Littérature
Philosophie
Psychanalyse
Sciences humaines
Arts
Histoire
Langue
Presse et revues
Éditions
Autres domaines
Banques de données
Blogs
Éthique, Valeurs
Informatique, Média
Inclassables
Pays, Civilisations
Politique, Associatif
Sciences & techniques
Mélanges
Textes en ligne
Compagnie de la Lettre

Au Temps, Dictionnaire
Patrick Modiano


Quitter le Temps Blog

Quitter le Temps 2

Décoller du Temps

re présentations

Ressources universitaires

Plan du site
Presentation in english
Abonnement à la Lettre

Rechercher

© LittératureS & CompagnieS
1999-2018

 

Slavoj ZIZEK


« Je crois en une universalité de combat »

Le Monde du 7 avril 2004

Propos recueillis par Jean Birnbaum

 



Rencontre avec le philosophe slovène, théoricien sans frontières et anticapitaliste de tendance lacanienne, pour lequel toute vérité digne de ce nom est

« partiale et engagée »

Intellectuel inclassable, Slavoj Zizek est aujourd'hui l'une des figures les plus connues de l'Europe philosophique. Né à Ljubljana en 1949, exilé en France au début des années 1970, il vit désormais entre sa Slovénie natale, l'Argentine et les Etats-Unis. Il a construit une oeuvre originale, où les références marxistes et psychanalytiques se mêlent au cinéma hollywoodien pour inventer une radicalité à l'horizon énigmatique. Il publie La Marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion (traduit de l'américain par Jean-Pierre Ricard et de l'allemand par Jean-Louis Schlegel, Seuil, « La couleur des idées », 252 p., 22 €).

Dans La Marionnette et le nain, vous explorez le statut de la foi dans notre société. La croyance, dites-vous, ne peut plus s'y assumer publiquement, elle devient un « secret personnel et obscène ». Vous-même, êtes-vous « croyant » ? Je suis absolument athée. Mais le problème, c'est que moi, en tant qu'athée, je suis contre la philosophie de la finitude, je suis de ceux qui veulent réhabiliter la notion d'infini, pour la penser d'un point de vue matérialiste. C'est pourquoi, si vous me demandez, comme le gangster des films américains, avec un pistolet sur la tempe, « qui êtes-vous vraiment ? », je répondrais, quand même : « un hégélien ». Quand je parle de Kant et des philosophes idéalistes allemands, et quand j'utilise Lacan, mon désir ultime, c'est une lecture de Hegel. Même contre les critiques de Marx ou de Kierkegaard, je défends Hegel, car je crois qu'il est le plus radical. C'est mon horizon, oui, c'est très mystérieux. Au lycée, déjà, j'ai eu, comment dire, cette épiphanie : Hegel !

Vous citez Chesterton, qui dit à quel point il est difficile d'être athée... L'idée centrale de mon livre, c'est précisément que là est le noeud traumatique du christianisme. Quand on est athée, en effet, on a toujours, comme dit Lacan, un grand Autre qui y croit pour nous. Mais accepter que l'Autre lui-même n'y croie pas, cela se passe seulement dans le christianisme. Il y a cette belle interprétation de Chesterton, quand il dit que ce moment, sur la croix, où le Christ demande « père, pourquoi m'as-tu abandonné ? », c'est le moment catastrophique où Dieu lui-même est athée. C'est-à-dire, pour le formuler dans les termes de Hegel : l'écart qui sépare l'homme de Dieu est transposé en Dieu lui-même. Pour moi aussi, c'est une expérience existentielle très traumatique. Pour donner un exemple : la philosophe Agnes Heller, qui est une ancienne déportée, m'a dit que dans les camps nazis, outre la séparation fondamentale qui existait entre ceux qui tenaient encore à leur vie et ceux qui étaient déjà résignés à la mort, il y avait également une troisième catégorie, mythique celle-là : dans le baraquement à côté, espérait-on, il y a quelqu'un qui peut aider les autres, qui reste dans l'éthique, bref qui y croit encore. Elle m'a dit que le moment le plus tragique a été celui où l'on rencontrait ce personnage, et où on comprenait qu'il était comme les autres. Donc, c'est facile d'être un non-croyant, mais c'est beaucoup plus difficile d'accepter qu'il n'y a pas de grand Autre susceptible de croire pour nous. C'est ça la leçon du christianisme. Hegel a cette belle phrase : ce qui est mort, sur la croix, ce n'est pas le représentant de Dieu, mais le Dieu de l'au-delà lui-même. Ce qui reste, c'est le Saint-Esprit : nous sommes responsables. Pour moi, la vraie communauté des croyants, c'est celle qui n'a pas de grand Autre.

