Disparition
: Tzvetan Todorov, héraut de l’humanisme
L’historien des idées, essayiste, sémiologue
est mort à 77 ans. Il a notamment beaucoup travaillé
sur le totalitarisme.
LE
MONDE | 08.02.2017 | Par Nicolas Truong
C’est un grand intellectuel humaniste qui vient de mourir
à Paris, le 7 février, à l’âge
de 77 ans, victime des complications d’une maladie neurodégénérative.
Sémiologue, critique littéraire, historien, anthropologue
et essayiste, Tzvetan Todorov a traversé les tourments
et les tournants intellectuels de l’ère postcommuniste.
En dépit de sa discrétion, il est une mémoire
du XXe siècle et une vigie du XXIe.
Né en 1939 à Sofia, en Bulgarie, Tzvetan Todorov
passe son enfance sous un régime communiste qui le vaccinera
durablement contre tout ce qui relève de la politique.
Ancien chef des « petits pionniers » de son école,
il perd sa « foi » militante au lycée bilingue
russe de la capitale, en 1953, l’année de la mort
de Staline. En 1956, au moment du rapport Khrouchtchev et de la
répression de l’insurrection de Budapest, il entre
à l’université et se forme, comme tous les
jeunes étudiants bulgares et soviétiques, aux rudiments
du « diamat » (abréviation de « matérialisme
dialectique ») et de la doctrine stalinienne. Pour son mémoire,
il choisit d’étudier la littérature (bulgare).
Une habile façon de se tourner vers la stylistique afin
d’échapper aux carcans idéologiques. Il se
passionne pour la poétique du folklore, des contes et des
chansons populaires, loin des censeurs du parti.
Au
sein d’un cercle d’amitiés savantes, il se
grise de réflexions sur la vie et la mort, le bien et le
mal, le sens de l’existence qui se finissent au bout de
la nuit et d’interminables beuveries. Tolstoï, Dostoïevski,
Tchekhov et les poètes russes comme Maïakovski nourrissent
son imaginaire et son esprit prompt à vouloir « éclaircir
le mystère de l’art d’écrire ».
Comme il l’explique dans Devoirs et délices, une
vie de passeur (entretiens avec Catherine Portevin, Seuil, 2002),
« c’est ce besoin d’éviter l’idéologie
qui est à l’origine de mon intérêt,
au lendemain de mon arrivée en France, pour les formalistes
russes ». Car Tzvetan Todorov parvient, en 1963, à
quitter la Bulgarie, grâce à la générosité
d’une tante paternelle.
Une passion pour la littérature
Admirateur de Piaf et de Montand davantage que de Sartre et Barthes,
dont il ignorait presque tout, Tzvetan Todorov convertit sa passion
en profession. Il cherche à savoir comment se fabrique
la littérature. Non ce qu’elle dit, mais comment
elle se fait. Et les formalistes russes, comme Chklovski, Tomachevski
ou Propp, auxquels il consacre son premier livre, Théorie
de la littérature (Seuil, 1965) lui permettent d’ouvrir
tous les verrous et tous les ressorts des grands romans.
Rencontré à la Sorbonne, Gérard Genette devient
son complice et le présente au groupe Tel Quel, dirigé
par Marcelin Pleynet et Philippe Sollers qui le publient. Influencé
par Emile Benveniste, Roman Jacobson et Roland Barthes, il s’adonne
à la sémiologie, cette science qui suppose que le
langage n’est qu’un système de signes. Tzvetan
Todorov analyse les techniques narratives, la syntaxe, la grammaire
plutôt que le sens moral des œuvres littéraires
(Poétique, 1968). C’est la grande ère du structuralisme
où l’on cherche le sens caché dans les codes,
les signes, les structures de l’écriture ou des systèmes
de parenté.
Dans sa thèse de troisième cycle, soutenue en 1966,
il étudie ce que le choix de la forme épistolaire
apportait aux Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos. Charmé
par le « grain de la voix » de Roland Barthes de La
Chambre claire, dans lequel le célèbre professeur
au Collège de France écrit vingt pages d’une
rare émotion sur la mort de sa mère, Tzvetan Todorov
le fréquente au sein de dîners réguliers avec
Sollers et Derrida. Ses études formelles sur les genres
et registres d’écriture, comme Introduction à
la littérature fantastique (Seuil, « Points »,
2015) ou son Dictionnaire encyclopédique des sciences de
langage (1972), écrit avec Oswald Ducrot, deviennent vite
des classiques.
L’expérience de l’altérité
L’effervescence de Mai 68 se cristallise à l’université
expérimentale de Vincennes, où il n’enseigne
pas – il fera sa carrière au CNRS où il sera
directeur de recherche –, mais où son approche de
la littérature trouve un point d’ancrage. Tout comme
au sein de la revue Poétique, qu’il crée avec
l’indéfectible Gérard Genette. Quant aux voluptés
de la radicalité politique, si prisée par les intellectuels
de ces années-là, Tzvetan Todorov n’y goûte
pas, immunisé par son enfance passée de l’autre
côté du Mur. La doxa marxiste-léniniste est
une « chape de plomb » qui pèse sur les «
trente désastreuses » (1945-1975) de la pensée
française, pense-t-il, n’hésitant pas à
qualifier le mouvement politique de Mai 68 « d’arrière-garde
».
