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1999-2018

 

 

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, de Rainer Maria Rilke
Préface par Patrick Modiano, Seuil ed.

 



Nous relisons les Cahiers de Malte Laurids Brigge et retrouvons Rilke derrière chaque ligne, tel que son ami Rudolf Kassner le dépeint: L'arc délicat des sourcils, des yeux du bleu le plus bleuyeux d'enfant et de voyant, le nez slave et fureteur, la moustache blonde... Kassner ajoute: Rilke était poète, même quand il se lavait les mains. Stefan Zweig a évoqué sa manière d'étouffer ses pas et sa voix» et «la vibration qui émanait de son calme... Nous aimons que l'uvre d'un poète soit en totale harmonie avec lui-même, avec les traits de son visage, avec sa façon de marcher. Alors se crée un magnétisme qui défie le temps et la mort. Nous sommes sans doute injustes mais nous nous expliquons mal certains dédoublements: comment peut-on écrire Tête d'or, tout en menant une carrière diplomatique? Etre le poète d'Anabase et dans le même temps le secrétaire du Quai d'Orsay? Quelquefois, il ne faut rien donner a César, mais tout a Dieu. Rilke, lui, n'était que Rilke.
Il nous entraîne dans son rêve d'une enfance passée au fond d'un château des bords de la Baltique qu'il nous fait visiter avec sa courtoisie d'un autre âge. Il nous montre les verreries de Bohême, les livres rares, les roses, le portrair de son amie la princesse de Thurn und Taxis et nous craignons qu'un geste trop brutal de notre part brise la bulle irisée qui nous enferme.

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Jusqu'au moment où nous nous apercevons qu'un tourment habite cet univers feutré et que les Cabiers de Malte Laurids Brigge sont le livre de la souffrance. Paris y joue un grand rôle et la découverte de cette ville a libéré chez Rilke, avec la brutalité d'une déchirure, le flot des souvenirs et des angoisses. Dans la mystérieuse tapisserie que composent les Cahiers, où les motifs s'entremélent et se succèdent les paysages comme sur les pièces de dentelles que Malte déroulait avec sa mère, Paris est en arrière-plan.

Rilke y a séjourné. Il a connu et admiré Rodin. Il a publié un recueil de vers fran,cais: Vergers. Décidément, cet autrichien, né à Prague, poète allemand mais aussi poète français, et qui poursuivit son errance à travers Russie, l'Allemagne et l'Italie, appartient à une race éteinte: celle des grandes cosmopolites, c'est-à-dire –au sens noble du terme– des Européens. Il fut une époque où l'on pouvait voyager à travers l'Europe sans passeport. De ce continent sans frontières, de cette Europe spirituelle, Rilke est la fleur la plus délicate. Il existe une famille de ces esprits qui, par-delà les origines et les nationalités, se groupent pour former une constellation d'étoiles que nous sommes tentés d'appeler «Constellation Rilke puisque l'étoile Rilke y brille d'un éclat particulier.

Rilke s'est fixé un temps près de Trieste. Les lieux ont leur signification. Trieste particulièrement. Par Trieste, Rilke se rattache d'Italo Svevo, d'Umberto Saba, juifs de ce port cosmopolite qui s'exprimérent en langue italienne, fils d'une ville morte comme est morte Alexandrie d'Egypte, la ville natale de trois autres poètes: l'un Grec, Cavafy, l'autre Italien, Ungaretti, le troisième Copte d'expression française: Georges Henein.

Rilie se réfugia et mourut en Suisse. La Suisse où échouèrent le Francais Romain Rolland, l'lrlandais James Joyce, les Allemands Nietzsche, Hermann Hesse et Erich Maria Remarque, l'Autrichien Robert Musil, plus tard le Russe Nabokov, si bien que ce pays fut, par la grâce de leur présence, le dernier asile de nuit de l'Europe.

Rilke repose dans un cimetière du Valais et je ne peux penser à cela sans me rappeler les pages que Thomas Mann consacre au vieux cimetière de Davos, avec ses tombes gravées de noms russes, polonais, hongrois, de noms français, de noms allemands, espagnols ou anglais, les noms de ceux qui moururent dans les sanatoriums. Et ce cimetière suisse me semble à l'image d'une Europe saccagée.

Laissons la parole à Stefan Zweig, Autrichien et Européen, comme Rilke. Il se suicida en 1942 parce qu'il ne supportait plus d'assister de loin au naufrage d'un monde. Voici ce qu'il écrit au sujet de Rilke: «Il me paraît toujours merveilleux que nous ayons eu devant les yeux, au temps de notre jeunesse, d'aussi purs poètes. Mais je me le demande avec une secrète inquiétude: des âmes aussi totalement consacrres â l'art lyrique seront-elles possibles à notre époque, avec les conditions nouvelles de notre existence, qui arrachent les hommes à tout recueillement et les jettent hors d'eux-mêmes dans une fureur meurtrière, comme un incendie de forêt chasse les animaux de leurs profondes retraites?».

La constellation Rilke est une constellation d'étoiles mortes mais dont nous recevons encore la lumière pourvu que nous fassions silence autour de nous et que nous fermions les yeux. Et cette lumière, nous la recevons comme une consolation, mais aussi comme un remords.

 

 

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