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1999-2018

 

La Nuit

Elie WIESEL

(pages 53 à 60, Éditions de Minuit, 1958)

 

«CHAPITRE III

Les objets chers que nous avions traînés jusqu'ici restèrent dans le wagon et avec eux, enfin, nos illusions.
Tous les deux mètres, un S.S. la mitraillette braquée sur nous. La main dans la main, nous suivions la masse.
Un gradé S.S. vint à notre rencontre, une matraque à la main. Il ordonna:
– Hommes à gauche! Femmes à droite!
Quatre mots dits tranquillement, indifféremment, sans émotion. Quatre mots simples, brefs. C'est l'instant pourtant où je quittai ma mère. Je n'avais pas eu le temps de penser, que déjà je sentais la pression de la main de mon père: nous restions seuls. En une fraction de seconde, je pus voir ma mère, mes sœurs, partir vers la droite. Tzipora tenait la main de Maman. Je les vis s'éloigner; ma mère caressait les cheveux blonds de ma sœur, comme pour la protéger et moi, je continuais à marcher avec mon père, avec les hommes. Et je ne savais point qu'en ce lieu, en cet instant, je quittais ma mère et Tzipora pour toujours. Je continuai de marcher. Mon père me tenait par la main. Derrière moi, un vieillard s'écroula. Près de lui, un S.S. rengainait son revolver. Ma main se crispait au bras de mon père. Une seule pensée: ne pas le perdre. Ne pas rester seul.
Les officiers S.S. nous ordonnèrent:
- En rangs par cinq.
Un tumulte. Il fallait absolument rester ensemble.
- Hé, le gosse, quel âge as-tu?
C'était un détenu qui m'interrogeait. Je ne voyais pas son visage, mais sa voix était lasse et chaude.
- Pas encore quinze ans.
- Non. Dix-huit.
- Mais non, repris-je. Quinze,
- Espèce d'idiot. Ecoute ce que moi je te dis.
Puis il interrogea mon père, qui répondit:
- Cinquante ans.
Plus furieux encore, l'autre reprit:
- Non, pas cinquante ans. Quarante. Vous entendez? Dix-huit et quarante.
Il disparut avec les ombres de la nuit. Un deuxième arriva, les lèvres chargées de jurons:
- Fils de chiens, pourquoi êtes-vous venus? Hein, pourquoi?
Quelqu'un osa lui répondre:
- Qu'est-ce que vous croyez? Que c'est pour notre plaisir? Que nous avons demandé à venir?
Un peu plus, l'autre l'aurait tué:
- Tais-toi, fils de porc, ou je t'écrase sur place! Vous auriez dû vous pendre là où vous étiez plutôt que de venir ici. Ne saviez-vous donc pas ce qui se préparait, ici, à Auschwitz? Vous ignoriez cela? En 1944?
Oui, nous l'ignorions. Personne ne nous l'avait dit. Il n'en croyait pas oreilles. Son ton se fit de plus en plus brutal:
- Vous voyez, là-bas, la cheminée? La voyez-vous? Les flammes, les voyez-vous? (oui, nous les voyions les flammes). Là-bas, c'est là-bas qu'on vous conduira. C'est là-bas votre tombe. Vous n'avez pas encore compris? Fils de chiens, vous ne comprenez donc rien? On va vous brûler ! Vous calciner! Vous réduire en cendres!
Sa fureur devenait hystérique. Nous demeurions immobiles, pétrifiés. Tout cela n'était-il pas un cauchemar? Un cauchemar inimaginable?
Çà et là j'entendis murmurer:
- Il faut faire quelque chose. Il ne faut pas nous laisser tuer, ne pas aller comme le bétail à l'abattoir. Il faut nous révolter.
Parmi nous se trouvaient quelques solides gaillards. Ils avaient sur eux des poignards et incitaient leurs compagnons à se jeter sur les gardiens armés. Un jeune garçon disait:
- Que le monde apprenne l'existence d'Auschwitz. Que l'apprennent tous ceux qui peuvent encore y échapper...
Mais les plus vieux imploraient leurs enfants de ne pas faire de bêtises:
- Il ne faut pas perdre confiance, même si l'épée est suspendue au-dessus des têtes. Ainsi parlaient nos Sages.
Le vent de révolte s'apaisa. Nous continuâmes de marcher jusqu'à un carrefour. Au centre se tenait le docteur Mengele, ce fameux docteur Mengele (officier S.S. typique, visage cruel, non dépourvu d'intelligence, monocle), une baguette de chef d'orchestre à la main, au milieu d'autres officiers. La baguette se mouvait sans trêve, tantôt à droite, tantôt à gauche.
Déjà je me trouvais devant lui:
- Ton âge? demanda-t-il sur un ton qui se voulait peut-être paternel.
- Dix-huit ans. Ma voix tremblait.
- Bien portant?
- Oui.
- Ton métier?
Dire que j'étais étudiant?
- Agriculteur, m'entendis-je prononcer.
Cette conversation n'avait pas duré plus de quelques secondes. Elle m'avait semblé une éternité.
