La
poésie chinoise est tellement délicate qu'elle ne rencontre
jamais une idée (au sens européen du mot).
Un poème chinois ne se peut traduire. Ni en peinture, ni en poésie, ni au théâtre,
il n'a cette volupté chaude, épaisse, des Européens. Dans un poème, il indique,
et les traits qu'il indique ne sont même pas les plus importants, ils n'ont
pas une évidence hallucinante, ils la fuient, ils ne suggèrent même pas, comme
on dit souvent, mais plutôt, on déduit d'eux le paysage et son atmosphère.
Quand Li Po nous dit de ces choses apparemment faciles comme ceci (et
c'est le tiers du poème)
Bleue est l'eau et claire la lune d'automne.
Nous cueillons dans le lac du Sud des lis blancs.
Ils paraissent soupirer d'amour
remplissant de mélancolie le coeur de l'homme dans la barque...
il faut dire d'abord que le coup d'oeil du peintre est si répandu en Chine
que, sans autre indication, le lecteur voit de façon satisfaisante, s'en réjouit,
et tout naturellement peut vous dessiner au pinceau le tableau en question.
De cette faculté, un exemple ancien :
Vers le XVIe siècle, je ne sais sous quel empereur, la police chinoise faisait
faire à la dérobée, par ses inspecteurs, le portrait de chaque étranger entrant
en Chine. Dix ans après avoir vu le portrait seulement, un policier vous reconnaissait.
Mieux, si un crime était commis et que l'assassin disparût, il se trouvait
toujours quelqu'un dans les environs pour faire de mémoire le portrait de l'assassin,
lequel, tiré à plusieurs exemplaires, était envoyé, ventre à terre, sur les
grandes routes de l'Empire. Cerné de tous côtés par ses portraits, l'assassin
devait se livrer au juge.
Malgré ce don de voir, l'intérêt que prendrait un Chinois, à la traduction
française ou anglaise du poème, serait médiocre.
Après tout, que contiennent ces quatre vers de Li Po en français ? Une scène.
Mais en chinois, ils en contiennent une trentaine ; c'est un bazar, c'est un
cinéma, c'est un grand tableau. Chaque mot est un paysage, un ensemble de signes
dont les éléments, même dans le poème le plus bref, concourent à des allusions
sans fin. Un poème chinois est toujours trop long, tant il est surabondant,
véritablement chatouillant et chevelu de comparaisons.
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Le
peuple chinois est artisan-né.
Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé. La brouette,
l'imprimerie, la gravure, la poudre à canon, la fusée, le cerf-volant, le taximètre,
le moulin à eau, l'anthropométrie, l'acapuncture, la circulation du sang, peut-être
la boussole et quantité d'autres choses.
L'écriture chinoise semble une langue d'entrepreneurs, un ensemble de signes
d'atelier.
Le Chinois est artisan et artisan habile. Il a des doigts de violoniste.
Sans être habile, on ne peut-être Chinois, c'est impossible. Même pour manger,
comme il fait avec deux bâtonnets, il faut une certaine habileté. Et cette
habileté, il l'a recherchée. Le Chinois pouvait inventer la fourchette, que
cent peuples ont trouvée et s'en servir. Mais cet instrument, dont le maniement
ne demande aucune adresse, lui répugne.
En Chine, l'unskilled worker n'existe pas.
Quoi de plus simple que d'être crieur de journaux ?
Un crieur de journaux européen est un gamin braillard et romantique, qui se
démène et crie à tue-tête " Matin ! Intran ! 4e édition ",
et vient se jeter dans vos pieds.
Un crieur de journaux chinois est un expert. Il examine la rue qu'il va parcourir,
observe où se trouvent les gens et, en mettant la main en écran sur la bouche,
chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche,
enfin, où il faut, calmement.
A quoi bon ruer de la voix, et la lancer où il n'y a personne ?
En Chine, pas une chose qui ne soit d'habileté.
La politesse n'y est pas un simple raffinement plus ou moins laissé à l'appréciation
et au bon goût de chacun.
Le chronomètre n'est pas un simple raffinement laissé à l'appréciation de chacun.
C'est un ouvrage qui a demandé des années d'application.
Même le bandit chinois est un bandit qualifié, il a une technique. Il n'est
pas bandit par rage sociale. Il ne tue jamais inutilement. Il ne cherche pas
la mort des gens, mais la rançon. Il ne leur endommage que juste ce qu'il faut,
leur retirant doigt après doigt qu'il expédie à la famille avec demande d'argent
et sobres menaces.
D'autre part, la ruse en Chine n'est nullement alliée au mal, mais à tout.
La vertu, " c'est ce qu'il y a de mieux combiné ".
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