Le
15 avril 1889, Zola voyage sur la plate-forme d'une locomotive,
aux côtés du mécanicien et du chauffeur, entre
Paris et Mantes. La Bête humaine paraitra en mars 1890.
A
Mantes, qu'ai-je vu ? Le dépôt ressemble à celui
du Havre. Les fosses à piquer le feu : le mot vient de ce
qu'on a un tisonnier pour piquer le feu et le faire tomber en dessous.
La machine pilote, la machine de secours, toujours sous pression,
dans son petit hangar. L'étuve pour sécher le sable
: on met le sable dans une caisse de briques, chauffée par-dessous,
et on le jette ensuite sur une cribleuse. La machine à vapeur
pour monter l'eau dans les réservoirs. Les petites chambres à deux
lits : un pour le mécanicien, un pour le chauffeur. Les
draps apportés par eux. Une cuvette et un pot en étain.
D'autres
petits locaux loués à des familles d'employés.
Bien insister sur l'intimité qui s'établit entre
le chauffeur et le mécanicien, ces hommes vivant ensemble
et ne se quittant jamais, montés sur la même bête
et y courant les mêmes dangers. Faire une association à trois
de Jacques, de Pecqueux et de la locomotive. Une grande amitié entre
Jacques et Pecqueux, celui-ci, plus âgé, dévoué comme
une brute, malgré ses vices, à Jacques. Jacques cachant
les fautes de Pecqueux quand il est saoul par exemple, ou qu'il
tire une bordée avec une femme : il le laisse dormir une
heure, assis sur le coffre, ce qui est défendu : on s'y
asseoit pendant les stations. Plus tard, leur brouille, leur haine
n'en sera que plus dramatique, si je l'amène après
cette grande amitié. La moralité : on tâche
que les mécaniciens et les chauffeurs reviennent toujours
coucher chez eux ; ce n'est pas toujours facile. Le découchage
de l'homme marié est immoral : la femme aux deux bouts.
L'irrégularité dans le roulement ne déplait
pas aux mécaniciens : ils préfèrent donner
dix heures un jour et rien le lendemain. Aussi sont-ils opposés
aux efforts qu'on fait pour distribuer régulièrement
les heures. Pourtant ils aimeraient bien l'aller et le retour de
Paris au Havre, comme je l'avais réglé d'abord. Je
pourrais donc avoir d'abord le roulement irrégulier que
m'a donné Lefèvre, puis établir le roulement
régulier imaginé par moi _ si cela facilite les entrevues
de Jacques et de Séverine. La santé des mécaniciens
est bonne, dit la Compagnie ; la retraite devrait seulement être
prise quatre à cinq ans plus tôt. En réalité,
il s'use plus vite, les jambes, les poumons. Pourtant, on voit
beaucoup de mécaniciens prendre leur retraite, rester chefs
de dépôts. Une excellente précaution, c'est
d'avoir deux vêtements, toujours un vêtement de rechange,
pour le mettre à l'arrivée. Le mécanicien
mange sur sa locomotive. Il a un petit panier de provisions et
mange dans un arrêt. Il vit très bien.
Je
suis revenu dans le fourgon du conducteur-chef. Les bagages sont
là, classés ; la trépidation les fait
danser. Le conducteur a toute une petite installation, un bureau,
une bouteille d'encre pendue à un barreau de la fenêtre,
un casier au-dessus de son bureau, un siège garni de cuir,
très haut, placé de façon à ce que
le conducteur, assis, puisse surveiller la voie en avant et en
arrière par les vitres de sa cabine de vigie. Après
chaque station où il a déposé des bagages,
il a un petit travail de comptabilité qui peut durer de
cinq à six minutes. Puis il monte dans sa vigie et surveille
les signaux. La voie lui est cachée par la locomotive et
par la queue du train : mais il peut très bien voir les
signaux. A chaque station qu'on franchit, il note l'heure sur son
garde-temps, une feuille jaune.
Le
mécanicien appartient au matériel et traction,
tandis que le conducteur appartient à l'exploitation. Aussi
les chefs des gares et ce dernier, quand il y a un retard par leur
fait, par exemple pour le chargement ou le déchargement
des bagages, jettent la faute sur le mécanicien en mentant
sur l'heure d'arrivée et l'heure de départ. Et le
mécanicien, n'ayant pas de contrôle possible, semble
en faute. Rivalité. Le contrôle ne s'établit
bien que par là. Quand il est assis dans sa vigie, le conducteur
a devant lui le volant du frein de son fourgon, la corde qui communique
avec la cloche du tender, ainsi qu'une sonnerie que peut faire
sonner le mécanicien. Le conducteur ne voit ni le mécanicien
ni le chauffeur que le tender lui cache, mais il peut donc communiquer
avec eux et réciproquement. (Aujourd'hui, le conducteur
a un levier qui produit l'arrêt immédiat du train
s'il l'abaisse.) Ne pas oublier qu'en marche le mécanicien
est sous les ordres du conducteur-chef.
