Sachs
(Maurice) par Amaury Watremez
Les êtres humains sont complexes, ils ne sont pas
réductibles à des slogans, des généralités,
empaquetés dans des schémas pré-mâchés,
Maurice Sachs alias Maurice Ettinghausen en est une preuve flagrante
lui qui avait fait du paradoxe un mode de vie, ce qui a fasciné
et fascine encore Patrick Modiano qui en a fait son père
idéal, et qu'il évoque dans « la place de
l'Étoile ». Il faisait partie des personnes humaines
qui se situent en dehors de toute définition d'un comportement
normé ou considéré comme normal, c'était
un homme libre au sens exact du terme, et un pauvre type esclave
de ses appétits, un écrivain an talent évident,
et un dilettante trop paresseux pour épanouir ses dons.
Quand il y songera enfin, en prison, il sera beaucoup trop tard.
Il est de temps en temps de ces personnalités brillantes
qui scandalisent les foules banales et suscitent l'envie de ceux
qui affirment des opinions qu'ils s'imaginent libérées
de toutes contraintes, alors qu'ils ne font que répéter
des lieux communs à la mode, et qui prennent la pose de
l'affranchissement des mœurs alors qu'au fond ils demeurent
des petits bourgeois moutonniers et surtout soucieux du contenu
de leur compte en banque et de celui du voisin qu'ils envient.
Il était complètement indifférent à
la rumeur publique, à l'image qu'il donnait de lui.
C'était un de ces ogres, angoissés joyeux, qui veut
tout, qui a soif de tout ce qu'il peut connaître, vivre,
ressentir, sachant très bien qu'il n'aura pas assez d'une
vie pour que rien de ce qui est humain ne lui soit étranger.
Il avait de nombreuses ressemblances avec Dorian Gray, et Don
Juan, se mesurant, se colletant sans cesse aux préjugés
et à la morale commune, ou à la sottise de la foule
imbécile. Il était proche de Lafcadio, le personnage
principal des « Caves du Vatican », qui sait très
bien que les actions humaines sont surtout marquées par
l'agitation vaine, la vacuité, de nombreuses prétentions,
et l'absence totale d'un sens quelconque.
Il rappelle aussi par bien des égards ces aristocrates
du verbe amoraux et au bord de l'abîme qu'étaient
Drieu la Rochelle et Montherlant.
Et comme Oscar Wilde, l'auteur de « le Portrait de Dorian
Gray » cité ci-dessus, il ne savait pas « jusqu'où
aller trop loin » croupissant à la fin de son existence
dans une geôle atroce surtout pour cette raison.
Il n'y a pas d'être humain qui soit tout noir ou tout blanc,
ce que feignent de croire les thuriféraires des théories
paresseuses qui réduisent l'Humanité à quelques
lieux communs, ce qui est on s'en doute plus simple à comprendre,
et plus confortable. Il est plus facile de rejeter le contradicteur,
ou celui qui vit différemment en en faisant un monstre
ou un pervers.
Ce qui n'exclue pas l'existence de monstres ou de pervers au sein
de l'humanité ceux-ci relevant souvent de la profonde banalité
du Mal plus que d'une horreur extraordinaire et ponctuelle.
Maurice Sachs a donc été successivement, en même
temps parfois :
Fils à maman trop gâté, puis délaissé,
sa mère se remariant après que son mari ait quitté
le domicile conjugal, juif, homosexuel, converti au protestantisme
pour épouser une riche américain, menant la grande
vie pendant les « années folles » dont il fût
un des « faunes », ami de Cocteau, noceur, travailleur,
joyeux, désespéré, riche, pauvre, animateur
de radio célèbre aux États-Unis sur la NBC,
trafiquant aimant sans complexes les biens de ce monde, antifasciste
sur la « liste noire » des nazis.
Il est de ceux qui soutiennent l'entrée en guerre des américains,
puis « juif collabo », sachant ce qu'il fait en toute
connaissance de cause, proposant ses services aux SS et à
la Gestapo, menant une vie fastueuse en Allemagne, dont ses nouveaux
maîtres finissent par se lasser car il multiplie les faux
rapports et surtout les imprudences se comportant insolemment
avec les nazis.
