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1999-2018

 

Walter BENJAMIN

Rastelli raconte…

La mort du père (nouvelles)

 

Durant le trajet, il évita de prendre claire conscience du sens du télégramme : « Viens de suite. Etat aggravé. » Le soir même, par un temps de chien, il avait quitté la Riviera. Les souvenirs qui l’accompagnaient étaient comme la lumière de l’aube qui agresse un noceur attardé : pleins de douceur et de honte. Il retrouva avec indignation les rumeurs de la ville où il entra sur le coup de midi. Etre ulcéré était la seule réaction qui lui parût possible aux tracasseries que lui valait son pays. Mais il sentait comme un gazouillement dans son corps la volupté des heures jouées, et perdues, auprès d’une femme mariée.
Son frère était devant lui. Et, tandis qu’une secousse électrique courait le long de sa hanche, il détesta cet habillé de noir. Qui le salua brièvement, avec un regard mélancolique. Une auto les attendait. Le trajet pétarada. Otto balbutia une question, mais le souvenir d’un baiser l’emporta tout ailleurs.
Tout à coup, la bonne fut là, sur le perron ; quand elle lui prit sa valise, assez lourde, il craqua. Il n’avait pas encore vu sa mère, mais son père était vivant. Il était là, assis à la fenêtre, bouffi, dans un fauteuil… Otto s’approcha et tendit la main. « Alors, Otto, on ne s’embrasse plus ? » dit le père à voix basse. Le fils se jeta sur lui, puis courut au balcon et hurla en direction de la rue. A force de pleurer, il se sentit las ; et ses années d’écolier, de commerçant, son voyage en Amérique lui revinrent comme en rêve. « Monsieur Martin . » Il ne disait mot ; il avait honte, à présent, que son père fût encore en vie. Comme il fondait en larmes, de nouveau, la jeune fille lui posa la main sur l’épaule. Il leva les yeux, machinalement : une personne blonde, en pleine santé, la réfutation même du malade qu’il venait de toucher. Il se sentit chez lui.
La bibliothèque qu’Otto fréquenta pendant les deux semaines que dura son séjour était située dans le quartier le plus animé de la ville. Chaque matin, il passait trois heures sur une thèse qui devait lui valoir le titre du docteur en économie politique. Il y retournait l’après-midi pour se plonger dans des revues d’art. Il aimait l’art et lui consacrait beaucoup de temps. Dans ces salles, il n’était pas seul. Il entreprenait d’excellents rapports avec le digne employé chargé du prêt. Quant il levait les yeux de son livre, les sourcils froncés, l’esprit ailleurs, il retrouvait parfois un visage familier, du temps du lycée.
Après ces dernières semaines sur la Riviera où chaque fibre de son corps avait été au service d’une femme pleine de sensualité, la solitude jamais oisive de ces journées lui était un bienfait. Le soir, dans son lit, il cherchait à se rappeler les particularités du corps aimé, ou se plaisait à émettre dans sa direction les belles ondes de sa propre sensualité fatiguée. Il pensait rarement à elle. Se trouvait-il assis, dans le tram, en face d’une femme. Il se contentait de froncer les sourcils d’un air à la fois inexpressif et prometteur, mimique par laquelle il implorait une solitude inaccessible pour y goûter toutes les douceurs de la paresse.
Toute l’activité de la maison s’organisait autour du mourant. Otto ne s’en préoccupait pas le moins du monde. Un matin, pourtant, on l’éveilla plus tôt que d’habitude pour le conduire devant le cadavre de son père. Dans la chambre, il faisait clair. La mère était prostrée au pied du lit. Mais son fils se sentit assez de force pour la prendre sous les bras et lui dire, d’une voix ferme : « Lève-toi, mère. » Ce jour-là, il se rendit à la bibliothèque comme les autres jours. Son regard, quand il en effleurait une femme, était encore plus vide et plus ferme qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il monta sur la plate-forme du tramway, il serra contre lui le dossier qui contenait quelques pages de sa thèse.

 

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