Nous relisons les Cahiers de Malte Laurids Brigge et retrouvons
Rilke derrière chaque ligne, tel que son ami Rudolf Kassner
le dépeint: L'arc délicat des sourcils, des yeux
du bleu le plus bleuyeux d'enfant et de voyant, le nez slave
et fureteur, la moustache blonde... Kassner ajoute: Rilke était
poète, même quand il se lavait les mains. Stefan
Zweig a évoqué sa manière d'étouffer
ses pas et sa voix» et «la vibration qui émanait
de son calme... Nous aimons que l'uvre d'un poète soit
en totale harmonie avec lui-même, avec les traits de son
visage, avec sa façon de marcher. Alors se crée
un magnétisme qui défie le temps et la mort. Nous
sommes sans doute injustes mais nous nous expliquons mal certains
dédoublements: comment peut-on écrire Tête
d'or, tout en menant une carrière diplomatique? Etre le
poète d'Anabase et dans le même temps le secrétaire
du Quai d'Orsay? Quelquefois, il ne faut rien donner a César,
mais tout a Dieu. Rilke, lui, n'était que Rilke.
Il nous entraîne dans son rêve d'une enfance passée
au fond d'un château des bords de la Baltique qu'il nous
fait visiter avec sa courtoisie d'un autre âge. Il nous
montre les verreries de Bohême, les livres rares, les roses,
le portrair de son amie la princesse de Thurn und Taxis et nous
craignons qu'un geste trop brutal de notre part brise la bulle
irisée qui nous enferme.
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Jusqu'au
moment où nous nous apercevons qu'un tourment
habite cet univers feutré et que les Cabiers de Malte Laurids
Brigge sont le livre de la souffrance. Paris y joue un grand rôle
et la découverte de cette ville a libéré chez
Rilke, avec la brutalité d'une déchirure, le flot
des souvenirs et des angoisses. Dans la mystérieuse tapisserie
que composent les Cahiers, où les motifs s'entremélent
et se succèdent les paysages comme sur les pièces
de dentelles que Malte déroulait avec sa mère, Paris
est en arrière-plan.
Rilke
y a séjourné. Il a connu et admiré Rodin.
Il a publié un recueil de vers fran,cais: Vergers. Décidément,
cet autrichien, né à Prague, poète allemand
mais aussi poète français, et qui poursuivit son
errance à travers Russie, l'Allemagne et l'Italie, appartient à une
race éteinte: celle des grandes cosmopolites, c'est-à-dire –au
sens noble du terme– des Européens. Il fut une époque
où l'on pouvait voyager à travers l'Europe sans passeport.
De ce continent sans frontières, de cette Europe spirituelle,
Rilke est la fleur la plus délicate. Il existe une famille
de ces esprits qui, par-delà les origines et les nationalités,
se groupent pour former une constellation d'étoiles que
nous sommes tentés d'appeler «Constellation Rilke
puisque l'étoile Rilke y brille d'un éclat particulier.
Rilke
s'est fixé un temps près de Trieste. Les lieux
ont leur signification. Trieste particulièrement. Par Trieste,
Rilke se rattache d'Italo Svevo, d'Umberto Saba, juifs de ce port
cosmopolite qui s'exprimérent en langue italienne, fils
d'une ville morte comme est morte Alexandrie d'Egypte, la ville
natale de trois autres poètes: l'un Grec, Cavafy, l'autre
Italien, Ungaretti, le troisième Copte d'expression française:
Georges Henein.
Rilie
se réfugia et mourut en Suisse. La Suisse où échouèrent
le Francais Romain Rolland, l'lrlandais James Joyce, les Allemands
Nietzsche, Hermann Hesse et Erich Maria Remarque, l'Autrichien
Robert Musil, plus tard le Russe Nabokov, si bien que ce pays fut,
par la grâce de leur présence, le dernier asile de
nuit de l'Europe.
Rilke
repose dans un cimetière du Valais et je ne peux
penser à cela sans me rappeler les pages que Thomas Mann
consacre au vieux cimetière de Davos, avec ses tombes gravées
de noms russes, polonais, hongrois, de noms français, de
noms allemands, espagnols ou anglais, les noms de ceux qui moururent
dans les sanatoriums. Et ce cimetière suisse me semble à l'image
d'une Europe saccagée.
Laissons
la parole à Stefan Zweig, Autrichien et Européen,
comme Rilke. Il se suicida en 1942 parce qu'il ne supportait plus
d'assister de loin au naufrage d'un monde. Voici ce qu'il écrit
au sujet de Rilke: «Il me paraît toujours merveilleux
que nous ayons eu devant les yeux, au temps de notre jeunesse,
d'aussi purs poètes. Mais je me le demande avec une secrète
inquiétude: des âmes aussi totalement consacrres â l'art
lyrique seront-elles possibles à notre époque, avec
les conditions nouvelles de notre existence, qui arrachent les
hommes à tout recueillement et les jettent hors d'eux-mêmes
dans une fureur meurtrière, comme un incendie de forêt
chasse les animaux de leurs profondes retraites?».
La
constellation Rilke est une constellation d'étoiles
mortes mais dont nous recevons encore la lumière pourvu
que nous fassions silence autour de nous et que nous fermions les
yeux. Et cette lumière, nous la recevons comme une consolation,
mais aussi comme un remords.
Liens
brisés
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