Mon
impression sur la locomotive. D'abord une grande trépidation,
de la fatigue dans les jambes et un ahurissement à la longue
produit par les secousses. La tête semble se vider. A droite
et à gauche, les champs ne défilent pas plus vite
que vus d'une portière de wagon. Il y a seulement plus d'air,
plus d'espace, le vaste ciel sur la tête, la campagne vue
d'un coup. D'ailleurs, le mécanicien ne regarde guère
que devant lui ; à peine de temps à autre un coup
d'oeil jeté à droite ou à gauche.
L'impression
des longues lignes droites. Les courbes qui cachent la voie,
puis une partie droite, allant à l'infini, se perdant
; et là-bas un train arrivant, très petit, grandissant
: on peut croire qu'il arrive sur la même ligne, que tout
va se briser ; puis, il passe dans un tonnerre, dans un coup de
vent très fort. Les tunnels, la porte ronde et béante
qu'ils présentent. Quand ils sont en ligne droite comme
le tunnel des Batignolles, on voit la percée du jour au
bout, on distingue si le tunnel est vide. Le bruit, lorsqu'on passe
sur un pont de fer, ou sous un pont de maçonnerie, ou près
d'un édifice, ce qui fait un engouffrement de vent. Le soubresaut
au passage des aiguilles. Puis le grand vent, le train éprouve
une résistance ; il faut marcher plus rude.
Et
les impressions de nuit, la lanterne éclairant 300 mètres
de voie, un reflet sur les ponts au loin, sur les arbres, sur les
maisons à droite et à gauche. Le coup de lumière
saignante quand on ouvre la porte du foyer, le rayon lumineux enflammé qui
traverse l'espace, la fumée blanche qui semble y brûler.
Enfin, tout.
Une nuit aux Halles
Pour
préparer le Ventre de Paris, Zola passe une nuit entière
aux Halles.
Les
Halles la nuit. Le carré que forme chaque pavillon,
avec les gaz intérieurs (rangés pour certains, poudroyant
pour les autres) ; lueurs derrière les persiennes de fonte
qui se détachent en lignes noires ; les toits noirs ; les
persiennes hautes, moins éclairées.
Vers
2 heures, voitures déjà arrivées. Les
voitures de salades et d'artichauts dételées, en
allée. Hommes dedans. Hommes dormant sur certaines marchandises
déchargées. Femme couchée sous un sac. Enfants
endormis. Voitures avec chevaux immobiles, en travers de la chaussée.
Peu de monde, bruit sourd. On commence à décharger.
Barricade de potirons allant du coin du pavillon à la rue
Turbigo, par le refuge. On commence par vider les tas contre les
murs. Un employé, gros, grand paletot, chapeau mou, favoris,
une canne, distribue les bulletins : " Eh ! là-bas,
avançons... Combien avez-vous de mètres ?... Cinq
?... " Et il leur donne un bulletin. Comme il a plu la nuit,
les maraichers nettoient le trottoir à la pelle ; ils marquent
leur métrage avec de la paille, et déchargent.
Les
voitures sont déchargées au bord du trottoir,
les roues appuyées sur le bord. La ligne des chevaux. Alors
les tas se forment en carré, en ménageant d'étroits
sentiers. Légumes de la saison. Carottes rouges, navets
(à bandes blanches et vertes). Poireaux par bottes. Céleris
par bottes. Tas de persil. Paniers de petits oignons. Tas de salades,
chicorées, scaroles, etc. Ce qui domine comme odeur, c'est
la senteur âpre des carottes, et le parfum du persil, et
du céleri.
Le
déchargement grandit, s'opère sur toute la ligne.
Les cris des charretiers retentissent, avec un coup de fouet, et
on entend un roulement de voiture brusque, avec le piétinement
du cheval et le cahot des roues. Au-dessus du grouillement de la
foule, dans la lueur d'un bec de gaz qui est presque à sa
hauteur, une paysanne de seize ans, avec un petit bonnet bleu,
un casaquin brun, est perdue dans les légumes, dont elle
a jusqu'aux épaules. Elle décharge, enfoncée
dans les choux et les carottes. Sur le trottoir, grouillement grandissant.
Des maraichères et des marchandes debout, causant, discutant.
Des maraichères assises sur leurs légumes. Des marchandes
en caraco noir, les jupes relevées, avec un fichu, ou un
foulard, et un bonnet, faisant leurs provisions. Des maraichères
avec des madras, et leur air paysan. Puis les porteurs avec leurs
grands hottes, se chargeant jusqu'au faite et se balançant.
Tas énorme de légumes dans les hottes. Marchandage.
Les
choux surtout arrivent par quantités considérables,
dans des voitures de boueux à deux chevaux (un cheval se
replie pour ne pas tenir beaucoup de place). Les choux sont renversés
les uns sur les autres. On fait rouler certaines charges de choux,
comme des charges de pavés.
Les
voitures de légumes qui arrivent toujours, qui prennent
la file et qui se déchargent après avoir attendu
plus ou moins longtemps, font ainsi une ligne qui va de la rue
des Halles à la rue Turbigo. Aux deux bouts, épanouissement
colossal. Au milieu, entre les pavillons, envahissement de la chaussée.