A PARTIR DES ANNÉES 1980, EN EFFET, TZVETAN TODOROV S’INTÉRESSE
À L’EXPÉRIENCE DE L’ALTÉRITÉ.
CAR IL EST LUI-MÊME UN « HOMME DÉPAYSÉ
»
Sur le plan universitaire, le risque de remplacer les œuvres
par le méta-discours sur celles-ci guette. A partir de
Théorie du symbole (1977), Tzvetan Todorov s’éloigne
peu à peu du structuralisme et de son scientisme. Et il
n’est pas surprenant que figure dans le livre phare de sa
période humaniste, Nous et les autres (Seuil, 1989), une
critique du relativisme de Claude Lévi-Strauss. A partir
des années 1980, en effet, Tzvetan Todorov s’intéresse
à l’expérience de l’altérité.
Car il est lui-même un « homme dépaysé
» et non pas déraciné, explique-t-il dans
un ouvrage au même titre, un « paysan du Danube »
plongé dans un autre monde, un étranger naturalisé
français en 1973 qui porte un regard neuf et perçant
sur son pays d’accueil (L’Homme dépaysé,
Seuil, 1996).
C’est avec La Conquête de l’Amérique
(1982), où figure un Cortés peint en fils spirituel
de Machiavel mais aussi la Malinche, interprète aztèque
du conquistador, que Tzvetan Todorov impose son anthropologie
philosophique, ici du métissage culturel. Son universalisme
de l’altérité – le philosophe Emmanuel
Levinas disait « humanisme de l’autre homme »
– culmine certainement avec Nous et les autres, ouvrage
qui combat à la fois le relativisme culturel et le culturalisme
nationaliste qui commence à imposer son agenda.
Douceur et scepticisme
Car Tzvetan Todorov préfère la modération
à la radicalité, la mesure à véhémence,
le dépaysement à l’enracinement. Au risque
de se voir reprocher une certaine fadeur. Or, ce serait une erreur.
Ceux qui le côtoient connaissent tous sa légendaire
douceur, mais aussi son scepticisme critique et son regard aiguisé,
voire acéré. « Permettez-moi d’être
un peu sceptique » est sans doute son expression favorite,
assure la romancière et essayiste Nancy Huston, qu’il
rencontra dans les années 1978-1979, et avec qui il a deux
enfants, Léa et Sacha après avoir eu, d’une
autre union, son premier fils, Boris.
« SI ON AVAIT ENSEIGNÉ À MA FILLE SEULEMENT
À FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE MÉTAPHORE ET
MÉTONYMIE, ELLE AURAIT PU ÊTRE DÉFINITIVEMENT
DÉGOÛTÉE DE LA POÉSIE ! »
Todorov préfère les récits aux théories,
et mêle portraits et essais. Côté littérature,
le changement ressemble pour beaucoup à un revirement.
La littérature n’est pas un discours, mais une pensée
qui véhicule des valeurs, explique Tzvetan Todorov. «
Si on avait enseigné à ma fille seulement à
faire la différence entre métaphore et métonymie,
elle aurait pu être définitivement dégoûtée
de la poésie ! », s’exclame celui qui fut membre
du Conseil national des programmes lorsque celui-ci était
dirigé par le philosophe Luc Ferry. Mais sans jamais céder
à la « démagogie » des républicains
conservateurs qui veulent avant tout sauver les lettres plus que
se soucier des êtres. Todorov I contre Todorov II, donc,
comme il s’en amusait lui-même : « Ce n’est
pas grave si un élève sort du lycée sans
connaître la différence entre focalisation interne
et externe, c’est grave s’il ignore Les Fleurs du
mal », déclare-t-il.
Adieu la sémiologie que seul son ami italien Umberto Eco,
ou presque portera jusqu’au bout avec panache et humour,
s’intéressant à tous les signes et mythologies
de notre modernité, comme les superhéros ou les
smartphones. Au fond, s’il y a une continuité dans
l’œuvre et le parcours de Tzvetan Todorov, elle est
sans doute à chercher dans sa volonté de comprendre
la « signature humaine ».
De l’esthétique à l’éthique
Dans l’écriture vernaculaire, dans la littérature
universelle, dans la peinture flamande, dans ses réflexions
sur la naissance de l’individu, dans ses chapitres sur Montaigne,
Rousseau ou Benjamin Constant, mais aussi et peut-être avant
tout dans les parcours de vie. C’est ce qui le conduit à
portraiturer ses contemporains exemplaires qui, comme Germaine
Tillion ou Etty Hillesum, Nelson Mandela ou même Edward
Snowden, sont capables d’insoumission et savent dire «
non » (Insoumis, Robert Laffont-Versilio, 2015). En somme,
Tzvetan Todorov passe de l’esthétique à l’éthique
et s’attache au « sens moral de l’histoire »
des œuvres et des vies. La résistante française
– qu’il connut et dont il défendit l’entrée
au Panthéon – incarne au mieux à ses yeux
cette façon de considérer que « la vie humaine
n’a pas de drapeau », comme elle l’écrivait
dans Combats de guerre et de paix (Seuil, 2007). Cette morale
par sombre temps qui se fait parfois jour dans les camps du nazisme
et du communisme n’a cessé de l’intéresser,
non seulement en raison de son passé, mais également
afin de penser le présent (Face à l’extrême,
Seuil, 1991).
