Voici
la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se rappelle vaguement
quelque chose.
Les enfants la poursuivent à coups
de pierres, comme si c'était un merle. Elle brandit un bâton
et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a
laissé un soulier en chemin, et ne s'en aperçoit
pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa nuque;
ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble
plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire
comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux
de phrase dans lesquels, en les recousant, très-peu trouveraient
une signification claire. Sa robe, percée en plus d'un endroit,
exécute des mouvements saccadés autour de ses jambes
osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille
du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions
et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers les
brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon des
facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa
beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son
haleine respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux
sur cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La
folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se
plaindre, et mourra, sans avoir révélé son
secret à ceux qui s'intéressent à elle, mais
auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole.
Les enfants la poursuivent, à coups de pierres, comme si
c'était un merle. Elle a laissé tomber de son sein
un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s'enferme chez lui
toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit: "Après
bien des années stériles, la providence m'envoya
une fille. Pendant trois jours, je m'agenouillai dans les églises,
et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin
exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait celle
qui était plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement,
douée de toutes les qualités de l'âme et du
corps. Elle me disait: "Je voudrais avoir une petite soeur
pour m'amuser avec elle; recommande au bon Dieu de m'en envoyer
une; et, pour le récompenser, j'entrelacerai, pour lui,
une guirlande de violettes, de menthes et de géraniums." Pour
toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embrassais
avec amour. Elle savait déjà s'intéresser
aux animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se contente
de raser de l'aile les chaumières humaines, sans oser y
rentrer. Mais moi je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour
lui dire de garder le silence sur cette grave question, dont je
ne voulais pas encore lui faire comprendre les éléments,
afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination
enfantine; et, je m'empressais de détourner la conversation
de ce sujet, pénible à traiter pour tout être
appartenant à la race qui a étendu une domination
injuste sur les autres animaux de la création. Quand elle
me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu'on respirait
dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès
et des immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui
disais que c'était la ville des oiseaux, que, là,
ils chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du soir,
et que les tombes étaient leurs nids, où ils couchaient
la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons
vêtements qui la couvraient, c'est moi qui les avais cousus,
ainsi que les dentelles, aux milles arabesques, que je réservais
pour le dimanche. L'hiver, elle avait sa place légitime
autour de la grande cheminée; car elle se croyait une personne
sérieuse, et, pendant l'été, la prairie reconnaissait
la suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait, avec son
filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après les
colibris, pleins d'indépendance, et les papillons, aux zigzags
agaçants. "Que fais-tu petite vagabonde, quand la soupe
t'attend depuis une heure, avec la cuillère qui s'impatiente?" Mais
elle s'écriait, en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait
plus. Le lendemain, elle s'échappait de nouveau, à travers
les marguerites et les résédas; parmi les rayons
du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères;
ne connaissant que la coupe prismatique de la vie., pas encore
le fiel; heureuse d'être plus grande que la mésange;
se moquant de la fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol;
tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait
paternellement; et gracieuse comme un jeune chat. Je ne devais
pas longtemps jouir de sa présence; le temps s'approchait,
où elle devait, d'une manière inattendue, faire ses
adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la
compagnie des tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les
babillements de la tulipe et de l'anémone, les conseils
des herbes du marécage, l'esprit incisif des grenouilles,
et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui c'était
passé, car, moi, je n'étais pas présente à l'événement
qui eut pour conséquence la mort de ma fille. Si je l'avais été,
j'aurais défendu cet ange au prix de mon sang... Maldoror
passait avec son bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre
d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On ne peut dire
qui s'éleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue
de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il
se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce qu'il
va faire. Nu comme une pierre, il s'est jeté sur le corps
de la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre
un attentat à la pudeur... à la clarté du
soleil! Il ne se gênera pas, allez!... N'insistons pas sur
cette action impure. L'esprit mécontent, il se rhabille
avec précipitation, jette un regard être prudence
sur la route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne
au bouledogue d'étrangler avec le mouvement de ses mâchoires,
la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la montagne
la place où respire et hurle la victime souffrante, et se
retire à l'écart, pour ne pas être témoin
de la rentrée des dents pointues dans les veines roses.
L'accomplissement de cet ordre put paraître sévère
au bouledogue. Il crut qu'on lui demanda ce qui avait été déjà fait,
et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, de violer à son
tour la virginité de cette enfant délicate. De son
ventre déchiré, le sang coule de nouveau le long
de ses jambes, à travers la prairie. Ses gémissements
se joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui présente
la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il l'épargne;
elle n'avait pas osé la présenter aux yeux farouches
de celui qui, d'abord, avait eu la pensée de profiter de
la faiblesse de son âge. Mais le chien n'ignorait pas que,
s'il désobéissait à son maître, un couteau
lancé de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses entrailles,
sans crier gare. Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer!)
entendait les agonies de la douleur, et s'étonnait que la
victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore
morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire, et voit la conduite
de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait
sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève
la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup
de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en colère, s'enfuit
dans la campagne, entraînant après lui, pendant un
espace de route qui est toujours trop long, pour si court qu'il
fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui n'a été dégagée
que grâce aux mouvements saccadés de la fuite; il
craint d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci
tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze
lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses
de cet hydre d'acier; et, muni d'un pareil scalpel, voyant que
le gazon n'avait pas encore disparu sous la couleur de tant de
sang versé, s'apprête, sans pâlir, à fouiller
courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi,
il retire successivement les organes intérieurs; les boyaux,
les poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés
de leurs fondements et entraînés à la lumière
du jour, par l'ouverture épouvantable. Le sacrificateur
s'aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte
depuis longtemps; il cesse la persévérance croissante
de ses ravages, et laisse le cadavre redormir à l'ombre
du platane. On ramassa le canif, abandonné à quelques
pas. Un berger témoin du crime, dont on n'avait pas découvert
l'auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se
fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les
frontières, et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance
certaine proférée contre lui, en cas de révélation.
Je plaignis l'insensé qui avait commis ce forfait, que le
législateur n'avait pas prévu, et qui n'avait pas
eu de précédents. Je le plaignis, parce qu'il est
probable qu'il n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand
il mania le poignard à la lame quatre fois triple, labourant
de fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis,
parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse devait
couver une haine bien grande contre ses semblables, pour s'acharner
ainsi sur les chairs et les artères d'un enfant inoffensif,
qui fut ma fille. J'assistai à l'enterrement de ces décombres
humains, avec une résignation muette; et chaque jour je
viens prier sur une tombe." A la fin de cette lecture, l'inconnu
ne peut plus garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend
ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce
souvenir de sa jeunesse (l'habitude émousse la mémoire!);
et après vingt ans d'absence, il revenait dans ce pays fatal.
Il n'achètera pas de bouledogue!... Il ne conversera pas
avec les bergers!... Il n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!...
Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c'était
un merle.
Isidore Ducasse Lautreamont
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