[A
la veille de son départ pour Stamboul (Istanbul) où il
n'est pas revenu depuis dix ans, Loti s'inquiète et rêve
de ce "retour" : autrefois il y a connu une femme dont
il a raconté l'histoire dans un de ses livres : Aziyadé.]
Pour
le relire, pendant cette soirée d'attente, je vais
chercher avec crainte un livre qu'autrefois j'ai publié,
par besoin déjà de chanter mon mal, de le crier bien
fort aux passants quelconques du chemin, et que, depuis le jour
où il a paru, je n'ai plus jamais osé ouvrir. Pauvre
petit livre, très gauchement composé, je pense, mais
où j'avais mis toute mon âme d'alors, mon âme
en déroute et prise des premiers vertiges mortels, ne pensant
pas du reste que je continuerais d'écrire et qu'on saurait
plus tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadé. (Aziyadé,
un nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le
véritable qui était plus joli et plus doux, mais
que je ne voulais pas dire.)
Avec recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant
la dalle funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes
pour moi-même qui les ai jadis écrites.
Des enfantillages d'abord qui me font sourire. Un certain Loti de convention,
auquel je m'imaginais ressembler. Et puis, çà et là, des
bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés dont j'ai
pitié ; les autres, si désespérés et si ardents,
que c'étaient encore des prières. Oh ! le temps jeune, où je
pouvais blasphémer et prier !...
Mais tout l'inexprimé qui dormait entre les lignes, entre les mots impuissants
et sourds, s'éveille peu à peu, sort de la longue nuit où je
l'avais laissé s'évanouir. Ils me réapparaissent, ces
insondables dessous de ma vie, de mon amour d'alors, sans lesquels du reste
il n'y aurait eu ni charme profond ni intime angoisse. De temps à autre,
pour un souvenir, pour une souffrance que ce livre évoque, je sens cette
sorte de secousse glacée ou de frisson d'âme, qui vient des grands
abîmes entrevus, des grands mystères effleurés. Mystères
de préexistences, ou de je ne sais quoi d'autre ne pouvant même
pas être vaguement formulé. Pourquoi l'impression, tout à coup
retrouvée, d'un rayon de la lune de mai sur cette campagne pierreuse
de Salonique(1) où commença notre histoire, suffit-elle à me
donner ce frisson-là ? Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hiver,
entrant dans notre logis clandestin d'Eyoub(1) ? Ou bien une phrase dite par
elle, qui me revient, avec les intonations de la langue turque et le son de
sa jeune voix grave ? Ou tout simplement encore l'ombre de tel grand mur désolé,
jetant sur un coin de rue solitaire l'oppression d'une mosquée voisine
? Ces si petites choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi
donc sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l'âme
humaine, à quoi d'antérieur vont-elles se rattacher, à quelles
aventures mortes, à quelle poussière encore souffrante, pour
faire ainsi frémir ? Et surtout pourquoi éprouve-t-on ces étranges
chocs de rappel, uniquement lorsqu'il s'agit de pays, de lieux ou de temps,
que l'amour a touchés avec sa baguette de délicieuse et mortelle
magie ?
Beaucoup de feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : ceux
où j'avais arrangé, changé les faits avec plus ou moins
de maladresse, pour les besoins du livre ou pour mieux dérouter des
recherches indiscrètes. Puis voici nos derniers jours d'Eyoub, avec
le déchirement du départ, tandis que le printemps revenait une
fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les rues tristes les fleurs
blanches des amandiers.
Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire d'Azraël(2) que j'avais
ajouté, non pas seulement parce qu'il me semblait, avec mes idées
d'alors sur les histoires écrites, qu'un dénouement était
nécessaire, mais bien plutôt parce que j'avais ardemment rêvé,
pour nous deux, de finir ainsi. Oh ! je me rappelle, je l'avais composé de
mes larmes et de mon sang, ce dénouement-là, et, bien qu'il soit
inventé, il a été si près d'être véritable,
que je le relis ce soir, après tant d'années, avec un trouble
que je n'attendais plus, un peu comme on relirait, outre-tombe, la page suprême
du journal de la vie.
Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en songeant
que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer
là-bas toute cette cendre.
Quant à la vraie suite, tout simplement la voici : Non, je ne sais plus
rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction à la fois douce et
infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre
histoire d'amour s'est arrêtée, mais sans solution précise
; notre histoire à deux s'est perdue, mais sans finir.