Les voitures, après s'être déchargées,
vont se remiser dans des hôtels, ou sont mises en garde près
de la Halle au blé, à des gardeuses. Les voitures,
pour se décharger, rabattent la planche du derrière.
Dans
la nuit, les personnages. Des femmes, sous les rues couvertes,
ont des bougies. Mais la plupart ont des
lanternes. Effet d'un
coup de lanterne sur un tas de légumes ; les carottes, les
verdures, les navets blancs dans la lumière. Des conversations
s'établissent : " Eh ! là-bas, la chicorée
! " " Vends-tu pour 100 sous, et puis l'autre 4 F, ça
fera 9 F... Et combien qu'y faut te donner, Marcel ? " Un
homme en limousine : " Moi, je ne fais que la légume. " Des
cris, des appels : " Louis ! ", " Victor ! " Les
marchandes ont presque toutes leur argent dans un sac. Au loin
un hennissement de cheval, le braiment d'un âne. Dans les étroits
sentiers, on distingue les files de femmes et d'hommes.
Les
marchands de vin et les boulangers sont les premières
boutiques ouvertes.
Le coeur de Paris
Pour
l'OEuvre, qui paraitra en 1886, Zola se mesure avec ses amis
les peintres paysagistes, décrivant ce Paris
qu'il aime tant.
La
Cité et les quais, pris de dessous le pont des Saints-Pères.
D'abord, au premier plan, la Seine large, réverbères,
le port Saint-Nicolas à gauche (un lavoir après le
port, vers le Pont-Royal), avec ses tas de sable déchargés,
ses maisons de la douane, ses cabanes de marchands de sable et
de plâtre tout blanc, ses grues à vapeur, la Sophie,
ses transports à vapeur et à roue, ses péniches
pleines. Service de la navigation, bâtiment à cinq
fenêtres, agence de transport. Tous les matériaux,
tombereaux avec chevaux, des tonneaux, du charbon de bois, cribles,
etc. ; berge pavée, larges anneaux scellés, poutres
de fer en rampe scellée.
De
l'autre côté, un bain froid sans doute. Au milieu,
la Seine vide, verte, petites vagues à la Monet, petit flot
dansant, fouetté de blanc, de grès, de rose, reflets
multicolores. Deuxième plan, le pont des Arts, avec ses
huit arches, neuf piles rondes supportant très haut les
charpentes et le tablier de fer, peint en noir, d'une légèreté de
dentelles, et dessus rien qu'un va-et-vient de piétons,
deux fourmilières, allant en sens contraire, incessantes.
En dessous, on voit toute la Seine, et le Pont-Neuf gris, plus
bas. Ce dessous s'étend très loin à gauche
; on voit le pont au Change et encore le pont Notre-Dame avec les
coups de lumière sur l'eau, une rivière à l'infini.
Vers
la droite, le quai tourne, et c'est à peine si l'on
voit jusqu'à l'autre pont, sous le Pont-Neuf. Il y a là l'écluse
de la Monnaie, avec sa barre blanche. Le Pont-Neuf, omnibus, énorme
tapissière noire, toutes les voitures. Au milieu, le terre-plein
avec le bouquet d'arbres qui cache la statue. Comme coulisse, à gauche,
le quai du Louvre et le bouquet de grands arbres, plus les combles
des théâtres, et au-delà le pavillon d'angle
de l'Hôtel de Ville ; on voit au-dessus des toits le campanile
de l'Hôtel de Ville et le clocher carré de Saint-Gervais.
Puis une confusion de ville lointaine, la masse perdue de l'ile
Saint-Louis. A droite l'Institut, surtout le bras qui s'étend,
ensuite la Monnaie à plat, en profil perdu, et les arbres
du quai, en enfilade, en une seule masse.
Enfin
au centre, à gauche, les palais, les tours, en profils,
le campanile de l'Horloge, les combles ardoisés dominés
par le dôme du tribunal de commerce, puis les maisons du
quai en raccourci, couronnnées d'une vaste réclame
de face sur un mur, bleu et lettres blanches, au-dessus de tout
Paris. A droite, les maisons du quai des Orfèvres plus à plat,
très éclairées par le soleil couchant, tandis
que l'autre quai est dans l'ombre. Au milieu, le bouquet d'arbres
cache la statue, l'entrée de la place Dauphine, les deux
maisons faisant pavillons. Puis le quai des Orfèvres, des
façades de maisons irrégulières, jaunes, blanches,
grises, terminées au-delà du boulevard du Palais
par un grand bâtiment gris, la préfecture. La file
des boutiques.
Au-dessus
de tout cela, les combles ardoisés, les cheminées.
Puis dominant le tout la flèche, très éclairée,
très élégante de la Sainte-Chapelle, et plus à gauche
les deux tours de Notre-Dame dans la lumière, avec la flèche
en arrière ; mais moins haute. Le bloc allongé, le
navire de la Cité, au milieu des deux très larges
trouées de la rivière. Ciel immense, bleu où flottent
de petits nuages. Roulement sous le pont des Saint-Pères.
C'est
donc là ce coeur de Paris, par tous
les temps.
EMILE ZOLA
Liens
brisés
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