourt, jugeaient-ils qu'elle était, dans ce pensionnat catholique, à l'abri des menaces. Mais en plein hiver de 1941, au plus fort des représailles allemandes contre la population parisienne et alors que le thermomètre affichait moins quinze, Dora soudain a fugué. Disparue. Envolée. Tout à son enquête, Patrick Modiano n'a pas supporté de perdre soudain sa trace, d'ignorer où elle avait vécu pendant plusieurs mois, jusqu'à ce fatidique 18 septembre 1942, date à laquelle, avec son père, elle est partie de Drancy pour Auschwitz, dans le convoi numéro 34. Pour combler ce manque, ce vide, ce silence, et qui sait offrir à la petite condamnée un sursis, un détour amoureux, un peu de soleil dans l'eau glacée, l'écrivain a rédigé en 1990 un roman, « Voyage de noces ». L'adolescente, prénommée Ingrid, rencontrait alors un jeune homme au Châtelet et, en sa compagnie, fuyait la capitale pour la Côte d'Azur. Elle portait sur elle l'avis de recherche que son père avait fait passer dans « Paris-Soir ». « Je me rends compte aujourd'hui, avoue Modiano, qu'il m'a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité. » Persévérant, l'écrivain a aussitôt repris le fil ténu de son investigation. Il a découvert que Dora Bruder avait rejoint, en avril 1942, le domicile maternel puis qu'elle avait été internée au camp des Tourelles sous le matricule 439 avant d'être transférée, le 13 août de la même année, à Drancy, où elle retrouva son père avant de disparaître, pour toujours, dans l'enfer concentrationnaire. L'enquête s'arrête là. Modiano n'en saura pas plus sur celle dont, cinquante-cinq ans plus tard, il sent toujours la présence fantomatique et désormais familière au coin des rues, comme s'il voulait fixer sa courte fugue dans l'éternité, comme s'il était finalement heureux de n'avoir pas réussi à percer, de cette liberté provisoire, le secret, « un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps ¬ tout ce qui vous souille et vous détruit ¬ n'auront pas pu lui voler ». Cela fait trente ans que, depuis « la Place de l'Etoile » ¬ à gauche, sur la poitrine ¬, Patrick Modiano traverse en somnambule le Paris de l'Occupation, rôde au crépuscule de boulevards de ceinture en quartiers perdus, interroge du regard la moindre pierre, une enseigne, une affiche délavée, l'ombre d'un passant sous un lampadaire, file des personnages équivoques aux noms d'emprunt, aux biographies brouillées et aux commerces interlopes, glisse toujours avec une inquiétude de proscrit sous les Guichets du Louvre, écrit au passé antérieur des romans fluides mais lacunaires dont il prolonge, de volume en volume, les énigmes insolubles. Avec « Dora Bruder », ce récit d'une prospection à la fois vaine et nécessaire, dérisoire et magnifique, Patrick Modiano pousse son obsession jusqu'à l'identification. A travers la jeune fille, c'est lui-même qu'il poursuit, comme il traque le sentiment inexpugnable d'être né en 1945. Grâce à Dora, son double imaginaire, il traverse l'époque qu'il n'a pas vécue, qu'il ne supporte pas de n'avoir point vécue et qui fait de lui un procureur sans emploi comme il y a des combattants sans armes. « Moi, je voulais dans mon premier livre répondre à tous ces gens (NDLR : les auteurs antisémites des années 40) dont les insultes m'avaient blessé à cause de mon père. Et, sur le terrain de la prose française, leur river une bonne fois pour toutes leur clou. Je sens bien aujourd'hui la naïveté enfantine de mon projet : la plupart de ces auteurs avaient disparu, fusillés, exilés, gâteux ou morts de vieillesse. Oui, malheureusement, je venais trop tard. » A bien y réfléchir, cette dernière phrase, qui résonne comme une épitaphe, pourrait être l'épigraphe de toute l'oeuvre de Patrick Modiano. Jamais il n'a autant qu'ici, mieux qu'ici, parlé de sa jeunesse, de ses propres fugues, de ses révoltes, de ses lectures, de sa mère et surtout de ce père, mort en 1978, dont la figure tutélaire et ambiguë pèse sur la plupart de ses livres. Dans « Remise de peine », il avait raconté l'arrestation, en 1943, d'Albert Modiano. Conduit dans une annexe du camp de Drancy, les Magasins généraux de Paris, il avait été libéré par Louis Pagnon, un membre de la tristement célèbre bande de la rue Lauriston, qui devait être fusillé à la Libération. Quelle était la vraie nature des liens tissés entre son père et ces collabos auxquels il avait dû d'avoir la vie sauve ? La vérité est simple : Albert Modiano faisait du marché noir. Il n'avait pas le choix, estime aujourd'hui son fils. Lui et ses complices étant des pestiférés, « il était légitime qu'ils se conduisent comme des hors-la-loi afin de survivre. C'est leur honneur. Et je les aime pour ça ». Et il aime assez son père pour lui pardonner ses silences, son absence, ses colères, son ingratitude. Un jour où Patrick, alors âgé de 18 ans, sonna à sa porte pour réclamer l'argent de la pension qu'il devait à sa mère dont il était séparé, Albert Modiano le traita de « voyou », appela la police et, dans le panier à salade, l'observa avec un dégoût pesant. Après quoi il tenta de faire incorporer de force son fils à la caserne de Reuilly. Ils ne se revirent plus. Ainsi donc, il aura fallu que Patrick Modiano recherche désespérément Dora Bruder dans Paris pour qu'il retrouve son père et, malgré le silence de l'une et le mutisme de l'autre, fasse entendre, à la première personne du très singulier, sa voix littéraire, aussi claire, belle et juste que sa parole et sa mémoire sont à jamais bégayantes.>>
Le Nouvel Observateur du 27/03/1997

