Durant tout l’été 1977, « l’Humanité
» invite cent écrivains à « Lire le
pays ». Pari fou, pari tenu d’une série qui
ira de Roland Barthes à Claude Simon, d’André
Benedetto à Vercors, d’Edmonde Charles-Roux à
Françoise Sagan... Jean Genet en posera la première
pierre. À 33 ans de distance, le lecteur sera surpris de
l’acuité du point de vue, dont maints aspects résonnent
avec les lignes de force de l’époque. Cathédrale
ou création littéraire, le défi singulier
au temps est la marque de toute oeuvre d’art. Alors, bonne
lecture
Deux pôles : Chartres et Nara, pôles d’un axe
autour duquel tourne la Terre. Nous tombons sur Chartres presque
à l’aveuglette. Chartres la Beauceronne. Les deux
sanctuaires sont immédiatement évoqués afin
d’ouvrir plus loin une phrase sur le «droit à
la différence ».
Il
reste peu de choses dans nos souvenirs, ni dans les livres spécialisés,
et rien du tout sur la plaine de Beauce de ses habitants de l’an
mil ni de leurs habitants. Reste Notre-Dame de Chartres. Vertigineuse.
Au Japon demeurent les sanctuaires de Nara. Pour ce qui va suivre,
Chartres n’a pas été choisie avec beaucoup
d’efforts. Nara non plus. Je les avais, pour ainsi dire,
sous la main, mais à chaque endroit de la planète
un axe la traversant abouti : deux pôles d’égale
valeur.
Les
constructeurs de cathédrales étaient des étrangers
venus des chantiers de Burgos, de Cologne, de Bruges : maîtres
d’ oeuvre, imagiers, tailleurs de pierre, fondeurs du verre
des vitraux, alchimistes des émaux ...
-
Nous allons tout à l’heure nous planter devant «l’Arbre
de Jessé» ces étrangers considérables
auront donc construit une église qui sera française.
Les musulmans y furent peut-être pour une part, petite ou
grande, Tolède n’étant qu’à quelques
semaines de galop.
Les
mains travaillaient beaucoup, et les esprits. On n’a pas
le souvenir d’affiches, vers 1160, revalorisant le travail
manuel. C’est peut -être que le tailleur de pierre
- prenons cet exemple - façonnant d’abord grossièrement
les pierres, essayait de copier un peu l’imagier et sa joie
était grande quand il avait réussi la première
feuille de lierre qui, avec d’autres, formeront le bandeau
courant autour de la nef d’Amiens. Cessant d’être
carrier il est sculpteur. Il n’est donc pas inconcevable
qu’un stoléru lui enseigne que le travail manuel
est une servitude dont il peut s’arracher par une recherche
intellectuelle. C’est comme ça qu’il invente
peu à peu ces différents modes de levage qui, diminuant
sa peine le mènent vers les affiches revalorisant le travail
harassant qu’il avait eu la faiblesse de délaisser...
La
nef de Chartres est aujourd’hui française et joyau
national : pis, culturel. Mais le chapitre qui en décida
la venue au monde était composé, comme le chantier,
d’hommes de partout.
Des
vagabonds probablement, plus ou moins bien organisés, plutôt
en bandes hétérogènes qu’en ateliers,
ont construit ce qui reste, et ce qui reste de plus beau en France
et surtout là et que la France officielle se vante de posséder.
Ces
hommes de partout ne formaient sans doute pas le noyau de la population
chartraine ni ne se mêlèrent au noyau déjà
existant. Ils iront travailler et mourir n’importe où.
Une
nation n’est pas une patrie. Il est peu probable que la
région offre une patrie constituée tout naturellement
d’hommes et de femmes qui, ayant les mêmes mesures
seraient plus égaux entre eux et se connaîtraient
mieux. Que la France des régions soit un oeuf de Pâques
en chocolat plein de petits oeufs en chocolat, chaque oeuf ne
sera pas une patrie.
Reprenons
le mot démodé d’affinité. Les hommes
ayant les mêmes affinités ne sont pas dans un même
oeuf en chocolat. Les amoureux de Chartres et de Nara sont autant
au Maroc, en Afrique du Sud, en Allemagne, en Grèce, au
Japon, en Hollande, si l’on veut dans toutes les nations
du monde, qu’en France ou qu’en Beauce. « L’Arbre
de Jessé», c’est le thème de la verrière
centrale du portail royal. Plutôt que l’Italienne
Mona Lisa, le ministre Malraux aurait pu envoyer au Japon pour
une exposition « L’Arbre de Jessé »,
la soudaine lévitation des oeuvres d’art contemporaines
et antiques mises sur orbite autour du globe l’aurait permis.
