«CHAPITRE
III
Les
objets chers que nous avions traînés jusqu'ici
restèrent dans le wagon et avec eux, enfin, nos illusions.
Tous les deux mètres, un S.S. la mitraillette braquée
sur nous. La main dans la main, nous suivions la masse.
Un gradé S.S. vint à notre rencontre, une matraque à la
main. Il ordonna:
–
Hommes à gauche! Femmes à droite!
Quatre mots dits tranquillement, indifféremment, sans émotion.
Quatre mots simples, brefs. C'est l'instant pourtant où je
quittai ma mère. Je n'avais pas eu le temps de penser, que
déjà je sentais la pression de la main de mon père:
nous restions seuls. En une fraction de seconde, je pus voir ma
mère, mes sœurs, partir vers la droite. Tzipora tenait
la main de Maman. Je les vis s'éloigner; ma mère
caressait les cheveux blonds de ma sœur, comme pour la protéger
et moi, je continuais à marcher avec mon père, avec
les hommes. Et je ne savais point qu'en ce lieu, en cet instant,
je quittais ma mère et Tzipora pour toujours. Je continuai
de marcher. Mon père me tenait par la main.
Derrière moi, un vieillard s'écroula. Près
de lui, un S.S. rengainait son revolver.
Ma main se crispait au bras de mon père. Une seule pensée:
ne pas le perdre. Ne pas rester seul.
Les officiers S.S. nous ordonnèrent:
- En rangs par cinq.
Un tumulte. Il fallait absolument rester ensemble.
- Hé, le gosse, quel âge as-tu?
C'était un détenu qui m'interrogeait. Je ne voyais
pas son visage, mais sa voix était lasse et chaude.
- Pas encore quinze ans.
- Non. Dix-huit.
- Mais non, repris-je. Quinze,
- Espèce d'idiot. Ecoute ce que moi je te dis.
Puis il interrogea mon père, qui répondit:
- Cinquante ans.
Plus furieux encore, l'autre reprit:
- Non, pas cinquante ans. Quarante. Vous entendez? Dix-huit et
quarante.
Il disparut avec les ombres de la nuit. Un deuxième arriva,
les lèvres chargées de jurons:
- Fils de chiens, pourquoi êtes-vous venus? Hein, pourquoi?
Quelqu'un osa lui répondre:
- Qu'est-ce que vous croyez? Que c'est pour notre plaisir? Que
nous avons demandé à venir?
Un peu plus, l'autre l'aurait tué:
- Tais-toi, fils de porc, ou je t'écrase sur place! Vous
auriez dû vous pendre là où vous étiez
plutôt que de venir ici. Ne saviez-vous donc pas ce qui se
préparait, ici, à Auschwitz? Vous ignoriez cela?
En 1944?
Oui, nous l'ignorions. Personne ne nous l'avait dit. Il n'en croyait
pas oreilles. Son ton se fit de plus en plus brutal:
- Vous voyez, là-bas, la cheminée? La voyez-vous?
Les flammes, les voyez-vous? (oui, nous les voyions les flammes).
Là-bas, c'est là-bas qu'on vous conduira. C'est là-bas
votre tombe. Vous n'avez pas encore compris? Fils de chiens, vous
ne comprenez donc rien? On va vous brûler ! Vous calciner!
Vous réduire en cendres!
Sa fureur devenait hystérique. Nous demeurions immobiles,
pétrifiés. Tout cela n'était-il pas un cauchemar?
Un cauchemar inimaginable?
Çà
et là j'entendis murmurer:
- Il faut faire quelque chose. Il ne faut pas nous laisser tuer,
ne pas aller comme le bétail à l'abattoir. Il faut
nous révolter.
Parmi nous se trouvaient quelques solides gaillards. Ils avaient
sur eux des poignards et incitaient leurs compagnons à se
jeter sur les gardiens armés. Un jeune garçon disait:
- Que le monde apprenne l'existence d'Auschwitz. Que l'apprennent
tous ceux qui peuvent encore y échapper...
Mais les plus vieux imploraient leurs enfants de ne pas faire de
bêtises:
- Il ne faut pas perdre confiance, même si l'épée
est suspendue au-dessus des têtes. Ainsi parlaient nos Sages.
Le vent de révolte s'apaisa. Nous continuâmes de marcher
jusqu'à un carrefour. Au centre se tenait le docteur Mengele,
ce fameux docteur Mengele (officier S.S. typique, visage cruel,
non dépourvu d'intelligence, monocle), une baguette de chef
d'orchestre à la main, au milieu d'autres officiers. La
baguette se mouvait sans trêve, tantôt à droite,
tantôt à gauche.
Déjà je me trouvais devant lui:
- Ton âge? demanda-t-il sur un ton qui se voulait peut-être
paternel.
- Dix-huit ans. Ma voix tremblait.
- Bien portant?
- Oui.
- Ton métier?
Dire que j'étais étudiant?
