Shakespeare,
c'est la fertilité, la force, l'exubérance, la mamelle
gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave
en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers,
tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie,
la prodigalité insensée et tranquille du créateur. A ceux qui tâtent le fond
de leur poche, l'inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini ? Jamais.
Shakespeare est le semeur d'éblouissements. À chaque mot, l'image ; à chaque
mot, le contraste ; à chaque mot, le jour et la nuit...
Raffinement, excès d'esprit, afféterie, gongorisme, c'est tout cela qu'on a
jeté à la tête de Shakespeare. On déclare que ce sont les défauts de la petitesse,
et l'on se hâte de les reprocher au colosse.
Mais aussi ce Shakespeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle qui
veut le suivre, il enjambe les convenances, il culbute Aristote ; il fait des
dégâts
dans le jésuitisme, dans le méthodisme, dans le purisme et dans le puritanisme
; il met Loyola en désordre et Wesley sens dessus dessous ; il est vaillant,
hardi, entreprenant, militant, direct. Son écritoire fume comme un cratère. Il
est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche. Il a la
plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L'étalon abuse ; il y
a
des passants mulets à qui c'est désagréable.
Etre fécond, c'est être agressif. Un poète comme Isaïe, comme Juvénal, comme
Shakespeare, est, en vérité, exorbitant. Que diable ! on doit faire un peu attention
aux autres, un seul n'a pas droit à tout, la virilité toujours, l'inspiration
partout, autant de métaphores que la prairie, autant d'antithèses
que le chêne, autant de contrastes et de profondeurs que l'univers, sans cesse
la génération, l'éclosion, l'hymen, l'enfantement, l'ensemble vaste, le détail
exquis et robuste, la communication vivante, la fécondation, la plénitude, la
production, c'est trop ; cela viole le droit des neutres.
Voilà trois siècles tout à l'heure que Shakespeare, ce poète en toute effervescence,
est regardé par les critiques sobres avec cet air mécontent que de certains spectateurs
privés doivent avoir dans le sérail.
Liens
brisés
© LittératureS & CompagnieS
|