Littérature
Philosophie
Psychanalyse
Sciences humaines
Arts
Histoire
Langue
Presse et revues
Éditions
Autres domaines
Banques de données
Blogs
Éthique, Valeurs
Informatique, Média
Inclassables
Pays, Civilisations
Politique, Associatif
Sciences & techniques
Mélanges
Textes en ligne
Compagnie de la Lettre

Au Temps, Dictionnaire
Patrick Modiano


Quitter le Temps Blog

Quitter le Temps 2

Décoller du Temps

re présentations

Ressources universitaires

Plan du site
Presentation in english
Abonnement à la Lettre

Rechercher

© LittératureS & CompagnieS
1999-2018

 

Jean-Pierre OSTENDE

ET VORACES ILS COURAIENT DANS LA NUIT

Gallimard, février 2011

(extraits de l'oeuvre)

 

 

 

Depuis longtemps il ne se passe plus grand-chose

A l’époque de mes débuts chez DARWIN je me disais : Jacques tu n’es pas un robot : machinal le matin, mort le soir. Jacques, trop longtemps tu as avancé sans te poser aucune question, tu ne t’es pas demandé ce que ta vie devenait.
J'avais peur de manquer.
Je n’ai jamais su pourquoi j’avais toujours eu peur de manquer.
Mes parents m’avaient-ils transmis ça à cause des difficultés qu’ils avaient traversées? Par pur besoin d’accumuler? Un besoin irrépressible de stocks et de réserves? Est-ce que j’étais un simple représentant de la grande inquiétude occidentale?
Le besoin d’accumuler s’était répandu partout dans le monde sans modération.
Le besoin d’accumuler était devenue une bête sur toute la terre. Une bête qui pouvait évoluer, changer, se transformer en permanence, profiter de la moindre occasion pour s’engouffrer et grandir, grossir, se multiplier.
La bête était installée partout et impossible de la virer, impossible de la neutraliser.
La bête nous tenait.
Il m’arrivait souvent de me réveiller en plein milieu de la nuit.
Parfois mon visage devait ressembler à celui d'un fantôme.
Cette créature dans le miroir me regardait. Je lui souriais comme un malade.
Un malade abandonné sans modérateur ni entraîneur.
Ou une chose qui y ressemblait.
Quand j'ai trouvé cet emploi chez DARWIN, je me suis promis de le garder.
D'un côté, je me suis répété que je ne devais pas montrer mes sentiments, voilà le conseil de l'entraîneur à l’espace emploi : « Pour le travail, ne sois pas sentimental... »
Il m’a demandé quel était mon enjeu. J’ai répondu :
« Survivre. Ce n’est peut-être pas assez. Pour l’instant c’est ainsi. Mon enjeu c’est survivre. »
D'un autre côté je suppose que je devrais cesser d’être passif. Être moins glacé. Il faut se dégeler et arrêter de se protéger. Avoir plus de présence humaine. Ne pas manquer d'amour.
Je pourrais m’inscrire à un cours par correspondance? Suivre Comment devenir plus humain?
Lire des biographies de héros, peut-être?
Des livres qui nous entraînent à survivre?
Apprendre par cœur la leçon La méthode pour gagner ?
Grâce à mon éducation et à mes modérateurs, mes entraîneurs depuis l'enfance, j’ai toujours essayé de tenir. Même dans les matières les plus méprisées, les plus dédaignées, les plus déconsidérées, comme la littérature et le dessin.
J’ai traversé ces années avec une seule certitude : il est possible de s’améliorer. Tout peut devenir l’occasion de s’améliorer. On peut toujours s'entraîner.
D’ailleurs, mon patron chez DARWIN, M. Sanglier, croyait beaucoup au management et à l’entraînement que l’on nommait parfois coaching. Il croyait aux maîtres et aux leçons.
Sanglier m’a formé comme audit. Il était ouvert et il acceptait d’entendre mes remarques maladroites ou déplacées. Il était compréhensif. Il savait que je n’avais plus de père et que la santé mentale de ma mère me donnait du souci.
Mes questions étaient souvent infantiles. Je m’en rendais compte et tout de suite je disais une de ces choses ineptes du genre :
« Oh! Je suis si désolé! »
Je m’en apercevais et j’en étais encore plus gêné.
La cravate aussi, ma cravate, tout ça me paraissait si crétin.
J’avais l’air si abruti avec ma cravate.
Aussi, je me barbais à mort.
Autant la ville que la campagne, tout me paraissait monotone, ma vie était de l’eau de vaisselle.
A cette époque-là, d’une certaine manière, je n’étais pas né. J’étais un autre. Comme la plupart des hommes, je n’avais pas grandi sur le plan affectif. J’étais un bébé.
Comme la plupart des hommes, nous pouvions travailler, nous marier, nous reproduire, porter des toasts mais sur un plan affectif, nous étions zéros.
C’était un enjeu d’arrêter de me fuir.
J’ai eu les larmes aux yeux en lisant sur un mur un graffiti : « Since very early, not much happened » (Depuis longtemps il ne se passe plus grand-chose) Je ne sais pas pourquoi cette phrase m’a autant touché : Depuis longtemps il ne se passe plus grand-chose.
Avant de rencontrer Sanglier, j’ai longtemps été un absentéiste professionnel. Je veux dire par là que j’avais tendance à éviter ce qui me gênait, à fuir les responsabilités. J’étais un zombie qui dans ses cauchemars avait des responsabilités (horrible!), je ne m’intéressais à rien, je prenais l'opinion du dernier qui a parlé.
Sanglier ne m’avait pas raté quand il m’avait expliqué comment j’étais devenu, sans m’en rendre compte, un glouton de l’absence.
Il avait ajouté qu’un glouton dans un monde de gloutons ne s’aperçoit de rien. Au contraire, il est en phase.

