Peter
Handke : "Un être
devenu rare", témoignage
L'écrivain autrichien a traduit deux romans de Patrick
Modiano.
«
La première fois que j'ai rencontré Patrick Modiano,
je crois que c'était sa femme (Dominique Zehrfuss, NDLR)
qui faisait la queue devant un cinéma à Paris, au
même moment que moi. C'était en 1990. Elle a « forcé » Patrick à nous
parler. Je suis ensuite allé chez lui au milieu de ses filles.
Je me rappelle d'un détail : elles pouvaient entrer dans
la pièce où il écrivait quand elles le voulaient.
Plus tard, nous avons dîné dans un restaurant italien,
boulevard Montparnasse, qui n'existe plus aujourd'hui ; il y avait
là une immense assiette avec des cèpes tout frais.
J'ai traduit deux de ses livres, Une jeunesse et La Petite Bijou,
car la traduction (René Char, Francis Ponge, Emmanuel Bove)
a été durant vingt ans de ma vie ma deuxième
roue. (Handke est le dédicataire de Du plus loin de l'oubli,
NDLR). J'ai traduit Modiano, peut-être parce que ses phrases
résonnaient en moi comme la musique d'Erik Satie (entre
Arcueil et le boulevard Montparnasse). Un salut à Patrick,
un écrivain authentique, un être devenu rare. » Le
Figaro, 27 septembre 2007
Françoise
Hardy : "Emmanuel Berl comme ami commun", témoignage
L'écrivain a écrit quatre chansons pour Françoise
Hardy, qui témoigne.
« Hugues de Courson, qui était à l'époque
l'un des amis de Patrick Modiano, était venu me montrer
de nombreuses chansons, et la seule qui avait retenu mon attention
était Étonnez-moi, Benoît, dont Patrick avait
écrit le texte, mais pas à mon intention. Je crois
que c'est à cette occasion que je le rencontrai pour la
première fois. Nous avions par ailleurs Mireille et Emmanuel
Berl comme amis communs. Nous sommes souvent sortis ensemble à
la fin des sixties et avons par la suite toujours gardé
le contact, via Dominique, sa femme, qui est aussi mon amie. Nous
nous connaissons depuis une quarantaine d'années et j'ai
toujours perçu Patrick comme l'introverti type, plus ou
moins distrait et farfelu, qui a beaucoup de problèmes
avec le monde matériel, le monde des objets. Faire cuire
des pâtes ou déboucher une bouteille semble plus
compliqué et plus dangereux pour lui qu'écrire un
roman.
Je me souviens de la façon stupéfiante dont, dans
sa jeunesse, il hélait un taxi : on aurait dit une ballerine
ou un ange sur le point de s'envoler. Comment j'ai lu ses livres
? Goulûment. À peine ai-je lu la première
phrase que je suis déjà envoûtée et
ne puis me détacher de ma lecture jusqu'à la fin
du livre. J'ai un faible pour Rue des Boutiques Obscures, que
je relis tous les trois ou quatre ans et dont les dernières
phrases me bouleversent : « Une petite fille rentre de la
plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure
pour rien, parce qu'elle aurait voulu continuer de jouer. Elle
s'éloigne. Elle a déjà tourné le coin
de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à
se dissiper dans le soir que ce chagrin d'enfant ? » Patrick
est un très grand écrivain, car il est polarisé
sur des thèmes aussi universels que ceux, entre autres,
du temps qui passe, de l'oubli, de la nostalgie, du déracinement,
du mystère, et en parle d'une façon qui n'appartient
qu'à lui. Reconnaissable entre tous, son style a un pouvoir
de suggestion et d'envoûtement exceptionnel.» Le
Figaro 27 septembre 2007.
L'HERBE
DE NUIT
Patrick
Modiano, l'Herbe des nuits
La grande librairie 04/10/2012 sur France 5, François Busnel
reçoit Patrick Modiano, pour L'Herbe des nuits, à
paraître aux éditions Gallimard
Patrick
Modiano, Le Cercle littéraire de la BnF, 6 novembre 2012,
Présenté par Laure Adler et Bruno Racine
Héroïnes
féminines / Je*
<<- (...) cela me fait penser à ces héroïnes
féminines que l'on retrouve de plus en plus fréquemment
dans vos derniers livres : Des inconnues, La Petite Bijou, Dans
le café de la jeunesse perdue, Dora Bruder également...
