Objets
romanesques
La
filature, la filiation, le dernier métro, le vertige des doubles,
les boulevards de ceinture, l'énigme des vies (...) Des fragments
de mémoire flottent au milieu du brouillard (...) cette fascination
cotonneuse pour les étrangers que Paris a un jour avalés, Russes
blancs, rescapés de l'Égypte khédiviale, officiers de la Wehrmacht.
(...) art particulier de la découpe : focaliser sous une lumière
de studio des objets nimbés d'une inquiétante étrangeté. La moquette
pelucheuse et les barres de cuivre d'un escalier de banlieue. L'enseigne
lumineuse d'un garage. Une boîte de biscuits Lefèvre-Utile. Une affiche
d'autrefois dans le métro : « Pupier, le chocolat des familles ».
(...) les brownings dans leurs étuis de daim gris, quelques plaques
sur les façades, les voix de speakers lointains (...)
L'Occupation
l' Occupation
: Propos
<< Comme tous les gens qui n'ont ni terroir ni racines,
je suis obsédé par ma préhistoire. Et ma préhistoire, c'est la
période trouble et honteuse de l'Occupation: j'ai toujours eu le
sentiment, pour d'obscures raisons d'ordre familial, que j'étais
né de ce cauchemar. Les lumières crépusculaires de cette époque
sont pour moi ce que devait être la Gironde pour Mauriac ou la
Normandie pour La Varende; c'est de là que je suis issu. Ce n'est
pas l'Occupation historique que j'ai dépeinte dans mes trois premiers
romans, c'est la lumière incertaine de mes origines. Cette ambiance
où tout se dérobe, où tout semble vaciller...>> Jean-Louis
Ezine . Les écrivains sur la sellette. Paris: Le Seuil,
1981. 22.
<< Pourquoi
ici plus que dans n'importe quel autre endroit, ai-je senti l'odeur
vénéneuse de l'Occupation, ce terreau d'où je suis issu? >> Livret
de famille. Gallimard, Coll.folio, 1981. 202.
<< L'Occupation
est une sorte de microcosme, de condensation de tout le drame
humain, avec à la fois l'horreur et l'élan vital, et le côté aphrodisiaque
qu'engendre l'horreur: les gens se sentant menacés veulent en
même temps continuer à vivre... La condition humaine est condensée
dans des périodes comme celle-là... L'amour, la mort. les gens
qui disparaissent, la culpabilité... En fait le point de vue
métaphysique me trouble plus que le point de vue historique. >> Dominique
Montaudon, Quoi Lire Magazine (Mars 1989). 8.
« J’ai toujours l’impression que je suis le
produit de l’Occupation. Pendant l’Occupation […]
des gens se rencontraient qui n’auraient jamais dû se
rencontrer en temps normal […] c’est un peu comme mon
terroir. » (Interview accordée à Playboy, mai
1981 ; citée par Morris, Patrick Modiano, p. 43)
« Comme tous les gens qui n’ont ni terroir ni racines,
je suis obsédé par ma préhistoire. Et ma préhistoire,
c’est la période trouble et honteuse de l’Occupation. » (Cité par
Morris, p. 13)
<<
Ce n’est pas l’Occupation telle qu’elle a eu
lieu dans la réalité. C’est une Occupation
revue à travers un fantasme, une Occupation complètement
imaginaire. (…) Dans mon enfance, j’entendais des
gens en parler parce que c’était encore très
proche, puis ensuite j’entendais des propos fuser ; comme
ça, avec l’imagination de l’enfance, j’ai
recréé…et puis ensuite il y avait un climat
qui me plaisait, un climat de Black-out, un climat un peu trouble.>>
Antoine de Gaudemar, émission FR3, Modiano,
Un siècle d’écrivains, réalisateur
: Paule Zajdermann, 1er trimestre 1996.
<< Si je recours à l’Occupation, c’est
parce qu’elle me fournit le climat idéal, un peu
trouble, cette lumière un peu bizarre. Mais il s’agit
en réalité de l’image démesurément
grossie de ce qui se passe aujourd’hui.>> Le
Monde le 24 mai 1973
Pourquoi
l’Occupation ?
