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1999-2018

 

Voie Express
Roman 2003, éditions Gallimard

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Jean-Pierre Ostende Paysage de dérives par Jean-Claude Lebrun
<< Le dernier livre de Jean-Pierre Ostende tient à la fois du roman noir et du roman de critique sociale. Si l’un et l’autre genre entretiennent depuis belle lurette certaines relations, il arrive trop souvent que le côté noir domine et réduise la critique à une juxtaposition d’observations sommaires, sans véritable point de vue. Tel n’est précisément pas le cas de Voie express, qui se présente comme une réussite tout à fait remarquable. De l’inventivité et de la puissance de la vision surgit en effet un univers monstrueux : notre monde, dont il a suffi de forcer quelques traits, d’appuyer quelques dérives. L’excès n’étant en l’espèce que la norme poussée à ses conséquences extrêmes.
Au centre du roman se tient un certain Philippe Gué. Un patronyme évidemment accordé à cette figure entre deux rives, ballottée et bousculée par un courant qui veut l’emporter. Ce professeur, fils de commerçants, est marié à une diplômée d’une école de commerce qui fait carrière dans une multinationale appelée La Douceur. Philippe Gué est alors âgé de trente-cinq ans. Il s’est illustré comme lauréat d’un jeu de " culture " générale, à la télévision. Il est le père d’un jeune garçon, Victor, dont il assure en fait l’éducation : sa femme passe le plus clair de son existence dans des avions et à des tables de réunions aux quatre coins du monde. Père et fils regardent des séries TV, lisent des histoires glauques, se passionnent pour les jeux de rôle. Ensemble, ils vivent dans une manière d’univers factice, largement déconnecté de la réalité. Une situation finalement assez commune en ce début de XXIe siècle, où mondialisation et rupture du lien avec le réel paraissent de plus en plus fréquemment aller de pair. Jean-Pierre Ostende continue là un travail singulier de lecture de la société entrepris depuis 1986. Sauf que sa critique prend aujourd’hui un tour à la fois plus complexe et plus radical. Et que son récit, autour de la question " comment un couple d’êtres humains a-t-il pu vivre ainsi ? ", s’enrichit d’harmoniques multiples qui donnent au tableau une considérable épaisseur.
C’est en effet un magistrat, installé dans son bureau d’un palais de justice, bien des années plus tard, qui relate les aventures de Philippe Gué. Il a voulu prendre connaissance des pièces d’un dossier maintenant refermé. On apprend vers la fin du livre que le moment était venu pour lui de s’interroger sur les circonstances qui avaient conduit son propre père en prison, pour une longue peine que celui-ci continuait de purger. Ce juge n’est autre que le petit garçon d’autrefois. De son père, il n’avait en fait connu que le visage diurne. Celui de l’homme respectable et disponible, à qui l’on pouvait peut-être seulement reprocher une propension certaine à l’instabilité. Quand le soir venait, c’était le même homme qui s’installait au volant de son break et partait sur la voie express - " son écran et son lieu de tournage " -, au bord de laquelle se tenaient des jeunes femmes court vêtues, puis poussait jusqu’à une boîte en périphérie pour en aborder d’autres, qu’il invitait ensuite à monter dans son véhicule pour les conduire quelque part en forêt, d’où elles ne revenaient pas forcément. Portrait d’un schizophrène meurtrier, certes, mais hors de toute psychologie des profondeurs. Car le dérèglement chez Philippe Gué est montré moins comme la résultante d’une équation personnelle, que de l’accumulation d’une série de facteurs, dans lesquels le social joue à plein.