Il est emprisonné dans un camp très dur, mis à
l'isolement dans une cellule sombre et crasseuse, où il
continuera à écrire, ce fut sa plus grande période
de créativité, puis assassiné pour n'avoir
pas dénoncé un père jésuite résistant,
son corps ayant ensuite été peut-être livré
aux chiens, ce dernier épisode étant plus ou moins
sujet à caution.
Il est né dans une famille totalement areligieuse et anticléricale
pour finalement sur le tard avoir une certaine appétence
pour la spiritualité comme tous les esprits ne se contentant
pas de suivre les instincts grégaires des braves gens du
« vulgum pecus » qui n'aiment pas « que l'on
suive une autre route qu'eux ».
Son roman le plus connu, pour son parfum de soufre, est «
le Sabbat », mais il écrivit aussi deux chroniques
des « années folles », faisant passer la première
« Au temps du bœuf sur le toit » pour autobiographique
alors qu'il s'avère ainsi que le note un exégète
de son œuvre dans la préface de « chronique
joyeuse et scandaleuse » que c'est faux (Thomas Clerc dans
l'édition « Libretto » de septembre2012).
Non seulement, donc, comme individu, il échappe à
toute tentative de définition restrictive mais aussi aux
biographes et à ceux qui tenteraient une interprétation
étriquée de son existence et de son œuvre.
A notre époque d'hédonisme de masse, qui n'a rien
à voir avec le véritable hédonisme qui est
aussi une forme d'élévation, et de recherche intellectuelle,
voire une ascèse, l'épicurisme au sens strict en
étant une, Maurice Sachs, par ses tribulations amoureuses
homosexuelles choque moins.
En surface, car si l'homosexualité semble maintenant une
orientation tolérée par le plus grand nombre, les
personnes sont finalement toujours aussi grégaires, en
particulier la bourgeoisie intellectuelle d'où était
issue Maurice Sachs.
Celle-ci a simplement troqué son hypocrisie foncière
concernant la moralité par une liberté de façade.
Et elle déteste toujours autant ces individus « hors-normes
» priés de vivre dans leur communauté propre
et seulement leur communauté, ce qui la maintient dans
un confort intellectuel béat.
Maurice Sachs ne se réduit pas à une seule de ses
incarnations successives, il les était toutes, y compris
les plus sombres, une autre différence entre lui et les
autres personnes étant qu'il connaissait très bien
l'existence de cette part d'ombre en lui tout en étant
un « porteur de lumière », encore un paradoxe,
et qu'il l'acceptait, se voyant tel qu'il était ce à
quoi la plupart des gens se refuse, préférant se
rêver, de plus en plus virtuellement en personnages de légende."
par Amaury Watremez samedi 15 septembre 2012
Maurice
Sachs sur le Réseau Modiano
Salinger
"-
Avez-vous parfois envie d'arrêter d'écrire* ?
Ou de publier, puisqu'il paraît que Salingerécrit
toujours...
- Je suis sûr qu'il écrit toujours, parce que ce
n'est pas possible de s'arrêter. Parfois, je me dis que
ça doit être formidable quand on n'a plus envie d'écrire,
quand on est rassasié. Mais ce ne doit être valable
que pour des poètes à l'état pur, qui connaissent
la fulgurance. Mais parfois, quand même, j'aimerais rester
silencieux. Parce que écrire, après les repérages,
c'est comme plonger dans un truc froid. Je suis toujours épaté
par les types qui disent qu'ils peuvent écrire six heures
par jour. La seule chose agréable, ce sont les repérages,
les rêves de départ. Je rêverais d'ailleurs
de me contenter de ça. D'arrêter de communiquer,
de recopier des choses qui ne seraient pas publiées. J'ai
d'ailleurs une activité parallèle en dehors des
livres que je publie..." Entretien
avec Christophe Ono-dit-Biot , à l'occasion de la parution
de Dans le café de la jeunesse perdue, 27/09/2007,
- © Le Point N°1828-
Sans
domicile fixe
Jérôme Garcin – Votre enfance et votre
adolescence, vous le rappelez p. 89,[Accident nocturne]
ont été sans domicile fixe. D’école en pensionnat, vous êtes passé
par Biarritz, Jouy-en-Josas, Thônes, Bordeaux, Metz, avant de
devenir un Parisien pour toujours...
