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1999-2018

 

Gerhard Schröder

Qui, après Auschwitz, pourrait encore douter que le Mal existe ?

Texte du discours prononcé par le chancelier allemand, le 25 janvier au Deutsches Theater (Théâtre allemand), à Berlin.

 

Je remercie le Comité international d'Auschwitz-Birkenau de me donner aujourd'hui l'occasion de m'adresser à vous.

Cette invitation n'est pas, je pense, quelque chose de tout naturel, toujours pas. Nous, Allemands, ferions bien de garder le silence devant le plus grand crime jamais commis contre l'humanité. Face au manque absolu de morale et à l'absurdité totale de millions de meurtres, le langage politique risque de faillir.

Nous voudrions saisir l'inconcevable, qui, pourtant, dépasse tout entendement humain. Nous cherchons d'ultimes réponses. En vain.

Ce qui reste, ce sont les témoignages des quelques survivants et de leurs descendants.

Ce qui reste, ce sont les reliquats des lieux du crime et les documents historiques.

Et ce qui reste, c'est la certitude que le Mal en personne a montré sa face dans les camps d'extermination.

Le Mal n'est donc plus une catégorie politique ni scientifique. Mais qui, après Auschwitz, pourrait encore douter qu'il existe et qu'il s'est manifesté dans le génocide national-socialiste, inspiré par la haine ? Ce constat ne signifie nullement vouloir se retrancher derrière le vieux discours d'un Hitler démon. Le Mal dans l'idéologie nazie n'était pas sans trouver un terrain fécond. La perversion brutale de la pensée et le débridement moral avaient bien sûr des antécédents. Mais, l'essentiel, c'est que l'idéologie nazie était voulue par des hommes et faite par des hommes.

Mesdames, Messieurs,

Près de soixante ans après la libération d'Auschwitz par l'Armée rouge, je me tiens devant vous en tant que représentant de l'Allemagne démocratique. J'exprime ma honte envers tous ceux qui ont été assassinés et, avant tout, envers vous qui avez survécu à l'enfer des camps de concentration.

Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Auschwitz-Birkenau sont des noms qui resteront à jamais associés au passé des victimes, ainsi qu'à l'histoire européenne et allemande. Nous le savons.

Nous portons ce fardeau avec un sentiment de deuil, mais aussi de grave responsabilité.

Des millions d'enfants, de femmes et d'hommes ont péri asphyxiés dans les chambres à gaz, ou sont morts de faim, ou ont été exécutés par les SS allemands et leurs acolytes.

Des juifs, des Sintis et des Roms, des homosexuels, des opposants politiques, des prisonniers de guerre et des résistants originaires de toute l'Europe ont été anéantis ou réduits à l'esclavage jusqu'à la mort avec une glaciale et industrielle perfection.

Jamais auparavant il n'y avait eu plus profonde déchirure dans le passé millénaire de la culture et de la civilisation européennes. Après la guerre, il a fallu un certain temps avant que l'on prenne conscience de toute l'ampleur de cette déchirure historique. Nous la connaissons, mais je doute que nous parvenions un jour à la comprendre. Le passé ne se « maîtrise » pas, comme on dit. Il est révolu. Et pourtant ses traces et, surtout, ses enseignements se font sentir jusque dans le temps présent.

Il ne pourra jamais y avoir compensation au regard de l'ampleur de l'horreur, des souffrances et de la douleur dont les camps de concentration ont été le théâtre. En revanche, il est possible de donner une certaine satisfaction aux descendants des victimes et aux survivants.

Portée par le sens de l'équité de ses citoyennes et ses citoyens, la République fédérale assume cette responsabilité depuis un certain temps dans sa politique, dans sa justice aussi.

Mesdames, Messieurs,

Les jeunes gens, hommes et femmes, que vous voyez sur cette photo - il s'agit d'anciens détenus pendant l'été 1945 - se tiennent fort. Comme la plupart des survivants, nombre d'entre eux ont suivi des chemins très différents après la Libération : vers Israël, l'Amérique du Nord ou du Sud, les pays européens voisins ou ils sont retournés dans leur pays.

Mais certains sont restés en Allemagne ou ils sont revenus dans le pays dans lequel avait été décidée la « solution finale ».

Cela a été pour chacun une décision extrêmement difficile et, très fréquemment d'ailleurs, il ne s'agissait pas d'une décision prise librement, mais du résultat du désespoir total. Et, pourtant, l'espoir est revenu dans leur vie meurtrie, et beaucoup sont restés en Allemagne. Nous leur en sommes reconnaissants.