L’art de Jean-Pierre Ostende tient précisément dans la largeur de la vision, cette capacité à suivre une trame de roman noir sans jamais perdre de vue tout ce qui vient confluer en ce personnage et occasionne ses dérives. Cette entreprise de l’épouse, qui ouvre à vendre partout le " Bien-Être ". Parodie de ces " majors " qui aujourd’hui enrobent leur activité mercantile d’un voile humaniste, paraissent offrir de l’être quand il ne s’agit que de faire fructifier leur avoir. Ces télévisions, devenues lieu stratégique de détournement du regard, qui proposent de la réalité de pitoyables mises en scène et font de la bonne vieille identification aristotélicienne une machine à manipuler les masses. Cette ville, superbement évoquée par l’écrivain, qui réunit la culture et la barbarie, chacune à son plus haut. Ces parcours initiatiques enfin, ces itinéraires de formation des êtres, qui s’appuient sur les modèles frustres des nouvelles sous-cultures de masse. Le tableau et le verdict apparaissent, à proprement parler, terrifiants. Car de tout cela, Philippe Gué paraît être le produit le plus achevé. En opposition à son frère Jean, figure discrète et belle, qui passe pour un anormal et un asocial parce qu’il souhaite, à l’encontre des valeurs du " monde libéral ", simplement lire, réfléchir, aimer. On sent là derrière une colère, une violence froides, qui donnent à la vision une extraordinaire force critique. Avec des bouts de monologues des uns et des autres, qui viennent se glisser dans le récit et dire sans fard le fond des choses, quand les mots autrement prononcés semblent participer de l’entreprise générale de brouillage. Ne nous y trompons pas : cette Voie express n’est pas un raccourci, moins encore une échappatoire, mais un travail romanesque de tout premier ordre.>> Par Jean-Claude Lebrun, © l'Humanité, 08-05-03.

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Jean-Paul Curnier

Voie express
Jean-Pierre Ostende

On sait d’un livre qu’il est une réussite lorsqu’on oublie qu’il est un livre, lorsque le talent et le travail consistent en ce qu’on les y voit pas, que la composition, la langue et le rythme s’y conjuguent à tel point qu’ils s’effacent derrière la lecture et lorsqu’à celle-ci, une fois achevée, succède durablement un sentiment de gratitude envers qui l’a écrit. C’est à cela que l’on reconnaît un grand livre. Voie express de Jean-Pierre Ostende est un livre de cette sorte, un livre absolument réussi.
Bien que l’on puisse, à première vue, l’apparenter au roman noir, Voie express utilise ce genre d’un manière si surprenante et si efficace en même temps pour le conduire vers d’autres directions, que le présenter de la sorte induirait fatalement un malentendu. Ce qui nous donné à lire, dans ce roman en forme de récit, c’est le produit d’une subtile alchimie, d’une combinaison savante où le jeu des éléments de la narration entre eux débouche sur une mise en abyme vertigineuse du récit. Voie express est avant tout un livre de littérature, au plein sens de ce mot.
Bien que l’intrigue n’y soit pas, à proprement parler, policière, elle s’en approche en ce sens qu’elle repose sur la reconstitution du parcours criminel d’un détraqué, Philippe Gué, un homme tout à fait à sa place dans le monde et que personne n’a jamais soupçonné. Mais cette intrigue y est traitée d’une façon toute particulière : c’est ici le fils, Victor-Louis, qui parle, le livre est le récit reconstitué de la vie de son père. Dès le début il y insiste : « J’ai collecté, combiné, réuni. À partir de cet assemblage de pièces, j’ai tout reconstitué. » Voici donc un fils qui se décide à reconstituer l’histoire de son père, pour s’en débarrasser à ce qu’il dit, pour s’affranchir d’une renommée qui lui fait obstacle. Mais c’est en fait une biographie qu’il entreprend, celle d’un père passablement monstrueux avec autour de lui une famille tout entière plongée sans le moindre recul ni la moindre retenue dans le vertige du monde de la télévision, des enseignes et du destin revu et adapté par les images et la publicité. Une biographie lyrique aussi bien, car la monstruosité que vise le fils n’est pas en fait celle que l’on pourrait croire, elle n’est pas là où on l’attend. Monstre, le fils ne l’est pas moins que le père et que tous, cela se sent autant à l’enthousiasme qu’il met à son récit qu’à l’absence de toute forme de jugement sur les turpitudes insensées de son père.