On a l'impression que vous vous reconnaissez en elles. Quelque
chose de plus intime, plus personnel que d'ordinaire semble s'exprimer
au travers de ces figures.
PM - Oui, exactement. Je suis tout à fait d'accord. Elles
sont proches de ce que je suis. Elles m'ont permis d'approcher
certaines choses de moi-même. Je me sens quelque part plus
proche de moi avec ces héroïnes qu'avec un je qui
serait d'ordre autobiographique ou qui renverrait à un
narrateur masculin, qu'avec le « Patoche » d'autres
livres. C'est une question d'empathie. Je me sens plus en empathie
qu'avec ce je un peu flottant, qui n'était pas vraiment
moi.>> Entretien
avec Maryline Heck, Magazine Littéraire, n° 490, octobre
2009
L'Homme
de plage
<< Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur
passage qu'une buée vite dissipée. Nous nous entretenions
souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent.
Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après
avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté.
Gigolos. Papillons. La plupart d'entre eux, même de leur
vivant, n'avaient pas plus de consistance qu'une vapeur qui ne
se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un
individu qu'il appelait l' « homme des plages ». Cet
homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages
ou au bord de piscines, à deviser aimablement avec des
estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l'arrière-plan
de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain
au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son
nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua
qu'un jour il avait disparu des photographies. Je n'osais pas
le dire à Hutte mais j'ai cru que l' « homme des
plages » c'était moi. D'ailleurs je ne l'aurais pas
étonné en le lui avouant. Hutte répétait
qu'au fond, nous sommes tous des « hommes des plages »
et que « le sable - je cite ses propres termes - ne garde
que quelques secondes l'empreinte de nos pas. » >>
R.B.O., p.60
L'HORIZON
Gallimard
ed, Coll Blanche, mars 2010
L'Horizon
(entretien avec l'éditeur Gallimard)
<<
Rencontre avec Patrick Modiano à l'occasion de la parution
de L'Horizon en mars 2010.
- Vous écrivez, à propos de la terrible
mère de Bosmans devenue une vieille femme pitoyable, «
Mon Dieu, comme ce qui nous a fait souffrir autrefois paraît
dérisoire avec le temps ». Est-ce une manière
d’exprimer que le temps qui passe est libérateur
?
Patrick Modiano — Oui, le temps qui passe est libérateur,
surtout quand il s’agit de personnes qui provoquaient chez
vous une angoisse ou un tourment, du temps de votre enfance ou
de votre adolescence – ce sont des âges où
l’on est prisonnier de tout. Avec le temps, ces personnes
n’ont plus de pouvoir sur vous et vous paraissent «dérisoires»,
et parfois pitoyables.
- Berlin tient ici une place importante, à deux périodes
essentielles du destin de la ville : sa destruction et sa réunification.
Diriez-vous que, débarrassé du passé, on
«respire» mieux dans une ville reconstruite ?
Patrick Modiano — Dans L’Horizon, le narrateur remarque
au sujet de Berlin : «Cette ville a mon âge»
parce qu’il est né en 1945, comme moi. J’ai
donc toujours eu l’impression que ma naissance était
liée à la guerre et que j’étais né
parmi les ruines. De sorte que Berlin est la ville la plus symbolique
de notre génération : reconstruite peu à
peu depuis soixante-cinq ans – et réunifiée
– mais portant encore les traces du passé «originel».
- Le narrateur retrouve grâce à Internet deux personnages
importants perdus de vue depuis des décennies. Considérez-vous
Internet comme un outil pour faire ressurgir le passé ?
Patrick Modiano — L’Internet est sans doute un outil
précieux, pour retrouver des liens évanouis ou comme
machine à faire ressurgir les fantômes. Mais souvent,
il n’est d’aucune utilité car les «fantômes»
ne se laissent pas aussi facilement débusquer.
- La machine à écrire de Simone Courtois, la dactylo
professionnelle, semble normale mais imprime des «signes
curieux» qui altèrent subtilement le texte sans le
rendre illisible. Ce léger décalage est-il une clé
de votre imaginaire ?
