NIETZSCHE nous dit, à la fin de Par-delà le bien
et le mal : « J'irais jusqu'à risquer un classement
des philosophes suivant le rang de leur rire. » Nietzsche
a une violente aversion pour les philosophes qui, comme il le dit, « ont
cherché à donner mauvaise réputation au rire ».
Et il juge Thomas Hobbes singulièrement coupable de ce crime,
ajoutant qu'on ne saurait attendre d'un Anglais autre chose que
l'attitude puritaine de Hobbes.
Or
il se trouve que l'accusation de Nietzsche repose sur une citation
mal interprétée de ce que dit Hobbes sur le rire
en philosophie. Cependant, Nietzsche avait sans doute raison de
souligner que Hobbes (d'accord en cela avec la plupart des penseurs
importants de son époque) considérait comme évident
que le rire est un sujet auquel les philosophes doivent s'intéresser
sérieusement.
Selon
moi, cet intérêt commença à prendre
de l'ampleur au cours des premières décennies du
XVIe siècle, en particulier chez des humanistes aussi éminents
que Castiglione dans son Cortigiano de 1528, Rabelais dans son
Pantagruel de 1533, Vives dans son De anima et vita de 1539, ainsi
que dans plusieurs textes d'Erasme.
Et
puis, à la fin du siècle, pour la première
fois depuis l'Antiquité, nous voyons se développer
une littérature médicale spécialisée
concernant les aspects physiologiques ainsi que psychologiques
de ce phénomène. Le pionnier dans ce domaine est
Laurent Joubert, médecin de Montpellier, dont le Traité du
ris est publié pour la première fois à Paris
en 1579. Puis, bientôt après, plusieurs traités
comparables commencent à paraître en Italie, dont
De risu de Celso Mancini en 1598, De risu de Antonio Lorenzini
en 1603, et ainsi de suite.
Il
peut sembler surprenant que tant de médecins se soient
emparés avec pareil enthousiasme d'un thème essentiellement
humaniste (parmi eux, bien entendu, Rabelais) et c'est là une énigme
sur laquelle je reviendrai. Mais pour le moment, je veux en rester
aux philosophes, et souligner avec quel enthousiasme un si grand
nombre des défenseurs les plus éminents de la nouvelle
philosophie au sein de la génération suivante s'attachent à cette
question.
Descartes
consacre trois chapitres à la place occupée
par le rire au sein des émotions dans son dernier ouvrage,
Les Passions de l'âme, de 1648. Hobbes soulève un
grand nombre des mêmes questions dans The Elements of Law
et de nouveau dans Léviathan. Spinoza défend la valeur
du rire dans le Livre IV de L'Ethique. Et nombre des disciples
avoués de Descartes expriment un intérêt particulier
pour ce phénomène, notamment Henry More dans son
Account of Virtue.
Pourquoi
tous ces auteurs se croient-ils tenus de s'intéresser
sérieusement au rire ? Il me semble que la réponse
est à rechercher dans le fait que tous s'accordent sur un
point cardinal. Et ce point est que la question la plus importante
qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui
le provoquent.
Une
des émotions en question, tous sont d'accord là-dessus,
est nécessairement une forme de joie ou de bonheur. (...)
Cependant, on s'accordait aussi sur le fait que cette joie devait être
d'un genre bien particulier, et nous arrivons maintenant à l'aperçu
le plus caractéristique (et peut-être aussi le plus
déconcertant) de la littérature humaniste et médicale
dont il est question ici. Cet aperçu est que la joie exprimée
par le rire est toujours associée avec des sentiments de
mépris, voire de haine : la haine de Descartes.
Chez
les humanistes, l'un des plus anciens arguments à cet
effet est avancé par Castiglione : « A chaque fois
que nous rions, nous nous moquons de et nous méprisons toujours
quelqu'un, nous cherchons toujours à railler et à nous
moquer des vices. » Et les auteurs médicaux exposent
la même théorie sous une forme plus développée,
l'analyse la plus subtile sur ce point étant peut-être
celle de Joubert dans son Traité du ris : « Quelle
est la matière du ris ?.. Cet objet, subjet, occasion ou
matière du ris se rapporte à deux sentiments, qui
sont l'ouïe et la vue : car tout ce qui est ridicule se trouve
en fait ou en dit, et est quelque chose laide et meséante,
indigne toutefois de pitié et compassion. Le style commun
de notre rire est toujours la dérision et le mépris. »
Cet
argument est beaucoup développé par la génération
suivante, surtout par ceux qui souhaitent relier les aperçus
des humanistes à ceux d'une littérature médicale
en pleine éclosion. Le plus important des auteurs qui s'efforcent
de forger ces liens est peut-être Robert Burton dans un texte étonnant,
The Anatomy of Melancholy, de 1621, qui commence par nous dire,
dans sa préface, que « lorsque nous rions, nous condamnons
autrui, nous condamnons le monde de la folie », ajoutant
que « le monde n'a jamais été aussi plein de
folie à condamner, aussi plein de gens qui sont fous et
ridicules ».