Car
son humanisme est critique, à n’en pas douter. Et
l’épilogue de son dernier livre, Le Triomphe des
artistes (Flammarion, à paraître le 14 février)
dont Le Monde publie un extrait en exclusivité, ne laisse
aucun doute à ce sujet. Comme un retour à ses premiers
amours, Tzvetan Todorov revient sur ces écrivains et artistes
qui tels, Pasternak et Malevitch, Maïakovski et Mandelstam,
ont été pris dans le tourbillon de l’élan
soviétique et les ravages du stalinisme.
Fort de son expérience et de sa critique des systèmes
totalitaires, Tzvetan Todorov met au jour certes les différences
irréductibles, mais surtout les continuités entre
le totalitarisme et le néolibéralisme. Car il y
a dans l’uniformisation et le conformisme des sociétés
occidentales des ressorts autoritaires, sans oublier ce messianisme
politique dont témoigne la démesure interventionniste
de l’Occident, mettant une partie du monde à feu
et à sang.
« IL EST POSSIBLE DE RÉSISTER AU MAL SANS SUCCOMBER
À LA TENTATION DU BIEN »
Cette critique globale du régime démocratique était
déjà présente dans Mémoire du mal,
tentation du bien (Robert Laffont, 2000) : « Vouloir éradiquer
l’injustice de la surface de la Terre ou même seulement
les violations des droits de l’homme, instaurer un nouvel
ordre mondial dont seraient bannies les guerres et les violences,
est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative
pour rendre l’humanité meilleure et établir
le paradis sur Terre », écrivait-il. Avant de conclure
avec sa morale provisoire d’humaniste sceptique : «
Il est possible de résister au mal sans succomber à
la tentation du bien. »
Ainsi Tzvetan Todorov fait-il écho, cinquante ans après
son premier livre sur les formalistes russes, à ces auteurs
et artistes qu’il a tant lus, écoutés ou regardés.
Pour en tirer une magnifique méditation sur l’histoire.
Et une morale en forme d’autoportrait éthique et
politique : « Si l’on veut défendre l’être
humain contre les forces sociales qui le détruisent, il
ne suffit pas de l’imaginer comme produit uniquement par
des principes abstraits, mais qu’il faut accepter de le
voir porter les traces de son destin. »
Tzvetan
Todorov en dix dates
1er
mars 1939 Naissance à Sofia (Bulgarie)
1963 Arrivée à Paris
1965 Il publie Théorie de la littérature. Textes
des formalistes russes (Seuil, 1965)
1973 Il obtient la nationalité française
1989 Nous et les autres (Seuil, 1989)
1996 L’Homme dépaysé (Seuil, 1996)
2002 Mémoire du mal, tentation du bien (Robert Laffont,
2002)
2012 Les Ennemis intimes de la démocratie (Robert Laffont,
2012)
7 février 2017 Mort à Paris.
14 février Publication du Triomphe de l’artiste.
La révolution et les artistes. Russie 1917-1941 (Flammarion)
L’épilogue
littéraire de Tzvetan Todorov
Dans
son ouvrage à paraître le 14 février, «
Le Triomphe de l’artiste », et dont nous publions
l’épilogue, Tzvetan Todorov opère une critique
du néolibéralisme à partir de sa critique
du totalitarisme.
LE
MONDE | 08.02.2017 à 12h18
La révolution russe a donné naissance au premier
Etat totalitaire de l’histoire. Après avoir été
nié avec virulence par une partie de l’opinion publique
européenne, cet enchaînement fait l’objet d’un
consensus assez général. Aucun courage particulier
n’est nécessaire aujourd’hui pour évoquer
les conséquences désastreuses de la révolution
d’Octobre. Le constater
est même à la source d’un certain orgueil :
nos démocraties ont beau être imparfaites, se dit-on,
elles sont quand même préférables aux régimes
totalitaires – comme aussi aux théocraties ou aux
dictatures militaires qui prospèrent ailleurs. Cette page
de l’histoire
n’est-elle pas, pour nous, définitivement tournée
? Le totalitarisme n’est-il pas bien mort et enterré,
en tout cas dans nos contrées cette expérience infernale
ne recommencera jamais ! Nous serons plus avisés que nos
prédécesseurs, nous ne laisserons jamais s’installer
un tel régime pernicieux. Nous sommes contents de vivre
en démocratie, nous en sommes fiers, nous plaignons les
autres, ceux qui en manquent, qui sont en retard dans la marche
vers le bien. Alors, pourquoi revenir sur ce moment du passé,
mérite-t-il encore l’attention des habitants des
démocraties libérales de l’Occident ?
