Illusion
"A chaque fois que je finissais un livre, j'avais l'impression
que je pourrais repartir sur quelque chose de nouveau. J'ai d'ailleurs
la même impression avec ce nouveau livre, L'horizon. L'impression
d'avoir déblayé. D'avoir suffisamment déblayé
pour pouvoir repartir. Mais tout cela n'est qu'une fuite en avant...
Après chaque livre, j'ai donc cette impression d'avoir
suffisamment déblayé ce qui est devant moi - ou
derrière moi - pour pouvoir enfin aborder quelque chose
de nouveau. Mais cette impression est illusoire. C'est donc une
sensation assez désagréable. C'est comme si vous
vouliez dégager quelque chose pour pouvoir enfin traiter
une autre chose, comme si vous vouliez vous débarrasser
de certaines choses de votre passé, de votre vie, pour
pouvoir enfin partir d'un nouveau pied et avoir le champ libre,
mais, finalement, cela ne marche jamais comme ça. Ce sentiment
est une illusion." Entretien avec François
Busnel, Lire, 04-03-10.
Imaginaire
/ réel*
<< - Cette reconnaissance par les historiens du caractère
précurseur de vos livres pourrait cependant avoir quelque
chose de paradoxal : vous avez fréquemment affirmé,
revendiqué la dimension imaginaire des périodes
que vous reconstituiez dans vos récits, qu'il s'agisse
des années 1940 ou de l'époque de la guerre d'Algérie...
Je pense que ce qui est onirique peut parfois plus se rapprocher
de la réalité. L'imaginaire peut dire quelque chose
du réel. Aussi parce qu'on peut arriver, par l'écriture,
à une sorte d'intuition de ce que pouvait être le
réel. Malgré toute l'horreur, cette époque
de l'Occupation avait d'ailleurs quelque chose d'irréel.
Entretien
avec Maryline Heck, Magazine Littéraire, n° 490, octobre
2009
Immersion
" Écrire est une activité un peu pénible parce
que c’est une sorte de mise en veilleuse qui dure pendant plusieurs
mois... Fitzgerald avait trouvé une image... Il disait que ça
consistait à rester longtemps sous l’eau, il y a un côté un peu
asphyxiant, on est obligé de se déconnecter et d’être son propre
critique. Le plus difficile, c’est de se dédoubler. Et puis il
faut garder l’impulsion de la rêverie initiale, alors qu’une phrase
va mettre trois semaines à se retrouver sur le papier... Au bout
d’une semaine, on n’a plus aucune motivation et pourtant, il faut
continuer sur sa lancée, même si l’impulsion de départ faiblit."
Les Inrockuptibles, Festival
de Cannes 1997
Impression
d'étouffement
<< D’autres nuits, la neige tombait et j’étais
gagné par une impression d’étouffement. Nous
ne pourrions jamais nous en sortir, Denise et moi. Nous étions
prisonniers, au fond de cette vallée, et la neige nous
ensevelirait peu à peu. Rien de plus décourageant
que ces montagnes qui barraient l’horizon. La panique m’envahissait.>>
R.B.O. page 190
Incertitudes
<< Il crut trouver la réponse : tout ce que l’on
vit au jour le jour est les incertitudes du présent. [...]
Mais de loin, avec la distance des années, les incertitudes
et les appréhensions que vous viviez au présent
se sont effacées, comme les brouillages qui empêchaient
d’entendre à la radio une musique cristalline. >>
L’Horizon, p.52.
Incipit
«Tard dans la nuit,
à une date lointaine où j’étais sur le point d’atteindre l’âge
de la majorité, je traversais la place des Pyramides vers la Concorde
quand une voiture a surgi de l’ombre.»
La Première phrase ? "C'est elle qui donne la tonalité du
roman, comme les premières mesures au piano. Hemingway disait
que, lorsqu'on n'arrive pas à trouver la première phrase, il faut
tailler dans le vif en supprimant les dix premières lignes. Moi,
d'habitude, je préfère la trouver tout de suite. Mais quelquefois,
on commence de manière un peu pâteuse... on peut prendre le train
en marche. Malheureusement, pour donner l'impression du naturel...
Il ne vient jamais naturellement, le naturel... Entretien
avec Laurence Liban, Lire, octobre 2003 à propos de la publication
de Accident nocturne,
roman, 2003
DES
INCONNUES (1999)
Inconnues
(des) (1999)
4ème de couverture : «J'avais peur de m'endormir et
de lui confier dans mon sommeil ce que je gardais pour moi depuis
si longtemps : René, le chien, la photo perdue, les abattoirs,
le bruit des sabots qui vous réveille très tôt le matin.»