P. Modiano . – J’ai même vécu quelque temps
dans un endroit qui doit vous plaire, le haras de Saint-Lô, où
je me promenais la nuit au milieu des chevaux. Je ne restais jamais
très longtemps. J’étais sans cesse transbahuté d’un endroit à
un autre et dans des lieux parfois hallucinants où persistait
un fantastique social, dont les repères étaient la gare, la caserne,
le café. Je ne m’appartenais pas. C’était très perturbant. Alors
souvent je fuguais. Il faut dire que certains pensionnats ressemblaient
à de petits séminaires. Jérôme
Garcin, Rencontre avec P Modiano, Le Nouvel Observateur, 2 octobre
2003
Scène
primitive
"Le point de départ est toujours quelque chose de
très précis qui ne relève pas de la fiction.
Un détail. Ou une scène. Quelque chose qui a véritablement
eu lieu. Un morceau de réalité. Après, je
mélange ces bribes de réel à ce qu'elles
auraient pu devenir. Et ça devient une sorte de fiction.
L'horizonest né de cette façon : la scène
primitive est une scène où je voyais quelqu'un attendre
une autre personne à la sortie d'un bureau." "Mon
Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé"
entretien avec François Busnel (Lire), 04/03/2010
Scénario
<< Il faut dépenser plus d’énergie pour un scénario
que pour un roman parce que c’est comme un mécano... il faut assembler
des pièces. >> Les
Inrockuptibles, Festival de Cannes 1997.
Secret
(son)
"J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses
journées, où elle se cachait, en compagnie de qui
elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première
fugue et au cours des quelques semaines de printemps où
elle s’est échappée à nouveau. C’est
là son secret. Un pauvre et précieux secret que
les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation,
le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire,
le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit
– n’auront pas pu lui voler. Dora Bruder,
1997, p 144.
Seconde
Guerre mondiale
<< - On a cependant pu voir en vous un écrivain
exemplaire sous un autre aspect : un écrivain qui exprimait
« l'essence de sa génération », comme
l'a dit l'historien Henry Rousso, à savoir le poids de
la Seconde Guerre sur la génération d'après,
celle qui n'en fut pas le témoin direct. Certains historiens
ont parlé du caractère précurseur de vos
livres, qui évoquaient la collaboration au moment où
triomphait encore le mythe d'une France unanimement résistante...
PM - Oui, j'ai exprimé quelque chose de cette réalité-là.
C'est tombé sur moi peut-être parce que j'étais
de manière plus directe le fruit de cette période
trouble. Évidemment je me sentais un peu bizarre à
l'époque de penser beaucoup à la période
de l'Occupation, ce qui n'était pas le cas des jeunes gens
de mon âge - même si ça devait les travailler
inconsciemment. Leur engagement politique, notamment, me paraissait
très lié à cela, à la période
de la guerre. En 1968, il y avait les slogans comme « CRS
= SS ». Ces luttes me paraissaient très imprégnées
des images de la Seconde Guerre mondiale. >>
Entretien
avec Maryline Heck, Magazine Littéraire, n° 490, octobre
2009
La
Seine
N.O.- Vous parlez de la Seine comme d'une ligne de démarcation,
un rideau de fer entre les deux rives, pourquoi?
