Salon de 1759
Chardin (1)
Il y a de Chardin un Retour de chasse (2), des Pièces de gibier (3),
un Jeune élève qui
dessine, vu par le dos, un Fille qui fait de la tapisserie (4); deux
petits tableaux de Fruits (5); c'est toujours la
nature et la vérité. Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez
soif; les pêches et les raisins éveillent l'appétit et appellent la main. M.
Chardin est homme d'esprit, il entend la théorie de son art; il peint d'une manière
qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherchés. Il a le faire
aussi large dans ses petites figures que si elles avaient des coudées. La largueur
du faire est indépendante de l'étendue de la toile et de la grandeur des objets.
Réduisez tant qu'il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël et vous n'en
détruirez point la largeur du faire.
Notes
(1) Jean-Baptiste-Siméon Chardin, né à Paris en 1699, élève de Cazes et de Noël
Coypel, mort en 1779. Conseiller (1743) et trésorier (1755) de l'Académie.
(2) Tableau d'environ 7 pieds de haut sur 4 de large (no 35) qui appartenait à M.
le comte du Luc.
(3) Deux tableaux de 2 pieds ½ de haut sur 2 pieds de large (no 36) qui appartenaient à M.
Trouard, architecte.
(4) Deux tableaux de 1 pied de haut sur 7 pouces de large (no 39) qui appartenaient à M.
Cars, graveur du roi. Chardin avait déjà traité ces sujets. Une de ses répétitions
a été vendue, vente P. H. Lemoyne (1828), 40 francs.
(5) Il y avait quatre tableaux de fruits de Chardin à cette exposition, tous
de 1 pied ½ de large sur 13 pouces de haut (nos 37 et 38); deux appartenaient à l'abbé Trublet,
et deux à M. Sylvestre maître à dessiner du roi.
* * *
Salon de 1761
Chardin
On a de Chardin un Benedicite (1), des Animaux (2), des Vanneaux (3),
quelques autres morceaux. C'est toujours une imitation très-fidèle de la nature,
avec le faire qui est propre à cet artiste; un faire rude et comme heurté; une
nature basse, commune et domestique. Il y a longtemps que ce peintre ne finit
plus rien; il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille
comme un homme du monde qui a du talent, de la facilité, et qui se contente d'esquisser
sa pensée en quatre coups de pinceau. Il s'est mis à la tête des peintres négligés,
après (a)voir fait un grand nombre de morceaux qui lui ont mérité une place distinguée
parmi les
artistes de la première classe. Chardin est un homme d'esprit, et personne peut-être
ne parle mieux que lui de la peinture. Son tableau de réception (4), qui est à l'Académie,
prouve qu'il a entendu la magie des couleurs. Il a répandu cette magie dans quelques
autres compositions, où se trouvant jointe au
dessin, à l'invention et à une extrême vérité, tant de qualités réunies en font
dès à présent des morceaux d'un grand prix. Chardin a de l'originalité dans son
genre. Cette originalité passe de sa peinture dans la gravure. Quand on a vu
un de ses tableaux, on ne s'y trompe plus; on le reconnaît partout.
Voyez sa Gouvernante avec ses enfants, et vous aurez vu son Benedicite.
Notes
(1) No 42. Répétition du tableau du Louvre (no 99), mais avec des changements.
Il appartenait à M. Fortier, notaire. Vendu 900 livres à sa vente en 1770. Chardin
avait déjà fait une première étude de ce sujet en 1746. Celle-ci paraît être
la toile qui a été exposée en 1860, au profit de la Caisse de secours
des artistes (Catalogue rédigé par M. Ph. Burty), et qui appartenait alors à M. Eudoxe
Marcille; si ce n'est celle de la collection Lacaze, vendue vente Denon (1826)
219 fr. 95
cent. et vente Saint (1846) 501 fr. Gravé par Lépicié.
(2) No 43. Plusieurs tableaux appartenant à M. Aved, conseiller à l'Académie.
(3) No 44. Ils appartenaient à M. Silvestre, maître à dessiner du roi.
(4) Connu sous le titre de La Baie; est au Louvre sous le no 96.
* * *
Salon de 1763
Chardin
C'est celui-ci qui est un peintre; c'est celui-ci qui est un coloriste.
Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils représentent presque
tous des fruits avec les accessoires d'un repas. C'est la nature même; les objets
sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux.
Celui qu'on voit en montant l'escalier mérite surtout l'attention. L'artiste
a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits,
un bocal rempli d'olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins
de vin, une bigarade avec un pâté (1).
Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j'aie besoin de me faire
des yeux; pour voir ceux de Chardin, je n'ai qu'à garder ceux que la nature m'a
donnés et m'en bien servir.
Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j'achèterais. « Copie-moi
cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais peut-être la nature n'est-elle
pas plus difficile à copier.
C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine; c'est que ces olives
sont réellement séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent; c'est qu'il
n'y a qu'à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l'ouvrir et la
presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits
et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.