Les divers « fondamentalistes » religieux pourraient prétendre incarner ce grand Autre. Vous semblez leur dénier ce droit. Pourquoi ?

Le problème des fondamentalistes, c'est qu'ils n'y croient pas : ils le savent. Ce qui me frappe, quand je parle avec des fondamentalistes chrétiens aux Etats-Unis, c'est que pour eux les propositions de foi sont aussi simples que celles d'un savoir positif. Ils sont « fanatiques » de science, et à leurs yeux, l'incarnation de Jésus est un fait qui a le même statut que la structure de l'atome. Si bien que le fondamentalisme n'est pas, comme on le dit souvent, un danger pour le savoir séculaire ; non, c'est un danger pour la foi elle-même. Car ceux-là ont perdu la croyance authentique, le « credo quia absudum », cet engagement à l'impossible, qui dit : je sais que c'est impossible mais quand même j'y crois. Prenons l'exemple des droits de l'homme : cette idée qu'en dépit de toutes les différences, il y a des droits universels. C'est un article de foi pure. Il y a là non pas un savoir objectif, mais une décision subjective, un engagement éthico-politique inconditionnel. C'est comme ça que ça fonctionne ! Il y a déjà quelque chose comme ça dans le judaïsme, quelque chose qu'il faut sauver : il n'existe pas d'éthique au sens propre sans croyance. C'est en cela que je suis d'accord avec Jacques Rancière quand il défend la rhétorique des droits de l'homme en disant qu'ils ne doivent pas être naturalisés, qu'ils ne sont pas la propriété de l'homme, que le droit de l'homme le plus fondamental c'est le droit à l'universalité, c'est-à-dire à remplir le vide et à s'engager. C'est ça la foi véritable, celle dont on a besoin aujourd'hui.

Alain Badiou fait de saint Paul un prédicateur activiste, dont l'héritage militant permettrait de refonder une politique d'avant-garde. Vous-même, vous faites du projet paulinien une véritable « entreprise léniniste »... Je suis d'accord avec Badiou pour trouver dans l'héritage juif de Paul un nouveau type d'espace collectif, celui qu'on retrouve dans les communautés de croyants, et parfois dans les partis révolutionnaires, voire même dans les sociétés psychanalytiques. Toute la question, c'est de trouver une nouvelle forme du champ social et politique. Aujourd'hui, nous vivons dans une société pluraliste, où on doit sans cesse se détacher de sa propre position, chercher un champ commun, etc. Contre ça, ce que j'aime, chez Paul, c'est l'idée, plus précieuse que jamais, que le seul chemin vers l'universalité véritable, c'est celui du parti pris. La vérité universelle est partiale et engagée en elle-même. C'est ce côté de la religion combattante que je veux ressusciter, et c'est pourquoi j'ai de grands problèmes avec toute la logique du multiculturalisme, avec des notions comme celle de « tolérance » ou d'apprentissage des « différences ». Je crois en une universalité de combat.

