<<
En mars 1968, paraît le roman d'un tout jeune homme qui
trouve d'emblée un ton en jonglant avec des souvenirs qui
ne sont les siens que dans ses rêves douloureux.
À
travers les vies imaginaires d'un certain Raphaël Schlemilovitch,
Patrick Modiano escamote la réalité pour la transformer
en un théâtre d'ombres. Dans Le Figaro Littéraire,
Robert Kanters s'emballe : « Il y a là le drame d'un
jeune homme cultivé et doué avec toutes les contradictions,
tous les mensonges de notre temps et de notre culture dont l'antisémitisme
arrogant ou hypocrite n'est qu'une image particulièrement
horrible. Je crois que non seulement il faut écouter le
cri que pousse La Place de l'Étoile, mais qu'il faudra lire
les prochains livres de M. Modiano. »
En
exergue du livre, une histoire juive : « Au mois de juin
1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui
dit : “Pardon, monsieur, où se trouve la place de
l'Étoile ?” Le jeune homme désigne le côté gauche
de sa poitrine. » Patrick Modiano a fait de ce jeune homme
son jumeau de cœur. Un double romanesque qui devient son meilleur
ami comme l'a été son frère Rudy, mort dans
un accident de voiture à l'âge de dix ans et à qui
La Place de l'Étoile est dédiée.
La
préface est de Jean Cau, excusez du peu. L'ancien secrétaire
de Sartre, Prix Goncourt en 1961 pour La Pitié de Dieu (Gallimard),
figure intellectuelle de l'époque, est un ami de Luisa Colpyn,
la mère de Modiano. « En vérité, je
vous le dis, écrit Cau, un sacré livre et une dure épreuve
(…). En vérité, la voix unique d'un écrivain
de vingt ans qui ouvre d'une poussée les lourdes portes
de la littérature. » Voilà pour le baptême
littéraire. Le jeune écrivain bénéficie également
du soutien de Raymond Queneau, l'un des caciques de la NRF, chez
qui sa mère déjeune régulièrement en
compagnie de son fils. Après le repas, l'auteur de Zazie
dans le métro lui donne des leçons de mathématiques
! « Raymond Queneau avait la gentillesse de me recevoir le
samedi. Souvent, au début de l'après-midi, de Neuilly
nous revenions tous deux sur la rive gauche », racontera
Modiano dans Un pedigree. Il révèle aussi : « J'avais
falsifié ma date de naissance sur mon passeport pour avoir
l'âge de la majorité, transformant 1945 en 1943. »
Un manuscrit recueilli par Queneau
Patrick
Modiano est né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt,
11, allée Marguerite, « d'un Juif et d'une Flamande
qui s'étaient connus à Paris sous l'Occupation »,
selon ses propres termes. C'est une information capitale en ce
qui concerne la publication de son premier roman qu'il a écrit
dans un vaste et bel appartement du quai Conti. De sa chambre,
il voit couler la Seine entre le Louvre et l'île du Vert-Galant.
Emballé par le manuscrit, Jean Cau ne pense pas d'abord à Gallimard,
sa maison d'édition, mais au Seuil où la collection « Écrire »,
créée par Jean Cayrol, accueille les talents prometteurs
Sollers y publia son premier roman, Une curieuse solitude. C'est
ainsi que Claude Durand, successeur de Cayrol pour la collection,
reçoit un appel téléphonique de Jean Cau : « J'aimerais
vous envoyer le livre du fils d'une amie. »
Aujourd'hui
PDG de Fayard, Claude Durand se souvient d'avoir lu très rapidement La Place de l'Étoile. « J'étais
enthousiaste. Après avoir obtenu l'accord de Paul Flamand
qui dirigeait le Seuil, j'ai fait signer un contrat à Modiano.
Quelques jours plus tard, celui-ci est revenu très embêté. “Ma
mère, me dit-il, a passé le manuscrit à Queneau
qui le veut. Comme je ne suis pas majeur, elle a signé avec
Gallimard.” J'étais tellement déçu que
je ne lui ai pas demandé son âge. » À l'époque,
la majorité est à vingt et un ans. En 1967, lorsque
le manuscrit est accepté, Patrick Modiano a presque vingt-deux
ans. En toute logique, son livre aurait dû paraître
au Seuil. Sa sortie chez Gallimard est reportée en 1968
pour éviter une polémique après la guerre
des Six-Jours. Dans le roman, en effet, Israël n'est pas ménagé.
Si Gallimard a demandé à Jean Cau une préface,
c'est probablement pour désamorcer un possible scandale.
Un chèque et une médaille
« Je pense, dit aujourd'hui Claude Durand, qu'il a préféré la
classique couverture NRF à liséré rouge et
noir à cette collection “Écrire“ » réservée
aux débutants. »
Plus
tard, Modiano publiera trois livres au Seuil par amitié pour
Jean-Marc Roberts, alors conseiller littéraire et membre
du comité éditorial de la maison. « Il avait
voulu me rencontrer après la sortie de mon premier roman
Samedi, dimanche et fêtes qui reçut le prix Fénéon.
Ma mère était comédienne comme la sienne.
Elles se sont croisées sur le tournage de Sex Shop, un film
de Claude Berri », explique celui qui dirige aujourd'hui
les éditions Stock.
En
1968, La Place de l'Étoile obtiendra à son tour
le prix Fénéon, puis le prix Roger-Nimier. Bernard
Pivot est le premier journaliste à lui écrire son
enthousiasme. Dans son Journal, Jacques Brenner note qu'il a déjeuné,
en mai 1968, avec Patrick Modiano. Celui-ci n'est pas intéressé par
les événements : « Des barricades, cela n'a
de sens que si l'on s'y bat avec des balles et non avec des pierres
et des matraques. »
En
novembre 2002, couronné par le jury du prix Jean-Monnet,
dans le cadre du Salon de la littérature européenne
de Cognac, Patrick Modiano demande à son éditeur
que je le représente. On me remet une médaille et
un chèque. Ce soir-là, devant un public qu'il ne
veut pas affronter, j'ai pris la place de l'Etoile...>>
Liens
brisés
© Le
Figaro
|