C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets. O Chardin!
Ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est
la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la
pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.
Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je l'occuperais sur
la Raie dépouillée du même maître. L'objet est dégoûtant, mais c'est la
chair même du poisson, c'est sa peau, c'est son sang;
l'aspect même de la chose n'affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez
bien ce morceau, quand vous irez à l'Académie, et apprenez, si vous pouvez, le
secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures.
On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées
les unes sur les autres et dont l'effet transpire de dessous en dessus. D'autres
fois, on dirait que c'est une vapeur qu'on a soufflée sur la toile; ailleurs,
une écume légère qu'on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous
expliqueraient ce faire bien mieux que moi; tous en feront sentir l'effet à vos
yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît; éloignez-vous,
tout se recrée et se reproduit.
On m'a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin
que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge
est plus court et vaut mieux que le mien.
Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera
plus? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille
de son art.
Ah! mon ami, crachez sur le rideau d'Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On
trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en
peinture. N'avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser
la tête contre
la plus mauvaise des perspectives? Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera
quand il voudra.
Note
(1) Ce tableau paraît être le no 175 de la collection Lacaze, au Louvre. No 62
du livret; il appartenait alors à M. Le Moyne, sculpteur du roi.
* * *
Salon de 1765
Chardin
Vous venez à temps, Chardin, pour récréer mes yeux, que votre confrère Challe
avait mortellement affligés. Vous revoilà donc, grand magicien avec vos compositions
muettes! Qu'elles parlent éloquemment à l'artiste! Tout ce qu'elles lui disent
sur l'imitation de la nature, la science de la couleur, et l'harmonie! Comme
l'air circule autour de ces objets! La lumière du soleil ne sauve pas mieux les
disparates êtres qu'elle éclaire. C'est celui-là qui ne connaît guère de couleurs
amies, de couleurs ennemies!
S'il est vrai, comme le disent les philosophes, qu'il n'y a de réel que nos sensations;
que ni le vide de l'espace, ni la solidité même des corps n'est peut-être rien
en elle-même de ce que nous éprouvons; qu'ils m'apprennent, ces philosophes,
quelle différence il y a pour eux, à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur
et toi.
Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que quoiqu'on ne voie sur sa toile
que la nature inanimée, des vases, des bouteilles, du pain, du vin, de l'eau,
des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient et peut-être vous enlève à deux
des plus beaux Vernet, à côté desquels il
n'a pas balancé de se mettre. C'est, mon ami, comme dans l'univers, où la présence
d'un homme, d'un cheval, d'un animal, ne détruit point l'effet d'un bout de roche,
d'un arbre, d'un ruisseau. Le ruisseau, l'arbre, le bout de roche intéressent
moins sans doute que l'homme, la femme, le cheval, l'animal; mais ils
sont également vrais.
Il faut, mon ami, que je vous communique une idée qui me vient, et qui peut-être
ne me reviendrait pas dans un autre moment; c'est que cette peinture qu'on appelle
de genre, devrait être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés vieux. Elle
ne demande que de l'étude et de la
patience. Nulle verve, peu de génie, guère de poésie, beaucoup de technique et
de vérité; et puis c'est tout. Or, vous savez que le temps où nous nous mettons à ce
qu'on appelle, d'après l'usage plutôt que d'après l'expérience, la recherche
de la vérité, la philosophie, et précisément celui où nos temps grisonnent, et
où nous aurions mauvaise grâce à écrire une lettre galante. Réfléchissez à cette
ressemblance des philosophes avec les peintres de genre. Mais à propos, mon ami,
de ces cheveux gris, j'en ai vu ce matin ma tête tout argentée; et je me suis écrié comme
Sophocle, lorsque Socrate lui
demandait comment allait les amours : « A domino agresti et furioso profugi.
J'échappe au maître sauvage et furieux. »
Je m'amuse ici à causer avec vous d'autant plus volontiers, que je ne vous dirai
de Chardin qu'un seul mot; et le voici : choisissez son site; disposez sur ce
site les objets comme je vais vous les indiquez, et soyez sûr que vous aurez
vu ses tableaux.
Il a peint les Attributs des sciences, les Attributs des arts,
et ceux de la musique (1); des Rafraîchissements, des Fruits,
des Animaux. Il
n'y a presque point à choisir; ils sont tous de la même perfection.
Note
(1) Ces sujets ont été plusieurs fois répétés avec des variantes par Chardin.
M. Laperlier possédait les Attributs des sciences et les Attributs
des arts, datés de 1731. Le Louvre possède les Attributs des arts datés
de 1765, qui lui viennent du château de Choisy où étaient aussi placés comme
dessus de portes les Attributs des sciences et ceux de la musique.
Ces derniers appartiennent aujourd'hui à M. Eudoxe Marcille. Il y a en outre
un tableau représentant les Attributs des arts à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg.
Liens
brisés
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