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1999-2018

 

Emile ZOLA

Extraits des Carnets

Plon éditeur

 

Le 15 avril 1889, Zola voyage sur la plate-forme d'une locomotive, aux côtés du mécanicien et du chauffeur, entre Paris et Mantes. La Bête humaine paraitra en mars 1890.

A Mantes, qu'ai-je vu ? Le dépôt ressemble à celui du Havre. Les fosses à piquer le feu : le mot vient de ce qu'on a un tisonnier pour piquer le feu et le faire tomber en dessous. La machine pilote, la machine de secours, toujours sous pression, dans son petit hangar. L'étuve pour sécher le sable : on met le sable dans une caisse de briques, chauffée par-dessous, et on le jette ensuite sur une cribleuse. La machine à vapeur pour monter l'eau dans les réservoirs. Les petites chambres à deux lits : un pour le mécanicien, un pour le chauffeur. Les draps apportés par eux. Une cuvette et un pot en étain.

D'autres petits locaux loués à des familles d'employés. Bien insister sur l'intimité qui s'établit entre le chauffeur et le mécanicien, ces hommes vivant ensemble et ne se quittant jamais, montés sur la même bête et y courant les mêmes dangers. Faire une association à trois de Jacques, de Pecqueux et de la locomotive. Une grande amitié entre Jacques et Pecqueux, celui-ci, plus âgé, dévoué comme une brute, malgré ses vices, à Jacques. Jacques cachant les fautes de Pecqueux quand il est saoul par exemple, ou qu'il tire une bordée avec une femme : il le laisse dormir une heure, assis sur le coffre, ce qui est défendu : on s'y asseoit pendant les stations. Plus tard, leur brouille, leur haine n'en sera que plus dramatique, si je l'amène après cette grande amitié. La moralité : on tâche que les mécaniciens et les chauffeurs reviennent toujours coucher chez eux ; ce n'est pas toujours facile. Le découchage de l'homme marié est immoral : la femme aux deux bouts.

L'irrégularité dans le roulement ne déplait pas aux mécaniciens : ils préfèrent donner dix heures un jour et rien le lendemain. Aussi sont-ils opposés aux efforts qu'on fait pour distribuer régulièrement les heures. Pourtant ils aimeraient bien l'aller et le retour de Paris au Havre, comme je l'avais réglé d'abord. Je pourrais donc avoir d'abord le roulement irrégulier que m'a donné Lefèvre, puis établir le roulement régulier imaginé par moi _ si cela facilite les entrevues de Jacques et de Séverine. La santé des mécaniciens est bonne, dit la Compagnie ; la retraite devrait seulement être prise quatre à cinq ans plus tôt. En réalité, il s'use plus vite, les jambes, les poumons. Pourtant, on voit beaucoup de mécaniciens prendre leur retraite, rester chefs de dépôts. Une excellente précaution, c'est d'avoir deux vêtements, toujours un vêtement de rechange, pour le mettre à l'arrivée. Le mécanicien mange sur sa locomotive. Il a un petit panier de provisions et mange dans un arrêt. Il vit très bien.

Je suis revenu dans le fourgon du conducteur-chef. Les bagages sont là, classés ; la trépidation les fait danser. Le conducteur a toute une petite installation, un bureau, une bouteille d'encre pendue à un barreau de la fenêtre, un casier au-dessus de son bureau, un siège garni de cuir, très haut, placé de façon à ce que le conducteur, assis, puisse surveiller la voie en avant et en arrière par les vitres de sa cabine de vigie. Après chaque station où il a déposé des bagages, il a un petit travail de comptabilité qui peut durer de cinq à six minutes. Puis il monte dans sa vigie et surveille les signaux. La voie lui est cachée par la locomotive et par la queue du train : mais il peut très bien voir les signaux. A chaque station qu'on franchit, il note l'heure sur son garde-temps, une feuille jaune.

Le mécanicien appartient au matériel et traction, tandis que le conducteur appartient à l'exploitation. Aussi les chefs des gares et ce dernier, quand il y a un retard par leur fait, par exemple pour le chargement ou le déchargement des bagages, jettent la faute sur le mécanicien en mentant sur l'heure d'arrivée et l'heure de départ. Et le mécanicien, n'ayant pas de contrôle possible, semble en faute. Rivalité. Le contrôle ne s'établit bien que par là. Quand il est assis dans sa vigie, le conducteur a devant lui le volant du frein de son fourgon, la corde qui communique avec la cloche du tender, ainsi qu'une sonnerie que peut faire sonner le mécanicien. Le conducteur ne voit ni le mécanicien ni le chauffeur que le tender lui cache, mais il peut donc communiquer avec eux et réciproquement. (Aujourd'hui, le conducteur a un levier qui produit l'arrêt immédiat du train s'il l'abaisse.) Ne pas oublier qu'en marche le mécanicien est sous les ordres du conducteur-chef.

