Extrait de la Préface
« On ne sait plus écrire depuis la fin du XVIII°siècle. » Le
contraire ne serait-il pas aussi vrai ?. Dans tous les arts, il
semble que le talent soit un rapprochement de l’artiste vers
l’objet à exprimer. Tant que l’écart
subsiste, la tâche n’est pas achevé. Ce violoniste
joue très bien sa phrase de violon, mais vous voyez ses
effets, vous y applaudissez, c’est un virtuose. Quand tout
cela aura fini par disparaître, que la phrase de violon ne
fera plus qu’un avec l’artiste entièrement fondu
en elle, le miracle se sera produit. Dans les autres siècles,
il semble qu’il y ait toujours eu une certaine distance entre
l’objet et les plus hauts esprits qui discourent sur lui.
Mais chez Flaubert, par exemple, l’intelligence, qui n’était
peut-être pas des plus grandes, cherche à se faire
trépidation d’un bateau à vapeur, couleur des
mousses, îlot ans une baie. Alors arrive un moment où on
ne trouve plus l’intelligence (même l’intelligence
moyenne de Flaubert), on a devant soi le bateau qui file « rencontrant
des trains de bois qui se mettaient à onduler sur le remous
des vagues. » Cette ondulation-là, c’est de
l’intelligence transformée, qui s’est incorporée à la
matière.
Elle arrive aussi à pénétrer les bruyères,
les hêtres, le silence et la lumière des sous-bois.
Cette transformation de l’énergie où le penseur
a disparu et qui traîne devant nous les choses, ne serait-ce
pas le premier effort de l’écrivain vers le style
?
CLARISSE
Je vous ai connue, Clarisse, en des jours heureux.
Ces jours que comblaient aisément nos soucis menus rappelaient vos vitrines,
trop étroites pour contenir les mille bibelots précieux
et vains que vous aimez. Nous nous retrouvions chaque nuit dans
les maisons les plus éclairées et les plus sonores
de la ville, où l’on dansait. Le sommeil me conduisait
ensuite fort avant le jour et souvent la sonnerie du téléphone
me réveillait :
- Regardez à la fenêtre, disiez-vous, je vous envoie
un beau nuage !
J’avais à peine le temps de raccrocher le récepteur
(car nos maisons étaient voisines), je courais pieds nus à la
fenêtre et voyais s’avancer vers moi, par la route
du ciel, la masse grise ou rose que vous m’annonciez, pesante
et comme alourdie de toute la bienvenue qu’elle m’apportait.
J’allais vous prendre à la hâte, - car ces après-midi
d’hiver sont courts, - pour marchander une soie, une inutilité de
plus, chez tel antiquaire d’Ebury Street où nous arrivions
tard, alors que dans l’atelier déjà plein d’ombre
une dernière lueur s’attardait encore aux ors des
laques, aux aciers des armes et aux dents fausses de l’antiquaire
qui vous amusait…
C’était là des jours heureux.
Quand je m’abîme dans leur souvenir, deux visions surgissent.
C’est la nuit ; une nuit claire, isolée dans un printemps
pluvieux dont elle continue d’exhaler l’humidité chaude
et bleue. Les fenêtres sont ouvertes ; nous, accoudés
au bacon. Vous vous penchez pour sentir l’odeur d’herbe
fraîchement coupée qui monte de Kensington et se mêle
au parfum animal de la danse ; le vert acide de votre manteau Longhi
pèse sur l’orangé vif d’un pont japonais
en dos d’âne ; les masques serrent contre le parapet
une femme aux seins nus qui rit en jetant du pain aux carpes. Comme
la beauté vénitienne sertit d’ombre votre visage
ne laissant voir qu’une bouche curieuse, d’un rouge
chimique, la nuit ceint toute cette fête d’une ombre
veloutée, grasse, sans clartés autres que le Chariot
aux roues renversées qui choit verticalement sur nous, en
une immobile chute.
Maintenant c’est le jour, à la campagne. Le tennis
semble avoir été taillé dans le sommet tronqué de
cette colline d’où le comté, comme un parc
inutile et fastueux, descend jusqu’à la mer en molles
ondulations. Un jeune homme vêtu de toile blanche accompagne
d’un geste allongé la balle qu’il lance et qu’attend
son adversaire, ramassant autour de soi ses gestes et son ombre.
Sur un tertre de gazon bleu des jeunes femmes à chandails
cerise, jaune, vert, cerise s’assemblent autour du thé,
servi sur une table en rotin. Et le centre de toute clarté,
de cette joie lustrée, l’essieu lumineux du cercle
des femmes qu’encadre celui, plus vaste, de la campagne et
du ciel, c’est la théière d’argent qui
chante comme les guêpes sur la tarte : les reflets de son
couvercle renvoient l’image convexe du ciel, l’ombre
des arbres ; son corps côtelé, les lignes amenuisées
des figures et, en stries étroites, les chandails, cerise,
jaune, vert, cerise.
Liens
brisés
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