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1999-2018

 

Pessoa par pessoa(s)  

 

 “La vérité est la seule excuse de l’abondance. Nul homme ne devrait laisser 20 livres à moins de pouvoir écrire comme 20 hommes différents (…), s’il peut écrire comme 20 hommes différents de quelque manière que cela puisse être, et ses vingt livres sont justifiés.”
     Erostratus

     “Et pourtant – je le pense avec tristesse – j’ai mis en Caeiro tout mon pouvoir de dépersonnalisation dramatique, j’ai mis en Ricardo Reis toute ma discipline intellectuelle revêtue de la musique qui lui est propre, j’ai mis en Alvaro de Campos toute l’émotion que je n’accorde ni à la vie, ni à moi-même. (...)
     Enfant, j’avais déjà tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’avaient jamais existé – (je ne sais pas bien entendu s’ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas. 
     Un jour…– ce fut le 8 mars 1914 – je m’approchai d’une commode haute, et prenant un papier, je commençai d’écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’écrivis une bonne trentaine de poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaîtrai jamais de semblable. Je débutai par un titre Le gardeur de troupeau et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un que j’ai d’emblée appelé Alberto Caeiro. Pardonnez-moi cette absurdité : en moi était apparu mon maître. "
     Extraits de la lettre à Adolpho Casais Montero, le 13 janvier 1935. (La traduction intégrale, par Rémy Hourcade, de la lettre se trouve dans Sur les hétéronymes, éditions Unes, 1985.)

     “Je suis un gardeur de troupeaux.
     Le troupeau c’est mes pensées
     et mes pensées sont toutes des sensations.
     Je pense par les yeux et par les oreilles
     par les mains et par les pieds
     par le nez et par la bouche.”
     (…)
     Alberto Caeiro, Le Gardeur de troupeau
     Èditions Unes, 1986, traduit du Portugais par Rémy Hourcade et Jean-Louis Giovannoni.

     “ La réalité n’a pas besoin de moi.”
     (idem)

     “J’impose à mon esprit altier l’exigence assidue
     De la hauteur, et au hasard je laisse,
     Et à ses lois, le vers :
     Car, lorsqu’est souveraine et haute la pensée,
     Soumise la phrase la cherche,
     Et le rythme esclave la sert.”
     Ricardo Reis, Odes, in Poèmes Païens, Christian Bourgois, 1989.

     “Je pressens le crâne que je serai
     (…)
     Lors c’est moins l’instant que je pleure,
     que ce moi futur que je vois,
     Vassal absent et nul
     Du destin universel. "
     (idem)

     "Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
     Si je pense, si je ressens, j’ignore
     Qui est celui qui pense, qui ressent.
     Je suis seulement le lieu
     Où l’on pense, où l’on ressent.
     (…)
     À celui que je me connais : J’écris. "
     (idem)

     “ ‘J’ai horreur du mensonge parce que c’est une inexactitude.’ Tout Ricardo Reis – passé, présent et futur – est dans cette phrase.”
     Alvaro de Campos, Notes à la mémoire de mon maître Caiero, in Sur les hétéronymes, éditions Unes, 1986, traduction de Rémy Hourcade.

*******

Fernando PESSOA  Le Gardeur de troupeaux

Rien ne m'attache à rien.
J'ai envie de cinquante choses en même temps.
Avec une angoisse de faim chamelle
j'aspire à un je ne sais quoi -
de façon bien définie à l'indéfini...
Je dors inquiet, je vis dans l'état de rêve anxieux
du dormeur inquiet, qui rêve à demi.

On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,
on a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j'aurais pu voir dans la rue,
il n'y a pas, dans celle que j'ai trouvée, le numéro qu'on m'avait indiqué.

Je me suis éveillé à la même vie pour laquelle je m'étais endormi.
Il n'est jusqu'aux armées que j'avais vues en songe qui n'aient été mises en déroute.
Il n'est jusqu'à mes songes qui ne se soient sentis faux dans l'instant où ils étaient rêvés.
Il n'est jusqu'à la vie de mes voeux - même cette vie-là - dont je ne sois saturé.
Je comprends par à-coups ; j'écris dans les entre-deux de la lassitude,
et c'est le spleen du spleen qui me rejette sur la grève.
Je ne sais quel avenir ou quel destin relève de mon angoisse sans gouvernail ;
je ne sais quelles îles de l'impossible Sud attendent mon naufrage,
ou quelles palmeraies de littérature me donneront au moins un vers.

Non, je ne sais rien de cela, ni d'autre chose, ni de rien...
et, au fond de mon esprit, où rêve ce que j'ai rêvé,
dans les champs ultimes de l'âme, où sans cause je me remémore
(et le passé est un brouillard naturel de larmes fausses),
par les chemins et les pistes des forêts lointaines
où je me suis imaginé présent,
s'enfuient taillées en pièces, derniers vestiges
de l'illusion finale, mes armées de songe, défaites sans avoir été,
mes cohortes incréées, en Dieu démantelées.

Je te revois encore,
ville de mon enfance épouvantablement perdue,
ville triste et joyeuse, où je rêve une fois encore...
Moi ? mais suis-je le même que celui qui vécut ici, avant d'y retourner,
d'y retourner, d'y revenir,
d'y revenir, et d'encore y retourner ?
Ou bien sommes-nous tous les Moi que je fus ici ou qui furent
une série de comptes-êtres liés par un fil-mémoire,
une série de rêves faits par moi de quelqu'un à moi extérieur ?
Je te revois encore
d'un coeur plus lointain et d'une âme moins à moi.

Je te revois encore - Lisbonne et Tage -,
avec le reste passant inane de toi et de moi-même,
étranger ici comme partout,
accidentel dans ma vie comme dans mon âme,
phantasme errant à travers des chambres de souvenirs,
au bruit des rats et des planches qui grincent
dans le château maudit de la vie qu'il faut vivre...

Je te revois encore,
ombre qui passe à travers des ombres, et qui brille
un instant d'une lumière funèbre et inconnue,
et qui entre dans la nuit ainsi que se perd le sillage d'un navire
dans l'eau que l'on cesse d'entendre...

Je te revois encore, mais moi, hélas, je ne me revois pas !
Il s'est brisé, le miroir magique où je me revoyais identique,
et en chaque fragment fatidique je ne vois qu'une parcelle de moi.
une parcelle de toi et de moi !...

 

Liens brisés

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