De
même, comme le souligne Descartes dans Les Passions de
l'âme : « Or encore qu'il semble que le ris soit l'un
des principaux signes de la joye, elle ne peut toutefois le causer
que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque
admiration ou quelque haine meslée avec elle. » De
même aussi Hobbes écrit, plusieurs années auparavant,
dans The Elements of Law : « La passion du rire n'est rien
d'autre qu'une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire,
il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui,
de sorte que lorsqu'on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe
de vous et on vous méprise. »
Ainsi,
selon cette analyse, si vous vous tordez de rire, c'est qu'il
a dû se passer deux choses. Vous avez dû vous
apercevoir d'un vice ou d'une faiblesse méprisable en vous-même
ou (encore mieux) chez autrui. Et vous avez dû en prendre
conscience de manière à susciter un sentiment joyeux
de supériorité et, par conséquent, de mépris.
Une implication de ce raisonnement qui vaut la peine qu'on s'y
arrête est que, selon Hobbes, il faut établir un contraste
marqué entre le rire et le sourire. (...)
Le
rire exprime la dérision, mais le sourire est considéré comme
une expression naturelle de plaisir, et en particulier d'affection
et d'encouragement. Par exemple, Sir Thomas Browne, autre médecin
imprégné de savoir humaniste, fait référence à cette
distinction dans son ouvrage Pseudodoxia Epidemica de 1640, dans
un passage traitant de l'énigme scolastique qui demande
si le Christ a jamais ri. La réponse de Browne est que,
même si le Christ n'a jamais ri, nous ne pouvons imaginer
qu'il n'a jamais souri, car le sourire aurait été la
preuve la plus sûre de son humanité.
Cette
conception du sourire le relie au sublime, et en particulier à l'image
chrétienne du paradis comme état de joie éternelle.
Ainsi, les sourires que nous voyons souvent dans les tableaux religieux
de la Renaissance doivent, selon moi, être généralement
compris comme l'expression d'une conscience joyeuse de cette sublimité.
D'ordinaire, dans de tels portraits, on nous indique, par des gestes
de la main ou des regards pleins de désir levés au
ciel, que l'objet de cette joie est effectivement céleste.
Mais dans le cas le plus célèbre de tous, La Joconde
de Léonard de Vinci, la source de la joie intérieure
qui fait sourire Mona Lisa demeure un mystère qui prête
au tableau son caractère éternellement énigmatique.
L'esthétique romantique a ici, je crois, oblitéré un
contraste important, bien que nous l'ayons conservé dans
le parler de tous les jours. Des théoriciens romantiques
de l'esthétique tels que, par exemple, Edmund Burke, aiment
relier, comme dans le titre de son fameux essai, le sublime et
le beau. Mais dans la théorie de l'époque classique
et de la Renaissance que j'examine ici, le contraste existe toujours
entre le sublime, qui vous fait sourire, et le ridicule, pour lequel
vous marquez votre mépris par le rire. Et nous continuons à dire
qu'il n'est qu'un pas du sublime au ridicule.
Or
l'idée selon laquelle le sourire exprime l'amour tandis
que le rire reflète le mépris était destinée à durer
très longtemps. Si, par exemple, vous jetez un coup d'oeil à l'essai
de Baudelaire de 1855 De l'essence du rire, vous le verrez déclarer
que le rire est diabolique, offrant en guise d'explication le fait
que le rire a ses racines dans l'orgueil méprisant, le pire
des péchés capitaux. Mais en dépit de son
influence considérable, cette explication est bien loin
d'être évidente. Il semble donc naturel de commencer
par s'interroger sur son origine. Où et quand cette conception
du rire est-elle apparue et comment en est-elle arrivée à exercer
pareille influence sur la philosophie de la Renaissance et des
débuts de l'époque moderne ? (...) Presque tout ce
que Hobbes et ses prédécesseurs humanistes ont à dire à propos
du rire dérive de deux courants de la pensée antique
consacrés à ce phénomène, qui peuvent
tous deux être ramenés à la philosophie d'Aristote.
(...)
La
contribution des auteurs de la Renaissance à la théorie
du risible était bien moins originale qu'ils ne voulaient
l'admettre. Les humanistes avaient une dette considérable
envers la littérature rhétorique des Anciens, et
par-dessus tout l'analyse de Cicéron dans De oratore. (...)