P. Modiano.- En passant sur la rive droite, j'avais le sentiment
de pénétrer dans un espace de liberté mais
aussi d'aventures inquiétantes. C'est lié au souvenir
très précis d'un commissariat de police, qui était
installé dans la Cour carrée du Louvre, juste avant
la rue de Rivoli. Il symbolisait pour moi une sorte de poste de
douane. On arrivait sur la rive gauche par le très provincial
pont des Arts, ce qui était plutôt charmant. En revanche,
je ne pouvais accéder sur la rive droite, du moins dans
mon imagination d'enfant de 14 ans qui se croyait toujours en
infraction, qu'en franchissant cette douane sombre et menaçante
gardée par des policiers en képi... Une fois qu'on
l'avait passée, c'était le fascinant quartier des
Halles, des journaux, des rues populaires. Entretien
avec Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur",
27 septembre 2007
sensation
/ Malaise*
<< J’ai commencé à éprouver un
drôle de sensation, sans doute à cause des trottoirs
déserts, de la brume de chaleur et du silence autour de
moi. A mesure que je descendais le boulevard Murat, mon malaise
se précisait : j’avais enfin découvert le
quartier où je me promenais souvent, dans mes rêves,
avec Jacqueline. Pourtant, nous n’avions jamais marché
ensemble par ici, ou alors c’était au cours d’une
autre vie. [...] J’ai reconnu les fontaines, au milieu de
la place. J’étais sûr que d’habitude
Jacqueline et moi nous suivions une rue à droite, derrière
l’église, mais je ne l’ai pas retrouvée,
cet après-midi-là. >> D.P.O.,
p.163
serti invisible (trapéziste*)
"Il y a toujours
ou presque ce détour et cette sensation, au dernier moment,
d'être comme un trapéziste qui parvient, in extremis,
à rattraper le trapèze qu'on lui a lancé.
Par quel moyen (ou quel miracle) retrouvez-vous le chemin
? Comment rattrapez-vous le trapèze ?
P.M. Par la phrase, justement. Un paragraphe ou une page qui me
semblent catastrophiques le soir peuvent être rétablis
le lendemain matin par une phrase. Ou en supprimant quelque chose.
Mais j'ai, chaque matin, une impression de rattrapage de ce que
j'ai fait la veille. Je n'ai jamais connu cette impression d'écrire
en ligne droite. C'est comme si vous naviguiez en essayant d'éviter
les écueils et que, au dernier moment, vous les contourniez.
Utiliser des blocs de réalité, notamment des noms
propres de gens que j'ai pu croiser, m'aide à effectuer
ce rattrapage. Quelquefois, je cannibalise certains trucs, c'est-à-dire
que je me sers de plusieurs segments qui pourraient chacun être
un roman différent.
Ce qui explique que le lecteur ait souvent l'impression, à
vous lire, que tel ou tel passage pourrait être le point
de départ d'un autre roman...
P.M. Oui, j'en suis tout à fait conscient. Pour essayer
de redresser la barre, je me sers de segments qui auraient pu
être développés dans des romans ultérieurs
mais que j'ai besoin de mettre bout à bout dans celui qui
est en cours d'écriture. Je suis comme quelqu'un qui essaie
de trouver un dopage artificiel. Je cherche ce qui pourrait me
stimuler. En joaillerie, on appelle cela un serti invisible.
C'est-à-dire que l'on ne s'aperçoit pas de la mise
bout à bout de plusieurs segments, on ne voit que la fluidité.
J'essaie de travailler ainsi. Ou plutôt, je ne peux que
travailler ainsi. Ce qui me laisse toujours un sentiment assez
désagréable."
"Mon
Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé"
entretien avec François Busnel (Lire), 04/03/2010
Seuil-Gallimard*-Modiano,
Jean-Claude, Lamy, Patrick
Modiano sur la piste d'une étoile , Le Figaro
du 10/07/2008.
Sensation
" (...) dans les
romans, il y a une espèce de perte de repères, mais c'est beaucoup
plus diffus. C'est pour ça qu'une adaptation littérale ne peut
pas aller. Pour décrire cette perte de repères, il faut aller
trouver quelque chose d'équivalent au cinéma, c'est-à-dire quelque
chose de plus concret, parce que la sensation qu'on peut transmettre
à un lecteur de roman, c'est une sensation... un peu comme l'acupuncture,
ce sont comme des trucs qui se propagent dans le système nerveux.
