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1999-2018

 

A la recherche du vrai et du juste

Germaine TILLION

A propos rompus avec le siècle, Éditions du Seuil, 2001.

 

«Comment écrire l'histoire de la déportation?

Lorsque des hommes de science discutent entre eux à propos d'un événement, il s'agit forcément d'un événement qu'ils ont reconstruit dans l'irréel de l'imagination, mais cet événement lui-même a existé, dans son infinie richesse de vie, dans son incommensurable crudité d'existence.

Les témoins de cet événement savent que ce qu'ils en perçoivent n'est qu'un infime fragment de ce qui s'est réellement passé; en outre, lorsqu'un de ces témoins tente de relater ce qu'il a vu ou su, il répond alors à des questions, questions qu'on lui a posées ou qu'il se pose, et les questions délimitent, donc atrophient, les réponses qu'elles suscitent. Qui plus est, sur ce qui est évident, on ne s'interroge pas et, d'une décennie à l'autre, les questions changent: en 1989 on m'a demandé plusieurs fois pourquoi j'avais fait de la résistance. En 1945 je ne m'étais jamais posé cette question.

En mai et juin 1945, lorsque j'écrivais le premier Ravensbrück, je me suis donc délibérément limitée à mes propres observations et à quelques faits qu'on pouvait recouper. Je disposais, en effet, de plusieurs centaines de témoignages, en partie recueillis en Suède dès notre libération, car j'avais alors demandé à chaque camarade le numéro qu'elle portait au camp, la date de départ et d'arrivée de son train, le nom de quelques femmes déportées de son wagon, celui des kommandos où elles étaient passées, celui des femmes qu'elles avaient vues mourir... Je n'avais pas encore eu accès aux aveux criminels nazis.

Deux ans plus tard, exactement en janvier 1947, j'eus le droit d'assister (à Hambourg et à Rastadt) aux procès de quelques-uns d'entre eux.

Leurs dépositions - en particulier sur les assassinats par gaz - furent beaucoup plus précises et complètes que ce que nous avions pu savoir en regroupant nos seules observations. En les publiant avec les nôtres _ ce fut le deuxième Ravensbrück - je pensais répondre aux principales questions. Même à celles des gens de mauvaise foi qui déjà se manifestaient.

Pendant ce temps _ c'est-à-dire depuis 1945 jusqu'à ce jour-, les magistrats de l'Allemagne de l'Ouest inculpaient et entendaient 91160 personnes compromises dans les crimes hitlériens (sans compter les témoins à charge ou à décharge qui défilèrent à cette occasion).

Cette nouvelle masse d'infonnations non seulement confirmait nos propres témoignages ainsi que les dépositions des criminels déjà jugés et les rares documents écrits que des prisonnières avaient pu sauver au péril de leur vie, mais ils les complétaient, ils les éclairaient.

J'ai toujours pensé que nos camarades et leurs familles avaient le droit d'être tenues au courant de tout ce qu'on pouvait savoir sur Ravensbrück, et cela constituait donc une raison de revoir et de compléter mon texte.

Ce ne fut pas la seule.

Dire le vrai ne suffit pas, il faut aussi dire le juste.

En 1945, tout ce qui participait de l'Allemagne, à cause de la nationalité des nazis, m'inspirait encore de l'horreur, et nous étions nombreuses à partager cette horreur... Quelques dizaines d'années plus tard, il me semblait que, pour ne pas être une mauvaise action, un livre sur les crimes concentrationnaires devait mentionner aussi le calvaire du peuple allemand et ses efforts pour échapper à l'emprise totalitaire _ sans passer sous silence, toutefois, les zones de responsabilité d'un grand pays structuré. De 1939 à 1945, en effet, à tous les niveaux d'autorité, les fonctionnaires se transmettaient des ordres dits secrets, tandis que des trains, par milliers, traversaient l'Allemagne de part en part, stationnaient dans les gares sous la garde de milliers de cheminots, contrôlés par des ingénieurs nombreux. Qui voulait vraiment savoir savait - du moins au niveau de ceux qui font fonction de réfléchir. Par exemple les professeurs de philosophie.

La façon dont sont présentés, dans la plupart des témoignages, certains prisonniers ou prisonnières faisant fonction de Kapo, de Blockova, de Blockälteste, etc. - en un mot ce qu'on peut appeler la hiérarchie parallèle des camps - me semblait aussi constituer une source d'erreurs et d'injustices.