Des
Inconnues, Résumé
<< Elles sont trois, qui à tour de rôle
prennent ici la parole, pour se rappeler chacune le moment
précis
d’une bascule, entre la fin de l’adolescence
et l’entrée dans la vie adulte. Non pas à la
façon d’une reprise de " Bonjour tristesse " et
du spleen esthétisé cher à Françoise
Sagan. Mais sur le mode d’une irréversible dérive,
pas si éloignée que cela de la noyade pure
et simple, alors que devant leurs yeux le monde n’en
finit pas de dérouler la sarabande de ses atrocités
et de ses perversités. La collaboration et la Shoah,
la guerre d’Algérie, ou encore la misère
morale et les faux prophètes qui prospèrent
sur elle. On ne dira jamais assez combien la prétendue " petite
musique ", avec ce qui peut s’y entendre de légèreté,
se trouve en fait arrimée dans le temps historique.
Ni combien elle interroge et dérange. A l’exacte
image des trois " inconnues " de ce livre, qui
font entendre leurs voix dans des récits sans autre
dénominateur commun que les catastrophes intimes,
toujours liées à l’époque, qui
s’y lisent.
La première, quelque part tout à la
fin des années cinquante, s’en était
venue de Lyon à Paris. Parce qu’elle n’avait
pas été embauchée comme modèle.
Parce que l’ambiance familiale lui apparaissait du
même gris que le mur du couvent des Cordeliers, de
l’autre côté de la rue. Parce que enfin
elle avait dix-huit ans. Dans la capitale elle avait fait
la connaissance de Guy Vincent, pseudonyme porté par
un homme réchappé de l’Holocauste, que
ses parents avaient mis à l’abri en Suisse,
avant d’eux-mêmes tomber dans les mains des nazis
et disparaître à tout jamais. Ce Guy Vincent
travaille pour le compte d’une mystérieuse " agence " et
voyage beaucoup entre Paris et Genève. Parfois, il
y rencontre des Algériens. Ou d’autres, comme
dans cet hôtel des bords du Léman, où,
devant sa jeune amie, il se fait dédicacer " Vivre à Madère " par...
Chardonne en personne. Comme si l’Histoire n’en
finissait pas de repasser les plats, sous les yeux de cette
femme qui paraît n’y rien comprendre, sauf qu’elle
avance en équilibre sur le bord d’un vide qui
s’apprête à l’aspirer. Quelque temps
plus tard, à Paris, elle assistera à l’arrestation
de Guy Vincent. Mais elle n’aura pas d’ennui
: elle n’avait été, à son côté, " qu’une
jeune fille blonde NON IDENTIFIÉE ". Tout cela
remonte à trente années, mais l’identité n’a
entre-temps pas été conquise. Comme si une
certaine mémoire, pas seulement celle de la narratrice,
ne parvenait toujours pas à s’assumer.
La deuxième " inconnue " de
Patrick Modiano traîne l’ennui de ses quinze
ans sur les bords du lac d’Annecy, alors même
qu’à Alger joue au matamore un " quarteron
de généraux félons ". Le père,
résistant des Glières, est mort depuis longtemps.
Il s’était trop habitué à l’usage
des armes et avait mal tourné à la fin de la
guerre. La mère s’est mise avec un boucher du
coin. Chaque dimanche soir, un car transporte la narratrice
vers le dortoir lugubre d’un pensionnat où l’on
doit encore se débarbouiller à l’eau
froide ; tout habillée : le corps est ici nié et
interdit d’existence, comme se trouve niée et
interdite d’existence l’identité de chacune.
Un jour, la pensionnaire ne monte pas dans le car. Elle vivote
en faisant à l’occasion la bonne, la baby-sitter,
ou la dame de compagnie dans les villas huppées du
rivage. Jusqu’à ce que des patrons la fassent
venir en Suisse, pour garder un enfant. Mais ce sont le père
de famille et l’un de ses amis qui l’attendent
dans la maison vide, bien décidés à ne
pas lâcher la proie qu’ils ont attirée.
Dans son sac de voyage, elle tient serré un revolver
hérité du père. L’identité refoulée
soudain se décharge.