Patrick Modiano — Pas seulement la clé de mon imaginaire
et de mon approche de l’écriture. Ce léger
décalage ou «déphasage» est celui de
tous les romanciers.>>
© Éditions Gallimard 2010
L'ADN
du modianisme par Jean-Paul Enthoven
<< On a toujours l'impression que deux artistes s'affairent
en même temps dans la prose de Modiano. Le premier, virtuose
du flou, se charge d'embrumer le paysage, d'y injecter de la matière
sombre et des geysers d'énigmes. C'est le Modiano n°1,
marchand de sables mouvants, ami du sfumato romanesque et des
climats incertains. À lui les pigments mélancoliques
et les mots aux contours indistincts tels qu'on les recense en
nombre dès l'ouverture de cet Horizon , son nouveau roman
: "en suspens", "souvenir à éclipses",
"vertiges", "bribes", "rencontres fugitives",
"lointain", "inconnu", etc.
Surgit alors le Modiano n°2, plus enquêteur, plus pointilliste,
obsessionnel, qui s'efforce, a contrario, de surimprimer son lavis
vaporeux avec des points de repère ultraprécis :
celui-là va y incruster mille détails arbitraires
(noms de square ou de rue, numéros de téléphone
d'époque, marques d'apéritif, patronymes bizarres
du genre "Boyaval", "Bagherian" ou "Olaf
Barou"...), afin de lutter contre l'anonymat généralisé
de Modiano n°1, et de telle sorte qu'on se retrouve, au final,
en présence de tableaux à la fois brouillés
et hyperréalistes. D'un côté, un Turner crépusculaire
; de l'autre, un plan de métro. Ici, un Modiano pourvoyeur
d'ambiances. Et là, un autre lui-même, jetant ses
cailloux sur le chemin où il s'égare, et attentif
à la forme d'un porche ou au tweed d'un manteau Renoma
auquel il manque deux boutons.
Deux antihéros taillés dans le même
bloc d'angoisse se cachent, errent, attendent
Cet assemblage de deux techniques, qui fait l'ADN du modianisme,
est assez fascinant. Et c'est de ce double ancrage que naissent
les envoûtements, les déjà-vus, les déjà-lus,
qui donnent l'impression que, depuis La place de l'Étoile
, c'est toujours le même roman qui s'accomplit. Et qui procure
le même type de jubilation inquiète. Chaque fois,
pourtant, la magie opère : il en va ainsi de cet Horizon
- zone modianesque par excellence, puisque le passé y grandit
tandis que l'avenir n'y existe plus. Un rien déclenche
le mécanisme : une promenade nocturne du côté
de l'Opéra, par exemple, ou l'enseigne d'une entreprise
("Richelieu-Intérim"...). Il suffit alors de
braquer l'objectif sur deux ou trois profils humains, de leur
prêter un "rire d'insecte", de les programmer
avec des destins louches, et le manège tourne, tourne,
tourne...
L'intrigue ? Elle n'a pas vraiment d'importance. C'est plutôt,
comme il se doit, une fréquence radio désaffectée
ou un bip-bip en provenance de quelque continent englouti : un
certain Bosmans, homme sans qualité, a connu une fille
quarante ans plus tôt, du côté des Grands Boulevards.
C'était une fille réservée, un peu allemande
ou suisse, avec des yeux où luisait l'éclat de ceux
qui sont poursuivis. Par qui ? Par le passé, of course,
qui "empêche de vivre". La fille a disparu. À
Berlin ? Aux Enfers, comme Eurydice ? Dans ce tableau, le noir
domine la composition. Parfois un noir brillant, parfois un noir
mat. Avec des touches de ce modianoir plus cruel, presque blanc.
Il faut dire que le narrateur de ce livre se sent lui-même
persécuté par une mère rousse et flanquée
d'un torero. Du coup, il n'en finit pas de changer de quartier,
de raser les murs, de parler à voix basse. Ces deux antihéros
taillés dans le même bloc d'angoisse vont se cacher,
errer, attendre. Ils se laissent bousculer par le temps qui les
roule comme des galets, par les cohues qui bouillonnent à
la sortie des bureaux. Ils se perdent volontiers dans la solitude
des gares où chacun croit savoir où il va.
Les corridors du temps
Dans
cette histoire, racontée en flash-back et tressée
de digressions topographiques, le temps occupe la place du tyran.
C'est lui le Suspect. Le Grand Manipulateur. Le Diable. Il sépare
les êtres, les fracasse par hasard et les disperse selon
sa fantaisie. Sur cette trame, Modiano innove, car le temps, pour
lui, se divise en "corridors" tubulaires et étanches,
un peu comme les escaliers roulants du musée Beaubourg.