De fait, comme tout bon fils, ce qu’il reproche à son père c’est de lui faire de l’ombre et cela, quel que soit le domaine de sa renommée. Une ombre dont on ne saurait dire si elle est grandie par le crime, par le fait de s’être hissé si haut dans l’aventure du héros moderne jusqu’à devenir une vedette de jeux télévisés, ou par les deux ensemble. Aux yeux du fils, le père à vécu trop, voilà qui paraît clair ; mais trop à un point qui fait de lui un modèle, un emblème et non une triste exception. C’est de l’existence abusive du père dont il s’agit. Le récit biographique prend alors la forme de l’épopée, une épopée du désastre des temps nouveaux.
Les indications essentielles relatives aux personnages, les règles qui déterminent le mouvement général sont données dans les cinq premières pages du livre, en forme de prologue. Après, c’est la « voie express », c’est le rythme de l’écoulement rapide, de l’emportement, du dévalement sans retour. Ce que développe Jean-Pierre Ostende dans cet itinéraire raconté d’un tueur en série, ce n’est pas une accumulation de meurtres et de sévices pour amateurs de scènes gore ; il ne sera jamais question de descriptions macabres dans Voie express, celles-ci elles restent en arrière-fond. Son propos, c’est la série comme quête délirante et obstinée côtoyant d’autres vies elles aussi « en série ». C’est la série comme poursuite du fantasme dans un monde où le fantasme est roi, où il constitue le pivot de la consommation, de la production et du temps dit « libre » . Ajoutons : où la réalisation du fantasme, quel qu’il soit, est devenu le modèle de la réussite et de la liberté.
Roman noir, fiction biographique, épopée des temps nouveaux se superposent sans cesse et sans que jamais un genre ne décide des deux autres. C’est une lecture comme par transparence qui s’opère, car ces trois niveaux sont si savamment dosés et enchevêtrés que le lecteur se trouve, à son insu, engagé lui aussi dans la reconstitution. De tout ce qui nous vient du récit dispersé du fils, nous devinons la présence de quelque chose qui ne demande qu’à être élucidé et que Jean-Pierre Ostende retarde adroitement en égarant le lecteur vers d’autres directions encore. Adroitement, et en même temps d’une manière si légère, si bien enroulée dans la musicalité swinguée des phrases, des jeux de sens et des collages de visions, qu’un pressentiment naît progressivement de la reconstitution des expéditions maniaques de Philippe Gué ; le pressentiment de quelque chose de pire, de quelque chose de caché derrière le décor et d’étrangement familier. Quelque chose comme une évidence que nous nous efforcerions d’ignorer. Dans Voie express, c’est le ton d’allégresse insouciante qui inspire la peur, celui de la cruauté des « innocents ». On ne guère pas à le comprendre, ce que cherche le fils dans l’histoire recomposée de son père c’est la logique de réussite qui la conduit, il est fils de star, d’une « star de l’innommable », mais d’une star, c’est ce qui compte.
« Qu’est-ce que ça veut dire : « vivre davantage » ? » annonce-t-il en ouverture. Et qu’est-ce que « vivre davantage », en effet, sinon ce qui est requis de tous, proposé à tous avec les moyens mis a la disposition de tous : grandes surfaces du bricolage, invitation généralisée au vedettariat, à vivre ses pulsions, à réaliser ses rêves et ses fantasmes, plongée de toute une civilisation dans l’indifférence vis à vis de la réalité, surenchère de l’égotisme et du cynisme. Nous sommes face au dérapage généralisé, seuls avec des monstres tranquilles, sûrs de leur fait et bien dans leur peau, encouragés par l’univers qui les a créés ; avec des monstres de la normalité ambiante, des idiots de la post-modernité.
Voie express n’est pas pour autant un livre de critique, un livre qui utiliserait la voie de la littérature pour faire entendre une variante de plus de la critique de la société contemporaine. Jean-Pierre Ostende ne dénonce rien, ce qu’il fait est bien mieux et bien plus inquiétant : il donne à éprouver un « état critique » du monde contemporain et cela, non pas depuis la distance d’un moraliste mais depuis l’état d’errance mentale où sont parvenus ses personnages à force de vouloir vivre plus pleinement, et pour ainsi dire « à la lettre », ce monde tel qu’il est et tel qu’il réclame de tous quelque chose. « Appelle-moi» dit la vision qui scande les périples nocturnes de Philippe Gué, une vision écrite dans le ciel en lettres de néon, près des berges du fleuve ou au dessus de la forêt. « Appelle-moi », « Restez en ligne », « Surtout ne coupez pas », « Ne ratez pas notre rendez-vous » ; tout de la vie se joue à flux tendu, rien de soi ne peut être sans rapport avec ce « grand autre » indéfini, intangible qui, en toute occasion, veille sur chacun, stimule, encourage : bienveillance de l’universal shopping, du monde global de l’offre et du conseil, de l’insouciance pour tous et de la vie à outrance.