La troisième " inconnue " a
dix-neuf ans. Revenue de Londres, où un ami l’a
soudain quittée, elle s’est installée
dans une petite maison du quartier de Vaugirard et ne cesse
d’entendre, jusqu’à la folie, des sabots
de chevaux. C’est encore l’époque des
abattoirs. Pour leur échapper, elle parcourt d’abord
la ville, puis elle ne va plus que de sa maison à un
petit café proche : " Je craignais de dériver,
loin de mes derniers points de repère. " Une
secte passe par-là, qui récupère cette
proie facile, fin prête pour la dépossession
de soi-même... >> Jean-Claude
Lebrun, l'Hummanité, 5 mars 1999.
Des
Inconnues " Je " est
une inconnue par
Josyane Savigneau
<< Trois récits composent ce curieux livre, ni roman
ni recueil de nouvelles. Trois personnes - dont on ignore où elles
sont et ce qu'elles font - se remémorent la fin de leur
adolescence - entre seize et vingt ans -, quand elles ne savaient
pas vraiment d'où elles venaient et encore moins où elles
allaient. Ce sont trois personnages emblématiques de l'univers
singulier de Modiano, anonymes et inoubliables, entre deux dérives,
entre révolte et consentement, lointains et attentifs à la
fois, étonnés et pourtant presque résignés,
imprévisibles ou trop prévisibles, porteurs de
sourdes angoisses nées des atrocités de l'Histoire
du XXe siècle, de lourds secrets de famille, d'événements
indicibles, d'un passé inexpliqué et qui " ne
passe pas ".
Mais cette fois, le " je ", la narration à la
première personne chère à Patrick Modiano,
est au féminin. " Je " est une inconnue, à tous
les sens du mot. Et tout ce qui ferait l'histoire, l'anecdote,
l'intrigue, dans un autre roman, est ici en creux : la Shoah,
la guerre d'Algérie, l'exil, le meurtre, le sexe, le viol,
les sectes. Le bizarre, l'incertain, la perdition, le renoncement
: voilà ce que traque Modiano depuis trente ans et près
de trente livres, solitaire, étrange promeneur dans un
Paris perdu, secret et bavard à la fois, beaucoup plus
complexe que ne l'imaginent ceux qui célèbrent
indéfiniment la " petite musique " de son style
en croyant qu'il compose de jolies sonates décoratives.
Subversif, Modiano ? Certainement, si on accepte de poser les
questions qu'il laisse en suspens. Pourquoi les Français
de cette seconde moitié du siècle, qui sont nés,
comme lui, vers 1945, ne peuvent-ils pas se regarder ? Qui sont
leurs pères et qu'ont-ils fait ? De quoi est-on comptable
pour toujours ? Peut-on comprendre et revivre ? Peut-on oublier
et survivre ? Peut-on s'enfuir et " vivre en fraude " ?
Qu'est-ce que " se souvenir " ?
La trace, les identités
floues, la mémoire trouée...
Des inconnues portent à un point de perfection le jeu
de Modiano avec ses obsessions. Comme dans Du plus loin que l'oubli
(1996), il s'agit d'emmener le lecteur à la recherche
d'un moment de jeunesse. Comme dans Dora Bruder (1997), Modiano
pourrait affirmer ici : " Si je n'étais pas là pour
l'écrire, il n'y aurait plus aucune trace de cette inconnue. " Ce
n'est pas la première fois qu'il s'en va du côté des
jeunes filles perdues. Mais qu'il le fasse avec des narratrices
change tout. Quand un homme prend le risque d'écrire au
féminin, à la première personne, il en dit
beaucoup plus long sur la manière dont il voit les femmes
que lorsqu'il les fait décrire par un narrateur. Et il
en dit plus encore sur ce qu'il pense des hommes.
