Les
Flamands et les Hollandais ont, dès le principe, fait de très
belles choses,
d'un caractère vraiment spécial et indigène. Tout le monde connaît les anciennes
et singulières productions de Brueghel le Drôle, qu'il ne faut pas confondre,
ainsi que l'ont fait plusieurs écrivains, avec Brueghel d'Enfer.
Qu'il y ait là dedans une certaine systématisation, un parti pris
d'excentricité, une méthode dans le bizarre, cela n'est pas douteux. Mais il
est bien certain aussi que cet étrange talent a une origine plus haute qu'une
espèce de gageure artistique. Dans les tableaux fantastiques de Brueghel le Drôle
se montre toute la puissance de l'hallucination. Quel artiste pourrait composer
des oeuvres aussi monstrueusement paradoxales, s'il n'y était poussé dès le principe
par quelque force inconnue ?
En art, c'est une chose qui n'est pas assez remarquée, la part laissée à la
volonté de l'homme est bien moins grande qu'on ne le croit. Il y a dans l'idéal
baroque que Brueghel paraît avoir poursuivi beaucoup de rapports avec celui de
Grandville, surtout si l'on veut bien examiner les tendances que l'artiste français
a manifestées dans les dernières années de sa vie : visions d'un cerveau malade,
hallucinations de la fièvre, changements à vue du rêve, associations bizarres
d'idées, combinaisons de formes fortuites et hétéroclites.
Les oeuvres de Brueghel le Drôle peuvent se diviser en deux classes : l'une contient
des allégories politiques presque indéchiffrables aujourd'hui ; c'est dans cette
série qu'on trouve des maisons dont les fenêtres sont des yeux, des moulins dont
les ailes sont des bras, et mille compositions effrayantes où la nature est incessamment
transformée en logogriphe. Encore, bien souvent, est-il
impossible de démêler si ce genre de composition appartient à la classe des dessins
politiques et allégoriques, ou a la seconde classe, qui est évidemment la plus
curieuse.
Celle-ci, que notre siècle, pour qui rien n'est difficile à expliquer, grâce à son
double caractère d'incrédulité et d'ignorance, qualifierait simplement de fantaisies
et de caprices, contient, ce me semble, une espèce de mystère. Les derniers travaux
de quelques médecins, qui ont enfin entrevu la nécessité d'expliquer une foule
de faits historiques et miraculeux autrement que par les
moyens commodes de l'école voltairienne, laquelle ne voyait partout que
l'habileté dans l'imposture, n'ont pas encore débrouillé tous les arcanes
psychiques.
Or je défie qu'on explique le capharnaüm diabolique et drôlatique de Brueghel
le Drôle autrement que par une espèce de grâce spéciale et satanique. Au mot
grâce spéciale substituez, si vous voulez, le mot folie, ou hallucination ; mais
le mystère restera presque aussi noir. La collection de toutes ces pièces
répand une contagion; les cocasseries de Brueghel le Drôle donnent le vertige.
Comment une intelligence humaine a-t-elle pu contenir tant de diableries et de
merveilles, engendrer et décrire tant d'effrayantes absurdités ?
Liens
brisés
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