Dans le film, il y a la même sensation d'incertitude, mais elle
passe d'une autre manière. En choisissant de placer le scénario
à Lima, il a trouvé un équivalent concret à une sensation. Le
roman, finalement, c'est plutôt la suggestion, c'est par elle
que l'on arrive à transmettre une sensation au lecteur. Si l'adaptation
est trop littérale, l'émotion ne peut plus passer."
Synopsis 10, entretien
avec Judith Louis à propos de l'adaptation de Dimanches d'Août.
Shoah
Perec, en 1963, écrivait, à propos de Robert Antelme : « Dans
tous les cas, monotone ou spectaculaire, l'horreur anesthésiait.
Les témoignages étaient inefficaces ; l'hébétude, la stupeur ou
la colère devenaient les modes normaux de lecture. Mais ce n'était
pas cela qu'il s'agissait d'atteindre. Nul ne désirait, en écrivant,
susciter la pitié, la tendresse ou la révolte. Il s'agissait de
faire comprendre ce que l'on ne pouvait pas comprendre ; il s'agissait
d'exprimer ce qui était inexprimable. »
Cité par Pierre Lepape, le Monde, 4 avril 1997.
Histoire
de la Shoah,
Bibliographie*
jusqu'en 2004.
Signaux
<< (...) il m’est souvent arrivé de semer dans
mes livres des noms et des détails - comme des signaux
de morse – à destination de certaines personnes dont
les traces s’étaient perdues. Je savais d’avance
qu’elles ne donneraient pas signe de vie, mais c’est
leur silence qui me donnait envie d’écrire.>>
Entretien
réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion
de la parution de "Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier"
Bulletin Gallimard, (octobre 2014).
Signe
de vie
"Vous parlez souvent dans vos romans des fantômes du
passé, qui réapparaissent soudainement des années
plus tard. Cela se produit-il dans la "vraie" vie ?
Non, malheureusement. C'est pourquoi, de manière un peu
enfantine, il m'arrive de donner dans mes romans de vrais noms
à mes personnages, en espérant que les personnes
me donnent signe de vie. Mais cela n'a jamais abouti." Entretien
avec Marianne Payot, Delphine Peras, "Je suis devenu comme
un bruit de fond", l’Express, 04/03/2010
Silence
1
"Patrick Modiano possède le don de faire percevoir le
(ce) silence, l'émergence ralentie d'un désarroi essentiel."
Hugo Marsan Le Monde 26/11/93
De roman en roman, une cérémonie de silences, jamais de la même
intensité, mais liés par des êtres toujours en retrait d'eux-même.
Absents d'eux-même...
silence 2(Le bruit* et le), réponse à une question
de Jean-Paul Enthoven
- Où en êtes-vous, personnellement, avec le bruit
et le silence ?
P. M. : C'est toujours le silence qui a le dernier mot ©
le point 03/10/03 - N°1620
Silence
3
<< Il y avait du vent. Nous suivions la rue du Docteur-Dordaine.
Mes camarades étaient déjà rentrés
en classe et le maître avait remarqué mon absence.
A mesure que nous marchions, le silence était de plus en
plus profond autour de nous. Sous le soleil, cette rue et toutes
ces maisons semblaient abandonnées.
Le
vent agitait doucement les herbes hautes de la prairie. Nous n’étions
jamais venus seul ici, tous les deux. Les fenêtres murées
du château me causaient la même inquiétude
que le soir, au retour de nos promenades en forêt, avec
Blanche-Neige. La façade du château était
sombre et menaçante à ces moments-là. Comme
maintenant, en plein après-midi. Nous nous sommes assis
sur le banc, là où s’asseyaient Blanche-Neige
et la petite Hélène, quand nous escaladions les
branches de pins. Ce silence nous enveloppait toujours, et j’essayais
de jouer un air sur l’harmonica qu’Annie m’avait
donné.>> Remise de Peine, p.159.,
p.160.
SIMENON
Simenon
1. "
J'ai beaucoup lu Simenon. Cette précision m'aide à exprimer
des choses, des atmosphères où tout se dilue."