Vous citez Marx, Lénine, Rosa Luxembourg... Lorsque les théoriciens communistes procèdent à la critique de l'« aliénation » religieuse, ils le font au nom d'une justice profane à venir. Chez vous, on distingue mal cet horizon. Il faut l'admettre : ma position est négative. Je n'accepte pas la logique normative d'Habermas : pour combattre l'injustice, il faudrait avoir un modèle. Or ce qui vient en premier, c'est l'expérience de l'injustice. C'est une idée un peu révolutionnaire chrétienne que la solidarité naît dans la souffrance. « On est tous dans le même combat », voilà la forme première de l'universalisme pour moi. C'est à partir de là que s'ouvre, comme un lieu vide, si voulez voulez, la perspective de justice. Alors, comment formuler cette question de la justice sans tomber dans le ressentiment ? J'ai relu récemment un texte où Jean Améry affirme qu'il veut réhabiliter le droit au ressentiment. Punir les nazis, dit-il, c'est impossible. Pardonner, aussi. La seule chose que je peux faire, c'est de signaler mon ressentiment. C'est intéressant : peut-être faut-il, contre Nietzsche, réhabiliter le ressentiment, non comme impuissance, mais comme droit fondamental de signaler son expérience de l'injustice sans avoir de programme positif. Les gens qui sont au pouvoir disent toujours la même chose : dès que vous formulez une critique, ils répondent : « Oui, oui, mais avez-vous un programme positif ? ». Bien sûr, on n'en a pas ! Nous vivons une époque vide, où l'on ne peut que préparer le terrain. Notre devoir principal, aujourd'hui, même si on ne sait pas quoi faire, c'est de maintenir l'espace ouvert. Un acte éthique, pour moi, c'est un geste minoritaire qui a la prétention de réarticuler l'universel.

Par exemple ? Par exemple, quand on appartient à un ordre substantiel (ma communauté chrétienne, juive, politique...), la décision véritable, c'est le moment où l'on doit trahir sa communauté au nom de ce qu'il y a au coeur de cette communauté elle-même. Ainsi du « non » à la Constitution européenne. Cette Constitution a été un tel compromis bureaucratique ! Bien sûr, je suis conscient de tout le bagage réactionnaire qui existe du côté du « non ». C'est facile de dire « non » à l'Europe au nom d'un provincialisme proto-populiste et nationaliste. Mais un « non » à l'Europe au nom de l'Europe elle-même, au nom de l'Europe universelle, ça c'est un acte, et je crois même que ça peut ouvrir un espace. Prenons un autre exemple très problématique. Avec toute ma sympathie pour les Palestiniens, je crois que ce serait une espèce d'acte pour eux, aujourd'hui, de dire ouvertement : Israël est un pseudo-problème ! Le vrai problème est chez nous. Dire, donc, que cette obsession sur Israël ne sert qu'à masquer la catastrophe du monde arabe lui-même, l'inertie de ces régimes réactionnaires, horribles, etc. L'acte authentique, c'est de changer tout le champ, de clarifier les rapports, d'internaliser la bataille. Il y a un film américain avec Brad Pitt, que j'aime beaucoup, et qui s'appelle Fight Club : la leçon c'est que pour combattre l'ennemi on doit commencer par se combattre soi-même. Ça change tout, c'est déjà la victoire.

Vous passez pour une des figures tutélaires du mouvement « altermondialiste ». Peut-on dire qu'il y a une « politique de Zizek » ? Non. Ou alors ce serait ce que je nomme la « politique de Bartleby ». C'est-à-dire celle du « I prefer not to »... Quand tout le monde « résiste », comme aujourd'hui, peut-être que le premier pas c'est de refuser ce jeu, et de voir qu'il y a une certaine façon de s'opposer qui fait partie de la machine existante. Peut-être que le premier geste véritable est moins de faire quelque chose que de résister à la tentation d'agir. Toute cette action « anti-globalisation », ça me rappelle ce qu'on peut appeler la pseudo-activité : on agit tout le temps mais pour que rien ne change véritablement. Ici je suis très critique à l'égard de tout l'héritage de Mai 68. J'y ai participé, oui, mais je ne l'ai pas aimé. Pour moi, ça a été un spectacle. Je déteste cette idée de l'explosion libératrice... Moi, ce qui m'intéresse, c'est le jour d'après, le moment où l'on se demande : quelle est la différence avec l'ordre précédent ? Pour saint Paul comme pour Lénine, la question est la même : comment traduire la révolution dans un nouvel ordre positif, par des formes inédites de politisation et jusque dans les choses les plus quotidiennes (le mariage, le sexe...). Mon problème est celui-ci : le retour à l'ordre.


 

Liens brisés

 © LittératureS & CompagnieS