Toutefois,
il serait fallacieux d'en déduire que les auteurs
des débuts de l'époque moderne ne font que répéter
passivement les idées de leurs autorités classiques.
Je dois maintenant souligner qu'ils ajoutent aux arguments dont
ils héritent deux analyses d'importance. Tout d'abord, les
auteurs médicaux accordent une importance d'ordre physiologique
tout à fait nouvelle au rôle de la soudaineté,
et par conséquent de la surprise, dans la provocation du
rire, introduisant pour la première fois dans le débat
le concept clé d' admiratio ou admiration. (...)
Cette
découverte est immédiatement reprise par les
philosophes. C'est particulièrement vrai de Descartes, pour
lequel l'admiration est une passion fondamentale. (...)
L'autre
apport nouveau des théoriciens du début
de l'époque moderne émane d'une lacune qu'ils repèrent
dans l'analyse originale d'Aristote. La thèse d'Aristote
dans la Poétique est que le rire réprouve le vice
en exprimant et en sollicitant des sentiments de mépris
envers ceux qui se conduisent de façon ridicule. Mais comme
nos auteurs le font remarquer, Aristote omet, de façon fort
inhabituelle, de donner une définition du ridicule, et omet
par conséquent d'indiquer quels vices particuliers sont
les plus susceptibles de provoquer un rire méprisant. Il
se peut, bien sûr, qu'Aristote ait examiné ces questions
dans le Livre II de la Poétique, dont on sait qu'il portait
sur la comédie. Mais ce texte fut perdu à la fin
de l'Antiquité, et on ne sait rien de certain à son
sujet.
Pour
les auteurs médicaux, la question de ce que Montaigne
allait appeler « les vices ordinaires » ne présentait
aucun intérêt. Mais pour les humanistes, elle paraît
souvent la plus importante de toutes, et c'est l'analyse de Castiglione
qui semble avoir exercé la plus grande influence.
L'idée fondamentale de Castiglione - empruntée directement à Cicéron
- est que les vices que nous pouvons espérer ridiculiser
avec le plus grand succès sont ceux qui présentent
quelque disproportion par rapport aux vérités de
la nature, et en particulier ceux qui révèlent que
nous avons ce qu'il appelle une vision « affectée » de
notre propre valeur. Et il nous dit qu'il existe trois vices principaux
de ce genre : l'avarice, l'hypocrisie et la vanité ou orgueil.
(...)
Vous
songez certainement - comme beaucoup de penseurs à l'époque
- que la théorie de l'époque classique et de la Renaissance
que je viens d'exposer comporte sans doute une erreur. Car il est
faux, sans doute, que nous ne rions que lorsque nous voyons que
quelqu'un a de lui-même une opinion disproportionnée,
de sorte que notre rire exprime toujours notre mépris. Il
est certain que le rire exprime quelquefois non pas des sentiments
joyeux de supériorité mais simplement de la joie
- comme disent les Anglais, la joie de vivre. (...)
Pour
les médecins, l'importance de la théorie classique
gît dans le fait qu'elle accorde une place au rire dans l'encouragement
de la bonne santé. Comme Joubert l'explique en détail,
il est particulièrement profitable d'encourager l'allégresse
chez les individus dotés de tempéraments froids et
secs, et donc de coeurs petits et durs.
Toute
personne assez malchanceuse pour être nantie de ce
tempérament, ou, comme dit Joubert, de ces humeurs, souffre
d'un excès de bile noire dans la rate, ce qui entraîne
par suite des sentiments de rage et, faute de traitement, la perte
de l'esprit et, pour finir, la mélancolie. L'exemple donné par
Joubert - comme par tous les autres médecins - est celui
de Démocrite, dont le grand âge et le tempérament
fondamentalement bilieux le rendirent si frustré et irritable
que, comme le rapporte Burton dans The Anatomy of Melancholy, il
finit par tomber dans une dépression suicidaire.
Or
l'idée est que la décision de Démocrite
de cultiver le rire en se plaçant sur la route de l'absurdité humaine
lui apporta une cure pour sa condition. Comme l'explique Joubert
(puisant encore une fois à la théorie des humeurs
de Galien), le rire de Démocrite ne fait pas qu'améliorer
la circulation de son sang, rendant Démocrite plus sanguin
tant que dure le rire. Le rire aide aussi à expulser la
bile noire qui, sinon, l'aurait empoisonné et l'aurait fait
retomber dans la mélancolie. Le résultat fut de permettre à Démocrite,
comme nous disons encore de nos jours, de rester de bonne humeur.
Ainsi, comme Hippocrate l'avait bien compris, le rire de Démocrite,
loin d'être un symptôme de folie, fut probablement
le moyen principal de préserver sa santé mentale.