Magazine littéraire
N°302, Entretien avec Patrick Modiano, propos recueillis
par Pierre Maury, Septembre 1992, p. 104.
2. "Les livres de Simenon, on se dit que ça va être
très
facile d'en faire l'adaptation, parce que c'est déjà très cinématographique,
tout est en place. Mais, au fur et à mesure, on a l'impression
que c'est comme du sable, ça vous file entre les doigts. Ca
prouve qu'il y a un truc très bizarre. C'est comme un chandail
dont la laine se défait..." Synopsis
10, entretien avec Judith Louis à propos de l'adaptation
de Dimanches
d'Août.
3. "Qu'est-ce
qui vous rapproche de Simenon ?
Ce qui me rapproche de lui, c'est qu'il avait besoin lui
aussi de savoir exactement dans quelle topographie et dans
quels décors
ses personnages évolueraient.
Il suggérait une atmosphère ou décrivait
des comportements très troubles dans un style épuré et
grâce à des phrases courtes, ce que j'ai toujours
essayé de faire. Et je lui ai toujours envié la
rapidité avec laquelle il pouvait écrire un roman
et sa faculté, dès la première page, d'avoir
tout le livre en tête avec toujours le même nombre
de chapitres - alors que j'avance très lentement sans
savoir très bien ce qui va suivre, à l'aveuglette." Entretien
à l'occasion de la sortie de : Dans
le café de la jeunesse perdue, roman Gallimard, 2007,
Le Monde, 4 octobre 2007.
soi (la Figuration* de) par Laurent Jenny (2003).
Cours en ligne, Université de Genève
Second
souffle
"Il faut un second souffle." Avec Un pedigree, formidable
roman familial, sans doute votre chef-d'oeuvre, l'avez-vous trouvé
?
P.M. En disant cela, je pensais surtout aux écrivains qui
avaient commencé à publier très ou trop jeunes.
Vers 22, 23 ans. C'est assez effrayant mais il faut bien dire
qu'au-delà de quarante ans de distance les choses se brouillent.
Tout semble vraiment très rapide. Je croyais que les choses
pouvaient durer plus longtemps. On ne se rend pas compte à
quel point les années vont vite. Il y a certains écrivains
qui ont eu, à première vue, un second souffle, mais
on s'aperçoit, lorsque l'on prend de la distance, que ce
n'en était pas vraiment un, qu'ils ont toujours écrit
la même chose. Il est très difficile de savoir si
on est capable d'avoir ce second souffle. Très difficile."
Entretien avec François Busnel, Lire, 04-03-10.
Souvenir
d'enfance
A propos de La Petite Bijou. Ce livre est une manière de parler
de son enfance, de l'enfance en général... << C'est un truc
bizarre... C'était une drôle de période, au début des années cinquante.
J'avais 7 ans, j'habitais une maison aux environs de Paris, à
Jouy-en-Josas. A deux ou trois reprises, une fille un peu plus
âgée que moi est venue, elle avait 12 ou 13 ans. Il y avait comme
une aura autour d'elle... Ça venait du fait qu'elle avait joué
comme figurante dans un film. Elle avait ce côté des enfants qui
ont grandi trop vite et ont des vêtements trop petits, elle était
un peu comme la petite Fadette. Elle avait l'air d'être livrée
à elle-même, de ne pas avoir de famille. C'était un mélange bizarre
de contexte campagnard et de cinéma. Son rôle exact dans le film
restait un mystère. Je n'arrivais pas à savoir ce qu'elle avait
fait exactement. Comme si elle avait vécu quelque chose de très...
