Aphrodisiac (1978)
Je ne peux pas glisser doucement
d’une relation à une autre. Des morceaux de moi se fragmentent
et s’éparpillent, en volant ici et là. J’égare des morceaux essentiels
de moi, un morceau s’éloigne de cet endroit de paradis, un morceau
suit quelqu’un d’autre qui descend la rue tout seul, ou peut-être
pas tout seul : quelqu’un peut prendre ma place à ses côtés pendant
que je suis ici, ce sera ma punition, et quelqu’un prendra ma
place ici quand je partirai. Je me sens coupable de laisser chacun
d’eux seul, je me sens responsable de leur solitude, et je me
sens deux fois coupable, à l’égard des deux hommes. Où que je
sois, je me sens faite de plusieurs morceaux que je n’ose pas
rassembler, pas plus que je n’oserai rassembler les deux hommes.
Maintenant, je vais rester là où on ne me blessera pas, pour
quelques jours au moins je ne serai pas blessée par un mot ou
par un geste, mais je ne suis pas toute entière ici, seule la
moitié de moi est à l’abri. Eh bien ! Sabina, en tant qu’actrice,
tu as échoué. Tu as rejeté la discipline, la routine, la monotonie,
les répétitions, tout effort soutenu, et maintenant, tu as un
rôle qui doit se renouveler chaque jour, pour empêcher qu’un être
humain ait de la peine. Baigne les yeux et ton visage désarmés,
mets les vêtements de la maison, ce sont les siens, baptisés
par ses mains, joue le rôle d’une femme entière, au moins tu
as toujours souhaité l’être, après tout ce n’est pas un mensonge...
Extrait du Journal
"Artaud.
Maigre tendu. Un visage creusé, des yeux de visionnaire. Des
manières sardoniques. Tantôt fatigué, tantôt ardent et malicieux."
Le théâtre, pour lui est un endroit où crier la souffrance, la colère, la haine,
ou exprimer la violence qui est en nous. La vie la plus violente peut éclater
de terreur et de mort.-
Il a parlé des anciens
rites du sang. La puissance de la contagion. Comme nous avons
perdu cette magie de la contagion. La religion ancienne savait
comment organiser des rites qui rendaient contagieuses la foi
et l’extase. Le pouvoir des rites a disparu. Il voulait donner
cela au théâtre.
Personne aujourd’hui ne pouvait partager une sensation avec quiconque. Et Antonin
Artaud voulait crier de sorte que le théâtre accomplisse cela, qu’il soit au
centre, qu’il soit un rite qui nous réveille tous. Il voulait que les gens
soient de nouveau rendus à la ferveur, à l’extase. Pas de paroles. Pas d’analyse.
La contagion par la représentation d’états extatiques. Pas de scène objective,
mais un rite nu milieu du public.
- Tandis qu’il parlait je me demandait s’il avait raison de dire que ce sont
les rites que nous avons perdus, ou si plutôt les gens n’avaient pas perdu
la faculté de ressentir au point qu’aucun rite ne pourrait plus la leur rendre.
Artaud est le surréaliste
que les surréalistes ont désavoué, la silhouette maigre et fantomatique
qui hante les cafés mais ne va jamais au comptoir, ne s’assied
pas ni ne boit ni ne rit avec les autres. C’est un être drogué,
contracté, qui marche toujours seul et cherche à monter des pièces
qui ressemblent à des scènes de torture.
Il a les yeux bleus de langueur, noirs de souffrance. Il est tout en nerfs.
Il était pourtant si beau dans le rôle du moine amoureux de Jeanne d’Arc dans
le film de Carl Dreyer. Les yeux enfoncés du mystique, comme s’ils brillaient
au fond d’une caverne. Profonds, sombres et mystérieux.
Pour Artaud écrire est douloureux aussi. Cela vient de manière spasmodique
et dans un grand effort. Il est pauvre. Il est en conflit avec un monde qu’il
imagine menaçant et moqueur. Son intensité est obscure, assez terrifiante."
Les
Petits Oiseaux (1980)
Il
est intéressant de noter que très peu d’écrivains ont écrit,
de leur propre initiative, des contes érotiques ou des confessions.
Même en France où l’on estime pourtant que la sexualité joue un grand rôle
dans la vie, les écrivains qui se sont essayés à ce genre de littérature l’ont
fait par nécessité — par besoin d’argent.