Mon impression sur la locomotive. D'abord une grande trépidation, de la fatigue dans les jambes et un ahurissement à la longue produit par les secousses. La tête semble se vider. A droite et à gauche, les champs ne défilent pas plus vite que vus d'une portière de wagon. Il y a seulement plus d'air, plus d'espace, le vaste ciel sur la tête, la campagne vue d'un coup. D'ailleurs, le mécanicien ne regarde guère que devant lui ; à peine de temps à autre un coup d'oeil jeté à droite ou à gauche.

L'impression des longues lignes droites. Les courbes qui cachent la voie, puis une partie droite, allant à l'infini, se perdant ; et là-bas un train arrivant, très petit, grandissant : on peut croire qu'il arrive sur la même ligne, que tout va se briser ; puis, il passe dans un tonnerre, dans un coup de vent très fort. Les tunnels, la porte ronde et béante qu'ils présentent. Quand ils sont en ligne droite comme le tunnel des Batignolles, on voit la percée du jour au bout, on distingue si le tunnel est vide. Le bruit, lorsqu'on passe sur un pont de fer, ou sous un pont de maçonnerie, ou près d'un édifice, ce qui fait un engouffrement de vent. Le soubresaut au passage des aiguilles. Puis le grand vent, le train éprouve une résistance ; il faut marcher plus rude.

Et les impressions de nuit, la lanterne éclairant 300 mètres de voie, un reflet sur les ponts au loin, sur les arbres, sur les maisons à droite et à gauche. Le coup de lumière saignante quand on ouvre la porte du foyer, le rayon lumineux enflammé qui traverse l'espace, la fumée blanche qui semble y brûler. Enfin, tout.

Une nuit aux Halles

Pour préparer le Ventre de Paris, Zola passe une nuit entière aux Halles.

Les Halles la nuit. Le carré que forme chaque pavillon, avec les gaz intérieurs (rangés pour certains, poudroyant pour les autres) ; lueurs derrière les persiennes de fonte qui se détachent en lignes noires ; les toits noirs ; les persiennes hautes, moins éclairées.

Vers 2 heures, voitures déjà arrivées. Les voitures de salades et d'artichauts dételées, en allée. Hommes dedans. Hommes dormant sur certaines marchandises déchargées. Femme couchée sous un sac. Enfants endormis. Voitures avec chevaux immobiles, en travers de la chaussée. Peu de monde, bruit sourd. On commence à décharger. Barricade de potirons allant du coin du pavillon à la rue Turbigo, par le refuge. On commence par vider les tas contre les murs. Un employé, gros, grand paletot, chapeau mou, favoris, une canne, distribue les bulletins : " Eh ! là-bas, avançons... Combien avez-vous de mètres ?... Cinq ?... " Et il leur donne un bulletin. Comme il a plu la nuit, les maraichers nettoient le trottoir à la pelle ; ils marquent leur métrage avec de la paille, et déchargent.

Les voitures sont déchargées au bord du trottoir, les roues appuyées sur le bord. La ligne des chevaux. Alors les tas se forment en carré, en ménageant d'étroits sentiers. Légumes de la saison. Carottes rouges, navets (à bandes blanches et vertes). Poireaux par bottes. Céleris par bottes. Tas de persil. Paniers de petits oignons. Tas de salades, chicorées, scaroles, etc. Ce qui domine comme odeur, c'est la senteur âpre des carottes, et le parfum du persil, et du céleri.

Le déchargement grandit, s'opère sur toute la ligne. Les cris des charretiers retentissent, avec un coup de fouet, et on entend un roulement de voiture brusque, avec le piétinement du cheval et le cahot des roues. Au-dessus du grouillement de la foule, dans la lueur d'un bec de gaz qui est presque à sa hauteur, une paysanne de seize ans, avec un petit bonnet bleu, un casaquin brun, est perdue dans les légumes, dont elle a jusqu'aux épaules. Elle décharge, enfoncée dans les choux et les carottes. Sur le trottoir, grouillement grandissant. Des maraichères et des marchandes debout, causant, discutant. Des maraichères assises sur leurs légumes. Des marchandes en caraco noir, les jupes relevées, avec un fichu, ou un foulard, et un bonnet, faisant leurs provisions. Des maraichères avec des madras, et leur air paysan. Puis les porteurs avec leurs grands hottes, se chargeant jusqu'au faite et se balançant. Tas énorme de légumes dans les hottes. Marchandage.

Les choux surtout arrivent par quantités considérables, dans des voitures de boueux à deux chevaux (un cheval se replie pour ne pas tenir beaucoup de place). Les choux sont renversés les uns sur les autres. On fait rouler certaines charges de choux, comme des charges de pavés.

Les voitures de légumes qui arrivent toujours, qui prennent la file et qui se déchargent après avoir attendu plus ou moins longtemps, font ainsi une ligne qui va de la rue des Halles à la rue Turbigo. Aux deux bouts, épanouissement colossal. Au milieu, entre les pavillons, envahissement de la chaussée. Les voitures, après s'être déchargées, vont se remiser dans des hôtels, ou sont mises en garde près de la Halle au blé, à des gardeuses. Les voitures, pour se décharger, rabattent la planche du derrière.