Le fleuve, la voie rapide, la zone commerciale, le net et la télé, les dérives nocturnes de Philippe Gué dans son break vert bouteille, la vie expéditionnaire de Lara Ferlinghetti, son épouse toujours en avion, toujours en mission et baignant dans le cynisme euphorique du commerce multinational, la fébrilité excentrique et mondaine des grands parents : tout est à flux tendu. Et l’écriture l’est tout aussi exactement : son unité est faite de rythmes différents et disjoints, juxtaposés ; elle coule elle aussi à la manière tranquille et irréversible des fleuves en crue, s’attardant un instant, elle ré-accélère aussitôt après, se rassemble en tourbillons qui se côtoient puis se mêlent, elle est l’écriture d’un ordre dans le désordre, d’un dévalement sans retour qui emporte. Et puis il y a les sous-sols : la cave où Philippe Gué reconstitue la scène primitive de la préhistoire, la mine abandonnée où il séquestre et cherche dans l’aveu de sa victime à savoir mieux qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il veut. Les sous-sols sont des lieux hors du temps, des lieux de pause dans le mouvement, des passages « à gué » dans le courrant général où se trouve jetée l’existence. « Seuls les paranoïaques s’en sortiront vivants », c’est cette maxime, empruntée à quelque jeu électronique, qui lui sert de viatique.
De là, de cette forme singulière du roman noir, vient une forme d’effroi assez proche de celui que peuvent susciter des films tels que Freenzie d’Alfred Hitchcock ou Mulholland Drive de David Lynch ; l’effroi du témoin qu’hypnotise l’engrenage d’un périple entièrement dominé par le fantasme et que rien ne semble plus pouvoir empêcher, sur lequel plus aucun jugement moral n’est possible. Car le fantasme, ici, n’a rien de fascinant en soi, bien au contraire. Montré sous son aspect pour ainsi dire ordinaire, familier, il est surtout le signe d’une profonde misère, d’une singularité triste, d’une grande pauvreté du désir et de l’imagination. Il est, pour tout dire, à l’unisson de la misère mentale commune d’un monde où le fantasme est devenu souverain, où l’on parle aux hommes comme l’on parlerait à des enfants attardés. Un monde qui n’est autre que celui qui prend forme sous nos yeux, il n’est qu’à écouter ce qui se dit, lire ce qui s’écrit et voir ce qui s’affiche un peu partout pour s’en convaincre. Voie express est fait de cette matière du monde, de prélèvements opérés dans ce qui se dit, se lit et s’affiche sans vergogne comme l’innocence enfantine de cette époque. Une innocence effrayante d’inconséquence, décervelée.
Jean-Pierre Ostende mène le rythme des dévoilements - c’est-à-dire, plus exactement, celui des enchevêtrements de scènes et fragments rapportées - de telle sorte qu’une ombre plane toujours sur les révélations, que la réalité des meurtres reste indécidable. Ici le réalisme est inversé : alors que, des scènes évoquées, beaucoup de choses manquent pour qu’elle soient visuellement complètes, c’est sur certains détails que l’éclairage est porté. Certains détails dont la sélection aléatoire nous semble due à la subjectivité fantasque que nous accordons depuis le début au fils narrateur mais auxquels nous devons rajouter quelque chose pour compléter les vides.