- Agriculteur, m'entendis-je prononcer.
Cette conversation n'avait pas duré plus de quelques secondes.
Elle m'avait semblé une éternité.
La baguette vers la gauche. Je fis un demi-pas en avant. Je voulais
voir d'abord où on enverrait mon père. Irait-il à droite,
je l'aurais rattrapé.
La baguette, une fois encore, s'inclina pour lui vers la gauche.
Un poids me tomba du cœur.
Nous ne savions pas encore quelle direction était la bonne,
celle de gauche ou celle de droite, quel chemin conduisait au bagne
et lequel au crématoire. Cependant, je me sentais heureux:
j'étais près de mon père. Notre procession
continuait d'avancer, lentement.
Un autre détenu s'approcha de nous:
- Contents?
- Oui, répondit quelqu'un.
- Malheureux, vous allez au crématoire.
Il semblait dire la vérité. Non loin de nous, des
flammes montaient d'une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait
quelque chose. Un camion s'approcha du trou et y déversa
sa charge: c'étaient des petits enfants. Des bébés!
Oui, je l'avais vu, de mes yeux vu... Des enfants dans les flammes.
(Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil
fuit mes yeux ?)
Voilà donc où nous allions. Un peu plus loin se trouverait
une autre fosse, plus grande, pour des adultes.
Je me pinçai le visage: vivais-je encore? Etais-je éveillé?
Je n'arrivais pas à le croire. Comment était-il possible
qu'un brûlât des hommes, des enfants et que le monde
se tût? Non, tout cela ne pouvait être vrai. Un cauchemar...
J'allais bientôt m'éveiller en sursaut, le cœur
battant et retrouver ma chambre d'enfant, mes livres...
La voix de mon père m'arracha à mes pensées:
- Dommage... Dommage que tu ne sois pas allé avec ta mère...
J'ai vu beaucoup d'enfants de ton âge s'en aller avec leur
mère...
Sa voix était terriblement triste. Je compris qu'il ne voulait
pas voir ce qu'on allait me faire. Il ne voulait pas voir brûler
son fils unique.
Une sueur froide couvrait mon front. Mais je lui dis que je ne
croyais pas qu'on brûlât des hommes à notre époque,
que l'humanité ne l'aurait jamais toléré...
- L'humanité? L'humanité ne s'intéresse pas à nous.
Aujourd'hui, tout est permis. Tout est possible, même les
fours crématoires... Sa voix s'étranglait.
- Père, lui dis-je, s'il en est ainsi, je ne veux plus attendre.
J'irai vers les barbelés électrifiés. Cela
vaut mieux qu'agoniser durant des heures dans les flammes.
Il ne me répondit pas. Il pleurait. Son corps était
secoué d'un tremblement. Autour de nous, tout le monde pleurait.
Quelqu'un se mit à réciter le Kaddich, la prière
des morts. Je ne sais pas s'il est déjà arrivé,
dans la longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent
la prière des morts sur eux-mêmes.
- Yitgadal veyitkadach chmé raba... Que Son Nom soit grandi
et sanctifié... murmurait mon père.
Pour la première fois, je sentis la révolte grandir
en moi. Pourquoi devais-je sanctifier Son nom? L'Eternel, Maître
de l'univers, l'Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de
quoi allais-je Le remercier?
Nous continuions à marcher. Nous nous rapprochâmes
peu à peu de la fosse, d'où se dégageait une
chaleur infernale. Vingt pas encore. Si je voulais me donner la
mort, c'était le moment. Notre colonne n'avait plus à franchir
qu'une quinzaine de pas. Je me mordais les lèvres pour que
mon père n'entende pas le tremblement de mes mâchoires.
Dix pas encore. Huit. Sept. Nous marchions lentement, comme après
un corbillard, suivant notre enterrement. Plus que quatre pas.
Trois pas. Elle était là maintenant, tout près
de nous, la fosse et ses flamme. Je rassemblais tout cc qui me
restait de forces afin de sauter hors du rang et me jeter sur les
barbelés. Au fond de mon cœur, je faisais mes adieux à mon
père, à l'univers tout entier et, malgré moi,
des mots se formaient et se présentaient dans un murmure à mes
lèvres: Yitgadal veyitkadhach chmé raba... Que Son
nom soit élevé et sanctifié... Mon cœur
allait éclater. Voilà. Je me trouvais en face de
l'Ange de la mort...
Non. A deux pas de la fosse, on nous ordonna de tourner à gauche,
et on nous fit entrer dans une baraque.
Je serrai fort la main de mon père. Il me dit:
- Te rappelles-tu madame Schächter, dans le train?
Jamais
je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp
qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n'oublierai celle fumée. Jamais je
n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les
corps se transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours
ma Foi. Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour
l'éternité du désir de vivre.
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon
Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage
du désert.
Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre
aussi longtemps Dieu lui-même. Jamais.»
© Éditions
de Minuit, 1958.
Liens
brisés
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