La première
inconnue, venue de Lyon à Paris, à dix-huit
ans, après avoir raté un entretien d'embauche,
alors qu'il lui faut absolument trouver du travail pour gagner
son autonomie, rencontre un homme mystérieux, qui se fait
appeler Guy Vincent. On est à la fin des années
50 ou au tout début des années 60, pendant la guerre
d'Algérie. " Guy ", enfant de la Shoah qui a
changé d'identité, est probablement " porteur
de valises " pour le FLN. Il a des rendez-vous clandestins,
parfois en Suisse. L'inconnue l'accompagne, mais n'est tenue
au courant de rien. Un jour seulement elle entend son véritable
patronyme, quand Modiano fait surgir dans le récit un
Chardonne improbable qui dédicacerait, dans un hall d'hôtel,
Vivre à Madère. Elle se laisse aller à cette
drôle de vie avec Guy : " La nuit, dans la chambre
de l'hôtel, il me posait des questions sur mon enfance
et ma famille. Mais, comme lui, je brouillais les pistes. Je
me disais qu'une fille aussi simple que moi, qui n'avait qu'un
seul nom et qu'un seul prénom, et qui venait de Lyon,
ne pouvait pas vraiment l'intéresser. "
Un lundi de novembre, lorsqu'elle arrive au rendez-vous, rue
Frédéric-Bastiat, Guy n'est plus là. " Il
n'y a plus personne ", seulement plusieurs voitures noires
devant l'hôtel et un groupe d'hommes sur le trottoir d'en
face. Un Algérien qu'elle a déjà vu à Genève
lui enjoint de partir : " Pour le moment, vous n'êtes
qu'une jeune fille blonde NON IDENTIFIÉE. " Cette
inconnue donne en conclusion de son aventure une des clefs du
livre, la cohérence des trois histoires : " Des filles
que l'on a repêchées dans les eaux de la Saône
ou de la Seine, on dit souvent qu'elles étaient inconnues
ou non identifiées. Moi j'espère bien le rester
pour toujours. " C'est bien un roman de la noyade que Modiano
construit, en trois chapitres sans autre lien entre eux que la
sensation de l'inconnu. Que faire quand on a le sentiment de
se noyer ? Chercher à se sauver ? Trouver quelque chose
faisant office de bouée ? Ou bien laisser s'accomplir
la disparition ?
La deuxième inconnue n'est pas blonde, mais tout aussi " non
identifiée ". Elle est née à Annecy.
Son père est mort quand elle avait trois ans et sa mère
est " partie vivre avec un boucher des environs ".
Elle n'est pas restée " en bons termes " avec
elle. Sa vie se passe dans un pensionnat à la discipline
particulièrement rigoureuse. Pendant les vacances, elle
va chez sa tante, à Veyrier-du-Lac, et l'aide à faire
le ménage dans les villas des environs. Un avocat parisien
en villégiature lui trouve " la beauté du
diable " : " Je ne savais pas ce que cela voulait dire
et ça m'a fait peur. La même peur que lorsque j'avais
entendu dire que mon père était une "tête
brûlée". " Un jour, un fils de famille,
militaire en permission (il faisait son service en Algérie),
bourgeois dédaigneux vouant un amour excessif à sa
mère, entraîne la jeune fille dans sa chambre, l'étreint
avec maladresse, puis lui lit un passage du livre qu'elle avait
déjà remarqué sur sa table de nuit, Comme
le temps passe : la pompeuse description, par Brasillach, d'une
nuit d'amour, " fraternelle bataille ". Elle éclate
de rire. Le garçon l'insulte et la chasse.
Après l'été, un dimanche, elle décide
de ne pas rentrer au pensionnat. Commence le temps des petits
boulots, les retrouvailles avec un ami du père, qui confie à l'inconnue
quelques objets ayant appartenu à celui-ci. Parmi ces
souvenirs de rien du tout, un revolver. Un soir où elle
croyait aller faire du baby-sitting dans une famille pour laquelle
elle avait déjà travaillé, elle se retrouve
aux prises avec deux hommes bien décidés à s'amuser
avec elle, à l'humilier, à la violer. Alors, elle
saura s'en servir, du revolver.
L'abandon, la violence... il fallait
bien que la troisième
inconnue s'invente, elle, un refuge. Pour échapper à l'angoisse
des chevaux qu'on mène aux abattoirs de Vaugirard, près
desquels on lui a prêté un appartement. Pour oublier
l'image de René, avec lequel elle vivait à Londres,
qui lui a " parlé de ce genre d'hommes pour qui les
femmes n'existent pas ". Elle est celle des trois jeunes
filles qui exprime le plus constamment son angoisse. Dans l'appartement,
dans le métro vide. La peur devient panique dans le métro
bondé, dans la foule des couloirs. Elle se sent en sécurité,
fugitivement, dans un café du 15e arrondissement qui a
ses habitués. Proie idéale pour ceux qui offrent
du réconfort à coups de " travail sur soi ",
elle va se laisser attirer dans une secte, car " pour rompre
sa solitude ", pour apaiser sa terreur de vivre, " on
est prête à accepter n'importe quoi "...
Il n'y
a évidemment pas de morale de l'histoire. Dans
aucun des récits. Ce n'est pas dans la manière
de Modiano, qui s'est toujours gardé de la démagogie.
