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1999-2018

 

DE SI BRAVES GARCONS

Patrick Modiano

(premières pages)


Une large allée de graviers montait en pente douce jusqu'au Château. Mais tout de suite, sur votre droite, devant le bungalow de l'infirmerie, vous vous étonniez, la première fois, de ce mât blanc au sommet duquel flottait un drapeau français. A ce mât, chaque matin, l’un d’entre nous hissait les couleurs après que M. Jeanschmidt eut lance l'ordre:
-Sections, garde a vous!
Le drapeau s'élevait lentement. M. Jeanschmidt lui aussi s'était mis au garde-a-vous. Sa voix grave rompait le silence.
- Repos... Demi-tour gauche... En avant marche!
Au pas cadencé, nous longions la grande allée, jusqu’au Château.
Je crois que M. Jeanschmidt voulait nous habituer, nous qui étions des enfants du hasard et de nulle part, aux bienfaits d'une discipline et au réconfort d'une patrie. Le onze novembre, nous participions aux cérémonies du village. Nous nous rassemblions, en rangs, sur l'esplanade du Château, tous vêtus d'un blazer bleu marine et d'une cravate de tricot de la même couleur « Pedro» Jeanschmidt - nous surnommions notre directeur: Pedro - donnait le signal du départ. Nous descendions l'allée, au pas cadencé, Pedro ouvrant la marche, suivi des élèves par ordre de taille décroissante. En tête de chaque classe, les trois plus grands: l'un portait une gerbe de fleurs, l'autre le drapeau français, le troisième la bannière de notre école bleu nuit a triangle d'or. La plupart de mes camarades ont ainsi rempli leur office de porte-drapeaux: Etchevarietta, Charell, Mc Fowles, Desoto, Newman, Karve, Moncef el Okbi, Corcuera, Archibald, Firouz, Monterey, cœmtzopoulos qui était moitié grec, moitié éthiopien... Nous franchissions le portail puis le vieux pont de pierre sur la Bièvre. Devant la mairie du village qui avait été jadis la demeure du teinturier Oberkampf, sa statue en bronz verdi se dressait sur un socle de marbre et il nous regardait défiler d'un œil creux. Ensuite, le passage à niveau. Quand il était fermé et que la sonnerie annonçait un train, nous restions immobiles, au garde-a-vous. La barrière se levait en grinçant et Pedro avait un geste brusque du bras, tel un guide de montagne. Nous reprenions notre marche. Le long de la rue principale
du village, des enfants, sur le trottoir, nous applaudissaient comme si nous étions des soldats d'une légion étrangère. Nous allions rejoindre les anciens combattants, massés sur la place de l'église. Pedro, d'un ordre sec, nous faisait mettre de nouveau au garde-a-vous. Et chaque élève, porteur d'une gerbe, venait la déposer au pied du monument aux Morts

Le collège de Valvert occupait l’ancienne propriété d’un certain Valvert qui fut l’ami du comte d’Artois et l’accompagna dans l ‘Emigration. Plus tard, officier de l’armée russe, il mourut à la bataille d’Austerlitz en luttant contre ses compatriotes dans l’uniforme du régiment Izmaîlovsky. De lui, il ne demeurait que le nom et, au fond du parc, une colionnade de marbre rose à moitié écroulée…
Mes camarades et moi, nous avons été élevés sous le patronage mélancolique de cet homme et peut-être quelques-uns d’entre nous, sans même le savoir, en gardent-il encore la marque.


La maison de Pedro était située au début de l’allée, en retrait, du côté opposé au mât et à l’infirmerie. Cette chaumière aux couleurs vernies évoquait pour nous la demeure de Blanche-Neige et des Sept Nains. Un parterre à l’anglaise impeccablement entretenu par Pedro lui-même la bordait.
Il ne me reçu qu’une seule fois chez lui, le soir de ma fugue. J’avais erré de longues heures dans le quartier des Champs Elysées, à la recherche de quelque chose, avant de me résoudre à rentrer au collège. Le surveillant de l’étude m’avait dit que Pedro m’attendait.

Les meubles brillant d'encaustique, le dallage, les faÏences, les fenêtres à petits carreaux teintés étaient ceux d'un intérieur hollandais. Une seule lampe éclairait la pièce Pedro était assis derrière un bureau haute époque, en bois foncé. Il fumait la pipe.
- Pourquoi vous vous, êtes enfui cet après-midi.? Vous êtes malheureux ici .?
. La question m'avait surpris.
- Non... Pas vraiment malheureux.
- Je passe l'éponge. Mais je vous prive de sortie.
Nous étions restés quelques minutes tous les deux, face à face, dans le silence, Pedro soufflant pensivement la fumée, de sa pipe. Il me raccompagna jusqu'à la porte. ,
- Ne recommencez plus.
Il fixa sur moi un regard triste et affectueux.
- Si vous avez envie de parler, venez me voir. Je ne veux pas que vous soyez malheureux.
J’avais marché le long de l'allée, en direction du Château et je m'étais retourné. Pedro se tenait immobile sous le porche de sa chaumière. D'habitude, tout en lui respirait la force: Le granit de son visage de montagnard, sa silhouette trapue, sa pipe, son accent vaudois. Mais ce soir-là, pour la première fois, il m'avait semblé soucieux. A cause de ma fugue? Peut-être pensait-il à notre avenir, quand nous aurions quitté le royaume de Valvert dont il était le régent - royaume menacé dans ce monde de plus en plus dur et incompréhensible-, et que lui Pedro, ne pourrait plus rien pour nous.