De fait, nous œuvrons nous-même à ajouter du noir au noir. Tandis que le fils semble s’attarder par égarement sur quelque détail exempt de toute morbidité, ce que nous imaginons de la scène ajoute au tableau, comme pour le préciser, ce que l’auteur a pris soin, précisément, de ne pas mentionner. Et tout à coup c’est cette attention du fils portée sur le break de son père, sur telle émission nocturne de radio, telle chanson en vogue, sur le rouleau de corde ou les gants en caoutchouc dans le coffre, qui devient en soi sursignifiante, débordante de significations inquiétantes. Au final, c’est nous qui savons, qui savons trop ; car c’est en nous que se déroule le fil de l’histoire secrète de Philippe Gué, paranoïaque par application, détraqué serein, criminel innocent, héros de jeux télévisés et professeur de collège à ses heures. Une partie du livre, sa partie la plus sombre, s’écrit dans la lecture.
Fragmentations du récit, superpositions, arborescences : il n’est guère possible de ne pas mentionner aussi que l’on rit beaucoup dans Voie express. De ce rire que soulève l’exactitude de la langue quand elle s’applique à décrire les absurdités d’un monde tel que celui-ci, la coexistence de lubies solitaires de toutes sortes, et les inventions très personnalisées que chacun apporte à l’invitation au dérèglement généralisé qui nous est faite - celle de l’univers survolté des médias et de le consommation, celle du « vivre davantage » par tous les moyens et du fantasme pour tous. Ce qui fait rire dans Voie express ce sont, s’ajoutant au récit du sadisme tranquille de Philippe Gué, ces courtes scènes baroques, ces dialogues insensés, ces mises bout à bout de fragments du réel et autres slogans du crétinisme ambiant qui viennent tout droit de notre quotidienneté et complètent jusqu’à l’euphorie le tableau de désastre qui en est fait, d’une façon, cette fois-ci, pleinement réaliste.
On ne saurait trop longtemps le négliger : c’est la réalité de l’existence, telle qu’elle se manifeste à tous et à laquelle nous sommes tous confrontés, qui a changé. Elle a pris la forme d’un patchwork, d’un carrousel d’images et de messages de toutes sortes, d’un univers de cruauté joyeuse pour jeux électroniques. D’où il s’ensuit que le réalisme, s’il en est un possible, doit être, lui aussi, reconsidéré. Il fait même figure d’urgence salutaire pour ces temps voués à la toute-puissance du fantasme et à l’enthousiasme sous perfusion, où la réalité n’est plus guère qu’un vague pressentiment, une forme de superstition. Voie express est un conte des temps qui viennent, un livre écrit depuis l’autre côté du miroir. © Jean-Paul Curnier, 2003

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Aurélien Masson
Géographie intime d’une prison invisible

Qui est Philippe Gué ? Qui est réellement ce professeur d’Histoire Géographie qui regarde par la fenêtre de sa prison ? Une star de l’innommable ? Un serial-killer amateur d’enlèvements d’auto-stoppeuses ? Mais encore…
Voie express est une reconstitution. Celle d’un fils, Victor-Louis, qui marche dans les traces de son père, Philippe Gué. Et ces traces sont nombreuses. Les carnets de son père, ses enregistrements audio, ses cassettes vidéo, mais aussi les témoignages des membres de la famille, des victimes qui ont croisé le chemin de Philippe forment un kaléidoscope de sources qui s’entrechoquent tout au long du récit. Victor-Louis rassemble ces éléments épars, les trie, les organise tel un documentaliste consciencieux. Son point de vue est froid, objectif, pas de place ici pour un psychologisme facile. Son souci est moins d’expliquer que de comprendre la trajectoire du père. C’est un lent processus qui nous est décrit au cours du livre : comment un homme épris d’absolu, désirant par dessus tout « vivre davantage », est-il devenu un kidnappeur en série, répétant à l’infini les mêmes actes ? Cette compréhension de l’autre ne saurait être atteinte de manière abstraite ou scientifique, c’est bien par l’observation – et selon des points de vue différents – de l’individu, ses comportements, son interaction avec le milieu qui l’entoure, que le lecteur parvient à approcher l’univers mental de Philippe Gué… Très vite, nous comprenons que Voie express n’est pas une simple reconstitution, elle est aussi une étude de milieu. Comme Philippe Gué le dit lui-même, il est « un habitant de la voie express ». L’état mental du héros est un écho de ce lieu physique autour duquel il ne cesse de graviter, au volant de sa voiture…

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Comme tous les grands romans d’anticipation sociale, Voie express nous invite à un voyage dans un univers distant. Aucune indications temporelles, géographiques pour situer concrètement l’action qui se déroule devant nos yeux. Nous évoluons dans un espace socio-économique flou à la fois proche et éloigné du notre. A travers l’étude de Philippe Gué, Ostende nous décrit un monde que nous pouvons quasiment toucher du doigt.