Dora Bruder

 

DIEU PREND-IL SOIN DES BOEUFS ?
2003 aux éditions de l'Acacia (Paris),
Livre de Patrick Modiano (texte) et Gérard Garouste (lithographies)

(d'après la note du Réseau Modiano)

L'ouvrage est présenté dans un coffret blanc contenant deux cahiers séparés. Le premier comporte le texte de la nouvelle de Modiano, imprimé et illustré de 41 lettrines de Garouste. Le second est composé de 32 lithographies en couleurs, où le texte se trouve calligraphié, mêlé aux images. Il s’agit d’un ouvrage de bibliophilie, tiré à seulement 160 exemplaires.Les exemplaires de tête numérotés de I à XX, enrichis à la gouache par Gérard Garouste, sont vendus au prix de 7.500 euros. Les exemplaires numérotés de 1 à 125 sont vendus 2.700 euros. Le produit de la vente est destiné à La Source, une association d’ « insertion artistique » créée par Gérard Garouste. Voir la présentation du livre sur le site de La Source
Encore une histoire de chien… « Le chien noir du chagrin leva lentement la tête », lit-on sur l’une des premières pages. Un chien apparaît d’ailleurs dès le dessin de couverture. L’ouvrage a reçu en octobre 2005 le premier Prix Jean Lurçat, qui récompense un ouvrage de bibliophilie. Créé en 2005 et doté de 7.500 euros, le prix est dû à l'initiative de Simone Lurçat et destiné à encourager l'art de la bibliophilie. Il a pour objet de perpétuer le souvenir de Jean Lurçat (1892-1966), membre de l'Académie des Beaux-Arts, peintre, rénovateur de l'art tapisserie qui s'est aussi illustré dans l'art de la bibliophilie. Les textes de l'ouvrage couronné sont composés à la main par les typographes de l'Atelier du Livre à l'aide du caractère dit «Romain du Roi» et imprimés sur les presses typographiques de l'Imprimerie Nationale. Les lithographies originales de Gérard Garouste ont fait l'objet d'un tirage spécial sur les presses de Franck Bordas. Le titre du livre renvoie à un passage de la Bible. Saint Paul s’y interroge sur la parole de Dieu, le sens à donner aux métaphores divines, et la charité. « C’est bien dans la Loi de Moïse qu’il est écrit : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain, dit Saint Paul dans sa Première épître aux Corinthiens. Dieu prend-il soin des bœufs ? N’est-ce pas pour nous qu’il parle, évidemment ? Oui, c’est pour nous que cela a été écrit : celui qui laboure doit labourer dans l’espérance, et celui qui foule le grain, dans l’espérance d’en avoir sa part. »

 

 

DU PLUS LOIN DE L'OUBLI

Du plus loin de l'oubli [1996] Collection blanche (1995) et Collection Folio (No 3005) (1997)
4ème de couverture : «J'aurais brassé les papiers, comme un jeu de cartes, et je les aurais étalés sur la table. C'était donc ça, ma vie présente ? Tout se limitait donc pour moi, en ce moment, à une vingtaine de noms et d'adresses disparates dont je n'étais que le seul lien ? Et pourquoi ceux-là plutôt que d'autres ? Qu'est-ce que j'avais de commun, moi, avec ces noms et ces lieux ? J'étais dans un rêve où l'on sait que l'on peut d'un moment à l'autre se réveiller, quand des dangers vous menacent. Si je le décidais, je quittais cette table et tout se déliait, tout disparaissait dans le néant. Il ne resterait plus qu'une valise de fer-blanc et quelques bouts de papier où étaient griffonnés des noms et des lieux qui n'auraient plus aucun sens pour personne.»

