«Comment écrire l'histoire de la déportation?
Lorsque
des hommes de science discutent entre eux à propos
d'un événement, il s'agit forcément d'un événement
qu'ils ont reconstruit dans l'irréel de l'imagination, mais
cet événement lui-même a existé, dans
son infinie richesse de vie, dans son incommensurable crudité d'existence.
Les
témoins de cet événement savent que ce
qu'ils en perçoivent n'est qu'un infime fragment de ce qui
s'est réellement passé; en outre, lorsqu'un de ces
témoins tente de relater ce qu'il a vu ou su, il répond
alors à des questions, questions qu'on lui a posées
ou qu'il se pose, et les questions délimitent, donc atrophient,
les réponses qu'elles suscitent. Qui plus est, sur ce qui
est évident, on ne s'interroge pas et, d'une décennie à l'autre,
les questions changent: en 1989 on m'a demandé plusieurs
fois pourquoi j'avais fait de la résistance. En 1945 je
ne m'étais jamais posé cette question.
En
mai et juin 1945, lorsque j'écrivais le premier Ravensbrück,
je me suis donc délibérément limitée à mes
propres observations et à quelques faits qu'on pouvait recouper.
Je disposais, en effet, de plusieurs centaines de témoignages,
en partie recueillis en Suède dès notre libération,
car j'avais alors demandé à chaque camarade le numéro
qu'elle portait au camp, la date de départ et d'arrivée
de son train, le nom de quelques femmes déportées
de son wagon, celui des kommandos où elles étaient
passées, celui des femmes qu'elles avaient vues mourir...
Je n'avais pas encore eu accès aux aveux criminels nazis.
Deux
ans plus tard, exactement en janvier 1947, j'eus le droit d'assister
(à Hambourg et à Rastadt) aux procès
de quelques-uns d'entre eux.
Leurs
dépositions - en particulier sur les assassinats
par gaz - furent beaucoup plus précises et complètes
que ce que nous avions pu savoir en regroupant nos seules observations.
En les publiant avec les nôtres _ ce fut le deuxième
Ravensbrück - je pensais répondre aux principales questions.
Même à celles des gens de mauvaise foi qui déjà se
manifestaient.
Pendant
ce temps _ c'est-à-dire depuis 1945 jusqu'à ce
jour-, les magistrats de l'Allemagne de l'Ouest inculpaient et
entendaient 91160 personnes compromises dans les crimes hitlériens
(sans compter les témoins à charge ou à décharge
qui défilèrent à cette occasion).
Cette
nouvelle masse d'infonnations non seulement confirmait nos propres
témoignages ainsi que les dépositions des
criminels déjà jugés et les rares documents écrits
que des prisonnières avaient pu sauver au péril de
leur vie, mais ils les complétaient, ils les éclairaient.
J'ai
toujours pensé que nos camarades et leurs familles
avaient le droit d'être tenues au courant de tout ce qu'on
pouvait savoir sur Ravensbrück, et cela constituait donc une
raison de revoir et de compléter mon texte.
Ce ne fut pas la seule.
Dire le vrai ne suffit pas, il faut aussi dire le juste.
En
1945, tout ce qui participait de l'Allemagne, à cause
de la nationalité des nazis, m'inspirait encore de l'horreur,
et nous étions nombreuses à partager cette horreur...
Quelques dizaines d'années plus tard, il me semblait que,
pour ne pas être une mauvaise action, un livre sur les crimes
concentrationnaires devait mentionner aussi le calvaire du peuple
allemand et ses efforts pour échapper à l'emprise
totalitaire _ sans passer sous silence, toutefois, les zones de
responsabilité d'un grand pays structuré. De 1939 à 1945,
en effet, à tous les niveaux d'autorité, les fonctionnaires
se transmettaient des ordres dits secrets, tandis que des trains,
par milliers, traversaient l'Allemagne de part en part, stationnaient
dans les gares sous la garde de milliers de cheminots, contrôlés
par des ingénieurs nombreux. Qui voulait vraiment savoir
savait - du moins au niveau de ceux qui font fonction de réfléchir.
Par exemple les professeurs de philosophie.
La
façon dont sont présentés, dans la plupart
des témoignages, certains prisonniers ou prisonnières
faisant fonction de Kapo, de Blockova, de Blockälteste, etc.
- en un mot ce qu'on peut appeler la hiérarchie parallèle
des camps - me semblait aussi constituer une source d'erreurs et
d'injustices.