Si
l’extrême mobilité est un signe de modernité,
pourquoi n’avoir pas expédié par air et tout
entière, la cathédrale de Chartres passer près
d’un an à Tokyo? Et pas sa copie grandeur nature
en polyester, puisqu’il y a dans le ciel tant d’oeuvres
d’art qui, prenant l’avion, volent d’un pays
à l’autre –Toutankammon, Matisse, Van Gogh,
l’art étrusque, Pierre Boulez, l’Apocalypse
d’Angers, font plusieurs fois par an le tour du monde.
À
qui appartient « L’Arbre de Jessé»? Pas
de doute aux Beaucerons qui l’ont trouvé là
au pied du berceau, et qui ne l’ont jamais vu.
Comme
les Turcs possèdent la Vénus de Milo.
La
cathédrale de Chartres est-elle française, beauceronne
ou turque?
La
région devrait-elle apporter une petite patrie dans la
grande et permettre à chaque Français d’en
avoir deux – car il reste seul au monde à ne pouvoir
dire cette ânerie grandiose : « Tout homme a deux
patries, la sienne et la France.»
Pas
plus la civilisation pharaonique, malgré les récents
ravaudages de Ramsès II, malgré la présentation
bouffonne des armes aux deux caisses de bois de caisse contenant
sa momie coupée en deux, ne pourra se retrouver dans l’Égypte
de Sadate et pas plus les anciennes provinces dans les nouvelles
régions.
Afin
que ces régions nous émeuvent, afin qu’elles
tremblent ou qu’elles nous sourient, il faudra en appeler
aux provinces mortes.
Si
chaque homme a une valeur égale à chaque autre,
tout coin de terre, même le plus désertique, en vaut
un autre – d’où, qu’on me pardonne, mon
détachement total à l’égard d’une
région particulière mais d’où mon émotion
quelquefois en face de ce qui est abandonné.Afin de m’intéresser,
mieux vaudrait être rebus.
Sans
qu’il construise une cathédrale, tout nomade –
le Sahraoui par exemple – aime les coins de caillasse où
il a dressé sa tente et qu’il va laisser. Lever le
camp, comme foutre le camp, c’est un espoir et un léger
déchirement mêlés.
La
patrie n’est pas une nation. Au mieux, elle peut être
une nation menacée, une nation qui a mal, une nation blessée
ou troublée.
La
France fut certainement une patrie pour beaucoup pendant les premières
semaines de l’exode. Pendant les cinq ans qui suivirent,
elle le fut pour beaucoup moins de Français.
Si
le danger disparaît ou si seulement s’effondre sa
théâtralité, la nation redevient la pièce
d’un rouage administratif plus fin.
On
peut toutefois se demander si la multiplicité des médias
ne serait pas plus efficace pour le fonctionnement rapide, vrai
et sans heurts d’une société de plus en plus
complexe. Chaque région fait déjà des siennes.
Ainsi les méridionales qui, tous les matins, astiquent
et font reluire leur soleil. À tout étranger qui
parle pointu, elles expliquent comment elles ont forgé,
ciselé, briqué, travaillé le soleil, et comment
vivaient avant elles, dans la nuit et le brouillard, des populations
grelottantes qui moururent de froid et de tuberculose.
–
« Mais notre chaud soleil guérit tout. .. »
Je
répète, sans savoir pourquoi, que la patrie ne se
connaît patrie que dans les malheurs venus d’ailleurs.
Évidemment chacun de nous est tenté d’aller
porter la misère ailleurs. Vertus du sol. Bonheur d’être
chez soi, sur son sol.
Convoitise
du sous-sol : appropriation des sols pour l’exploitation
des sous-sols par l’étranger cupide.
La
patrie est à la surface pelliculaire du sol – grâce
à ses fondations profondes, à ses cryptes superposées,
la cathédrale de Chartres ne risque pas de quitter la plaine
aux blés.
Quand
ils égrènent, devant leur table de travail, les
beaux noms des villages de France, les poètes doivent avoir
un rictus sardonique. Ce pays millénaire sent le bûcher
: Albi, Montségur, Rouen, Nantes, Paris ... Le pourri:
les pendus de Bretagne, les noyés de Nantes - encore! –
les assiégés de La Rochelle ... tiens?
Où
et comment se firent l’union et l’unité de
la France, en quels lieux? N’oublions pas les petits Bretons,
Basques, Corses, Alsaciens, Picards, Normands, qui se découvrirent
français à Alger, Tananarive, Hanoi, Tombouctou,
Conakry ...
Nos
zouaves et nos fusiliers-marins étaient là-bas.
