Le
chauffeur de taxi portait le bouc, une résille sur les
cheveux, et une petite natte retenue par un ruban blanc. Je me
dis que c’était un Sikh, parce que mon guide les décrivait
exactement ainsi. Mon guide touristique avait pour titre ; India
, a travel survival kit, je l’avais acheté à Londres
plus par curiosité que pou un autre motif, car il fournissait
sur l’Inde des renseignements pour le moins insolites et
apparemment superflus. C’est seulement plus tard que je devais
me rendre compte de son utilité.
L’homme roulait trop vite à mon gré et klaxonnait
avec férocité. J’avais l’impression qu’il
frôlait délibérément les piétons,
avec un sourire indéfinissable que je trouvais déplaisant.
Il portait un gant noir à la main droite, et cela aussi
me déplut. Quand il s’engagea sur Marine Drive, il
parut se calmer et prit tranquillement sa place dans une file de
voitures, du côté de la mer. De sa main gantée,
il désigna les palmiers du front de mer et la courbe du
golfe.
«
Voilà Trombay « , dit-il, « et devant nous il
y a l’île d’Elephata, mais on ne la voit pas.
Je suis sûr que vous voudrez la visiter, les bateaux partent
toutes les heures de la Gateway of India. »
Je lui demandai pourquoi il passait par Marine Drive. Je ne connaissais
pas Bombay, mais j’essayais de suivre son trajet sur le plan
que j’avais sur les genoux. Mes points de repère étaient
Malabar Hill et le Chor, le marché aux voleurs. Mon hôtel
se trouvait entre ces deux points, et pour y aller il n’y
avait pas à passer par Marine Drive. Nous étions
en train de rouler dans la direction opposée.
«
L’hôtel que vous avez indiqué se trouve dans
un quartier misérable », dit-il sur un ton affable, « et
la marchandise y est de mauvaise qualité, les touristes
qui viennent à Bombay pour la première fois tombent
souvent dans des endroits peu recommandables, je vous conduis à un
hôtel plus indiqué pour un monsieur comme vous. » Il
cracha par la fenêtre et me fit un clin d’œil. « Et
où la marchandise est de première qualité. » Un
sourire visqueux et complice s’étala sur son visage,
et cela me plut encore moins.
«
Arrêtez-vous ici « , dis-je, « tout de suite » .
Il se retourna et me regarda d’un air servile.
«
Mais ici je ne peux pas », dit-il, « il y a de la circulation ».
«
Alors je descends quand même », dis-je en ouvrant la
portière que je tenais d’une main ferme.
Il freina brusquement et commença à débiter
une litanie dans une langue qui devait être du marathi. Il
avait l’air furieux, et les paroles qui sifflaient entre
ses dents n’étaient sans doute pas des plus aimables,
mais cela me laissa complètement indifférent. Je
n’avais qu’une petite valise que j’avais gardée
avec moi, et il n’eut même pas besoin de sortir de
la voiture pour me donner mes bagages. Je lui laissai un billet
de cent roupies et descendis sur l’immense trottoir de Marine
Drive : sur la plage il y avait une fête religieuse, ou une
foire peut-être, et une foule énorme qui se pressait
devant quelque chose que je ne réussis pas à distinguer,
sur le bord de mer traînaient des vagabonds allongés
sur le parapet, des gamins qui vendaient des babioles ; des mendiants.
Il y avait aussi une file de cyclopousses à moteur, je sautai
dans une espèce de caisse jaune accrochée à une
mobylette en criant l’adresse de mon hôtel au nabot
qui conduisait. Il appuya sur le démarreur et partit à plein
gaz, en se faufilant au milieu des voitures.
Le « Quartier des Cages » était bien pire que
je ne l’avais imaginé. Je le connaissais par certaines
photos d’un photographe célèbre et je me croyais
prêt à affronter la misère humaine, mais les
photos enferment le visible dans un rectangle. Le visible sans
cadre, c’est toujours autre chose. Et puis ce visible-là avait
une odeur trop forte. Ou plutôt de multiples odeurs.
Quand nous entrâmes dans le quartier, le jour déclinait
et, le temps de parcourir une rue, la nuit tomba brusquement, comme
toujours sous les Tropiques. La plupart des constructions du « Quartier
des Cages » sont faites de bois et de nattes. Les prostituées
se tiennent dans des cahutes de planches mal jointes, la tête
sortant d’une ouverture très étroite. Certaines
de ces cahutes étaient à peine plus grandes qu’une
guérite de sentinelle. Il y avait aussi des baraques et
des tentes faites de loques, boutiques ou installations destinées à d’autres
activités commerciales, éclairées par des
lampes à pétrole, devant lesquelles s’attardaient
des groupes de personnes. Mais l’hôtel Khajuraho, lui,
avait une petite enseigne lumineuse, et était situé presque à angle
d’une rue où les constructions étaient en dur.
Le hall, si on peut l’appeler ainsi, avait l’air louche,
certes, mais pas sordide. C’était une petite pièce
plongée dans la pénombre, avec un comptoir, il y
avait deux abat-jour rouges, et derrière, une femme âgée.
Elle avait un sari voyant et les ongles vernis en bleu ; on aurait
pu la prendre pour une Européenne, malgré le signe
qui était peint sur son front, un de ces nombreux signes
que portent les femmes indiennes. Je lui fis voir mon passeport
et lui dis que j’avais réservé par télégramme.
Elle acquiesça d’un geste et se mit à recopier
mon état civil avec un empressement ostensible, puis elle
me présenta la fiche pour que je la signe.
«
Avec ou sans salle de bains ? » me demanda-t-elle, et elle
m’indiqua les prix.
Je pris la chambre avec salle de bains. Il me sembla que la réceptionniste
avait un léger accent américain, mais je n’approfondis
pas la question.
Elle m’attribua une chambre et me tendit la clef. Le porte-clefs était
en celluloïd transparent avec, à l’intérieur,
une décalcomanie dans le goût de l’hôtel. « Voulez-vous
dîner ? » me demanda t-elle. Elle me regardait d’un
air suspicieux. Je compris que l’endroit n’était
pas fréquenté par les Occidentaux. Sans aucun doute
elle se demandait ce que je faisais là, moi qui arrivais
presque sans bagage après avoir télégraphié de
l’aéroport.
Je lui dis que oui. La chose ne m’attirait pas particulièrement,
mais j’avais très faim et il me semblait quez ce n’était
pas le moment à traîner dans le quartier.
Liens
brisés
© Christian
Bourgois
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