Ses créatures peuvent ainsi vivre dans le même présent
et être incapables de communiquer avec celles que le sort
a jetées dans un autre escalier roulant. En revanche, il
leur est facile d'être contemporaines d'amis perdus ou défunts
que la vie assigna autrefois au même "corridor".
C'est une belle idée, très propice aux entrelacs.
Et Modiano s'y ébroue avec maîtrise. Il se ligote,
parmi ses fantômes, à des icebergs de mémoire
d'où seule émerge une pointe scintillante. L'avenir
est interdit. Le présent s'échappe. Il ne lui reste
plus qu'à s'agiter en vain dans un Paris approximatif et
menaçant. Est-ce un conte de fées ? Ou un bal funèbre
où "des gens, sans raison, vous empêchent d'être
heureux" ? N'y sont invités, en tout cas, que les
coupables-nés. Et, bien sûr, tous les virtuoses du
malaise.>> Lepoint.fr le 02/03/2010
Hasards
de la naissance (la Province*)
"Je crois que l'on écrit en fonction de l'endroit,
du milieu, de l'année de sa naissance. L'écriture
est très déterminée par les hasards de la
naissance. J'ai le regret de ne pas avoir choisi pour terreau
un environnement comme certaines villes de province que j'ai pu
connaître adolescent. Il y avait une atmosphère particulière
à ces petites villes de province, que j'ai connues parce
que je me suis souvent retrouvé interne dans un collège
là-bas. Maintenant, c'est trop tard. Je suis sûr
qu'il aurait pu y avoir un écrivain français du
niveau de Faulkner pour s'emparer de Bordeaux, par exemple. Bon,
il y a eu Mauriac... Mais Mauriac n'a peut-être pas été
assez loin. Même chose pour Lyon : il n'y a pas eu le grand
écrivain faulknérien sur Lyon. Or ces villes le
méritent. Quelquefois j'ai regretté de ne pas être
cet écrivain." "Mon
Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé"
entretien avec François Busnel (Lire), 04/03/2010
Heureux
?
A la question écrite de Jean Paul Enthoven : "Êtes-vous
heureux ?" Il se défila en rétorquant :"C'est
une question qu'il ne faut pas aborder de front quand on est superstitieux."
Votre
métier vous rend-il heureux, tout simplement?
P.M. Bien... oui,
ça... Parce que, évidemment, si je n'avais pas ça, je ne vois
pas ce que je... Cela m'apporte une sorte d'équilibre... Oui,
je ne vois pas ce que je ferais...
Mais positivement?
P.M. Oui, cela donne
une espèce d'insatisfaction qui vous oblige à recommencer. C'est
quand même une sorte de colonne vertébrale. Entretien
avec Laurence Liban, Lire, octobre 2003.
Chester Himes
<< J’ai choisi une place au fond de la salle
du Tournon. L’année
précédente, ce café avait été pour
moi un refuge quand je fréquentais le lycée Henri
IV, la bibliothèque municipale du sixième arrondissement
et le cinéma Bonaparte. J’y observais un client
assidu, l’écrivain Chester Himes, toujours entouré de
musiciens de jazz et de très jolies femmes blondes. Patrick
Modiano, Un cirque passe, romand Gallimard, 1992.
Histoire
<< Deux périodes historiques marquent l'œuvre de
Patrick Modiano (l'Occupation et les années 50-60 sur fond de
guerre d'Algérie), deux questions existentielles la hantent tout
au long: les traumatismes de l'enfance et les troubles de l'identité.
Livre après livre, à mi-chemin entre autobiographie et fiction,
l'écrivain a exploré ces zones indécises de l'histoire française
et de l'histoire intime à travers des récits de vies cassées,
précaires ou même vaguement louches, toutes marquées au fer de
la mélancolie. En quête d'une identité perdue, d'une mémoire défaillante,
d'une image lointaine, ses personnages illustrent à la perfection
cette phrase de René Char, souvent citée par Modiano, et selon
laquelle «Vivre, c'est achever un souvenir.» >> Antoine
de Gaudemar, 26-04-2001, Libération
Histoire
et société
Ressources audiovisuelles et textuelles rassemblées par l'INA.