de très...>> Libération
du 24/06/01
Souvenirs
(Fragments de)
« Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années
où votre vie est semée de carrefours, et tant d'allées
s'ouvrent devant vous que vous avez l'embarras du choix. Les mots
dont il remplissait son carnet évoquaient pour lui l'article
concernant la « matière sombre » qu'il avait
envoyé à une revue d'astronomie. Derrière
les événements, précis et les visages familiers,
il sentait bien tout ce qui était devenu une matière
sombre : brèves rencontres, rendez-vous manqués,
lettres perdues, prénoms et numéros de téléphone
figurant dans un ancien agenda et que vous avez oubliés,
et celles et ceux que vous avez croisés sans même
le savoir. Comme en astronomie, cette matière sombre était
plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était
infinie. Et lui, il répertoriait dans son carnet quelques
faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si faibles,
ces scintillements, qu'il fermait les yeux et se concentrait,
à la recherche d'un détail évocateur lui
permettant de reconstituer l'ensemble, mais il n'y avait pas d'ensemble,
rien que des fragments, des poussières d'étoiles.
» L'horizon,
Gallimard, 2010
Souvenirs
imaginaires
<< (...) souvent vos souvenirs sur une période précise
de votre vie ne correspondent pas avec ceux que des «témoins»
ont gardé de vous et de cette même période.
Au point de se demander si la recherche du temps perdu n’est
pas une entreprise vaine, brouillée par l’oubli et
par des souvenirs dont vous finissez par vous demander s’ils
ne sont pas imaginaires.>> Entretien
réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion
de la parution de "Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier"
Bulletin Gallimard, (octobre 2014).
Superpositions,
accumulations, attentes...
"
Il
ne faut pas oublier ici la remarque de Jauss qui rappelle qu'une
oeuvre littéraire n'est jamais absolument neuve. L'attente romanesque
de chaque lecteur se base sur l'ensemble des livres lus par ce
dernier, tout nouveau texte va être perçu à travers une grille
d'images et d'idées créées par les textes antérieurs. Chaque nouveau
texte se superpose sur le bagage littéraire du lecteur en le modifiant
et en le rectifiant au cours de la lecture, certains traits génériques
se retrouvent tout simplement reproduits. L'accumulation des lectures
crée chez le lecteur un horizon d'attente qui est spécifique pour
chaque genre. Cet horizon d'attente aide le lecteur à mieux apprécier
et interpréter chaque oeuvre nouvelle. Comme le propre de chaque
roman est de découvrir 'une portion jusqu'alors inconnue de l'existence' (Kundera) ,
c'est donc lorsque l'attente du lecteur est modifiée, modulée
ou rompue que le genre romanesque s'enrichit de nouvelles caractéristiques,
sinon il s'agit 'des romans après l'histoire du roman. (Kundera)"
Hélène Andreeva-Tintignac
"L'Ecriture romanesque de Patrick Modiano ou la frustration
de l'attente romanesque" Etude stylistique,
Thèse présentée en Janvier 2003
superstitieux,
réponse à des questions de Jean-Paul
Enthoven
-Etes-vous
heureux ?
PM
: C'est une question qu'il ne faut pas aborder de front quand
on est superstitieux.
© le point 03/10/03 - N°1620
suspens(en)
<<De cette morne succession de jours, les seuls qui se détachaient
encore, c’était ceux ou j’avais connu Jacqueline
et Van Bever. Pourquoi cet épisode plutôt qu’un
autre ? Peut-être parce qu’il était demeuré
en suspens. >>
D.P.O., p.137.
Stavisky
<< Je me suis intéressé à Stavisky
parce qu’il me semble avoir été un illusionniste,
un inquiet qui pensait arriver à être honorable,
un jour. Les escrocs, les imposteurs font partie des illusionnistes,
et ceux-ci me fascinent.>> Entretien de Modiano
dans Nice-Matin, le 16 Novembre 1969.
<<Fasciné par ces factotum du père, ces destins
qui se ressemblent, Stavisky en est l’image archétypal
: escroc notoire, juif de surcroît, il alimenta la presse
antisémite de l’entre-deux-guerres. D’une famille
israélite originaire de Russie, Serge Alexandre Stavisky
arrive en France avec son père en 1898. Il est naturalisé français
en 1910. Au moment où éclate l’affaire Stavisky
en 1934, environ quatre-vingt dossiers constitués contre
lui pour des affaires d’escroquerie dorment dans les bureaux
de la Sûreté et des ministères intéressés.