En revanche, les propos dérangeants, provocants, non conformes,
ne lui sont pas étrangers, même s'ils ne sont jamais
assénés. Il faut les lire, non pas entre les lignes,
mais dans les détails. Ici, le " je " de ses
inconnues lui permet d'exprimer une radicale hostilité aux
attitudes de certains hommes, à cette complicité,
cette grande " fraternité ", cette homosexualité inaboutie
qui dictent les comportements de quantité de soi-disant
hétérosexuels. Dans ce livre, Modiano va le plus
loin possible dans l'observation des relations humaines biaisées,
dans la suggestion des dépossessions, des mensonges, des
dévastations. Avec, plus que jamais, la délicate
alliance de la violence et de l'élégance.>> © Le
Monde du 12-02-99
L'Identité
<< (...) la question de l’identité reste un
thème central de l’œuvre. Le narrateur est l’acteur
témoin d’un monde qui sans cesse le ramène
à ses propres origines. Les personnages qu’il rencontre
ont le plus souvent une fausse identité, et les questions
qui restent sans réponse, liées le plus souvent
à son père, sont le moteur premier de sa quête.
« A la fois dedans et dehors », « enchanté
et repoussé », « avec horreur et compassion
», Modiano se heurte à un paradoxe : le monde qu’il
rejette le fascine, parce qu’il recèle la clé
de son parcours identitaire. Né d’un père
juif italo-égyptien et d’une mère flamande
belge, son père mystérieux disparaît peu après
la guerre. Elevé par sa mère et dans des pensionnats,
il mesurera très tôt sa condition d’apatride.
Mêlant à son désarroi la culpabilité
d’être en quelque sorte un enfant de la collaboration,
il déclarera souvent avoir la sensation d’être
« le fruit du hasard, d’une rencontre fortuite »,
« une plante née du fumier de l’Occupation
». Sa culture est déracinée, et ses racines
perdues. Pour Lamartine, l’être qui erre ainsi est
condamné à être poursuivi par des fantômes,
qui sont ici issus d’un monde interlope, kaléidoscopique
de l’héritage paternel, et « chaque lieu lui
jette un cri ». Paris, en effet, est indissociable de cet
univers, et ce sont les lieux qui réveillent les souvenirs
et font revivre les personnages. A de nombreuses reprises, les
personnages sont pris du fantasme d’appartenir à
une autre famille, plus enracinée, plus « respectable
», plus « traditionnelle », et vont jusqu’à
s’inventer des titres de noblesse. >> Carine
Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie
chez Patrick Modiano Mémoirede maitrise, juillet 2000.
Paris IV, Sorbone.
Imaginaire / Autobiographie*
"Il
ne s'agit jamais pour moi de me plonger de façon narcissique
dans mon enfance. Je n'écris pas pour parler de moi ou
essayer de me faire comprendre. Ni pour reconstituer les faits.
Il n'y a aucun désir d'introspection. Non, j'ai juste été
marqué durant l'enfance par une atmoshère, un climat,
parfois des situations, dont je me suis servi pour écrire
des livres. Mais en quittant le plan autobiographique pour me
situer sur celui de l'imaginaire, du poétique, avec quelques
événements de mon enfance pour matrice. Des choses
parfois dérisoires, insignifiantes, sans doute pas si mystérieuses,
au fond." Télérama. Entretien
avec Nathalie Crom, 1/10/2014
Indiffère
" Combien d'hommes et de femmes que l'on imagine morts
ou disparus habitent ces blocs d'immeubles qui marquent la lisière
de Paris... J'en avais déjà repéré deux ou trois, Porte Dorée,
avec sur le visage un reflet de leur passé. Ils pourraient vous
en dire long mais ils garderont le silence jusqu'au bout et cela
les indiffère complètement que le monde les ait oubliés. "
Voyage de noce.
Indochine
en 1954 (début de la guerre)
inlassablement
"Depuis trente-cinq ans, Patrick Modiano revisite inlassablement
la même histoire floue : celle d'un individu sans qualité, sans
racine, pourvu d'obsessions qui l'aimantent vers la circonstance
qui a décidé de sa vie - et qui lui échappe comme une flaque de
mercure. Cet individu, le plus souvent, ne sait pas trop qui il
est. D'où l'attention qu'il témoigne aux vieux agendas, aux lieux,
aux cartes de visite, aux patronymes, aux plaques d'immatriculation,
à la géographie, à l'état civil, aux squares de quartiers qui,
peut-être, se souviennent mieux que lui de son propre passé. Dans
chacun de ses romans, Modiano reprend ce canevas originel à la
manière d'un photographe qui s'obstine sur le même objet mais
à partir d'angles différents. Ce sont des romans-fragments, des
épisodes d'une même quête de « l'harmonie perdue », des
séquences initiatiques d'un même récit écrit par à-coups. Modiano,
ce jeune homme égaré, a besoin de repères. Il n'a rien trouvé
de mieux que la littérature, cette machine à déjouer l'absence,
pour lui en fournir quelques-uns."