Si
je me suis engagé dans cette évocation, ce n’est
pas (seulement) parce que je trouve le destin de mes personnages
émouvant ou parce qu’il forme des histoires dramatiques,
ce n’est pas seulement par intérêt pour mon
histoire d’ancien sujet d’un pays totalitaire, ou
pour le passé de quelques proches plus âgés
que moi ; c’est aussi parce que je pense que ce passé
vieux de près d’un siècle qui s’est
déroulé dans un pays disparu (l’Union soviétique)
a quelque chose à nous apprendre à nous, citoyens
du monde occidental du XXIe siècle. Or, affirmer cette
possibilité de lecture, c’est admettre en même
temps une certaine continuité ou ressemblance entre ces
deux types d’Etat si différents, les régimes
communistes du passé et les démocraties libérales
du présent.
Prison miséreuse
Cette conclusion – qui pour moi ne va pas du tout de soi
– demande quelques explications. Non seulement elle ne va
pas de soi, mais si je l’avais lue ou entendue il y a cinquante
ans, peu après mon arrivée (de Bulgarie) en France,
elle m’aurait indigné. Elle aurait heurté
d’abord une sensibilité d’ancien sujet totalitaire.
On nous apprenait, à l’école et dans les médias,
que « là-bas », à l’Ouest, tout
était mauvais, et que « chez nous », tout allait
bien ; mais le résultat de cette propagande était
que, pour de nombreuses personnes, c’est tout le contraire
qui paraissait vrai : là-bas, c’était l’opulence,
et en même temps la liberté, alors que chez nous,
on vivait dans une prison – certes vaste, mais miséreuse.
Nous
désirions si fort nous retrouver de l’autre côté
du rideau de fer qu’on aurait jugé de fort mauvais
goût toute remarque laissant supposer une continuité
quelconque entre les deux mondes. Chacun de nous connaissait en
plus le destin tragique d’autres sujets de pays totalitaires,
proches ou lointains ; oublier leurs souffrances, les assimiler
à l’expérience des habitants insouciants des
pays occidentaux, tels que nous les imaginions, eût été
un acte de mépris inadmissible envers eux et leur destin,
une trahison.
Evidemment, une fois arrivé dans une de ces démocraties
libérales, on se rendait bien compte que le contraste n’était
pas aussi fort, que tout n’était pas parfait dans
nos pays d’accueil, mais l’opposition des deux régimes
politiques me paraissait toujours aussi tranchée, et mes
sympathies politiques se trouvaient toutes du même côté.
Au cours des premières années de mon séjour
en France, mon travail professionnel n’avait aucun point
commun avec la question évoquée ici (mais seulement
avec l’architecture interne des œuvres littéraires).
Entre totalitarisme et démocratie, une opposition
extrême
Toutefois, à partir du début des années 1980,
ce travail s’ouvrait à des « questions de société
» et je faisais l’apprentissage de catégories
d’analyse politique et morale. Ces analyses me semblaient
confirmer mes intuitions antérieures, je voyais toujours
une opposition frontale entre totalitarisme et démocratie,
aussi bien dans la structure des sociétés concernées
que dans les jugements de valeur portés sur elles.
Dans les années 1990, j’ai consacré plusieurs
études aux régimes totalitaires, en m’appuyant
sur le même découpage conceptuel : j’ai présenté
ces deux formes de société comme des extrêmes
opposés, même si j’y introduisais quelques
nuances concernant la séduction que pouvaient exercer les
régimes totalitaires ou certaines faiblesses des démocraties.
Et dans un ouvrage de réflexion, consacré à
l’histoire du XXe siècle sur le continent européen,
Mémoire du mal, tentation du bien [Laffont, 2000], j’ai
proclamé le conflit entre totalitarisme et démocratie
comme l’événement le plus important dans l’histoire
de ce siècle, et décrit d’autre part le totalitarisme,
soviétique ou nazi, comme une nouveauté radicale,
surgie à ce moment.
J’avais pris connaissance de quelques opinions différentes
de la mienne, mais elles n’emportaient pas mon adhésion,
bien qu’elles vinssent de personnes ayant connu personnellement
les rigueurs du régime communiste. Ainsi, Alexandre Soljenitsyne
formulait à mes yeux des équivalences inadmissibles,
lorsqu’il disait, dans son discours de Harvard : «
A l’Est, c’est la foire du parti qui foule aux pieds
notre vie intérieure, à l’Ouest, la foire
du commerce. » Il voyait la source de cette équivalence
dans leur origine commune, la décrivant ainsi : «
On pourrait l’appeler “humanisme rationaliste”,
qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport
à toute force placée au-dessus de lui. » De
même, le pape « polonais » Jean Paul II, dans
son dernier ouvrage, Mémoire et identité, fondait
de manière semblable son amalgame entre société
libérale et société totalitaire : «
Si l’homme peut décider par lui-même, sans
Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi
disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti
» (autrement dit, autoriser aujourd’hui l’avortement
équivaut aux chambres à gaz de Hitler). Ces deux
formes de société se sont affranchies d’une
référence fondatrice au dieu chrétien, c’est
vrai, mais cela suffit-il pour les déclarer équivalentes
? Ma réaction viscérale était : non. Les
mailles de ce filet me paraissaient décidément trop
larges.
