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1999-2018

 

Diderot,    Salons, 

"Chardin"

 

Salon de 1759

Chardin (1)

Il y a de Chardin un Retour de chasse (2), des Pièces de gibier (3), un Jeune élève qui dessine, vu par le dos, un Fille qui fait de la tapisserie (4); deux petits tableaux de Fruits (5); c'est toujours la nature et la vérité. Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez soif; les pêches et les raisins éveillent l'appétit et appellent la main. M. Chardin est homme d'esprit, il entend la théorie de son art; il peint d'une manière qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherchés. Il a le faire aussi large dans ses petites figures que si elles avaient des coudées. La largueur du faire est indépendante de l'étendue de la toile et de la grandeur des objets. Réduisez tant qu'il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël  et vous n'en détruirez point la largeur du faire.


Notes
(1) Jean-Baptiste-Siméon Chardin, né à Paris en 1699, élève de Cazes et de Noël Coypel, mort en 1779. Conseiller (1743) et trésorier (1755) de l'Académie.
(2) Tableau d'environ 7 pieds de haut sur 4 de large (no 35) qui appartenait à M. le comte du Luc.
(3) Deux tableaux de 2 pieds ½ de haut sur 2 pieds de large (no 36) qui appartenaient à M. Trouard, architecte.
(4) Deux tableaux de 1 pied de haut sur 7 pouces de large (no 39) qui appartenaient à M. Cars, graveur du roi. Chardin avait déjà traité ces sujets. Une de ses répétitions a été vendue, vente P. H. Lemoyne (1828), 40 francs.
(5) Il y avait quatre tableaux de fruits de Chardin à cette exposition, tous de 1 pied ½ de large sur 13 pouces de haut (nos 37 et 38); deux appartenaient à l'abbé Trublet, et deux à M. Sylvestre maître à dessiner du roi.

* * *
Salon de 1761

Chardin

On a de Chardin un Benedicite (1), des Animaux (2), des Vanneaux (3), quelques autres morceaux. C'est toujours une imitation très-fidèle de la nature, avec le faire qui est propre à cet artiste; un faire rude et comme heurté; une nature basse, commune et domestique. Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien; il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille comme un homme du monde qui a du talent, de la facilité, et qui se contente d'esquisser sa pensée en quatre coups de pinceau. Il s'est mis à la tête des peintres négligés, après (a)voir fait un grand nombre de morceaux qui lui ont mérité une place distinguée parmi les artistes de la première classe. Chardin est un homme d'esprit, et personne peut-être ne parle mieux que lui de la peinture. Son tableau de réception (4), qui est à l'Académie, prouve qu'il a entendu la magie des couleurs. Il a répandu cette magie dans quelques autres compositions, où se trouvant jointe au dessin, à l'invention et à une extrême vérité, tant de qualités réunies en font dès à présent des morceaux d'un grand prix. Chardin a de l'originalité dans son genre. Cette originalité passe de sa peinture dans la gravure. Quand on a vu un de ses tableaux, on ne s'y trompe plus; on le reconnaît partout. Voyez sa Gouvernante avec ses enfants, et vous aurez vu son Benedicite.


Notes
(1) No 42. Répétition du tableau du Louvre (no 99), mais avec des changements. Il appartenait à M. Fortier, notaire. Vendu 900 livres à sa vente en 1770. Chardin avait déjà fait une première étude de ce sujet en 1746. Celle-ci paraît être la toile qui a été exposée en 1860, au profit de la Caisse de secours des artistes (Catalogue rédigé par M. Ph. Burty), et qui appartenait alors à M. Eudoxe Marcille; si ce n'est celle de la collection Lacaze, vendue vente Denon (1826) 219 fr. 95 cent. et vente Saint (1846) 501 fr. Gravé par Lépicié.
(2) No 43. Plusieurs tableaux appartenant à M. Aved, conseiller à l'Académie.
(3) No 44. Ils appartenaient à M. Silvestre, maître à dessiner du roi.
(4) Connu sous le titre de La Baie; est au Louvre sous le no 96.


* * *

Salon de 1763

Chardin

C'est celui-ci qui est un peintre; c'est celui-ci qui est un coloriste.

Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d'un repas. C'est la nature même; les objets sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux.

Celui qu'on voit en montant l'escalier mérite surtout l'attention. L'artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d'olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté (1).

Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j'aie besoin de me faire des yeux; pour voir ceux de Chardin, je n'ai qu'à garder ceux que la nature m'a donnés et m'en bien servir.

Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j'achèterais. « Copie-moi cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais peut-être la nature n'est-elle pas plus difficile à copier.

C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine; c'est que ces olives sont réellement séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent; c'est qu'il n'y a qu'à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l'ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.

C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets. O Chardin! Ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.

Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je l'occuperais sur la Raie dépouillée du même maître. L'objet est dégoûtant, mais c'est la chair même du poisson, c'est sa peau, c'est son sang; l'aspect même de la chose n'affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez à l'Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures.

On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l'effet transpire de dessous en dessus. D'autres fois, on dirait que c'est une vapeur qu'on a soufflée sur la toile; ailleurs, une écume légère qu'on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi; tous en feront sentir l'effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.

On m'a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien.

Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille de son art.

Ah! mon ami, crachez sur le rideau d'Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. N'avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives? Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera quand il voudra.


Note
(1) Ce tableau paraît être le no 175 de la collection Lacaze, au Louvre. No 62 du livret; il appartenait alors à M. Le Moyne, sculpteur du roi.
* * *

Salon de 1765

Chardin

Vous venez à temps, Chardin, pour récréer mes yeux, que votre confrère Challe avait mortellement affligés. Vous revoilà donc, grand magicien avec vos compositions muettes! Qu'elles parlent éloquemment à l'artiste! Tout ce qu'elles lui disent sur l'imitation de la nature, la science de la couleur, et l'harmonie! Comme l'air circule autour de ces objets! La lumière du soleil ne sauve pas mieux les disparates êtres qu'elle éclaire. C'est celui-là qui ne connaît guère de couleurs amies, de couleurs ennemies!

S'il est vrai, comme le disent les philosophes, qu'il n'y a de réel que nos sensations; que ni le vide de l'espace, ni la solidité même des corps n'est peut-être rien en elle-même de ce que nous éprouvons; qu'ils m'apprennent, ces philosophes, quelle différence il y a pour eux, à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur et toi.

Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que quoiqu'on ne voie sur sa toile que la nature inanimée, des vases, des bouteilles, du pain, du vin, de l'eau, des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient et peut-être vous enlève à deux des plus beaux Vernet, à côté desquels il n'a pas balancé de se mettre. C'est, mon ami, comme dans l'univers, où la présence d'un homme, d'un cheval, d'un animal, ne détruit point l'effet d'un bout de roche, d'un arbre, d'un ruisseau. Le ruisseau, l'arbre, le bout de roche intéressent moins sans doute que l'homme, la femme, le cheval, l'animal; mais ils sont également vrais.

Il faut, mon ami, que je vous communique une idée qui me vient, et qui peut-être ne me reviendrait pas dans un autre moment; c'est que cette peinture qu'on appelle de genre, devrait être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés vieux. Elle ne demande que de l'étude et de la patience. Nulle verve, peu de génie, guère de poésie, beaucoup de technique et de vérité; et puis c'est tout. Or, vous savez que le temps où nous nous mettons à ce qu'on appelle, d'après l'usage plutôt que d'après l'expérience, la recherche de la vérité, la philosophie, et précisément celui où nos temps grisonnent, et où nous aurions mauvaise grâce à écrire une lettre galante. Réfléchissez à cette ressemblance des philosophes avec les peintres de genre. Mais à propos, mon ami, de ces cheveux gris, j'en ai vu ce matin ma tête tout argentée; et je me suis écrié comme Sophocle, lorsque Socrate lui demandait comment allait les amours : « A domino agresti et furioso profugi. J'échappe au maître sauvage et furieux. »

Je m'amuse ici à causer avec vous d'autant plus volontiers, que je ne vous dirai de Chardin qu'un seul mot; et le voici : choisissez son site; disposez sur ce site les objets comme je vais vous les indiquez, et soyez sûr que vous aurez vu ses tableaux.

Il a peint les Attributs des sciences, les Attributs des arts, et ceux de la musique (1); des Rafraîchissements, des Fruits, des Animaux. Il n'y a presque point à choisir; ils sont tous de la même perfection.

Note
(1) Ces sujets ont été plusieurs fois répétés avec des variantes par Chardin. M. Laperlier possédait les Attributs des sciences et les Attributs des arts, datés de 1731. Le Louvre possède les Attributs des arts datés de 1765, qui lui viennent du château de Choisy où étaient aussi placés comme dessus de portes les Attributs des sciences et ceux de la musique. Ces derniers appartiennent aujourd'hui à M. Eudoxe Marcille. Il y a en outre un tableau représentant les Attributs des arts à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg.

 

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