A l'ère d'Internet, les métamorphoses du moi ne font
que lâcher la bride à ses instincts meurtriers
L'édition du magazine Time datée du 18 décembre
2006 a attribué le titre de « personnalité de
l'année » 2006 non pas à Mahmoud Ahmadinejad,
Hugo Chavez, Kim Jong-iI, ou un autre membre du palmarès
habituel, mais à « vous », c'est-à-dire
chacun d'entre nous qui utilisons ou créons des sites sur
le Web. La couverture du magazine était illustrée
d'un clavier blanc surmonté d'un miroir en guise d'écran
d'ordinateur, dans lequel le lecteur pouvait apercevoir son propre
reflet. Les rédacteurs ont justifié leur choix en évoquant
le passage des institutions aux individus qui re-émergent
aujourd'hui comme les citoyens de la nouvelle démocratie
numérique.
Ce choix est plus complexe et insolite qu'il n'y paraît.
S'il y eut jamais un choix idéologique, c'est bien celui-ci
: le message du Time - la nouvelle cyberdémocratie dans
laquelle des millions d'individus peuvent communiquer directement
et s'auto-organiser, contournant ainsi le contrôle centralisé de
l'Etat - dissimule un ensemble de préoccupantes disparités
et tensions. L'ironie réside, en premier lieu, dans le fait
que le lecteur qui regarde la couverture du Time ne voit pas ces
autres personnes avec qui il est censé entretenir un rapport
direct - il voit seulement son image renversée.
Il n'est donc pas étonnant que Leibniz soit l'une des principales
références philosophiques des théoriciens
du cyberespace : notre immersion dans le cyberespace ne va-t-elle
pas de pair avec notre réduction au statut de monade leibnizienne
qui, bien qu'elle soit « dépourvue de fenêtres » s'ouvrant
directement sur la réalité extérieure, reflète
en elle-même l'univers entier ? L'internaute contemporain
typique, seul devant l'écran de son ordinateur, ne s'apparente-il
pas de plus en plus à une monade sans fenêtre directe
sur la réalité. Une monade qui ne rencontre que des
simulacres virtuels, tout en étant plus que jamais immergé dans
le réseau mondial, communiquant en temps réel avec
la terre entière !
Mais ce n'est là qu'une partie de l'histoire. Il nous faut
ajouter que le « vous » qui se reconnaît dans
son image sur l'écran est profondément divisé.
D'un côté, il y a le fait plutôt évident
que la personne physique « réelle » que je suis
excède ma cyberidentité : les marxistes et autres
penseurs « critiques » aiment à souligner que
l'égalité du cyberespace est trompeuse - elle fait
abstraction de l'ensemble complexe des dispositions matérielles
(ma richesse, ma position sociale, le pouvoir dont je jouis ou
manque, etc.).
L'inertie propre à la réalité disparaît
magiquement dans l'activité de navigation harmonieuse dans
le cyberespace. Nous trouvons aujourd'hui sur le marché une
multitude de produits privés de leur propriété maligne
: du café sans caféine, de la crème sans matière
grasse, de la bière sans alcool... La réalité virtuelle
du cyberespace généralise simplement ce procédé :
elle offre une réalité privée de sa substance.
Tout comme le café décaféiné a le goût
et l'odeur du café réel sans en être, ma cyberidentité,
le « vous » que je vois là, est toujours déjà un
moi décaféiné.
De l'autre côté, nous sommes confrontés à l'excès
opposé bien plus déroutant : ma cyberidentité excède
mon moi « réel ». Notre identité sociale,
la personne que nous prétendons être dans nos rapports
sociaux, est déjà un « masque », elle
présuppose déjà le refoulement de nos pulsions
inadmissibles. Or, c'est précisément lorsque ce n'est « qu'un
jeu », lorsque les normes réglementant nos échanges « réels » sont
temporairement suspendues, que nous pouvons nous permettre de laisser
apparaître ces attitudes refoulées.
Prenons l'exemple classique de l'individu timide et impuissant
qui adopte l'identité d'un meurtrier sadique et d'un séducteur
irrésistible quand il participe à un jeu interactif
sur Internet. Il est bien trop simple de ne voir dans cette identité qu'un
simple supplément imaginaire, une échappatoire temporaire à l'impuissance
dont il souffre dans la réalité. L'idée est
plutôt que le fait de savoir que le jeu interactif dans le
cyberespace « n'est qu'un jeu » l'autorise à « montrer
son vrai moi », à faire des choses qu'il n'aurait
jamais accomplies dans ses interactions réelles : la vérité sur
cette personne est exprimée sous la forme d'une fiction.
Le fait même que je perçoive mon image virtuelle comme
un simple jeu m'autorise à lever les obstacles habituels
qui m'empêchent de laisser s'exprimer mon « côté obscur ».
La contrepartie de la démocratie directe du cyberespace
est cette abondance impénétrable et chaotique de
messages et leurs circuits qu'il m'est impossible de comprendre,
quel que soit l'effort d'imagination que je fasse - c'est ce qu'Emmanuel
Kant aurait appelé un sublime cyberspatial.
Il y a une dizaine d'années environ, un excellent spot publicitaire
anglais pour une marque de bière était diffusé à la
télévision. La première partie met en scène
un conte de fées bien connu : une fille marche le long d'un
fleuve, elle aperçoit un crapaud, le prend doucement dans
son giron, l'embrasse, et, bien sûr, le vilain crapaud se
change comme par miracle en un beau jeune homme. Mais l'histoire
n'est pas finie : le jeune homme lance un regard de convoitise à la
jeune fille, il l'attire vers lui, l'embrasse, et la jeune fille
se transforme en une bouteille de bière qu'il brandit triomphalement...
La jeune fille fantasme que le crapaud soit en réalité un
jeune homme. Le jeune homme fantasme que la jeune fille soit en
réalité une bouteille de bière : l'amour et
l'affection de la femme (indiqués par le baiser) peuvent
transformer un crapaud en bel homme, alors que l'homme réduit
la femme à ce que la psychanalyse appelle un « objet
partiel », ce qui en toi suscite mon désir. (Bien
entendu, l'argument féministe évident consisterait à affirmer
que l'expérience de l'amour que font les femmes dans leur
vie quotidienne est plutôt la transformation inverse : on
embrasse un beau jeune homme et quand on s'est trop approché de
lui, c'est-à-dire quand il est trop tard, on s'aperçoit
qu'en réalité c'est un crapaud...)
Le couple réel d'un homme et d'une femme est ainsi hanté par
l'étrange représentation d'un crapaud embrassant
une bouteille de bière. C'est précisément
ce spectre sous-jacent que l'art contemporain met en scène
: on peut très bien imaginer un tableau à la Magritte
qui aurait pour titre « Un homme et une femme » ou « Le
couple idéal ». Là réside la menace
la plus fondamentale du jeu cyberspatial : l'homme et la femme
qui dialoguent sur la Toile peuvent être hantés par
le spectre d'un crapaud embrassant une bouteille de bière.
Or le fait qu'aucun d'eux n'en soit conscient a pour conséquence
que ce décalage entre ce que « vous » êtes
réellement et ce que « vous » semblez être
dans l'espace numérique peut mener à la violence
meurtrière.
Traduit de l'anglais par Christine Vivier
Slavoj Zizek
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