Quelle
tristesse ! Rien à faire avec ce Kafka. Plus je
l'essaye, plus je m'approche de lui et plus je m'en éloigne.
Est-ce qu'il me manque un organe ? Son inquiétude, son angoisse,
je les comprends bien mais je ne les éprouve pas. S'il paraît être
hanté par l'existence d'une transcendance insaisissable,
d'un tribunal dont on ignore tout mais dont on dépend, d'une
culpabilité sans objet, au contraire j'ai le sentiment d'être
responsable de tout ce qui m'arrive, et même de ce qui arrive
ailleurs qu'ici et aux autres. Je ne me sens pas dépendre
d'instances inaccessibles. Même si je voulais en chercher,
en découvrir ou en inventer, rien n'y ferait : tout, tout
afflue en moi et sur-le-champ : moi, responsable et juge absolu
de qui dépend même mon origine. Ce moi responsable
et ce juge absolu ne sont pas quelque part en moi, ils sont moi-même.
J'essaye une explication : jugé et condamné par des
tribunaux réels, afin de survivre innocemment à mes
yeux, il a bien fallu que je me crée ma totale raison d'exister,
que je naisse, en quelque sorte, de par un décret de ma
toute-puissance. Et c'était un acte de souveraineté qui
doit se renouveler à chaque seconde. Je vous parle surtout
du Procès. Il est vraisemblable que non seulement l'accusé mais
le tribunal aussi soient en Kafka, mais alors en Kafka ils cohabitent,
et peut-être qu'en définitive l'un est l'autre. J'ai été au
monde un coupable réel en face d'un réel tribunal
(l'un et l'autre alors n'étaient pas moi, ne cohabitaient
pas en moi, que pour me déchirer). La décision volontaire
par quoi je me suis arraché à la malédiction
du tribunal (le monde tout entier) (...) devait empêcher
que se produise en moi un phénomène comparable à celui
dont Kafka était sans doute le lieu. La sorte d'électrochoc
qu'ont été pour moi mes condamnations _ ou autant
de mises à mort _ m'aura peut-être _ et peut-être
malheureusement ? _ préservé de tout ce qui ressemble à cette
angoisse d'être sous la dépendance d'un tribunal Très
Haut et Très Invisible. Il n'y a pas que ce thème
chez Kafka mais tous (celui de la Métamorphose, celui de
la Colonie pénitentiaire) me semblent être l'illustration,
ou l'expression si vous voulez, de la même hantise. Si cette
oeuvre a une telle résonance dans l'époque et si
peu en moi, c'est que je n'appartiens pas à l'époque.
Mon drame particulier, la nature très singulière
de mon exil et de ma malédiction m'en ont retiré.
Mais l'art de Kafka est très grand. C'est ça qui
m'enrage : pas pouvoir m'introduire dans une oeuvre que je soupçonne
très belle, encore que, malgré la superposition et
l'enchevêtrement des significations possibles, on soit vite
lassé par une sécheresse démonstrative. Le
système est évident. Les mécanismes sont visibles.
Les traductions sont peut-être très médiocres,
je ne sais pas, mais ce qui arrive à Joseph K. ne me touche
pas parce que cela arrive à " personne ". Kafka,
d'après vous, a-t-il voulu que Joseph K. soit une sorte
de creux que viendrait combler chaque lecteur ? (...) Par contre,
les Lettres à Milena et le Journal sont si peu kafkaïens,
et si beaux ! Je veux dire que la sensibilité de Kafka vient
au devant de moi, pas protégée par son art. Et pourtant
c'est l'art de l'écrivain qu'il faut admirer, son art, c'est-à-dire
son intelligence maîtrisant et utilisant sa sensibilité pour
une fin plus universelle. Mais quand on lit Kafka, on voit quelle
monstrueuse, quelle fade littérature est née de la
sienne ! J'attends la réaction. Tant de gens se sont crus
traqués et ont écrit une littérature de traqués
sans tracas.
JEAN GENET
Liens
brisés
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