Ce
raisonnement n'est valable que si le rire est effectivement une
expression
naturelle de mépris. Pour commencer à guérir,
Démocrite dut se faire le spectateur de l'absurdité humaine
: il savait que ce spectacle exciterait son mépris, mais
il savait aussi que cela même le ferait rire. Mais ce n'est
que parce que Démocrite pouvait s'attendre à ce que
ses sentiments de mépris provoquent le rire qu'il fut à même
de commencer sa thérapie. Et je crois que c'est ce type
de raisonnement qui explique pourquoi les médecins s'enthousiasmèrent
tant pour l'idée essentiellement rhétorique selon
laquelle le rire est effectivement une expression naturelle de
mépris.
Mais
si nous en revenons maintenant aux philosophes, et plus particulièrement
aux rhétoriciens, nous rencontrons alors un type de raisonnement
tout différent. Pour ces auteurs, le fait que le rire exprime
le mépris importe essentiellement dans la sphère
de la parole publique. Compte tenu, affirment-ils, que le rire
est une manifestation extérieure de ces émotions
particulières, nous pouvons espérer en faire une
arme d'une puissance incomparable pour le débat moral et
politique. (...)
En
parlant du rire comme expression de mépris, j'ai principalement
exposé une théorie, mais j'ai aussi retracé une
narration. La théorie que j'ai examinée NIETZSCHE
nous dit, à la fin de Par-delà le bien et le mal
: « J'irais jusqu'à risquer un classement des philosophes
suivant le rang de leur rire. » Nietzsche a une violente
aversion pour les philosophes qui, comme il le dit, « ont
cherché à donner mauvaise réputation au rire ».
Et il juge Thomas Hobbes singulièrement coupable de ce crime,
ajoutant qu'on ne saurait attendre d'un Anglais autre chose que
l'attitude puritaine de Hobbes.
Or
il se trouve que l'accusation de Nietzsche repose sur une citation
mal interprétée de ce que dit Hobbes sur le rire
en philosophie. Cependant, Nietzsche avait sans doute raison de
souligner que Hobbes (d'accord en cela avec la plupart des penseurs
importants de son époque) considérait comme évident
que le rire est un sujet auquel les philosophes doivent s'intéresser
sérieusement.
Selon
moi, cet intérêt commença à prendre
de l'ampleur au cours des premières décennies du
XVIe siècle, en particulier chez des humanistes aussi éminents
que Castiglione dans son Cortigiano de 1528, Rabelais dans son
Pantagruel de 1533, Vives dans son De anima et vita de 1539, ainsi
que dans plusieurs textes d'Erasme.
Et
puis, à la fin du siècle, pour la première
fois depuis l'Antiquité, nous voyons se développer
une littérature médicale spécialisée
concernant les aspects physiologiques ainsi que psychologiques
de ce phénomène. Le pionnier dans ce domaine est
Laurent Joubert, médecin de Montpellier, dont le Traité du
ris est publié pour la première fois à Paris
en 1579. Puis, bientôt après, plusieurs traités
comparables commencent à paraître en Italie, dont
De risu de Celso Mancini en 1598, De risu de Antonio Lorenzini
en 1603, et ainsi de suite.
Il
peut sembler surprenant que tant de médecins se soient
emparés avec pareil enthousiasme d'un thème essentiellement
humaniste (parmi eux, bien entendu, Rabelais) et c'est là une énigme
sur laquelle je reviendrai. Mais pour le moment, je veux en rester
aux philosophes, et souligner avec quel enthousiasme un si grand
nombre des défenseurs les plus éminents de la nouvelle
philosophie au sein de la génération suivante s'attachent à cette
question.
Descartes
consacre trois chapitres à la place occupée
par le rire au sein des émotions dans son dernier ouvrage,
Les Passions de l'âme, de 1648. Hobbes soulève un
grand nombre des mêmes questions dans The Elements of Law
et de nouveau dans Léviathan. Spinoza défend la valeur
du rire dans le Livre IV de L'Ethique. Et nombre des disciples
avoués de Descartes expriment un intérêt particulier
pour ce phénomène, notamment Henry More dans son
Account of Virtue.
Pourquoi
tous ces auteurs se croient-ils tenus de s'intéresser
sérieusement au rire ? Il me semble que la réponse
est à rechercher dans le fait que tous s'accordent sur un
point cardinal. Et ce point est que la question la plus importante
qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui
le provoquent.
Une
des émotions en question, tous sont d'accord là-dessus,
est nécessairement une forme de joie ou de bonheur. (...)
Cependant, on s'accordait aussi sur le fait que cette joie devait être
d'un genre bien particulier, et nous arrivons maintenant à l'aperçu
le plus caractéristique (et peut-être aussi le plus
déconcertant) de la littérature humaniste et médicale
dont il est question ici. Cet aperçu est que la joie exprimée
par le rire est toujours associée avec des sentiments de
mépris, voire de haine : la haine de Descartes.