Jean-Paul Enthoven, Accident
Nocturne, Le Point, 3-10-2003.
Interlope
(monde, milieu)
" l'esprit du milieu qui réunissait Gestapo et trafiquants.
(...) de façon plus frappante (...) que dans la plupart des documents
historiques, ce monde surgit dans toute sa bizarrerie sordide
et frivole, avec ses bars, ses boîtes et ses bordels, ses voitures
de luxe, ses modes vestimentaires et ses faux papiers, ses chansons
languissantes et ses gestes de tortionnaire. Ce monde à base de
spéculation et de mégalomanie, ce monde à la dérive où la règle
du jeu moral s'est dégradée en un jeu sans règles, et où les pouvoirs
les plus monstrueux sont tombés dans les mains de criminels et
d'épaves, ce monde qui a été occulté par les manuels, oublié ou
refoulé par ceux qui en avaient vécu les péripéties, inconnu,
tout simplement, de la jeune génération, Modiano le ramène à la
surface de la conscience collective avec une force choquante qui
pulvérise les idées reçues de l'Histoire officielle."
Colin Nettelbeck et Pénélope A. Hueston, Patrick Modiano, Pièces
d'identité. Ecrire l'entre-temps, Editions Minard, Collection
Archives des lettres modernes, N° 220, Paris 1986, p. 27.
<< (...) peinture des mêmes personnages
vaguement crapuleux (rastaquouères marrons, avatares grotesques
d'une Histoire dont ils représentent les exilés
toujours en rade, en quête d'une improbable identité,
et autour de qui gravitent les mêmes silhouettes féminines
en ombres portées d'eux-mêmes : demi-mondaines, entremetteuses...,
radoteuses d'expériences dont on ne sait guère faire
la part du rêve et de la réalité). >>
Didier Hénique
Internet
et les annuaires*
"Cela fait un an et demi que j’ai effectivement découvert
Internet. Pour moi, cela ressemble à une fleur élevée
de manière artificielle, à un fruit mûri en
serre. J’ai besoin d’obstacles, de mystère,
il faut que les renseignements que je cherche soient difficiles
à trouver pour favoriser mon imagination. Alors, même
si la tentation est grande, j’essaie de résister
à Internet et de continuer à me plonger dans mes
annuaires." La
Tribune de Genève, entretien avec Pascale Frey, 27-02-10
Itinéraires
/ Déambulations*
<< (...)le récit s’organise autour du seul point de vue, ambulatoire,
du
personnage central, le narrateur, qui assume ainsi la totale subjectivité du
narré. Sa démarche est instinctive : il s’agit de se laisser
imprégner des lieux, la mémoire et l’imagination feront le
reste. Aussi le narrateur, au fur et à mesure que le style de l’auteur
se définit, devient-il un véritable acteur témoin d’un
monde vers lequel l’attire sa propre sensibilité. Le hasard laisse
ainsi la place à l’inconscient, car il s’agit de faire confiance à ses
pas, et le récit prend tantôt la forme de l’itinéraire
d’une quête, tantôt celui d’un pèlerinage sur
des lieux de mémoire. Aussi c’est la carte de la ville qui organise
le récit qui est conduit par la déambulation de l’instance
narrative.>> Carine
Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie chez Patrick
Modiano Mémoirede maitrise, juillet 2000. Paris IV, Sorbone.
Intranquillité
Il y a de l'intranquillité dans les personnages, un fort
sentiment d'insécurité. Ils ne sont sûrs de rien, ni de leurs
origines, ni de leur histoire, ni de leur mémoire, ni de leurs
sentiments. Ils survivent comme ils peuvent dans un univers
romanesque cosmopolite
et flou. Une image de soi lointaine, tremblante et vertigineuse, Antoine
de Gaudemar (Libération
11/1/96)
Introspection
(aucun goût pour l')
"« A part mon frère Rudy, sa mort, je crois
que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur.
Je n’ai rien à confesser ni à élucider
et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection
et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient
obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt.
Et même, j’essayais de trouver du mystère à
ce qui n’en avait aucun. » Un Pedigree, roman, 2006.
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