Du plus loin de l'oubli, premières pages

 

Du plus loin de l'oubli, Modiano, celui qu'on n'oublie pas , par Josyane Savigneau
<< Paris, le passé, l'absence, la mémoire... Un petit air connu, un refrain maîtrisé pour une partition toujours aussi magique

On a beau se dire qu'on aime les romans plus denses, plus intellectuels, plus violents, plus dénonciateurs ; on a beau se répéter que « c'est toujours la même chose », Paris, le passé, l'absence, la mémoire... Rien n'y fait. Quand on ouvre un livre de Patrick Modiano, on va jusqu'au bout. Quand on le referme on sait que pendant des années tel coin de Paris rappellera une de ses pages, tel hôtel un de ses livres, telle gare un autre, telle rue un autre encore. On peut habiter Paris à travers Modiano.
Avec Du plus loin de l'oubli le Modiano 1996 la magie est intacte. C'est même celle du meilleur Modiano. Bien sûr, si l'on raisonne en termes d'intrigue, celle-ci est ténue, comme toujours. Un narrateur se souvient de ses vingt ans, au milieu des années 60. Il faisait semblant d'être étudiant et habitait un hôtel du Quartier latin. L'héroïne s'appelle Jacqueline. Le jeune homme l'a rencontrée un soir d'hiver. Il se rappelle tous les détails : la lumière, le « manteau en tissu à chevrons, trop grand pour lui », que portait le compagnon de Jacqueline, Gérard Van Bever. Jacqueline et Gérard rêvaient de s'installer à Majorque. Gérard jouait au casino une « martingale » qui ne rapportait guère.
Jacqueline toussait beaucoup et aimait un peu trop l'éther. Mais, à vingt ans, on a envie de tout essayer : « Nous étions serrés l'un contre l'autre et nous tombions dans le vide. La sensation de fraîcheur était de plus en plus forte et le tic-tac du réveil se détachait, de plus en plus net, dans le silence, au point que je pouvais entendre son écho. » Est-ce le début d'une passion ? Au printemps, le jeune homme et Jacqueline s'installent à Londres. Sans Gérard, dont on n'entendra plus parler. Une nuit, Jacqueline oubliera de rentrer.
Quinze ans plus tard, un après-midi d'été, du côté de La Muette, le narrateur l'aperçoit et la suit. Avec le naturel et la nonchalance qu'il a gardés de ses vingt ans, il pénètre un soir dans son immeuble et se fait l'invité clandestin d'une réception à laquelle il la retrouve. On la lui présente sous le nom de Thérèse Caisley. Elle semble ne pas le reconnaître mais évoque sa maison à Majorque. Finalement, seule avec lui, elle lui parle, le reconduit même à son hôtel et lui laisse un numéro de téléphone. Faux. « Quinze années ont encore passé dans un tel brouillard qu'elles se confondent avec les autres », et le narrateur a cru de nouveau apercevoir Jacqueline, dans une rame de métro. Elle est descendue à Corvisart et a de nouveau disparu. Reviendra-t-elle un jour, « du plus loin de l'oubli », dans un autre roman, dans une autre vie ? Peut-être.
Certes, on peut se dire que tout cela est trop simple, voire simpliste : le souvenir, la petite musique du hasard et de l'oubli, les phrases pas très longues, bien balancées. Partout l'équilibre. Jamais un débordement, une faute de goût. En réalité, cette simplicité est la chose la plus difficile à atteindre. Il y faut infiniment d'attention, de délicatesse et de patience. On le comprend seulement quand on a lu trop de textes qui se prennent pour des livres et ne sont pas « écrits », trop de faux romans que des éditeurs publient « parce que ce n'est pas si mal », « parce que ça va se vendre » (pendant trois mois) et qu'il faut continuer à exister commercialement.
Alors on sait de quelle entreprise de destruction des écrivains relève cette volonté d'éditer n'importe quoi, ce besoin d'affirmer que « tout le monde peut écrire », que « la France a cinq cents "bons écrivains", donc aucun "grand" ». Et on voudrait pouvoir expliquer, rationnellement, que Modiano, lui, est vraiment écrivain. Mais comment convaincre ceux qui ont désappris à lire en parcourant des histoires bien (ou mal) ficelées et (toujours) mal écrites ? La démonstration ne saurait être mathématique. Chacun, donc, a le loisir de la refuser et, au fond, c'est heureux. Cela donne la liberté d'affirmer, tranquillement, qu'en lisant Modiano on retrouve le territoire de la littérature. Avec sa « petite musique », Patrick Modiano n'est sans doute pas un immense compositeur, un de ces visionnaires qui peuvent difficilement être reconnus par leurs contemporains, tant ils sont loin « en avant ». C'est toutefois un merveilleux musicien. Jamais une erreur d'harmonie. La joie de le lire demeurera. Sa simplicité même le rendra inoubliable. >>
JOSYANE SAVIGNEAU Le Monde du 5 janvier 1996