Chez
les humanistes, l'un des plus anciens arguments à cet
effet est avancé par Castiglione : « A chaque fois
que nous rions, nous nous moquons de et nous méprisons toujours
quelqu'un, nous cherchons toujours à railler et à nous
moquer des vices. » Et les auteurs médicaux exposent
la même théorie sous une forme plus développée,
l'analyse la plus subtile sur ce point étant peut-être
celle de Joubert dans son Traité du ris : « Quelle
est la matière du ris ?.. Cet objet, subjet, occasion ou
matière du ris se rapporte à deux sentiments, qui
sont l'ouïe et la vue : car tout ce qui est ridicule se trouve
en fait ou en dit, et est quelque chose laide et meséante,
indigne toutefois de pitié et compassion. Le style commun
de notre rire est toujours la dérision et le mépris. »
Cet
argument est beaucoup développé par la génération
suivante, surtout par ceux qui souhaitent relier les aperçus
des humanistes à ceux d'une littérature médicale
en pleine éclosion. Le plus important des auteurs qui s'efforcent
de forger ces liens est peut-être Robert Burton dans un texte étonnant,
The Anatomy of Melancholy, de 1621, qui commence par nous dire,
dans sa préface, que « lorsque nous rions, nous condamnons
autrui, nous condamnons le monde de la folie », ajoutant
que « le monde n'a jamais été aussi plein de
folie à condamner, aussi plein de gens qui sont fous et
ridicules ».
De
même, comme le souligne Descartes dans Les Passions de
l'âme : « Or encore qu'il semble que le ris soit l'un
des principaux signes de la joye, elle ne peut toutefois le causer
que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque
admiration ou quelque haine meslée avec elle. » De
même aussi Hobbes écrit, plusieurs années auparavant,
dans The Elements of Law : « La passion du rire n'est rien
d'autre qu'une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire,
il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui,
de sorte que lorsqu'on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe
de vous et on vous méprise. »
Ainsi,
selon cette analyse, si vous vous tordez de rire, c'est qu'il
a dû se passer deux choses. Vous avez dû vous
apercevoir d'un vice ou d'une faiblesse méprisable en vous-même
ou (encore mieux) chez autrui. Et vous avez dû en prendre
conscience de manière à susciter un sentiment joyeux
de supériorité et, par conséquent, de mépris.
Une implication de ce raisonnement qui vaut la peine qu'on s'y
arrête est que, selon Hobbes, il faut établir un contraste
marqué entre le rire et le sourire. (...)
Le
rire exprime la dérision, mais le sourire est considéré comme
une expression naturelle de plaisir, et en particulier d'affection
et d'encouragement. Par exemple, Sir Thomas Browne, autre médecin
imprégné de savoir humaniste, fait référence à cette
distinction dans son ouvrage Pseudodoxia Epidemica de 1640, dans
un passage traitant de l'énigme scolastique qui demande
si le Christ a jamais ri. La réponse de Browne est que,
même si le Christ n'a jamais ri, nous ne pouvons imaginer
qu'il n'a jamais souri, car le sourire aurait été la
preuve la plus sûre de son humanité.
Cette
conception du sourire le relie au sublime, et en particulier à l'image
chrétienne du paradis comme état de joie éternelle.
Ainsi, les sourires que nous voyons souvent dans les tableaux religieux
de la Renaissance doivent, selon moi, être généralement
compris comme l'expression d'une conscience joyeuse de cette sublimité.
D'ordinaire, dans de tels portraits, on nous indique, par des gestes
de la main ou des regards pleins de désir levés au
ciel, que l'objet de cette joie est effectivement céleste.
Mais dans le cas le plus célèbre de tous, La Joconde
de Léonard de Vinci, la source de la joie intérieure
qui fait sourire Mona Lisa demeure un mystère qui prête
au tableau son caractère éternellement énigmatique.
L'esthétique romantique a ici, je crois, oblitéré un
contraste important, bien que nous l'ayons conservé dans
le parler de tous les jours. Des théoriciens romantiques
de l'esthétique tels que, par exemple, Edmund Burke, aiment
relier, comme dans le titre de son fameux essai, le sublime et
le beau. Mais dans la théorie de l'époque classique
et de la Renaissance que j'examine ici, le contraste existe toujours
entre le sublime, qui vous fait sourire, et le ridicule, pour lequel
vous marquez votre mépris par le rire. Et nous continuons à dire
qu'il n'est qu'un pas du sublime au ridicule.