L'Histoire selon Paul Valéry
"L'histoire
justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne absolument rien, car
elle contient tout et donne des exemples de tout. Elle est le
produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré" Regards
sur le monde actuel.
Histoire / Roman /Adresses*
[dans Fleurs de ruines] << Pour un lecteur attentif
aux signes de Modiano, une inquiétante connotation est
confirmé par l’examen des adresses mentionnées
: le restaurant d’Ansart est au 48 bis rue des Belles Feuilles,
qui fut aussi le domicile d’Eddy Pagnon, l’un des
membres de la rue Lauriston*, celui-là même qui libéra
le père de l’écrivain d’une rafle au
cours de laquelle il fut transporté quai d’Austerlitz
en 1943, pour ensuite l’enliser dans son monde de «
marquis, chevaliers d’industrie, gentilshommes de fortune,
gibiers de correctionnelle ». Jacques de Bavière,
quant à lui, habite avec Ellen James au 22 rue de Washington
: cette adresse est aussi celle de Lebobe André, la première
d’une liste exposée dans Fleurs de ruines,
tirée d’un journal de 1948, qui énumère
les noms et adresses des personnes recherchées pour «
intelligence avec l’ennemi ». On y trouve également
le 1 rue Lord-Byron, qui est la véritable adresse du bureau
du père de l’auteur, transféré dans
le roman au 73 boulevard Haussmann.>> Carine
Duvillé Errance et Mémoire : Paris et sa topographie
chez Patrick Modiano Mémoire de maitrise, juillet 2000.
Paris IV, Sorbone.
l'Histoire
me fait peur
"Allez-vous voter aux élections régionales
?
En fait, je n'ai jamais voté, sauf pour la présidentielle
de 2007. Là, j'ai senti qu'il y avait un monde qui basculait.
Vis-à-vis de mes enfants, j'avais du remords et honte de
mon irresponsabilité. En fait, j'ai une espèce d'allergie,
une méfiance instinctive de la politique et des hommes
politiques. Ça va très loin : inconsciemment, l'Histoire
me fait peur. L'Histoire, c'est toujours des catastrophes..."
Entretien avec Marianne Payot, Delphine Peras,
"Je suis devenu comme un bruit de fond", l’Express,
04/03/2010
Historique
(fond)
" l'esprit
du milieu qui réunissait Gestapo et trafiquants. (...)
de façon plus frappante (...) que dans la plupart des
documents historiques, ce monde surgit dans toute sa bizarrerie
sordide et frivole, avec ses bars, ses boîtes et ses bordels,
ses voitures de luxe, ses modes vestimentaires et ses faux papiers,
ses chansons languissantes et ses gestes de tortionnaire. Ce monde
à base de spéculation et de mégalomanie, ce monde à la dérive
où la règle du jeu moral s'est dégradée en un jeu sans règles,
et où les pouvoirs les plus monstrueux sont tombés dans les mains
de criminels et d'épaves, ce monde qui a été occulté par les manuels,
oublié ou refoulé par ceux qui en avaient vécu les péripéties,
inconnu, tout simplement, de la jeune génération, Modiano le ramène
à la surface de la conscience collective avec une force choquante
qui pulvérise les idées reçues de l'Histoire officielle."
Colin Nettelbeck et Pénélope A. Hueston, Patrick Modiano, Pièces
d'identité. Ecrire l'entre-temps, Editions Minard, Collection
Archives des lettres modernes, N° 220, Paris 1986, p. 27.
Hongrie
(Juifs*
de) : tout un peuple en danger de mort
<< Selon les informations recueillies à Genève, près
de 12000 juifs seraient déportés chaque jour vers les camps d’extermination,
avec le silence consentant du régent Horthy. Churchill et Eisenhower peuvent-ils
arrêter cela?
Peut-on encore sauver les 800000juifs de Hongrie? Depuis un mois, à Berne
comme à Genève, la question s’impose à la communauté diplomatique.
Dans les couloirs du ministère des Affaires étrangères ou
du Comité international de la Croix-Rouge, dans les consulats des puissances
alliées ou neutres, on échange des informations chaque jour plus
terrifiantes, le plus souvent distillées sur le ton de la confidence.
Toutes confirmées par les dirigeants de l’Eglise protestante, les émissaires
du Vatican, et surtout par les représentants de la communauté juive
de Suisse, qui multiplient les appels au secours.