A la question d’une journaliste à la parution de
son second roman : « Pourquoi l’Occupation une seconde
fois ? », Modiano répond :
<<
Peut-être parce que j’ai l’impression d’en être
le produit. Le Paris de cette époque-là me fait penser à celui
d’Eugène Sue. C’est un univers trouble où toutes
les rencontres sont possibles, où les individus lâches
trouvent une envergure soudaine, où des épaves issues
du désordre prennent le pouvoir. L’Occupation n’a
dans La ronde de nuit qu’une valeur d’exemple. >> Entretien
avec Marie-Françoise Leclerc, dans Elle, le 8 décembre
1969.
La Charte de l'Occupation
Proclamation allemande du 20 juin 1940
L'armée allemande garantit aux habitants pleine sécurité personnelle
et sauvegarde de leurs biens. Ceux qui se comportent paisiblement
et tranquillement n'ont rien à craindre.
Tout
acte de violence ou de sabotage, tout endommagement ou détournement
de produits récoltés, de provisions de guerre et
d'installations en tout genre, ainsi que l'endommagement d'affiche
de l'autorité occupante, seront punis. Les usines à gaz,
d'électricité, d'eau, les chemins de fer, les écluses
et les objets d'art, se trouvent sous la protection particulière
de l'armée occupante.
Seront
passibles du tribunal de guerre les individus inculpés
d'avoir commis les faits suivants:
1.
Toute assistance prêtée à des militaires
non allemands se trouvant dans les territoires occupés;
2.
Toute aide à des civils qui essayent de s'enfuir vers
les territoires non occupés;
3.
Toute transmission de renseignements au détriment de
l'armée allemande et du Reich, à des personnes ou
des autorités se trouvant en dehors des territoires occupés;
4. Tous rapports avec les prisonniers;
5.
Toute offense à l'armée allemande et à ses
chefs;
6.
Les attroupemens de rue. Les distributions de tracts, l'organisation
d'assemblées politiques et de manifestations qui n'auront
pas été approuvées au préalable par
le commandement allemand:
7.
Toute provocation au chômage volontaire, tout refus mal
intentionné de travail, toute grève ou lock-out.
Les
services publics, la police et les écoles devront poursuivre
leurs activités. Les chefs et directeurs seront responsables
envers l'autorité occupante du fonctionnement loyal des
services.
Toutes
les entreprises, les maisons de commerce, les banques poursuivront
leur travail. Toute fermeture injustifiée sera punie.
Tout
accaparement de marchandises d'usage quotidien est interdit. Il
sera considéré comme un acte de sabotage.
Toute
augmentation des prix et des salaires au-delà du niveau
existant le jour de l'occupation est interdite. Le taux du change
est fixé comme suit: 1 franc français pour 0.05
Reichmark. Les monnaies allemandes doivent être acceptées
en prime.
Discours
du Général de GAULLE* prononcé à la
radio de Londres le 18 juin 1940
<< Les
chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la
tête des armées françaises, ont formé
un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite
de nos armées, s'est mis en rapport avec l'ennemi pour
cesser le combat.
Certes, nous avons été, nous sommes, submergés
par la force mécanique, terrestre et aérienne, de
l'ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars,
les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce
sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont
surpris nos chefs au point de les amener là où ils
en sont aujourd'hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle
disparaître ? La défaite est-elle définitive
?
Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause
et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes
moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.
Car la France n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle n'est
pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle
peut faire bloc avec l'empire britannique qui tient la mer et
continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans
limites l'immense industrie des Etats-Unis. Cette guerre n'est
pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette
guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette
guerre est une guerre mondiale.
Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n'empêchent
pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens nécessaires
pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui
par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir
par une force mécanique supérieure. Le destin du
monde est là.
Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres,
j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent
en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver,
avec leurs armes ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs
et les ouvriers spécialistes des industries d'armement
qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à
s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française
ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas.
Demain, comme aujourd'hui, je parlerai à la Radio de Londres.>>
L'appel
aux Français du
Maréchal Pétain* - 17 juin 1940
<< Français!
J'ai demandé à nos adversaires
de mettre fin aux hostilités. Le gouvernement a désigné mercredi
les plénipotentiaires chargé de recueillir leurs
conditions.
J'ai
pris cette décision, dure au coeur d'un soldat,
parce que la situation militaire l'imposait. Nous espérions
résister sur la ligne de la Somme et de l'Aisne. Le général
Weygand avait regroupé nos forces. Son seul nom présageait
la victoire. Pourtant la ligne a cédé et la pression
ennemie a constraint nos forces à la retraite.
Dès le 13 juin, la demande d'armistice était inévitable.
Cet échec vous a surpris. Vous souvenant de 1914 et de
1918, vous en cherchez les raisons. Je vais vous les dire.