La communauté juive d'Allemagne est aujourd'hui la troisième d'Europe. Elle est vitale et elle grandit. De nouvelles synagogues voient le jour. La communauté juive est et reste un élément indissociable de notre société et de notre culture. Son histoire aussi brillante que douloureuse demeure à la fois un engagement et une promesse.

Nous la protégerons par la puissance de l'Etat contre l'antisémitisme de ceux qui persistent dans l'erreur. Il est impossible de nier que l'antisémitisme existe toujours. Il incombe à la société tout entière de le combattre. Les antisémites ne devront plus jamais parvenir à harceler les citoyens juifs, pas seulement ceux de notre pays, à les blesser et à couvrir ainsi notre nation de honte.

La police, les services de protection de la Constitution, ainsi que la justice, s'intéressent certes de près aux forces d'extrême droite, à leurs slogans creux et à leurs gribouillages. Mais c'est à nous tous ensemble de mener la confrontation politique avec les néonazis et les vieux nazis.

Tous les démocrates ont pour devoir commun de s'opposer avec détermination aux répugnantes incitations à la haine des néonazis et à leurs tentatives incessantes visant à minimiser les crimes nazis. Il ne saurait y avoir de tolérance envers les ennemis de la démocratie et de la tolérance.

Mesdames, Messieurs,

Les survivants d'Auschwitz exigent de nous que nous soyons vigilants, que nous ne détournions pas le regard et que nous ne fassions pas semblant de ne pas entendre. Ils exigent de nous que nous appelions par leur nom les crimes contre les droits de l'homme et que nous les combattions. On les écoute, surtout les jeunes, par exemple ceux qui découvrent aujourd'hui de leurs propres yeux le mémorial d'Auschwitz. Ils parlent avec d'anciens détenus. Ils aident à entretenir et à conserver le mémorial. Ils aideront aussi à faire connaître aux générations à venir les crimes du national-socialisme.

Mesdames, Messieurs,

L'écrasante majorité des Allemands qui vivent de nos jours ne sont pas les auteurs de la Shoah. Et, pourtant, ils portent une responsabilité particulière. En effet, la mémoire de la guerre et du génocide sous le régime national-socialiste est devenue une partie intégrante de notre Constitution vécue. Pour certains, cette partie est d'ailleurs lourde à porter.

Ce qui n'empêche que cette mémoire fait partie de notre identité nationale. La mémoire de l'époque du national-socialisme et de ses crimes est une obligation morale. Nous le devons non seulement aux victimes, aux survivants et à leurs familles et leurs proches, mais aussi à nous-mêmes.

Mesdames, Messieurs,

Il est vrai qu'il est fort tentant d'oublier et de refouler le passé. Mais nous résisterons à cette tentation.

Le champ de stèles du Mémorial de la Shoah, au coeur de Berlin, ne peut rendre aux victimes ni la vie ni la dignité. Il peut peut-être symboliser leurs souffrances pour les survivants et leurs descendants. Pour nous tous, il sert de signal contre l'oubli.

Car, nous le savons, il ne pourrait y avoir ni liberté, ni dignité de l'être humain, ni justice si nous venions à oublier ce qui s'est produit quand la liberté, la justice et la dignité de l'être humain ont été foulées aux pieds par l'Etat. Nombre d'écoles allemandes, d'entreprises, de syndicats et d'Eglises fournissent un travail admirable. L'Allemagne assume son passé.

De la Shoah, de la terreur national-socialiste est née une certitude pour nous tous qui se traduit au mieux par ces mots : « plus jamais ça ». Nous voulons préserver cette certitude. Tous les Allemands, mais aussi tous les Européens et la communauté internationale tout entière doivent sans cesse réapprendre à vivre ensemble dans le respect et la paix et avec des rapports humains.

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide est l'enseignement immédiat de l'Holocauste dans le droit international. Elle engage tous les êtres humains, quelle que soit leur origine, leur appartenance culturelle, leur religion et leur couleur, à respecter et protéger la vie et la dignité humaine dans le monde entier. Vous luttez vous aussi pour cela au sein du Comité international d'Auschwitz avec le travail remarquable que vous fournissez dans l'intérêt de tous.

Je m'incline avec vous devant les victimes des camps d'extermination. Même si, un jour, les noms des victimes venaient peu à peu à s'effacer de la mémoire des hommes, leur destin demeure à jamais gravé dans notre mémoire, car ils reposent au coeur de l'Histoire.

 

 

 

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