Les rares petites lettres qui, les premiers temps, malgré les farouches
surveillances, à travers mille difficultés, m'arrivaient encore,
ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m'apporter leur plainte étouffée.
Finies aussi, les lettres d'Achmet(3), et finies d'une façon inquiétante
: devenues d'abord singulières, invraisemblables, avec des confusions
de noms et de personnes que lui-même n'aurait jamais faites, avec une
persistance à ne jamais me parler d'elle, -tellement que je n'ai plus
osé questionner, ni même répondre, dans la crainte de pièges
tendus, de mains étrangères interceptant nos secrets.
Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme ; quel
ami assez dévoué, assez habile et assez sûr charger de
telles recherches, à Stamboul, derrière les grillages des harems...
D'année en année, du reste, j'espérais revenir, -et au
contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en Afrique, en Chine,
toujours plus loin... Alors peu à peu une sorte d'apaisement de ces
souvenirs se faisait en-moi même, sans que je fusse tout à fait
coupable ; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous
de la cendre de sépulcre(4).
Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je retrouvais,
sous une forme continuellement la même, mes regrets inatténués
; toujours ces imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts
et trop sombres profilés sur un grand ciel mort ; toujours ces courses
anxieuses, arrêtées malgré moi par des inerties insurmontables
et n'aboutissant pas ; et, pour finir, toujours ce réveil, à l'heure
supposée de l'appareillage, avec l'angoisse et le remords d'avoir gaspillé les
instants rares qui auraient dû me suffire pour arriver jusqu'à elle.
Oh ! l'étrange Stamboul, l'oppressante ville spectrale que j'ai vue
dans mes nuits ! Quelquefois elle restait lointaine, montrant seulement à l'horizon
sa silhouette ; sur quelque plage déserte, je débarquais au crépuscule,
apercevant, là-bas, les minarets et les dômes ; à travers
des landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course,
alourdie par le sommeil ; ou bien c'était dans des marécages,
et les joncs, les iris, toutes les plantes de l'eau retardaient ma course,
se nouaient autour de moi, m'enlaçaient d'entraves. Et l'heure passait,
et je n'avançais pas.
D'autres fois, mon navire de rêve m'amenait jusqu'aux pieds de la ville
sainte ; c'était dans les rues, alors, que j'endurais le supplice de
ne pas arriver ; dans le dédale sombre et vide, je courais d'abord vers
ce quartier haut de Mehmed-Fatih qu'habitait son vieux maître ; puis,
en route, me rappelant tout à coup que je ne pouvais aller directement
chez elle, j'hésitais, enfiévré, pendant que les minutes
fuyaient, ne sachant plus quel parti prendre pour retrouver au moins quelqu'un
de jadis connu qui me parlerait d'elle, qui saurait me dire si elle était
vivante encore et ce qu'elle était devenue, -ou bien si elle était
morte et dans quel cimetière on l'avait mise ; et mon temps se passait
en indécisions, en rencontres de gens pareils à des spectres,
qui me barraient le passage ; d'autres fois, je gaspillais à des bagatelles
mes minutes précieuses, m'attardant, comme au cours de mes promenades
de jadis, à des bazars d'armes, m'asseyant dans des cafés pour
attendre des personnages que j'envoyais chercher et qui n'arrivaient pas ;
ou encore je me perdais, avec une intime terreur, dans des quartiers inconnus
et déserts, dans des rues de plus en plus étroites m'emprisonnant
comme des pièges au milieu d'une nuit profonde ; -et, pour finir, arrivait
tout à coup l'heure, l'heure inexorable de l'appareillage, avec l'excès
d'inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant
qui, depuis ces dix années, m'est revenu tant de fois, m'est revenu
chaque semaine, jamais, jamais je n'ai revu, pas même défiguré ou
mort, son jeune visage ; jamais je n'ai obtenu, même d'un fantôme,
une indication, si confuse qu'elle fût, sur sa destinée...
(1) nom de lieu.
(2) Azraël, ange de la mort dans la tradition musulmane. C'est
le titre donné par Loti à la dernière partie
de son roman Aziyadé, celle où il fait mourir son
personnage d'Aziyadé.
(3) Achmet, nom du serviteur de Pierre Loti.
(4) tombeau.
Liens
brisés
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