Le 1er mai 1917, nous avions encore 3 280 000 hommes aux armées,
malgré trois ans de combats meurtriers. A la veille de
la bataille actuelle, nous en avions 500 000 de moins. En mai
1918, nous avions 85 divisions britanniques: en mai 1940, il
n'y en avait que 10. En 1918, nous avions avec nous les 58 divisions
italiennes et les 42 divisions américaines.
L'infériorité de notre matériel a été plus
grande encore que celles de nos effectifs. L'aviation française
a livré à un contre six ses combats. Moins forts
qu'il y a vingt-deux ans, nous avions aussi moins d'amis. Trop
peu d'enfants, trop peu d'armes, trop peu d'alliés: voilà notre
défaite.
Le
Peuple français ne conteste pas ses échecs.
Tous les peuples ont connu tour à tour des succès
et des revers. C'est par la manière dont ils réagissent
qu'ils se montrent faibles ou grands.
Nous
tirerons la leçon des batailles perdues. Depuis la
victoire, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit
de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on a servi. On a
voulu épargner l'effort: on rencontre aujourd'hui le malheur.
J'ai été avec vous dans les jours glorieux. Chef
du gouvernement, je suis et resterai avec vous dans les jours
sombres. Soyez à mes côtés. Le combat reste
le même. Il s'agit de la France, de son sol, de ses fils.>>
L'Occupation,
cette période en trou noir
"Les gens de mon âge ont été les
produits de l'Occupation, cette période en trou noir où des
gens déboussolés, nos parents, se sont rencontrés.
Rencontres souvent hasardeuses. Il y avait cette espèce
de chose qui flottait... Aujourd'hui, évidemment, ça
a fini par basculer dans l'imaginaire..." Entretien
avec Christophe Ono-dit-Biot , 27/09/2007, à l'occasion
de la parution de Dans le café de la jeunesse perdue,- © Le
Point N°1828-
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odeurs
<<
Chaque nuit, nous avions envie de partir, à cause de l'odeur
qui flottait dans la chambre, une odeur douceâtre dont j'ignorais
si c'était celle des égouts, d'une cuisine ou de
la moquette pourrie. >> D.P.O., p.92.
<< Je sentais encore l'odeur douceâtre de l'hôtel
et je me suis demandé au bout de combien de jours elle
disparaîtrait définitivement de nos vies.>>
D.P.O., p.96.
<< Une fraîcheur m’a envahi les poumons.(...)
et nous [Jacqueline et le narrateur] tombons dans le vide. D.P.O.,
p.29.
<<Une odeur flottante, aussi pénétrante que
celle de l’odeur Radnor mais plus douce: l’odeur du
chanvre indien.>> D.P.O., p.102.
Opaque
à elle-même
"J’ai toujours l’impression que même les
gens qui vous sont les plus proches gardent une part de mystère.
Qu’ils vous échappent. Je voulais traduire cette
impression. Louki est d’ailleurs opaque à elle-même."
[Rencontre]
Patrick Modiano à l'occasion de la sortie de Dans le
café de la jeunesse perdue, MK2 diffusion, 24/01/2008
L'oral
«
C’est la première fois que je dois prononcer un discours
devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve
une certaine appréhension. On serait tenté de croire
que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer
à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout
au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles
avec la parole. »
Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre
l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué
pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude
de se taire et s’il veut se pénétrer d’une
atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute
les conversations sans en avoir l’air. » 7
décembre 2014. Discours de stockholm, prononcé 3
jours avant la remise du prix Nobel de Littérature.
Où ?
"J'avançais, dit-elle, avec ce sentiment de légèreté qui
vous prend quelquefois dans les rêves. Vous ne craignez
plus rien, tous les dangers sont dérisoires. Si cela tourne
vraiment mal, il suffit de vous réveiller. Vous êtes
invincible. Je marchais, impatiente d'arriver au bout, là où il
n'y avait plus que le bleu du ciel et le vide." Dans
le café de la jeunesse perdue, roman Gallimard, 2007.
Oublier
«J’écris dans un demi-sommeil. Quand j’entame
un roman, j’oublie les précédents. Je deviens
amnésique. Avec le recul, je me sens un peu comme un peintre
qui revient sans cesse sur la même toile.» Rencontre
« Patrick Modiano, chasseur d’ombres par Lisbeth Koutchoumoff,
Le Temps. 13 mars 2010
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