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1999-2018

 

Jean GENET

Sur Kafka

Extrait d'une lettre adressée par Jean Genet, en octobre 1960, à son agent littéraire et traducteur américain, Bernard Frechtman.

 

Quelle tristesse ! Rien à faire avec ce Kafka. Plus je l'essaye, plus je m'approche de lui et plus je m'en éloigne. Est-ce qu'il me manque un organe ? Son inquiétude, son angoisse, je les comprends bien mais je ne les éprouve pas. S'il paraît être hanté par l'existence d'une transcendance insaisissable, d'un tribunal dont on ignore tout mais dont on dépend, d'une culpabilité sans objet, au contraire j'ai le sentiment d'être responsable de tout ce qui m'arrive, et même de ce qui arrive ailleurs qu'ici et aux autres. Je ne me sens pas dépendre d'instances inaccessibles. Même si je voulais en chercher, en découvrir ou en inventer, rien n'y ferait : tout, tout afflue en moi et sur-le-champ : moi, responsable et juge absolu de qui dépend même mon origine. Ce moi responsable et ce juge absolu ne sont pas quelque part en moi, ils sont moi-même. J'essaye une explication : jugé et condamné par des tribunaux réels, afin de survivre innocemment à mes yeux, il a bien fallu que je me crée ma totale raison d'exister, que je naisse, en quelque sorte, de par un décret de ma toute-puissance. Et c'était un acte de souveraineté qui doit se renouveler à chaque seconde. Je vous parle surtout du Procès. Il est vraisemblable que non seulement l'accusé mais le tribunal aussi soient en Kafka, mais alors en Kafka ils cohabitent, et peut-être qu'en définitive l'un est l'autre. J'ai été au monde un coupable réel en face d'un réel tribunal (l'un et l'autre alors n'étaient pas moi, ne cohabitaient pas en moi, que pour me déchirer). La décision volontaire par quoi je me suis arraché à la malédiction du tribunal (le monde tout entier) (...) devait empêcher que se produise en moi un phénomène comparable à celui dont Kafka était sans doute le lieu. La sorte d'électrochoc qu'ont été pour moi mes condamnations _ ou autant de mises à mort _ m'aura peut-être _ et peut-être malheureusement ? _ préservé de tout ce qui ressemble à cette angoisse d'être sous la dépendance d'un tribunal Très Haut et Très Invisible. Il n'y a pas que ce thème chez Kafka mais tous (celui de la Métamorphose, celui de la Colonie pénitentiaire) me semblent être l'illustration, ou l'expression si vous voulez, de la même hantise. Si cette oeuvre a une telle résonance dans l'époque et si peu en moi, c'est que je n'appartiens pas à l'époque. Mon drame particulier, la nature très singulière de mon exil et de ma malédiction m'en ont retiré. Mais l'art de Kafka est très grand. C'est ça qui m'enrage : pas pouvoir m'introduire dans une oeuvre que je soupçonne très belle, encore que, malgré la superposition et l'enchevêtrement des significations possibles, on soit vite lassé par une sécheresse démonstrative. Le système est évident. Les mécanismes sont visibles. Les traductions sont peut-être très médiocres, je ne sais pas, mais ce qui arrive à Joseph K. ne me touche pas parce que cela arrive à " personne ". Kafka, d'après vous, a-t-il voulu que Joseph K. soit une sorte de creux que viendrait combler chaque lecteur ? (...) Par contre, les Lettres à Milena et le Journal sont si peu kafkaïens, et si beaux ! Je veux dire que la sensibilité de Kafka vient au devant de moi, pas protégée par son art. Et pourtant c'est l'art de l'écrivain qu'il faut admirer, son art, c'est-à-dire son intelligence maîtrisant et utilisant sa sensibilité pour une fin plus universelle. Mais quand on lit Kafka, on voit quelle monstrueuse, quelle fade littérature est née de la sienne ! J'attends la réaction. Tant de gens se sont crus traqués et ont écrit une littérature de traqués sans tracas.

JEAN GENET

 

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