Or
l'idée selon laquelle le sourire exprime l'amour tandis
que le rire reflète le mépris était destinée à durer
très longtemps. Si, par exemple, vous jetez un coup d'oeil à l'essai
de Baudelaire de 1855 De l'essence du rire, vous le verrez déclarer
que le rire est diabolique, offrant en guise d'explication le fait
que le rire a ses racines dans l'orgueil méprisant, le pire
des péchés capitaux. Mais en dépit de son
influence considérable, cette explication est bien loin
d'être évidente. Il semble donc naturel de commencer
par s'interroger sur son origine. Où et quand cette conception
du rire est-elle apparue et comment en est-elle arrivée à exercer
pareille influence sur la philosophie de la Renaissance et des
débuts de l'époque moderne ? (...) Presque tout ce
que Hobbes et ses prédécesseurs humanistes ont à dire à propos
du rire dérive de deux courants de la pensée antique
consacrés à ce phénomène, qui peuvent
tous deux être ramenés à la philosophie d'Aristote.
(...)
La
contribution des auteurs de la Renaissance à la théorie
du risible était bien moins originale qu'ils ne voulaient
l'admettre. Les humanistes avaient une dette considérable
envers la littérature rhétorique des Anciens, et
par-dessus tout l'analyse de Cicéron dans De oratore. (...)
Toutefois,
il serait fallacieux d'en déduire que les auteurs
des débuts de l'époque moderne ne font que répéter
passivement les idées de leurs autorités classiques.
Je dois maintenant souligner qu'ils ajoutent aux arguments dont
ils héritent deux analyses d'importance. Tout d'abord, les
auteurs médicaux accordent une importance d'ordre physiologique
tout à fait nouvelle au rôle de la soudaineté,
et par conséquent de la surprise, dans la provocation du
rire, introduisant pour la première fois dans le débat
le concept clé d' admiratio ou admiration. (...)
Cette
découverte est immédiatement reprise par les
philosophes. C'est particulièrement vrai de Descartes, pour
lequel l'admiration est une passion fondamentale. (...)
L'autre
apport nouveau des théoriciens du début
de l'époque moderne émane d'une lacune qu'ils repèrent
dans l'analyse originale d'Aristote. La thèse d'Aristote
dans la Poétique est que le rire réprouve le vice
en exprimant et en sollicitant des sentiments de mépris
envers ceux qui se conduisent de façon ridicule. Mais comme
nos auteurs le font remarquer, Aristote omet, de façon fort
inhabituelle, de donner une définition du ridicule, et omet
par conséquent d'indiquer quels vices particuliers sont
les plus susceptibles de provoquer un rire méprisant. Il
se peut, bien sûr, qu'Aristote ait examiné ces questions
dans le Livre II de la Poétique, dont on sait qu'il portait
sur la comédie. Mais ce texte fut perdu à la fin
de l'Antiquité, et on ne sait rien de certain à son
sujet.
Pour
les auteurs médicaux, la question de ce que Montaigne
allait appeler « les vices ordinaires » ne présentait
aucun intérêt. Mais pour les humanistes, elle paraît
souvent la plus importante de toutes, et c'est l'analyse de Castiglione
qui semble avoir exercé la plus grande influence.
L'idée fondamentale de Castiglione - empruntée directement à Cicéron
- est que les vices que nous pouvons espérer ridiculiser
avec le plus grand succès sont ceux qui présentent
quelque disproportion par rapport aux vérités de
la nature, et en particulier ceux qui révèlent que
nous avons ce qu'il appelle une vision « affectée » de
notre propre valeur. Et il nous dit qu'il existe trois vices principaux
de ce genre : l'avarice, l'hypocrisie et la vanité ou orgueil.
(...)
Vous
songez certainement - comme beaucoup de penseurs à l'époque
- que la théorie de l'époque classique et de la Renaissance
que je viens d'exposer comporte sans doute une erreur. Car il est
faux, sans doute, que nous ne rions que lorsque nous voyons que
quelqu'un a de lui-même une opinion disproportionnée,
de sorte que notre rire exprime toujours notre mépris. Il
est certain que le rire exprime quelquefois non pas des sentiments
joyeux de supériorité mais simplement de la joie
- comme disent les Anglais, la joie de vivre. (...)
Pour
les médecins, l'importance de la théorie classique
gît dans le fait qu'elle accorde une place au rire dans l'encouragement
de la bonne santé. Comme Joubert l'explique en détail,
il est particulièrement profitable d'encourager l'allégresse
chez les individus dotés de tempéraments froids et
secs, et donc de coeurs petits et durs.