Une critique du régime démocratique actuel
Pourtant, c’est dans ce même ouvrage de l’an
2000 que j’ai été amené à formuler
une critique globale du régime démocratique sous
lequel nous vivons. J’y ai été conduit par
des événements contemporains, dont le déclencheur
a été un bouleversement que j’appelais depuis
longtemps de mes vœux : la fin de la guerre froide, symbolisée
par la chute du mur de Berlin, autrement dit par l’effondrement
des régimes communistes, d’abord en Europe de l’Est,
puis en Russie même. Il est vrai que cet événement
semblait, à première vue, confirmer l’opposition
irréductible de ces deux types de régime, puisque
l’un d’eux a abandonné toutes ses ambitions,
alors que l’autre n’a eu à renoncer à
aucun élément de son programme ; l’événement
a été interprété par de nombreux observateurs
comme une victoire du bien sur le mal.
Cependant les suites de ce bouleversement ont produit –
au moins sur moi – un effet contraire. Il a été
suivi par deux réactions que je n’avais pas tout
à fait prévues. D’une part, celle de la population
des anciens pays communistes qui, il fallait bien le constater,
n’a pas vécu le passage du régime antérieur
aux formes plus démocratiques de gouvernance et à
l’économie de marché comme un grand pas vers
le bonheur, ainsi qu’elle (et beaucoup d’observateurs
bienveillants) l’espérait : visiblement, ces transformations
entraînaient avec elles d’autres conséquences,
qui n’étaient pas jugées satisfaisantes.
Et, d’autre part, celle des grands pays occidentaux, Etats-Unis
en tête, qui ont profité de cette fin de «
l’équilibre de la terreur » et de la concurrence
entre deux « camps », celui du « socialisme
» et celui du « capitalisme », pour mener une
nouvelle politique offensive. Son but déclaré était
de promouvoir les grandes valeurs démocratiques et les
droits de l’homme, mais son unique résultat palpable
était de renforcer l’emprise de ces pays sur le reste
du monde. Ce faisant, ils se rapprochaient – dangereusement
– des pratiques totalitaires honnies.
Dérives proches de celles de pays totalitaires
De telles actions – des interventions musclées dans
les affaires intérieures d’autres pays – n’avaient
pas manqué de se produire dans la période antérieure,
celle de la guerre froide, mais elles semblaient limitées
à une zone voisine (pour les Etats-Unis, à l’Amérique
latine), et, par ailleurs, elles faisaient partie d’une
politique d’endiguement du rival communiste, lui-même
passablement agressif. La chute du Mur a révélé
que cette politique n’avait pas besoin de tels prétextes.
Contemporaine à l’écriture de ce livre, la
guerre de l’OTAN en Yougoslavie me révélait
également une nouveauté : les démocraties
étaient capables d’autres dérives proches
de celles des pays totalitaires.
TOUT SE PASSE COMME SI L’UTOPISME, JUSQUE-LÀ PRÉROGATIVE
DE LA GAUCHE, ET QU’ON POUVAIT CROIRE MORT APRÈS
L’EFFONDREMENT DES RÉGIMES COMMUNISTES, S’ÉTAIT
DÉPLACÉ À DROITE
Ce rapprochement me rendait, non pas plus conciliant envers les
pratiques totalitaires, mais plus méfiant envers certaines
évolutions de la démocratie. Dans son principe,
celle-ci n’est pas une doctrine de salut, elle ne promet
pas l’avènement du paradis terrestre, elle n’aspire
pas à conduire ses sujets à la perfection. Mais
elle aussi peut être frappée d’hubris, de démesure,
en particulier lorsqu’elle est triomphante. Tout se passe
comme si l’utopisme, jusque-là prérogative
de la gauche, et qu’on pouvait croire mort après
l’effondrement des régimes communistes, s’était
déplacé à droite dans les doctrines dites
(à tort) néoconservatrices, adoptées notamment
aux Etats- Unis sous la présidence Bush, et qui ont laissé
une trace sur la politique conduite depuis ici ou là.
Cette politique a d’ailleurs souvent été revendiquée
par d’anciens gauchistes qui, ne croyant plus que la gauche
transformerait le monde, se tournaient vers la droite (ainsi mon
ancien camarade André Glucksmann, qui était étudiant
prometteur d’Aron et de Barthes au moment où je l’ai
rencontré, leader maoïste à la fac de Vincennes
en 1968, plus tard encore « nouveau philosophe » et
néoconservateur).
La fin de l’équilibre de la terreur
C’est cette posture que j’identifiais dans mon ouvrage
déjà ancien comme la « tentation du bien ».