DARWIN m'a sélectionné

Sanglier venait de m’engager dans sa société aux capitaux européens : DARWIN (Dare, Win, oser, gagner). Il fallait oser déjà. Chaque fois on me demandait ce que ça voulait dire DARWIN et toujours sans m’énerver je répondais : Dare, oser et Win, gagner.
Oser, gagner, quand même. Il ne fallait pas se sentir gêné. On ne pouvait pas leur reprocher de la timidité ni d’avancer masqués.
Je ne voulais pas perdre ma place chez DARWIN et encore moins mon premier contrat de travail où était inscrit mon nom : Jacques Bergman.
Un contrat à durée indéterminée ce n’est pas facile à décrocher.
Sanglier m’a sauvé en me proposant une place.
C’est facile de critiquer DARWIN mais qu’auriez-vous trouvé à ma place? Si vous aviez été dans mes chaussures?
DARWIN, l’entreprise de Sanglier, appartenait à l’Explorateur Club, un groupe dont les activités principales traitaient de tourisme, de relations humaines et de formation.
Pour la plupart de nos confrères dans notre métier d'audit, l’essentiel du travail en entreprise consistait à vérifier la comptabilité.
Pour la plupart d’entre eux, cela se limitait à ça : contrôler les comptes. Pas pour Sanglier. Pour Sanglier, notre mission allait bien au-delà de la comptabilité. Bien au-delà. L’au-delà nous attirait.
« Si nous voulons trouver des propositions concrètes pour améliorer un service, une entreprise, une organisation, il ne faut pas s’en tenir aux chiffres. Nous devons d’abord comprendre comment l’organisation fonctionne. Pour cela, notre matériel de base c’est l’information. L’outil majeur, les questions. Grâce aux questions nous obtenons de l’information. Ensuite nous traitons l’information et pouvons analyser, étudier et proposer. »
Sanglier visait l’au-delà des chiffres.
Il disait : « DARWIN vous conduit au-delà des chiffres. »
Ce qui, l’air de rien, allait loin comme phrase, nous trouvions.
Principe de DARWIN : Nous voyons ce que personne ne voit et qui est si évident. Du familier nous faisons de l’étrange et de l’étrange du familier.
Nous sommes des créatures créatives...

En chemin pour DARWIN, vers six heures du matin, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter sous l’Abribus pour regarder une fille obèse qui lisait Quand la passion vous fait vivre.
A six heures trente, nous avions rendez-vous dans la salle de réunion de DARWIN.
Sanglier, savait tenir ses collaborateurs. Je n’oublierai jamais que c’est lui qui a signé mon premier contrat d’embauche et m’a dit en me regardant droit dans les yeux et levant son verre : « Jacques Bergman, tu es des nôtres maintenant. »
DARWIN était un peu sa famille, notre famille.
J’étais le dernier arrivé.
Tous ensemble nous traquions de l’information. Tout finissait par se recouper, par se savoir. Il suffisait de secouer l’arbre.
Secouer l’arbre, disait Sanglier.

Entre nous : Je comprends les méfiances vis-à-vis de l'audit. Personne n’a envie d’un regard extérieur sur son travail. Personne. Surtout dans notre pays où la méfiance est une deuxième nature. Confiant n’est pas un mot français. Personne n’a envie que l’on vienne voir de près son travail, comment il travaille surtout.
Nous étions là, à rôder, à poser des questions, à consulter nos indicateurs.
Nous avions toujours plusieurs indicateurs.
Ainsi la plupart des employés qui se plaignaient d’un manque de personnel (« Vous savez en ce moment on manque de personnel ») nous signifiaient surtout leur propre manque d’engagement personnel.
C’est impitoyable, les statistiques et l’expérience.
Il fallait de la patience pour entendre ce que nous entendions.
A force de poser des questions.
Qui? Quoi? Quand? Comment?
Et vous là-dedans? Où étiez-vous? Que faisiez-vous?
Sans question comment aurions-nous pu travailler?
La question était notre nourriture et notre outil. C'était notre tournure. C'était notre style.
Alors on posait des questions et on souriait comme des malades.
On engloutissait des centaines de réponses, on avalait les phrases, les noms, les chiffres. On était insatiables. On bataillait. On cherchait des explications, des raisonnements, des failles. On interrogeait, on enregistrait, on mettait en rapport. On était avides. Plus on en avait, plus il nous en fallait.
A chaque fois on se trouvait face à des attitudes, des comportements, des caractères, des parcours différents. Des conflits ouverts, demi ouverts, fermés. Avec les sourires, les grimaces, les larmes, les visages défaits.
Nous menions une espèce de chasse.
Nous étions des démons.

 

Liens brisés

 © Jean-Pierre Ostende / Gallimard