Ni l’avancée de l’Armée rouge sur le front de l’Est,
ni la percée des forces anglo-américaines à l’ouest
ne conduisent l’Allemagne nazie, dont la défaite paraît désormais
probable, à renoncer à l’objectif monstrueux qu’elle
s’est fixé: la destruction des juifs d’Europe. Bien au contraire.
Depuis l’invasion de la Hongrie le 19mars dernier, avec le silence consentant
du régent, l’amiral Horthy, et l’assistance des services de
sécurité et des gendarmes hongrois, la machine nazie à broyer
les juifs bat son plein. Un commando spécial a été envoyé à Budapest.
Composé de SS dirigés par un certain Eichmann, il est directement
placé sous les ordres de Himmler. Selon certains témoignages, il
serait en mesure de sévir en Hongrie à une vitesse record, comparé au
temps qu’il a fallu, en Pologne et ailleurs, pour «régler»,
comme ils disent, la «question juive».
Les juifs de Hongrie étaient jusqu’ici les seuls de l’Europe
occupée à échapper au pire. Bien qu’allié au
Reich, l’Etat hongrois s’était refusé à leur
appliquer les mesures de ségrégation exigées par l’Allemagne:
ni étoiles jaunes, ni rafles, ni déportations. Mais, depuis deux
mois, voici qu’à leur tour ils vivent l’enfer. Le port de
l’étoile est imposé et la liste des brimades ne cesse de
s’allonger: interdiction d’exercer une profession libérale,
de sortir la nuit, de quitter les villes, et même de posséder un
téléphone... Dans la capitale, Budapest, il n’y a pas de
ghetto; les autorités ont préféré regrouper les juifs
dans des immeubles proches des usines, des gares et de toutes les cibles potentielles
de l’aviation alliée, dans l’espoir que leur présence
gêne d’éventuels bombardements. Cinq jours après l’invasion
du 19mars, le président Roosevelt n’a-t-il pas publiquement menacé la
Hongrie de rétorsion «si elle s’associait à des exactions
contre les juifs»?
En province, en revanche, les juifs sont parqués dans des ghettos improvisés.
Des carrières, des fabriques, souvent en plein air, près des gares.
Entassés derrière des barbelés, gardés par les gendarmes
hongrois, ils s’entassent par milliers. Leurs rations quotidiennes se réduisent à 100grammes
de pain et 2 tasses de soupe. Les deux premiers trains spéciaux de déportés
sont partis fin avril, sans doute à destination des camps de Pologne.
Et, depuis la mi-mai, les déportations en masse se succèdent à raison
de quatre convois quotidiens. De Ruthénie, de Transylvanie puis du reste
du pays (mais pas, ou pas encore, de Budapest), près de 12000juifs sont
déportés par jour, selon un plan de «massacre scientifique»,
comme le qualifient certains rapports confidentiels.
Que vont-ils devenir? Ici à Genève, personne ne se fait plus la
moindre illusion sur leur sort: c’est la mort qui les attend. Dans les
discours officiels, on se garde bien de toute accusation qui risquerait de remettre
en cause la sacro-sainte neutralité suisse. Mais, sur le terrain, certains
n’hésitent plus à braver leur hiérarchie pour tenter
de sauver des vies. A la Croix-Rouge, où l’on sait tout depuis longtemps,
les responsables s’obstinent au silence pour éviter de compromettre
les visites et les missions d’assistance, notamment aux prisonniers de
guerre, que les Allemands tolèrent difficilement. Le délégué Maurice
Rossel, jeune médecin, vient d’ailleurs de recevoir l’autorisation
de visiter le camp de Theresienstadt, près de Prague, où il sera
le 27juin prochain, avant de se rendre au camp d’Auschwitz sans doute fin
septembre.
Mais, à Budapest, le délégué Friedrich Born et son équipe
outrepassent les directives du CICR, à la recherche de sauf-conduits et
de visas d’émigration pour tenter de soustraire les juifs à la
déportation. On murmure aussi que le vice-consul suisse à Budapest,
Carl Lutz, a des ennuis avec son ministère de tutelle: il a obtenu 8000visas
pour la Palestine et placé de nombreuses familles juives sous sa protection
dans des maisons ou des appartements de la capitale hongroise.