Toute
personne assez malchanceuse pour être nantie de ce
tempérament, ou, comme dit Joubert, de ces humeurs, souffre
d'un excès de bile noire dans la rate, ce qui entraîne
par suite des sentiments de rage et, faute de traitement, la perte
de l'esprit et, pour finir, la mélancolie. L'exemple donné par
Joubert - comme par tous les autres médecins - est celui
de Démocrite, dont le grand âge et le tempérament
fondamentalement bilieux le rendirent si frustré et irritable
que, comme le rapporte Burton dans The Anatomy of Melancholy, il
finit par tomber dans une dépression suicidaire.
Or
l'idée est que la décision de Démocrite
de cultiver le rire en se plaçant sur la route de l'absurdité humaine
lui apporta une cure pour sa condition. Comme l'explique Joubert
(puisant encore une fois à la théorie des humeurs
de Galien), le rire de Démocrite ne fait pas qu'améliorer
la circulation de son sang, rendant Démocrite plus sanguin
tant que dure le rire. Le rire aide aussi à expulser la
bile noire qui, sinon, l'aurait empoisonné et l'aurait fait
retomber dans la mélancolie. Le résultat fut de permettre à Démocrite,
comme nous disons encore de nos jours, de rester de bonne humeur.
Ainsi, comme Hippocrate l'avait bien compris, le rire de Démocrite,
loin d'être un symptôme de folie, fut probablement
le moyen principal de préserver sa santé mentale.
Ce
raisonnement n'est valable que si le rire est effectivement une
expression
naturelle de mépris. Pour commencer à guérir,
Démocrite dut se faire le spectateur de l'absurdité humaine
: il savait que ce spectacle exciterait son mépris, mais
il savait aussi que cela même le ferait rire. Mais ce n'est
que parce que Démocrite pouvait s'attendre à ce que
ses sentiments de mépris provoquent le rire qu'il fut à même
de commencer sa thérapie. Et je crois que c'est ce type
de raisonnement qui explique pourquoi les médecins s'enthousiasmèrent
tant pour l'idée essentiellement rhétorique selon
laquelle le rire est effectivement une expression naturelle de
mépris.
Mais
si nous en revenons maintenant aux philosophes, et plus particulièrement
aux rhétoriciens, nous rencontrons alors un type de raisonnement
tout différent. Pour ces auteurs, le fait que le rire exprime
le mépris importe essentiellement dans la sphère
de la parole publique. Compte tenu, affirment-ils, que le rire
est une manifestation extérieure de ces émotions
particulières, nous pouvons espérer en faire une
arme d'une puissance incomparable pour le débat moral et
politique. (...)
En
parlant du rire comme expression de mépris, j'ai principalement
exposé une théorie, mais j'ai aussi retracé une
narration. La théorie que j'ai examinée remonte,
comme nous l'avons vu, à l'Antiquité, elle est ressuscitée à la
Renaissance et prend de l'importance pour de nombreux philosophes
du XVIIe siècle. Mais tout comme elle a un début
et un milieu, l'histoire que j'ai racontée a aussi une fin
bien reconnaissable (du moins dans la société polie
dont j'ai parlé) et je voudrais conclure en disant un mot
de cette fin.
Notre
histoire finit dans le cadre de ce que Norbert Elias a appelé le
processus de civilisation, dont un aspect majeur fut, dans la culture
européenne moderne, l'exigence croissante du contrôle
par la volonté de NIETZSCHE nous dit, à la fin de
Par-delà le bien et le mal : « J'irais jusqu'à risquer
un classement des philosophes suivant le rang de leur rire. » Nietzsche
a une violente aversion pour les philosophes qui, comme il le dit, « ont
cherché à donner mauvaise réputation au rire ».
Et il juge Thomas Hobbes singulièrement coupable de ce crime,
ajoutant qu'on ne saurait attendre d'un Anglais autre chose que
l'attitude puritaine de Hobbes.
Or
il se trouve que l'accusation de Nietzsche repose sur une citation
mal interprétée de ce que dit Hobbes sur le rire
en philosophie. Cependant, Nietzsche avait sans doute raison de
souligner que Hobbes (d'accord en cela avec la plupart des penseurs
importants de son époque) considérait comme évident
que le rire est un sujet auquel les philosophes doivent s'intéresser
sérieusement.
Selon
moi, cet intérêt commença à prendre
de l'ampleur au cours des premières décennies du
XVIe siècle, en particulier chez des humanistes aussi éminents
que Castiglione dans son Cortigiano de 1528, Rabelais dans son
Pantagruel de 1533, Vives dans son De anima et vita de 1539, ainsi
que dans plusieurs textes d'Erasme.