Entre temps, Stavisky s’est considérablement enrichi,
jusqu’à fonder en 1931 avec l’appui du député-maire
de Bayonne un crédit municipal qui émet une masse
considérable de bons à intérêt, placés
auprès des compagnies d’assurances, des banques et
des petits épargnants : placement idéal pour blanchir
de l’argent. Parallèlement, il est sous le nom de
Serge Alexandre depuis longtemps la vedette du Tout-Paris. Marié à un
mannequin parisien, il multiplie les fêtes et des réceptions
dignes de figurer dans un roman de Scott Fitzgerald. Lorsque l’affaire éclate
début 1934, il fuit vers la frontière Suisse, à Chamonix,
où la police le retrouve mort. Tout comme l’ascension,
la chute est brutale, mais l’affaire ne fait pour la France
que commencer : d’un côté c’est l’occasion
pour le journal de Maurras, L’Action Française, de
s’en prendre aux « métèques » auxquels
selon lui la France ouvre trop largement ses frontières,
et de l’autre c’est l’offensive de la droite
contre le « régime parlementaire pourri », qui
précipitera la chute du ministère Chautemps tout
entier. Cependant, la gauche répond à la droite dans
des manifestations sanglantes : la lutte s’ouvre entre le
Gouvernement Daladier et la droite exaspérée, qui
soutient le Préfet de police Jean Chiappe. Le 6 Février,
les manifestations tournent à l’émeute, entre
les extrémistes des deux bords et la police, dont la répression
est sévère. Cette journée symbolise également
le prélude du Front Populaire, qui donnera de Stavisky une
image indulgente.>> Carine
Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie
chez Patrick Modiano Mémoire de maitrise, juillet 2000.
Paris IV, Sorbone.
Jean-Louis
Steinberg, "La
destruction d'une famille, 1940-1945"
Stioppa
<< Le dimanche, promenade avec mon père et l'un de ses comparses
du moment. Stioppa. Mon père le voit souvent. Il porte monocle et ses
cheveux sont si gominés qu'ils laissent une trace quand il appuie la tête
sur le dossier du canapé. Il n'exerce aucun métier. Il habite dans
une pension de famille avenue Victor-Hugo. Parfois, nous allions, Stioppa, mon
père et moi, nous promener au bois de Boulogne.>>. Ephéméride,
2002, Mercure
de
France, ed.
Le
Style
<< La lecture d’un roman de Modiano laisse le lecteur
dans la perspective d’une apparente simplicité :
en effet, la légèreté du ton, la succession
de phrases simples, l’abondance de phrases nominales, la
concision et la superficialité des dialogues, l’absence
de développements analytiques, tout cela donne le sentiment
d’une certaine naïveté narrative. Le récit,
épuré de toute lourdeur, concis, elliptique, prend
son sens le plus profond dans les rapports qu’il entretient
avec l’espace romanesque. En effet, de métonymies
en métaphores, Modiano a développé un style
unique où Paris joue un rôle de premier ordre : d’un
côté, le temps reproduit la structure de l’espace,
« les héros du récit poétique se promènent
à travers les fossiles du temps[Jean-Yves
Tadié, Le récit poétique] »,
et de l’autre, plus que le cadre ou l’enjeu d’une
lutte, Paris est l’objet d’une rêverie, d’une
découverte ou d’une interrogation.>> Carine
Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie
chez Patrick Modiano Mémoirede maitrise, juillet 2000.
Paris IV, Sorbone.
Style
(sur son)
<< C'est un travail de style un peu elliptique, j'essaie
de rendre le français... avec des phrases assez simples...
J'essaie d'écrire en français avec de multiples
influences, avec l'apport de certaines littératures, avec
des phrases assez coures... Ecrire le français le mieux
possible, mais avec tous ces apports. Aller vers quelque chose
de plus en plus simple, qui ne soit pas trop oratoire.>>
Conférence
de Presse du jeudi 9 octobre 2014, dans les locaux de Gallimard,
peu après l'annonce du Prix Nobel de littérature.
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