La
haine de l'artiste officiel " On va vendre à Papeete
les quelques pauvres choses qui lui restaient, et quelques toiles,
des manuscrits. Par une monstrueuse ironie, ces reliques sont minablement
logées dans les dépendances de l'ancien " palais " des
Pomaré, dont la grande salle est occupée par l'exhibition
terne des oeuvres d'un cabotin officiel, Bopp du Pont, qui, accompagné de
sa cabotine famille, mais nanti d'une lettre politique, est venu
ici gruger la colonie (on donne des leçons de piano, déclamation,
cor, violon, et on raccommode les pianos). Naturellement, il hait
Gauguin. Et naturellement je méprise la peinture Bopp du
Pont. Je combats le bon combat, j'ai la FOI, et des armes, et le
Mercure comme appui. " (Lettre à ses parents, du 27
août 1903.)
Le
projet du Maitre du Jouir " Un Européen de personnalité puissante,
le peintre Gauguin, par exemple, débarque dans ces iles
; et s'attriste et s'irrite de l'état où la " civilisation " les
a réduites. Il veut tenter de ressusciter la race. Pour
cela, il lui rendra ses dieux, dont il taillera les images; il
rendra les jeux et l'enthousiasme paiens; il tentera de ressouffler
cette joie de vivre si éclatante avant les arrivées
convertisseuses. Ses efforts. Sa presque réussite. Les admirables
fêtes qu'il ordonne. Enfin ses déboires, avec un élément
nouveau, non plus méthodiste et catholique, mais non moins
lugubre : l'administration européenne. Ses insuccès.
Peut-être sa mort. " (Lettre à Daniel de Monfreid,
du 24 mars 1907.)
Une
sorte de génie d'espèce " Il importe assez
peu que cet homme se soit appelé d'un nom ou d'un autre,
bien que celui qui fut le sien _ trois syllabes d'une couleur puissante
et sombre _ ne dépareillait point sa carrure et son album.
Il n'importe pas non plus qu'il ait été peintre,
sculpteur, potier, maitre orfèvre ou maitre maçon,
car il y avait un peu de tout cela en lui et un étonnant
pouvoir à dompter la matière et toutes les matières
qui passaient par son étreinte. Il n'importe pas, enfin,
que l'on sache avec exactitude apparente et doute caché,
toutes les ascendances et les races qui se mélangeaient
en lui _ car il les avait régénérées
en sa personne et il contenait, en lui-même, une sorte de
génie d'espèce, impérieux, orgueilleux et
gauche, fécond et tumultueux, comme il s'en lève
parfois aux temps des origines chez les peuples en formation. Lui
le tenait dans son seul individu. Par la puissance de créer,
il équivalait une race entière. Il enfermait des
genèses en puissance. Il en souffrit durement et longuement.
Trop seul parce que trop lui-même, tout d'abord il appelait
au hasard sans espoir de réponses. Il comprit que ses contemporains
n'étaient rien à son endroit que des passants de
hasard et d'indifférence et non pas des égaux, et
non pas des congénères. Alors il résolut de
s'en découvrir quelque part, dans la monde, ou peut-être
de s'en façonner. " (Fragment du Maitre du Jouir.)
Les
paroles et les formes "D'abord, il prit grand soin de
recueillir toutes les paroles sorties des bouches d'autrefois,
certain d'avance que par cela même qu'elles étaient
dernières et irrépétables elles tenaient un
prix singulier. Il vint ainsi par de longs soirs, de maisons en
maisons, supplier qu'on s'en souvint encore et qu'on les lui confiât;
mais on se moqua de sa curiosité, et qu'il voulût
attacher quelque prix à des récits de "mangeurs
d'hommes". Or, c'étaient les fils mêmes qui disaient
cela, oublieux que dans la chair de leurs ancêtres ils avaient
communié aux festins rituels et qu'ils en gardaient en eux
des parcelles transmises. Il ne put rien obtenir. Devançant
la mort de la Race, les paroles étaient mortes déjà.
Il
renonça à faire oeuvre de conteur et voulut,
au moins, fixer les formes et la beauté figurale de ces
beaux et forts agonisants, mourant en pleine robustesse d'allure...
Mais ces formes, surtout femelles, se cachaient obstinément,
par pudeur apprise et décence importée, aux yeux
de tous les étrangers; l'allure même avait perdu de
sa magnificence en se pliant aux tournures étrangères.
Enfin, il tenta d'écouter les chants et de recueillir le
dernier écho des voix vraiment indigènes : vraiment
sauvages ou guerrières. Voix mortes, aussi, car il n'obtint
que des cantiques". (Fragment du Maitre du Jouir.)
Mette
Gauguin "Mme Gauguin est, d'un mot, une forte personnalité de
protestante septentrionale toute pourrie de vertu et toute viciée
de christianisme dur. Et cela dressé en face de l'autre
personnalité, animal puissant des tropiques à inventer
et par delà tout le bien et tout le mal : Gauguin, "Paul",
ainsi qu'elle dit _il est curieux d'entendre une femme parler de "Paul"_.
Elle le reconnait très grand, mais très perverti.
Elle avait épousé un homme de sentiments nobles et
honnêtes, elle dit avoir retrouvé un sauvage vicieux
et menteur. Et alors, et surtout quand elle imagine quelles furent
ses substituées et ses remplaçantes parmi ces femmes
dont les torses et les ventres tapissent les murailles chez Fayet
et chez Monfreid, alors il n'y a pas assez de toutes les expressions
et les mines de dégoût poisseux et hautain; et sa
serviette indignée fustige et met en pièces, en l'air
et alentour, des vahinés imaginaires, évidemment
odieuses. Cependant elle se défend d'être jalouse
: " Mon mari m'a toujours dit ne préférer nulle
autre que moi." On ne croit pas qu'elle ait compris la peinture
de Gauguin. Actuellement elle hait l'homme, le dernier homme en
lui. Son nom, elle le dénie même. En somme, c'est
un beau caractère antagoniste; non pas effacé; non
pas sacrifié". (Lettre à sa femme, du 8 mai
1907, après avoir déjeuné avec Mette
Gauguin chez Daniel de Monfreid.)
VICTOR SEGALEN
Liens
brisés
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