 

Du plus loin de l'oubli "Modiano cantabile" par Jean-François Josselin
<< Ce qu'il y a de plaisant avec Patrick Modiano, c'est qu'on est en pays connu. Voici un quart de siècle et une vingtaine de romans qu'on sillonne son monde, que l'on fréquente ses personnages. Sans trop les connaître d'ailleurs puisque aussi bien l'art et la règle de Patrick Modiano sont de laisser ceux-ci dans l'ombre. Mais on prend toujours le même plaisir à rencontrer ces fantômes éphémères qui nous entraînent vers des histoires dont nous ne saurons rien.
Les théoriciens (pas les auteurs, eux, ils sont rigolos) du nouveau roman sont des pommes. Tout à leur dénonciation enthousiaste et surannée (on pense à l'ardeur des élites progressistes défendant les mérites du plan Juppé, l'adversaire-qui-parlait-enfin-vrai et l'attitude «courageuse» de Mme Notat (c'est drôle, au fait, comme en France on aime les politiciens de gauche qui tiennent un discours de droite et les politiciens de droite qui tiennent un discours de gauche), enfin bref tout à leur dénonciation de l'héritage romanesque balzaco-zolaco-flaubertiste, les théoriciens en question ont négligé, sinon condamné, l'oeuvre de Patrick Modiano qui correspond pourtant, et avec quelle élégance, à ce que la Sarraute, Nathalie bien sûr, appelait l'ère du soupçon. Car la manière de Modiano, qui donne certainement des vapeurs aux producteurs du cinoche français et aux actrices mégalos souhaitant avant tout «approfondir» les caractères, est celle de l'esquisse et de l'esquive. On n'est jamais familier, chez Patrick Modiano. On ne sait pas trop d'où on vient et encore moins où on va. On passe, comme un cirque (c'est d'ailleurs le titre d'un de ses derniers romans), on est du voyage, c'est dire qu'on est d'autre part. Alors les racines, l'hérédité, les causes et les raisons, c'est à la carte. Au lecteur de jouer.
« Du plus loin de l'oubli» est de la même eau que les précédents textes de Patrick Modiano, même si on fait un détour par Londres (ville aussi sinistre, semble-t-il, que le Paris de «Quartier perdu»), bien que son titre évoque plutôt un livre d'Angelo Rinaldi, son contemporain, collègue, critique et néanmoins ami. Qu'est-ce qu'il se passe? Mais rien ou presque. Le narrateur, qui n'a pas 20 ans, vend des livres d'art à des libraires soldeurs sur les quais de la Seine. Dans un café un peu glauque (évidemment) du Quartier latin, il rencontre un couple énigmatique - lui s'appelle Gérard Van Bever, il doit donc être belge, et il gagne sa vie en jouant les fins de semaine à la boule dans les casinos de Dieppe, Bagnoles-de-l'Orne et Forges-les-Eaux. Sa martingale: «autour du cinq neutre» (on ne saura pas ce que ça signifie mais les joueurs auront compris). Sa compagne se prénomme Jacqueline. Elle doit être jolie, porte une veste de cuir noire et le narrateur (Patrick?) tombe amoureux d'elle, sans doute parce qu'elle est placide, lente, mystérieuse, qu'elle tousse, qu'elle fume, se drogue à l'éther et que ni les émotions ni les sentiments ne semblent avoir prise sur elle.
On s'est permis un «?». Parce que le héros du livre a les manies de Modiano, celle entre autres de feuilleter des Bottin et des annuaires à la recherche de noms d'inconnus qui ne lui diront jamais rien et que, d'ailleurs, il ne connaîtra jamais. Le narrateur, enfin le double de Patrick, accompagnera Jacqueline en Angleterre où elle le sèmera avec la même simplicité qu'elle a largué le Van Bever cité plus haut. Le narrateur-Patrick en souffrira beaucoup mais n'en mourra pas - au reste on ne meurt pas d'amour chez Modiano, ça ne convient pas à son rythme poli d'écriture, cette beauté lisse.
Précisons encore que cette aventure sans histoires se déroule sur trente ans et que, par une coquetterie de l'auteur, on jongle volontiers avec les concordances de temps. On aimerait faire la fine bouche devant ce roman sans surprise. Mais on ne peut pas. Le charme Modiano, insidieusement, nous capte. On n'échappe pas à ses pas et ses démarches. On est bien, un peu angoissé, mais aux anges. Ce n'est rien? Comme dirait la reine Margot, c'est tout. >>
Jean-François Josselin
, le Nouvel Observateur : 04/01/1996



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