Ces hommes de courage ne sont pas les seuls: plusieurs autres diplomates de pays
neutres en poste à Budapest s’activent pour tenter de sauver des
juifs. Un homme d’affaires suédois, Raoul Wallenberg, s’apprête
aussi à rejoindre Budapest, porteur de nombreux sauf-conduits pour les
juifs..
Ces actes isolés suffiront-ils à enrayer le plan des nazis? On
en doute. Au cours du mois de mai, un Comité de Secours créé par
un groupe de juifs hongrois - de la tendance sioniste pour la plupart - a réussi à faire
parvenir ce message aux Alliés: bombardez au plus vite les noeuds ferroviaires
empruntés par les trains de déportés. Cette supplique se
heurte aux choix stratégiques des forces anglo-américaines. Pas
un avion ne doit être détourné de sa mission prioritaire:
vaincre l’Allemagne.
Pourtant, détenteurs de plusieurs rapports de leurs services secrets,
Londres et Washington ont en main les preuves de la liquidation systématique
des juifs déportés dans les camps, notamment dans celui d’Auschwitz-Birkenau,
en Pologne. Début avril, les pilotes de reconnaissance de la RAF seraient
parvenus, selon des sources proches du Congrès juif mondial, à prendre
des clichés très précis du camp, y compris des fours crématoires.
Au même moment, deux déportés slovaques, Rudolph Vrba et
Alfred Wetzler, sont parvenus à s’échapper d’Auschwitz.
Ils ont fait le récit détaillé des conditions de vie au
camp, des gazages et des meurtres auxquels ils ont assisté. Ils ont aussi
alerté sur les préparatifs des nazis en vue de l’anéantissement
des juifs de Hongrie. Maintes fois vérifiés avant d’être
diffusés, ces témoignages ont provoqué l’écoeurement
du chef de poste de l’OSS à Berne, l’Américain Allan
Dulles. Et l’accablement du Premier ministre Churchill lui-même,
qui s’est exclamé à sa lecture: «Que peut-on dire,
que peut-on faire?»
A Washington, l’influent rabbin Stephen Wise, du Congrès juif mondial,
a de nouveau plaidé auprès du président Roosevelt l’urgence
d’un bombardement des voies ferrées et du camp d’Auschwitz.
A Londres, Haim Weizmann, le président du Mouvement sioniste, relaie la
même demande auprès du Premier ministre, Churchill, qui a chargé Anthony
Eden du dossier. Sans résultat jusqu’ici. L’étude de
faisabilité commandée par le Foreign Office au ministère
de l’Air ne serait pas probante...
Harcelés par les nazis et leurs séides locaux, les responsables
de la communauté juive de Hongrie désespèrent. Tout le monde
sait, personne ne fait rien. Et parce que, mieux que quiconque, ils savent que
chaque minute de répit est une vie sauvée, certains tentent le
tout pour le tout. Quitte à remiser leurs scrupules. Il y a quelques jours,
deux émissaires du Comité de Secours juif de Budapest, dont un
certain Joël Brandt, ont été secrètement autorisés
par les nazis à se rendre à Istanbul pour y rencontrer des représentants
des Alliés et du leader sioniste de Palestine, David Ben Gourion. Ils
seraient porteurs d’un incroyable message: les SS accepteraient de laisser
la vie sauve aux juifs hongrois en échange de la livraison de marchandises,
parmi lesquelles 200 tonnes de thé, 200 tonnes de café, 2 millions
de caisses de savon et 10000 camions militaires. Etudiée au plus haut
niveau, cette offre est débattue par les Alliés. Ils y voient un
vulgaire chantage, doublé d’un piège politique: comment les
Russes pourraient-ils admettre qu’on livre à la SS des camions qui
seraient aussitôt utilisés contre eux, sur le front de l’Est?
A Budapest, on s’accroche pourtant à ce frêle espoir. L’homme
du Comité de Secours juif chargé de la négociation avec
les SS, Rezo Kasztner, exige des gages et finit contre toute attente par les
obtenir. Un train avec 1684 juifs à son bord a quitté Budapest
en direction de la Suisse, qui accepte de les accueillir malgré les dispositions
limitant l’afflux de réfugiés. Ces hommes, ces femmes, ces
enfants seront-ils parmi les rares survivants d’une Hongrie «Judenfrei»,
pour reprendre le vocable nazi? C’est hélas ce que l’on peut
craindre.>> Par Henri Guirchoun, Nouvel
Observateur, semaine, du 3 mai 2004. |