L'allée principale coupait la grande pelouse ou nous passions les recréations de l'après-midi et du soir et ou se disputaient les matches de hockey sur gazon. Au
fond de la pelouse, vers le mur d'enceinte, se dressait un blockhaus de la taille d'un immeuble, vestige de la guerre pendant laquelle le collège avait servi d’état-major à la Luftwaffe. Derrière, un chemin longeait le mur d'enceinte et menait à la maison de Pedro et au portail. Un peu plus bas que le blockhaus, une orangerie avait été transformée en gymnase.
Souvent, dans mes rêves, je suis l'allée principale jusqu’au Château, laissant sur ma droite une baraque de couleur brune: le vestiaire ou nous nous habillions en tenue de sport. Enfin, j'arrive sur l'esplanade semée de graviers, devant le Château, un bâtiment blanc de deux étages au perron bordé d'une balustrade. Il avait été construit à la fin du XIXe siècle sur le modèle du Château de la Malmaison. Je gravis l'escalier du perron, pousse la porte qui se referme toute seule derrière moi, et voici le hall dallé de noir et de blanc qui donne accès
aux deux réfectoires.
De l'aile gauche du Château, que nous appelions «La Nouvelle Aile» - Pedro l'avait fait bâtir au début des années cinquante -, un chemin descendait jusqu'à la cour de la confédération baptisée ainsi par notre directeur en hommage à la Suisse, son pays natal. Dans mes rêves je n'emprunte pas ce chemin mais le labyrinthe qui nous était interdit et dont seuls Pedro et les professeurs avaient la jouissance. Un étroit couloir de verdure, des ronds-points et des charmilles, des bancs de pierre, un parfum de troènes. Le labyrinthe lui aussi débouchait sur la cour de la Confédération.
Elle était entourée, comme la place d'un village, de maisons disparates qui abritaient les salles de classe, les dortoirs ou les chambres que nous partagions à cinq ou six. Chacune de ces maisons avait un nom: l'Ermitage à l'allure de gentilhommière tourangelle, la Belle Jardinière, villa normande à colombages, le Pavillon Vert, le Logis, la Source et son minaret, l'Atelier, la Ravine, et le Chalet qu'on aurait pu prendre pour l'un de ces vieux hôtels alpestres de Saint-Gervais qu'un milliardaire excentrique aurait fait transporter, pièce par pièce, ici, en Seine-et-Oise. Au fond de la cour, dans une ancienne écurie surmontée d'un clocheton, on avait aménagé une salle de cinéma et de théâtre.
Nous nous rassemblions dans la cour vers midi, avant de monter en rang au Château pour le déjeuner, ou chaque fois que Pedro voulait nous annoncer quelque chose d'important. On disait: « Rassemblement à telle heure, à la Confédération », et ces mots sibyllins ne pouvaient être compris que de nous.
J'ai vécu dans toutes les maisons de cette cour et mon bâtiment préféré était le Pavillon Vert. Il devait son nom au lierre qui rongeait sa façade. Sous la véranda du Pavillon Vert, nous nous réfugiions les jours de pluie, pendant la recréation. Un escalier extérieur, à la rampe de bois ouvrage, menait aux étages. Le premier était occupé par la bibliothèque. Longtemps, j'ai partagé l’une des chambres du deuxième, avec ChareIl, Mc Fowles, Newman et le futur comédien Edmond Claude.
Les nuits de printemps, au Pavillon Vert, nous nous asseyions, pour fumer, devant une fenêtre grande ouverte. Il fallait attendre très tard que le collège fût endormi. Nous avions le choix entre deux fenêtres: l'une donnait sur la cour de la Confédération ou quelquefois Pedro faisait une ronde, en robe de chambre écossaise, pipe à la bouche; et l'autre, plus petite presque de la taille d'une lucarne, dominait une route de campagne le long de laquelle coulait la Bièvre.
Edmond Claude et Newman voulaient se procurer Une corde et, à l'aide de celle-ci, nous nous laisserions glisser au bas du mur. Mc Fowles et ChareIl avaient décidé que nous prendrions le train dont on entendait le sifflement chaque nuit, à la même heure.
Mais ou allait-il donc, ce train ?


© Gallimard (1982)

 

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