Dans la nuit, les personnages. Des femmes, sous les rues couvertes, ont des bougies. Mais la plupart ont des lanternes. Effet d'un coup de lanterne sur un tas de légumes ; les carottes, les verdures, les navets blancs dans la lumière. Des conversations s'établissent : " Eh ! là-bas, la chicorée ! " " Vends-tu pour 100 sous, et puis l'autre 4 F, ça fera 9 F... Et combien qu'y faut te donner, Marcel ? " Un homme en limousine : " Moi, je ne fais que la légume. " Des cris, des appels : " Louis ! ", " Victor ! " Les marchandes ont presque toutes leur argent dans un sac. Au loin un hennissement de cheval, le braiment d'un âne. Dans les étroits sentiers, on distingue les files de femmes et d'hommes.

Les marchands de vin et les boulangers sont les premières boutiques ouvertes.

Le coeur de Paris

Pour l'OEuvre, qui paraitra en 1886, Zola se mesure avec ses amis les peintres paysagistes, décrivant ce Paris qu'il aime tant.

La Cité et les quais, pris de dessous le pont des Saints-Pères. D'abord, au premier plan, la Seine large, réverbères, le port Saint-Nicolas à gauche (un lavoir après le port, vers le Pont-Royal), avec ses tas de sable déchargés, ses maisons de la douane, ses cabanes de marchands de sable et de plâtre tout blanc, ses grues à vapeur, la Sophie, ses transports à vapeur et à roue, ses péniches pleines. Service de la navigation, bâtiment à cinq fenêtres, agence de transport. Tous les matériaux, tombereaux avec chevaux, des tonneaux, du charbon de bois, cribles, etc. ; berge pavée, larges anneaux scellés, poutres de fer en rampe scellée.

De l'autre côté, un bain froid sans doute. Au milieu, la Seine vide, verte, petites vagues à la Monet, petit flot dansant, fouetté de blanc, de grès, de rose, reflets multicolores. Deuxième plan, le pont des Arts, avec ses huit arches, neuf piles rondes supportant très haut les charpentes et le tablier de fer, peint en noir, d'une légèreté de dentelles, et dessus rien qu'un va-et-vient de piétons, deux fourmilières, allant en sens contraire, incessantes. En dessous, on voit toute la Seine, et le Pont-Neuf gris, plus bas. Ce dessous s'étend très loin à gauche ; on voit le pont au Change et encore le pont Notre-Dame avec les coups de lumière sur l'eau, une rivière à l'infini.

Vers la droite, le quai tourne, et c'est à peine si l'on voit jusqu'à l'autre pont, sous le Pont-Neuf. Il y a là l'écluse de la Monnaie, avec sa barre blanche. Le Pont-Neuf, omnibus, énorme tapissière noire, toutes les voitures. Au milieu, le terre-plein avec le bouquet d'arbres qui cache la statue. Comme coulisse, à gauche, le quai du Louvre et le bouquet de grands arbres, plus les combles des théâtres, et au-delà le pavillon d'angle de l'Hôtel de Ville ; on voit au-dessus des toits le campanile de l'Hôtel de Ville et le clocher carré de Saint-Gervais. Puis une confusion de ville lointaine, la masse perdue de l'ile Saint-Louis. A droite l'Institut, surtout le bras qui s'étend, ensuite la Monnaie à plat, en profil perdu, et les arbres du quai, en enfilade, en une seule masse.

Enfin au centre, à gauche, les palais, les tours, en profils, le campanile de l'Horloge, les combles ardoisés dominés par le dôme du tribunal de commerce, puis les maisons du quai en raccourci, couronnnées d'une vaste réclame de face sur un mur, bleu et lettres blanches, au-dessus de tout Paris. A droite, les maisons du quai des Orfèvres plus à plat, très éclairées par le soleil couchant, tandis que l'autre quai est dans l'ombre. Au milieu, le bouquet d'arbres cache la statue, l'entrée de la place Dauphine, les deux maisons faisant pavillons. Puis le quai des Orfèvres, des façades de maisons irrégulières, jaunes, blanches, grises, terminées au-delà du boulevard du Palais par un grand bâtiment gris, la préfecture. La file des boutiques.

Au-dessus de tout cela, les combles ardoisés, les cheminées. Puis dominant le tout la flèche, très éclairée, très élégante de la Sainte-Chapelle, et plus à gauche les deux tours de Notre-Dame dans la lumière, avec la flèche en arrière ; mais moins haute. Le bloc allongé, le navire de la Cité, au milieu des deux très larges trouées de la rivière. Ciel immense, bleu où flottent de petits nuages. Roulement sous le pont des Saint-Pères.

C'est donc là ce coeur de Paris, par tous les temps.

EMILE ZOLA


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