On
sait que les nazis utilisèrent au maximum le matériel
humain qu'ils stockaient et que, pour cela, ils créèrent
des degrés hiérarchiques de misère. De ce
fait, il y eut mille camps dans chaque camp, mille conditions de
survie ou de non-survie - y compris à Auschwitz et chaque
témoignage doit par conséquent être lu au travers
de ces prismes.
Les
catégories relativement privilégiées
se recrutèrent parfois dans la pègre, mais, faute
de pègre, elles furent aussi choisies à l'ancienneté -
donc parmi ceux ou celles qui possédaient le mieux ce qu'on
peut appeler la science carcérale, c'est-à-dire nos
meilleurs témoins, les plus informés, les plus sûrs...
Or ils furent nombreux à prendre des risques énormes
pour protéger et informer leurs camarades. Et cela devait être
dit.
Dans
ce cadre, les jugements sommaires portés par les déportés
français sur les Polonais ou Polonaises utilisés
par les SS me semblaient particulièrement injustes; car,
en 1943, lorsque nos premiers convois arrivèrent dans les
camps, les prisonniers venus de Pologne ,subissaient le laminage
concentrationnaire (et les éliminations qu'il inclut) depuis
quatre longues années. . .
Il était injuste aussi d'opposer radicalement, à partir
de quelques exemples, les prisonnières de droit commun et
les politiques: en danger de mort, le courage, l'honneur se raidissent
sans règles et sans frontières, et on m'en a cité des
exemples.
Je
voulais réparer également une troisième «exactitude
injuste» envers mon propre pays.
Tandis
que j'écrivais le second Ravensbrück, j'avais
reçu le récit des tortures subies en Algérie
en 1957 par une enseignante que je savais totalement innocente
et totalement fiable. J'avais alors été bouleversée
en apprenant que la charité, la compassion humaine avaient été représentées
dans nos prisons par un ancien SS, et j'avais tenu à publier
ce récit en annexe, comme acte de foi dans la race humaine,
la seule que je connaisse.
Des
lecteurs ont pu croire que j'apparentais les crimes commis au
cours des affrontements coloniaux en Algérie ou au Vietnam
avec ceux de l'ère nazie. Certes, dans mon passé proche,
crimes il y eut, mais on ne peut pas, on ne doit pas confondre
des atrocités commises dans la panique du danger immédiat
avec les exterminations planifiées du nazisme, civilisation
criminelle dans son essence, dans son idéal.
Les
deux premières raisons qui me contraignirent à reprendre
mon enquête furent donc la volonté de confronter toutes
les informations dont on pouvait disposer et la nécessité de
peser scrupuleusement chaque jugement _ mais il y en eut aussi
une troisième: la passioo que nous partageons tous et qui
nous réunit ce soir, celle de comprendre.
Dès 1945, j'avais pensé que les recrudescences d'assassinats
dans les camps, ainsi que leurs accalmies, correspondaient entre
elles, mais aussi avec un plan, et qu'il fallait par conséquent étudier
ensemble l'évolution de tous les camps, en confrontant cette évolution
avec celle de la guerre, et aussi avec les relations personnelles
que les chefs nazis avaient entretenues entre eux - notamment Hitler,
Goering et Himmler.
Hitler
a souvent conduit sa guerre et sa pulitique au coup par coup,
mais l'ensemble de sun entreprise d'extermination apparaît
comme longuement pensée à part, menée à part,
et confiée entièrement à un seul homme: Heinrich
Himmler. A cette homogénéité, à cette
cohérence, elle dut son efficacité.
A
l'intérieur de la gigantesque mécanique concentrationnaire,
avec les hommes, les moyens et les pratiques qu'elle avait formés,
en utilisant aussi le personnel médical recruté dès
1939 pour l'assassinat des malades allemands, Himmler conduisit
le génocide juif - trois entreprises conçues pour
se compléter, exécutées avec le même
personnel, sous la direction permanente et unique d'un homme seul,
un homme dont les ambitions et les machinations varièrent:
d'abord complaire servilement à un tyran, puis ensuite le
tromper et le remplacer.
Étudier tout cela par tranches séparées,
connue c'est actuellement le cas, c'est s'interdire de comprendre
les vrais motifs de certains àcoups de l'extermination,
et par cela même s'interdire d'y réfléchir.
Pouvoir réfléchir au pins grand péril jamais
connu par l'humanité dans son ensemble, tel a toujours été mon
obsession: non pas épuiser le sujet, il est trop gigantesque,
mais le définir.
Il
reste des questions auxquelles les informations qu'on possède
ne permettent pas encore de répondre, et il reste aussi
des sources de documents à explorer, en Allemagne de l'Est,
en URSS... C'est le moment de se mettre à l'ouvrage.
Liens
brisés
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