Ils
sont revenus dans la métropole afin d’être
plus égaux entre eux, d’avoir les mêmes mesures,
l’oeil dans l’oeil de l’autre au même
niveau. Mesures d’hommes libres, évidemment.
La
France royale s’est faite par le fer, par le feu, dans les
brûlures en France – exception mais de taille en effet
les Croisades. La France bourgeoise s’est faite, par le
fer, par le feu, dans les brûlures et dans l’Outre-mer.
Avant-hier
le monde. Aujourd’hui la région. Demain l’Europe.
Il
semble que nous percevions la respiration d’un être
qu’on croyait moins vivant : la sphère idéale
se gonfle, tend et se tend vers un gouvernement unique. Elle aspire.
Et tout se rétracte, se fragmente, se craquelle en minuscules
patries. Elle expire. Pendant des années nous avons pressenti
que tous les hommes étaient semblables. Nous feignons de
croire aujourd’hui au « droit à la différence»
pour les peuples du «là-bas ».
Hier,
sous des différences crevant l’oeil, nous avons découvert
le semblable presque insaisissable, aujourd’hui par décret
administratif, nous dissolvons le semblable afin que soit surtout
évidente la différence.
Au
nom de ce «droit à la différence» protégeons
la spiritualité de l’Inde. La crève de Calcutta
n’est rien à côté d’elle. Et protégeons
l’innocence de l’Afrique. Qu’au moins notre
spiritualité d’hommes gras se retrouve dans les mouroirs
de Dacca et notre innocence dans les barbelés de Djibouti.
De loin admirons la transparence de ceux qui se désincarnent
pour nous.
Et
Chartres là-dedans ? Et « l’Arbre de Jessé»
? Et Nara au Japon ? Et les envois culturels, missiles de luxe
à l’impact frileux : vraiment c’est peu de
chose quand nous savons que, malgré « ça »,
un Arabe à Paris n’aura vraiment la paix que dans
son douar misérable, sa véritable patrie.
Que
chaque nation ait son génie propre oui, et alors? Chaque
pays, en effet, a «son droit à la différence
», et alors?
Et
chaque région le sien.
Tous
les embrigadés provinciaux, de Charles X à Poincaré,
après avoir participé à la domination brutale
sur une grande partie du monde, après avoir étendu
autour de la terre l’écharpe rouge de l’Empire
français, leurs fils et leurs petits-fils ont connu le
reflux. Il appartient peut-être à la gauche française
d’entreprendre le contraire des républiques bourgeoises.
Ne
reprochons rien aux hommes d’hier. Que ceux d’aujourd’hui
les continuent autrement. La grande fidélité, c’est
souvent de faire le contraire de ceux à qui l’on
voue une fidélité. Peut-être faut-il attendre
de la gauche autre chose qu’un arrangement bien tempéré
du territoire français, attendre d’elle qu’elle
découvre, qu’elle mette à nu ceci : que le
semblable et la différence sont deux mots pour indiquer
un seul mode du réel.
Il
ne faut pas permettre que le « droit à la différence»
laisse crever de faim un milliard d’hommes. Avec ou sans
régions nouvelles, les Français peuvent vivre, les
Palestiniens, les Bengalis, les Sahraouis pas encore. Le pitto-
-resque du monde – du Tiers-Monde survivant dans un Haut-Moyen
Âge – camoufle le semblable et jusqu’à
l’identique. Les soldats cubains aidant l’Angola,
ce fut une assez belle manifestation de la gauche dans le monde.
Si
la notion de modernité a un sens, elle le doit aussi à
la mobilité de l’époque. Pourtant on dirait
que la nostalgie est une composante de l’homme, et qu’il
est prudent d’avoir sa maison de campagne, sa campagne,
son terroir, un territoire, si exigu soit-il. Peut-être?
Car nous désirons partir afin de revenir? Ou seulement
savoir qu’il existe un lieu intangible?
Je
reprends : un chapitre plus ou moins saxon et plus ou moins imprégné
de latinité et de mythes évangéliques, baignant
dans le paganisme où les Fées et la Vierge se confondent,
le Chapitre de Chartres commandant à des troupes de carriers,
vagabonds mais doués, utilise génialement la croisée
d’ogive, puis la voûte d’ogive, au milieu d’un
peuple frustre et de putains pieuses dont l’argent des passes
sert à payer les vitraux, à ses antipodes les planteurs
de rizières autour de Nara, les deux peuples avaient de
semblable le sourire, l’éclat de rire, les larmes,
la fatigue, ils auront aussi le droit à la différence.
Ce
texte ainsi que l’ensemble de ceux la série «
Lire le pays » ont été republiés en
mars 2004 en recueil aux éditions du Passeur.
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