C’est une chose
que de mêler un peu d’érotisme à un roman ou à une histoire,
mais c’en est une autre que de faire de l’érotisme le seul sujet
d’un livre. Dans le premier cas, c’est l’expression de la vie
elle-même. C’est quelque chose de naturel, de sincère que l’on
retrouve, par exemple, dans certaines pages de Zola ou de Lawrence.
Mais ne s’intéresser qu’à la vie sexuelle n’est pas naturel —un
peu comme la vie d’une prostituée, qu’une activité sexuelle anormale
finit par éloigner de la vraie sensualité. Il se peut que les écrivains
en soient conscients. C’est pourquoi ils ont tout au plus écrit
une confession ou quelques histoires sur ce sujet, en marge de
leur œuvre, pour satisfaire leur besoin d’honnêteté, comme l’a
fait Mark Twain.
Mais quel est le
sort d’un groupe d’écrivains dont le besoin d’argent est tel
qu’ils soient obligés de se consacrer entièrement à cette littérature
? En quoi cela peut-il affecter leur vie, leur attitude à l’égard
du monde, leur œuvre ? Et quelle influence cela a-t-il sur leur
vie sexuelle ?
Laissez-moi vous
dire que je fus un temps la mère spirituelle d’un tel groupe.
A New York la vie devenait toujours plus difficile, plus cruelle.
Je devais m’occuper de beaucoup de gens, résoudre toutes sortes
de problèmes, et, comme mon caractère ressemblait un peu à celui
de George Sand, qui écrivait la nuit pour pouvoir s’occuper de
ses enfants, de ses amants, de ses amis, il fallait absolument
que je trouve du travail.
Et je suis devenue
ce que j’appellerais la "madame" d’une maison très
particulière de prostitution littéraire. C’était une maison très
artistique, je dois l’avouer: un simple studio éclairé par des
vitraux, que j’avais peints pour donner à la pièce un air de
cathédrale païenne.
Avant de m’engager
dans cette nouvelle profession, j’étais connue comme poète, comme
une femme indépendante qui n’écrivait que pour son propre plaisir.
De nombreux jeunes poètes et écrivains venaient à moi. Nous aimions
travailler ensemble, discuter et faire partager notre progression
dans le travail. Malgré leurs différences de caractères, de goûts,
d’habitudes et de vices, tous ces écrivains avaient une chose
en commun: ils étaient pauvres. Désespérément pauvres. Très souvent,
ma maison se transformait en cafétéria où ils arrivaient affamés,
incapables de parler; nous mangions des flocons d’avoine parce
que c’était bon marché et redonnait des forces.
Presque toute notre
littérature érotique sort d’estomacs vides. Il est vrai que la
faim est un bon stimulant pour l’imagination; elle ne stimule
pas la puissance sexuelle, et la puissance sexuelle n’est jamais à l’origine
d’aventures extraordinaires. Plus la faim est grande, plus grands
sont les désirs, comme ceux des prisonn½ers — ses désirs sauvages
et obsédants. Aussi réunissions-nous les conditions idéales pour
la culture de l’érotisme.
Naturellement, si
la faim est trop tenace, trop permanente, VOUS finissez
par devenir un raté, un clochard.
Ces hommes qui dorment le long de l’East River sous les porches des maisons,
dans le quartier de Bowery, n’ont plus aucune vie sexuelle, dit-on. Mes écrivains — et
certains habitaient le Bowery n’avaient pas encore atteint ce stade.
Quant à moi, j’oubliais
mon œuvre véritable quand je devais écrire des histoires érotiques.
Elles sont mes aventures dans ce monde du sexe. J’eus du mal,
au début, à les exposer au grand jour. La vie sexuelle, pour
nous tous— poètes, écrivains, artistes — se cache souvent, masquée
sous plusieurs épaisseurs. Elle apparaît comme une femme voilée, à demi
rêvée.
Lettre à Léo Lerman,
Jal , 1944- 1947, Déc. 1946
"Comme
Oscar Wilde, je mets mon talent dans mon œuvre et mon génie dans
ma vie (...)
Je crée un mythe et une légende, un mensonge, un conte de fées, un monde enchanté (.
. .)
J’écris comme je respire (...)
Devenir une œuvre d’art m’intéresse plus que d’en créer une (...)
Je suis coupable d’avoir fabriquée un univers où je puisse vivre.
Liens
brisés
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