J’écrivais donc : « Vouloir éradiquer
l’injustice de la surface de la Terre ou même seulement
les violations des droits de l’homme, instaurer un nouvel
ordre mondial dont seraient bannies les guerres et les violences,
est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative
pour rendre l’humanité meilleure et établir
le paradis sur Terre. » Et je concluais : « Il est
possible de résister au mal sans succomber à la
tentation du bien. »
Or, c’est précisément ces intentions qui ont
justifié la guerre d’Irak de 2003, dont les conséquences
néfastes pèsent encore aujourd’hui sur le
Moyen-Orient mais aussi sur le reste du monde. C’est ainsi
que présentait ses projets le président américain
de l’époque, G. W. Bush, dans un discours de septembre
2002 : « Notre responsabilité devant l’histoire
est claire : répondre à ces attaques [du 11 septembre
2001] et libérer le monde du mal » ; et quelques
jours plus tard, dans une brochure officielle de la Maison Blanche,
on pouvait lire : « L’importante mission » dont
est chargé le gouvernement des Etats-Unis est d’«
assurer le triomphe de la liberté sur ses ennemis ».
Depuis qu’il n’y a plus d’équilibre de
la terreur, les guerres conduites par l’Occident sous la
houlette des Etats-Unis se suivent quasiment sans interruption,
de la Yougoslavie à l’Ukraine, de l’Afghanistan
à la Syrie, de la Somalie à la Côte d’Ivoire.
La France et le Royaume-Uni, anciens empires coloniaux, ont suivi
le mouvement ; en France, les thèses des néoconservateurs
sont adoptées tant à gauche qu’à droite.
Ainsi donc, une forme de messianisme politique peut être
observée aussi bien sous les régimes communistes
que dans les démocraties libérales d’aujourd’hui.
Besoin de la figure d’un ennemi
Cette pratique est loin d’être la seule qui révèle
une continuité entre les totalitarismes du XXe siècle
et l’histoire européenne qui les précède
et suit. Continuité qui intervient non dans les seules
relations entre pays, qu’on est habitué de voir échapper
à toute régulation (relever d’un « état
de nature »), mais également dans celles qui s’établissent
à l’intérieur du pays, entre ses sujets et
son gouvernement. Ces régimes communistes ne sont pas tombés
parmi
nous à partir de la planète Mars, ils sont liés
par de nombreux traits aux idées qui ont agité les
esprits au cours des siècles précédents,
et plusieurs de leurs caractéristiques se perpétuent
dans le monde que nous habitons depuis leur disparition.
LA TYRANNIE DES INDIVIDUS PEUT AVOIR DES CONSÉQUENCES AUSSI
GRAVES QUE CELLE DE L’ETAT.
Aujourd’hui, nous continuons de nous réclamer de
la doctrine chrétienne et de celle des Lumières,
de Marx et de Nietzsche, de la science et de la foi. Nous rêvons
toujours d’améliorer l’espèce humaine,
même si nous comptons moins sur la force de l’éducation
et l’influence du milieu et plus sur la manipulation du
code génétique. Les détenteurs du pouvoir
aspirent toujours à contrôler intégralement
leur population, même s’ils s’appuient moins
sur la police
omniprésente et les réseaux d’informateurs
que sur la technologie qui recueille les « grosses données
» de tous nos échanges électroniques.
Comme leurs prédécesseurs, les démocraties
libérales d’aujourd’hui ont besoin de la figure
d’un ennemi pas tout à fait humain, qu’il faut
combattre et, si possible, anéantir (pas de liberté
pour les ennemis de la liberté !) – mais, à
la place des capitalistes et des bourgeois, on trouve les terroristes
et les islamistes. Par bien des côtés, l’ultralibéralisme
contemporain ressemble plus au totalitarisme communiste qu’au
libéralisme classique du XVIIIe et du XIXe siècle.
La tyrannie des individus peut avoir des conséquences aussi
graves que celle de l’Etat.
Le prométhéisme, l’utopisme, la tentation
du bien sont des manières de penser et d’agir présentes
dans notre monde depuis la Renaissance et les Lumières,
y compris dans les sociétés totalitaires du XXe
siècle et dans les démocraties ultralibérales
du XXIe. Le monde contemporain, non moins que les sociétés
totalitaires, nous pousse dans tous les domaines, travail, justice,
santé, éducation, vers ce qu’Alain Supiot
appelle « la gouvernance par les nombres » –
une direction décrite naguère par Engels comme un
idéal, celui de substituer « l’administration
des choses au gouvernement des hommes ». Se poursuit, maintenant
comme naguère, le processus d’uniformisation, de
standardisation, de mise en conformité de la population
au même modèle de comportement – le tout conduisant
au contrôle de l’individu par la société
et par là même à la déshumanisation
des êtres. Constater ces faiblesses de la démocratie
ne signifie pas qu’on renonce à son idéal.
Bien au contraire, ce premier geste doit nous inciter à
la « démocratiser » davantage.
« Le Triomphe de l’artiste. La révolution et
les artistes. Russie 1917-1941 », Flammarion, à paraître
le 14 février, 20 euros, 336 pages.