On sait que les nazis utilisèrent au maximum le matériel humain qu'ils stockaient et que, pour cela, ils créèrent des degrés hiérarchiques de misère. De ce fait, il y eut mille camps dans chaque camp, mille conditions de survie ou de non-survie - y compris à Auschwitz et chaque témoignage doit par conséquent être lu au travers de ces prismes.

Les catégories relativement privilégiées se recrutèrent parfois dans la pègre, mais, faute de pègre, elles furent aussi choisies à l'ancienneté - donc parmi ceux ou celles qui possédaient le mieux ce qu'on peut appeler la science carcérale, c'est-à-dire nos meilleurs témoins, les plus informés, les plus sûrs... Or ils furent nombreux à prendre des risques énormes pour protéger et informer leurs camarades. Et cela devait être dit.

Dans ce cadre, les jugements sommaires portés par les déportés français sur les Polonais ou Polonaises utilisés par les SS me semblaient particulièrement injustes; car, en 1943, lorsque nos premiers convois arrivèrent dans les camps, les prisonniers venus de Pologne ,subissaient le laminage concentrationnaire (et les éliminations qu'il inclut) depuis quatre longues années. . .

Il était injuste aussi d'opposer radicalement, à partir de quelques exemples, les prisonnières de droit commun et les politiques: en danger de mort, le courage, l'honneur se raidissent sans règles et sans frontières, et on m'en a cité des exemples.

Je voulais réparer également une troisième «exactitude injuste» envers mon propre pays.

Tandis que j'écrivais le second Ravensbrück, j'avais reçu le récit des tortures subies en Algérie en 1957 par une enseignante que je savais totalement innocente et totalement fiable. J'avais alors été bouleversée en apprenant que la charité, la compassion humaine avaient été représentées dans nos prisons par un ancien SS, et j'avais tenu à publier ce récit en annexe, comme acte de foi dans la race humaine, la seule que je connaisse.

Des lecteurs ont pu croire que j'apparentais les crimes commis au cours des affrontements coloniaux en Algérie ou au Vietnam avec ceux de l'ère nazie. Certes, dans mon passé proche, crimes il y eut, mais on ne peut pas, on ne doit pas confondre des atrocités commises dans la panique du danger immédiat avec les exterminations planifiées du nazisme, civilisation criminelle dans son essence, dans son idéal.

Les deux premières raisons qui me contraignirent à reprendre mon enquête furent donc la volonté de confronter toutes les informations dont on pouvait disposer et la nécessité de peser scrupuleusement chaque jugement _ mais il y en eut aussi une troisième: la passioo que nous partageons tous et qui nous réunit ce soir, celle de comprendre.

Dès 1945, j'avais pensé que les recrudescences d'assassinats dans les camps, ainsi que leurs accalmies, correspondaient entre elles, mais aussi avec un plan, et qu'il fallait par conséquent étudier ensemble l'évolution de tous les camps, en confrontant cette évolution avec celle de la guerre, et aussi avec les relations personnelles que les chefs nazis avaient entretenues entre eux - notamment Hitler, Goering et Himmler.

Hitler a souvent conduit sa guerre et sa pulitique au coup par coup, mais l'ensemble de sun entreprise d'extermination apparaît comme longuement pensée à part, menée à part, et confiée entièrement à un seul homme: Heinrich Himmler. A cette homogénéité, à cette cohérence, elle dut son efficacité.

A l'intérieur de la gigantesque mécanique concentrationnaire, avec les hommes, les moyens et les pratiques qu'elle avait formés, en utilisant aussi le personnel médical recruté dès 1939 pour l'assassinat des malades allemands, Himmler conduisit le génocide juif - trois entreprises conçues pour se compléter, exécutées avec le même personnel, sous la direction permanente et unique d'un homme seul, un homme dont les ambitions et les machinations varièrent: d'abord complaire servilement à un tyran, puis ensuite le tromper et le remplacer.

Étudier tout cela par tranches séparées, connue c'est actuellement le cas, c'est s'interdire de comprendre les vrais motifs de certains àcoups de l'extermination, et par cela même s'interdire d'y réfléchir. Pouvoir réfléchir au pins grand péril jamais connu par l'humanité dans son ensemble, tel a toujours été mon obsession: non pas épuiser le sujet, il est trop gigantesque, mais le définir.

Il reste des questions auxquelles les informations qu'on possède ne permettent pas encore de répondre, et il reste aussi des sources de documents à explorer, en Allemagne de l'Est, en URSS... C'est le moment de se mettre à l'ouvrage.

 

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