Dès les premières pages, Voie express vous projette dans une société capitaliste exacerbée qui trouve sa dynamique dans ce que nous pourrions qualifier d’ exploitation narcissique de l’individu où l’acte de consommer et celui de désirer ont finalement fusionné. Dans l’univers de Voie express, tout est possible, rien n’est interdit du moment qu’on le souhaite et qu’on peut se le payer : Vous désirez vous faire lifter entièrement et porter des mini-jupes outrancières alors que vous avez 85 ans et que vous êtes grand-mère ? Pas de problème, après tout, qui a envie d’être vieux et moche ? Vous aimeriez louer les services d’un groupe de fans qui vous poursuivraient en vous demandant des autographes ? Signez ici, ce service existe et c’est tellement plus agréable que de se sentir seul et quelconque…Les personnages qui peuplent le roman sont des consommateurs atomisés, des clients anonymes aiguillés par leurs désirs et leurs réalisations immédiates. Désirs sans cesse stimulés, à coups de spots publicitaires, de slogans radiophoniques qui vous transforment en dieu éphémère et égoïste.
La voie express, cet anneau d’asphalte qui cerne une ville mystérieuse, est une parfaite stylisation urbaine de cette société en devenir. Avec ses gigantesques supermarchés illuminés tels des monuments historiques, ses zones commerciales qui semblent conçues exprès pour vous, ses prostituées livrées qui vous attendent sous les ponts, c’est un espace libidinal, un lieu qui suscite et provoque le désir, vous propose le spectacle de la consommation en marche. Tout ce qui défile devant les vitres de votre voiture est potentiellement accessible : les produits de consommation courante qui se déclinent à l’infini pour vous donner l’illusion du choix, mais aussi les individus, ces prostituées que l’on peut acheter ou ces femmes faciles qui dansent dans les night-clubs et s’offrent à vous pour leur plaisir. Entrez donc, branchez-vous sur cette émission de radio où l’animatrice vous susurre de sa voie satinée que vous êtes le plus beau, laissez votre regard courir sur ce panneau publicitaire qui borde des entrepôts de verre « Le monde est à vous. Vous ne le savez pas ? Ne vous limitez pas », laissez doucement le désir monter en vous…
Qui est Philippe Gué, cet homme qui roule dans la nuit le long de la voie express en écoutant de la musique rock ? Il est avant tout, un homme comme les autres, « reproduit à des millions d’exemplaires, chaque exemplaire est différent ». Il est un homme de cette société de l’image, un peu obsessionnel, une encyclopédie vivante de la mémoire télévisuelle. Mais le désir qui anime Philippe Gué n’est pas celui de tout le monde. Il n’est pas là pour acheter des caméscopes, louer des cassettes vidéos ou les services d’une femme. S’il se rend tous les jours sur ce périphérique du désir, c’est qu’il lui permet de « vivre davantage ». Car Philippe Gué est un homme qui rêve d’une autre vie, d’une renaissance permanente.
A l’étroit dans son costume de bon fils, de bon mari et de bon professeur, Philippe Gué rêve non pas de vive ailleurs – quel ailleurs possible dans un monde photographié, disséqué par des milliers de satellites ? – mais de vivre davantage, de vivre plus. Il passe des annonces sous des pseudonymes, se déguise, modifie son apparence physique, prend de jeunes auto-stoppeuses et se réécrit un passé, un présent, un futur. La voie express rend possible cette tentation en offrant un décor abstrait qui s’oublie aussi vite qu’il s’appréhende, qui s’efface alors qu’il apparaît. Lieu anonyme aux potentialités multiples, la voie express permet l’initialisation de ce désir absolu, quasiment divin, de renaître à jamais. Comme le note son fils, « là quand il roule sur la voie express, ça lui donne envie»…
© Aurélien Masson, 2003

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