Durant le trajet, il évita de prendre claire conscience
du sens du télégramme : « Viens de suite. Etat
aggravé. » Le soir même, par un temps de chien,
il avait quitté la Riviera. Les souvenirs qui l’accompagnaient étaient
comme la lumière de l’aube qui agresse un noceur attardé :
pleins de douceur et de honte. Il retrouva avec indignation les
rumeurs de la ville où il entra sur le coup de midi. Etre
ulcéré était la seule réaction qui
lui parût possible aux tracasseries que lui valait son pays.
Mais il sentait comme un gazouillement dans son corps la volupté des
heures jouées, et perdues, auprès d’une femme
mariée.
Son frère était devant lui. Et, tandis qu’une
secousse électrique courait le long de sa hanche, il détesta
cet habillé de noir. Qui le salua brièvement, avec
un regard mélancolique. Une auto les attendait. Le trajet
pétarada. Otto balbutia une question, mais le souvenir d’un
baiser l’emporta tout ailleurs.
Tout à coup, la bonne fut là, sur le perron ; quand
elle lui prit sa valise, assez lourde, il craqua. Il n’avait
pas encore vu sa mère, mais son père était
vivant. Il était là, assis à la fenêtre,
bouffi, dans un fauteuil… Otto s’approcha et tendit
la main. « Alors, Otto, on ne s’embrasse plus ? » dit
le père à voix basse. Le fils se jeta sur lui, puis
courut au balcon et hurla en direction de la rue. A force de pleurer,
il se sentit las ; et ses années d’écolier,
de commerçant, son voyage en Amérique lui revinrent
comme en rêve. « Monsieur Martin . » Il ne disait
mot ; il avait honte, à présent, que son père
fût encore en vie. Comme il fondait en larmes, de nouveau,
la jeune fille lui posa la main sur l’épaule. Il leva
les yeux, machinalement : une personne blonde, en pleine santé,
la réfutation même du malade qu’il venait de
toucher. Il se sentit chez lui.
La bibliothèque qu’Otto fréquenta pendant les
deux semaines que dura son séjour était située
dans le quartier le plus animé de la ville. Chaque matin,
il passait trois heures sur une thèse qui devait lui valoir
le titre du docteur en économie politique. Il y retournait
l’après-midi pour se plonger dans des revues d’art.
Il aimait l’art et lui consacrait beaucoup de temps. Dans
ces salles, il n’était pas seul. Il entreprenait d’excellents
rapports avec le digne employé chargé du prêt.
Quant il levait les yeux de son livre, les sourcils froncés,
l’esprit ailleurs, il retrouvait parfois un visage familier,
du temps du lycée.
Après ces dernières semaines sur la Riviera où chaque
fibre de son corps avait été au service d’une
femme pleine de sensualité, la solitude jamais oisive de
ces journées lui était un bienfait. Le soir, dans
son lit, il cherchait à se rappeler les particularités
du corps aimé, ou se plaisait à émettre dans
sa direction les belles ondes de sa propre sensualité fatiguée.
Il pensait rarement à elle. Se trouvait-il assis, dans le
tram, en face d’une femme. Il se contentait de froncer les
sourcils d’un air à la fois inexpressif et prometteur,
mimique par laquelle il implorait une solitude inaccessible pour
y goûter toutes les douceurs de la paresse.
Toute l’activité de la maison s’organisait autour
du mourant. Otto ne s’en préoccupait pas le moins
du monde. Un matin, pourtant, on l’éveilla plus tôt
que d’habitude pour le conduire devant le cadavre de son
père. Dans la chambre, il faisait clair. La mère était
prostrée au pied du lit. Mais son fils se sentit assez de
force pour la prendre sous les bras et lui dire, d’une voix
ferme : « Lève-toi, mère. » Ce jour-là,
il se rendit à la bibliothèque comme les autres jours.
Son regard, quand il en effleurait une femme, était encore
plus vide et plus ferme qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il
monta sur la plate-forme du tramway, il serra contre lui le dossier
qui contenait quelques pages de sa thèse.
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