La baguette vers la gauche. Je fis un demi-pas en avant. Je voulais voir d'abord où on enverrait mon père. Irait-il à droite, je l'aurais rattrapé.
La baguette, une fois encore, s'inclina pour lui vers la gauche. Un poids me tomba du cœur.
Nous ne savions pas encore quelle direction était la bonne, celle de gauche ou celle de droite, quel chemin conduisait au bagne et lequel au crématoire. Cependant, je me sentais heureux: j'étais près de mon père. Notre procession continuait d'avancer, lentement.
Un autre détenu s'approcha de nous:
- Contents?
- Oui, répondit quelqu'un.
- Malheureux, vous allez au crématoire.
Il semblait dire la vérité. Non loin de nous, des flammes montaient d'une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait quelque chose. Un camion s'approcha du trou et y déversa sa charge: c'étaient des petits enfants. Des bébés! Oui, je l'avais vu, de mes yeux vu... Des enfants dans les flammes. (Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes yeux ?)
Voilà donc où nous allions. Un peu plus loin se trouverait une autre fosse, plus grande, pour des adultes.
Je me pinçai le visage: vivais-je encore? Etais-je éveillé? Je n'arrivais pas à le croire. Comment était-il possible qu'un brûlât des hommes, des enfants et que le monde se tût? Non, tout cela ne pouvait être vrai. Un cauchemar... J'allais bientôt m'éveiller en sursaut, le cœur battant et retrouver ma chambre d'enfant, mes livres...
La voix de mon père m'arracha à mes pensées:
- Dommage... Dommage que tu ne sois pas allé avec ta mère... J'ai vu beaucoup d'enfants de ton âge s'en aller avec leur mère...
Sa voix était terriblement triste. Je compris qu'il ne voulait pas voir ce qu'on allait me faire. Il ne voulait pas voir brûler son fils unique.
Une sueur froide couvrait mon front. Mais je lui dis que je ne croyais pas qu'on brûlât des hommes à notre époque, que l'humanité ne l'aurait jamais toléré...
- L'humanité? L'humanité ne s'intéresse pas à nous. Aujourd'hui, tout est permis. Tout est possible, même les fours crématoires... Sa voix s'étranglait.
- Père, lui dis-je, s'il en est ainsi, je ne veux plus attendre. J'irai vers les barbelés électrifiés. Cela vaut mieux qu'agoniser durant des heures dans les flammes.
Il ne me répondit pas. Il pleurait. Son corps était secoué d'un tremblement. Autour de nous, tout le monde pleurait. Quelqu'un se mit à réciter le Kaddich, la prière des morts. Je ne sais pas s'il est déjà arrivé, dans la longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent la prière des morts sur eux-mêmes.
- Yitgadal veyitkadach chmé raba... Que Son Nom soit grandi et sanctifié... murmurait mon père.
Pour la première fois, je sentis la révolte grandir en moi. Pourquoi devais-je sanctifier Son nom? L'Eternel, Maître de l'univers, l'Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier?
Nous continuions à marcher. Nous nous rapprochâmes peu à peu de la fosse, d'où se dégageait une chaleur infernale. Vingt pas encore. Si je voulais me donner la mort, c'était le moment. Notre colonne n'avait plus à franchir qu'une quinzaine de pas. Je me mordais les lèvres pour que mon père n'entende pas le tremblement de mes mâchoires. Dix pas encore. Huit. Sept. Nous marchions lentement, comme après un corbillard, suivant notre enterrement. Plus que quatre pas. Trois pas. Elle était là maintenant, tout près de nous, la fosse et ses flamme. Je rassemblais tout cc qui me restait de forces afin de sauter hors du rang et me jeter sur les barbelés. Au fond de mon cœur, je faisais mes adieux à mon père, à l'univers tout entier et, malgré moi, des mots se formaient et se présentaient dans un murmure à mes lèvres: Yitgadal veyitkadhach chmé raba... Que Son nom soit élevé et sanctifié... Mon cœur allait éclater. Voilà. Je me trouvais en face de l'Ange de la mort...
Non. A deux pas de la fosse, on nous ordonna de tourner à gauche, et on nous fit entrer dans une baraque.
Je serrai fort la main de mon père. Il me dit:
- Te rappelles-tu madame Schächter, dans le train?

Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n'oublierai celle fumée. Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma Foi. Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre. Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert. Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps Dieu lui-même. Jamais.»

© Éditions de Minuit, 1958.

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