«
Ne déshumanisons pas l’ennemi »
Tzvetan Todorov
C’est une erreur de qualifier de « monstres »
nos agresseurs, qui restent des êtres humains comme nous,
estime l’essayiste et historien des idées Tzvetan
Todorov.
Au cours de mon enfance et adolescence en Bulgarie, pays qui appartenait
alors au « camp communiste », soumis donc à
un régime totalitaire, la notion d’« ennemi
» était l’une des plus nécessaires et
des plus usitées. Elle permettait d’expliquer l’énorme
décalage entre la société idéale,
où devaient régner la prospérité et
le bonheur, et la terne réalité dans laquelle nous
étions plongés.
Si les choses ne marchaient pas aussi bien que promis, c’était
la faute des ennemis. Ceux-ci étaient de deux grandes espèces.
Il y avait d’abord un ennemi lointain et collectif, ce que
nous appelions « l’impérialisme anglo-américain
» (une formule figée), responsable de ce qui n’allait
pas bien dans le vaste monde. A côté de lui apparaissait
un ennemi proche, pourvu d’un visage individuel et identifié
au sein d’institutions familières : l’école
où l’on étudiait, l’entreprise où
l’on travaillait, les organisations dont on faisait partie.
La personne désignée comme ennemi avait des raisons
d’être inquiète : une fois que lui était
collée cette étiquette infamante, elle pouvait perdre
son emploi, son inscription scolaire, le droit d’habiter
telle ville, autant de mesures qui pouvaient être suivies
par l’enfermement en prison ou plutôt en camp de redressement,
une institution dont la Bulgarie d’alors était généreusement
pourvue.
En adoptant cette attitude, les représentants des autorités
se comportaient en accord avec les préceptes laissés
par les stratèges de la révolution, et notamment
par Lénine, fondateur du régime totalitaire communiste,
qui interprétait la vie sociale en termes militaires. Une
telle situation de combat justifie toutes les mesures répressives.
Une personne manquant d’enthousiasme pour la construction
du communisme est perçue comme un adversaire, mais tout
adversaire devient un ennemi, or les ennemis ne méritent
qu’un sort : l’élimination. Lénine recommandait
donc d’« exterminer sans merci les ennemis de la liberté
», de mener « une guerre exterminatrice sanglante
». Le totalitarisme est un manichéisme qui divise
la population terrestre en deux sous-espèces mutuellement
exclusives, incarnant le bien et le mal, par conséquent
aussi les amis et les ennemis.
On retrouve la même répartition rigide chez les théoriciens
du fascisme nazi, et donc la même importance attachée
à la notion d’ennemi. Le juriste et philosophe allemand
Carl Schmitt (1888-1985) réduit la catégorie même
du politique à « la discrimination de l’ami
et de l’ennemi », assimilant à son tour la
vie de la cité à la guerre. Il s’oppose à
ce qu’il appelle les utopies pacifistes et libérales,
qui entretiennent l’espoir d’une extinction progressive
des guerres ; son rôle à lui, c’est d’être
l’ennemi de ceux qui ne veulent plus se reconnaître
d’ennemi…
La guerre n’est pas la manifestation la plus fréquente
du politique, mais c’en est la manifestation la plus extrême,
car la seule où l’individu met entièrement
son existence entre les mains de l’Etat et la seule qui
le conduit à accepter de mourir comme de tuer. Pour cette
raison, elle en révèle la vérité.
La conviction de Schmitt n’est pas appuyée sur une
analyse historique ou anthropologique, mais sur le dogme chrétien
du péché originel, auquel il adhère par un
acte de foi.
Infléchir le sens
Consubstantielle aux conceptions totalitaires de l’histoire,
la notion d’ennemi ne joue pas un rôle de premier
plan dans la vie des pays démocratiques, mais elle est
utilisée sporadiquement dans le même sens. En temps
de guerre, ce vocable désigne, par convention, le pays
ou l’organisation que l’on combat. Au moment de la
guerre froide, l’ennemi était le communisme dans
sa version soviétique, et ceux qui, chez soi, lui réservaient
leur sympathie.
L’ennemi est invoqué aussi dans le discours populiste
démagogique, qui aime désigner à la vindicte
populaire un personnage coupable de tous les maux qui nous accablent.
On identifie parfois l’ennemi avec une population spécifique
: les immigrés des pays pauvres, les musulmans. L’effet
de ces propos est d’instiller dans la population le sentiment
de peur et donc d’inciter un nombre important d’électeurs
de voter pour le parti formulant cette accusation et promettant
de faire disparaître cet ennemi. Nous touchons là
aux marges du cadre démocratique.
Faudrait-il alors, fuyant le voisinage de ses précédents
utilisateurs compromettants, renoncer à se servir de ce
terme ? Une telle conclusion paraît inacceptable, surtout
dans un contexte comme celui que nous traversons, où nous
n’avons aucun mal à identifier l’ennemi, puisque
celui-ci nous menace de mort. L’observation candide du monde
autour de nous n’incite pas à penser que toute hostilité
ait disparu de la surface de la terre, pas plus entre les peuples
qu’entre les individus : nos sociétés ne sont
pas habitées par des tribus d’anges.
Pour maintenir l’usage de la notion d’ennemi en régime
démocratique, il conviendrait cependant d’en infléchir
le sens. On ne peut adhérer aux postulats de base de la
pensée totalitaire, qu’expriment des formules du
genre « la guerre dit la vérité de la vie
», ou invoquer le caractère déterminant du
« péché originel ». Un certain consensus
s’est établi aujourd’hui parmi ceux qui s’interrogent
sur la spécificité de l’espèce humaine
: il est devenu impossible d’affirmer que le combat, la
violence, la guerre représentent la caractéristique
dominante de notre espèce. S’il fallait réserver
cette place à une activité unique, ce serait bien
plus la coopération que la lutte à mort. Et cette
caractéristique touche toutes les populations du globe.
LE TOTALITARISME EST UN MANICHÉISME QUI DIVISE LA POPULATION
TERRESTRE EN DEUX SOUS-ESPÈCES MUTUELLEMENT EXCLUSIVES,
INCARNANT LE BIEN ET LE MAL
On se trouve alors amené non à identifier l’ennemi
à un groupe humain mais à traquer son origine dans
une idéologie ou un dogme, dans une émotion ou une
passion. Les individus ne deviennent « ennemis » que
partiellement et provisoirement. Dans tous les cas que j’ai
évoqués, l’ennemi était identifié
à un ensemble de personnes occupant une place fixe dans
le temps et dans l’espace : à un moment donné,
les Américains pour les Soviétiques, et inversement,
à un autre moment, les immigrés de certains pays
pour les autochtones, à un troisième tels terroristes
aux yeux de tels pouvoirs légaux.
Si l’on renonçait à faire de l’ennemi
une substance à part, on pourrait y voir plutôt un
attribut, un état ponctuel et passager, qui se retrouve
en tout un chacun. Plutôt que d’éliminer les
ennemis, on se donnera comme tâche d’empêcher
les actes hostiles. Telle est la leçon que nous enseigne
le parcours de ce combattant exemplaire qu’a été
Nelson Mandela : il réussit à terrasser un ennemi
de taille, le système de l’apartheid, sans verser
une goutte de sang, ayant découvert chez ses ennemis potentiels
une« lueur d’humanité », ayant compris
les raisons de leur hostilité et parvenant ainsi à
les transformer en amis.
Or les pays occidentaux qui ont souffert d’agressions «
terroristes », tels les Etats-Unis ou d’autres à
leur suite, ne se sont pas engagés dans cette voie. Leurs
dirigeants ont préféré adopter la maxime
de Lénine, selon laquelle on doit « exterminer sans
merci les ennemis de la liberté ».
Au lendemain du 11 septembre 2001, le président Bush avait
donné pour tâche à son pays d’assurer,
par tous les moyens possibles, le triomphe de la liberté
sur ses ennemis. Une nouvelle catégorie avait même
été créée à cette occasion,
celle de « combattants ennemis » qui ne jouissaient
ni du statut du criminel, jugé selon les lois du pays,
ni de celui du prisonnier de guerre, protégé par
les conventions de Genève ; ce sont eux qui peuplent le
camp de Guantanamo. Le résultat de ces diverses mesures
a été, on le sait, une extension du terrorisme.
Etiquettes aveuglantes
Il ne s’agit pas ici d’une simple inflexion sémantique
dans l’usage d’un mot, ni d’un pur débat
philosophique. Il faudrait se dépêcher d’abandonner
les étiquettes aveuglantes dont continuent de se servir
les dirigeants politiques qui, face à une agression, invoquent
« l’ennemi barbare », « les actes monstrueux
» ou « les personnages diaboliques ». Une compréhension
de l’ennemi fait découvrir des moyens spécifiques
pour le combattre. L’usage de la force, militaire ou policière,
doit toujours rester possible, une attaque imminente doit être
parée par les armes.
Mais à cela s’ajoute une autre conséquence
: comprendre l’agent agressif de son propre point de vue
devient le préalable indispensable de toute lutte contre
lui. Car derrière les actes physiques, il y a toujours
des pensées et des émotions, sur lesquelles il est
également possible d’agir. L’hostilité
peut être motivée par un sentiment d’humiliation,
ou par l’injustice subie, ou par la colère, ou par
des rêves de puissance, ou être résultat de
l’ignorance. Les ennemis sont des êtres humains, comme
nous. Pour les neutraliser, on ne se servira pas nécessairement
de bombes ni de missiles mais le courage et la persévérance
seront toujours exigés.
Tzvetan Todorov, né en 1939 à Sofia (Bulgarie),
est essayiste et historien des idées. Théoricien
de la littérature, il a mené de nombreuses recherches
sur le rapport des Occidentaux à l’altérité
et sur l’expérience totalitaire. Il a notamment publié
Les Ennemis intimes de la démocratie (Ed. Robert Laffont-Versilio,
2012) et Insoumis (Ed. Robert Laffont-Versilio, 288 pages, 20
euros).
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