Et
puis, à la fin du siècle, pour la première
fois depuis l'Antiquité, nous voyons se développer
une littérature médicale spécialisée
concernant les aspects physiologiques ainsi que psychologiques
de ce phénomène. Le pionnier dans ce domaine est
Laurent Joubert, médecin de Montpellier, dont le Traité du
ris est publié pour la première fois à Paris
en 1579. Puis, bientôt après, plusieurs traités
comparables commencent à paraître en Italie, dont
De risu de Celso Mancini en 1598, De risu de Antonio Lorenzini
en 1603, et ainsi de suite.
Il
peut sembler surprenant que tant de médecins se soient
emparés avec pareil enthousiasme d'un thème essentiellement
humaniste (parmi eux, bien entendu, Rabelais) et c'est là une énigme
sur laquelle je reviendrai. Mais pour le moment, je veux en rester
aux philosophes, et souligner avec quel enthousiasme un si grand
nombre des défenseurs les plus éminents de la nouvelle
philosophie au sein de la génération suivante s'attachent à cette
question.
Descartes
consacre trois chapitres à la place occupée
par le rire au sein des émotions dans son dernier ouvrage,
Les Passions de l'âme, de 1648. Hobbes soulève un
grand nombre des mêmes questions dans The Elements of Law
et de nouveau dans Léviathan. Spinoza défend la valeur
du rire dans le Livre IV de L'Ethique. Et nombre des disciples
avoués de Descartes expriment un intérêt particulier
pour ce phénomène, notamment Henry More dans son
Account of Virtue.
Pourquoi
tous ces auteurs se croient-ils tenus de s'intéresser
sérieusement au rire ? Il me semble que la réponse
est à rechercher dans le fait que tous s'accordent sur un
point cardinal. Et ce point est que la question la plus importante
qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui
le provoquent.
Une
des émotions en question, tous sont d'accord là-dessus,
est nécessairement une forme de joie ou de bonheur. (...)
Cependant, on s'accordait aussi sur le fait que cette joie devait être
d'un genre bien particulier, et nous arrivons maintenant à l'aperçu
le plus caractéristique (et peut-être aussi le plus
déconcertant) de la littérature humaniste et médicale
dont il est question ici. Cet aperçu est que la joie exprimée
par le rire est toujours associée avec des sentiments de
mépris, voire de haine : la haine de Descartes.
Chez
les humanistes, l'un des plus anciens arguments à cet
effet est avancé par Castiglione : « A chaque fois
que nous rions, nous nous moquons de et nous méprisons toujours
quelqu'un, nous cherchons toujours à railler et à nous
moquer des vices. » Et les auteurs médicaux exposent
la même théorie sous une forme plus développée,
l'analyse la plus subtile sur ce point étant peut-être
celle de Joubert dans son Traité du ris : « Quelle
est la matière du ris ?.. Cet objet, subjet, occasion ou
matière du ris se rapporte à deux sentiments, qui
sont l'ouïe et la vue : car tout ce qui est ridicule se trouve
en fait ou en dit, et est quelque chose laide et meséante,
indigne toutefois de pitié et compassion. Le style commun
de notre rire est toujours la dérision et le mépris. »
Cet
argument est beaucoup développé par la génération
suivante, surtout par ceux qui souhaitent relier les aperçus
des humanistes à ceux d'une littérature médicale
en pleine éclosion. Le plus important des auteurs qui s'efforcent
de forger ces liens est peut-être Robert Burton dans un texte étonnant,
The Anatomy of Melancholy, de 1621, qui commence par nous dire,
dans sa préface, que « lorsque nous rions, nous condamnons
autrui, nous condamnons le monde de la folie », ajoutant
que « le monde n'a jamais été aussi plein de
folie à condamner, aussi plein de gens qui sont fous et
ridicules ».
De
même, comme le souligne Descartes dans Les Passions de
l'âme : « Or encore qu'il semble que le ris soit l'un
des principaux signes de la joye, elle ne peut toutefois le causer
que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque
admiration ou quelque haine meslée avec elle. » De
même aussi Hobbes écrit, plusieurs années auparavant,
dans The Elements of Law : « La passion du rire n'est rien
d'autre qu'une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire,
il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui,
de sorte que lorsqu'on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe
de vous et on vous méprise. »
Ainsi,
selon cette analyse, si vous vous tordez de rire, c'est qu'il
a dû se passer deux choses. Vous avez dû vous
apercevoir d'un vice ou d'une faiblesse méprisable en vous-même
ou (encore mieux) chez autrui. Et vous avez dû en prendre
conscience de manière à susciter un sentiment joyeux
de supériorité et, par conséquent, de mépris.
Une implication de ce raisonnement qui vaut la peine qu'on s'y
arrête est que, selon Hobbes, il faut établir un contraste
marqué entre le rire et le sourire. (...)
Le
rire exprime la dérision, mais le sourire est considéré comme
une expression naturelle de plaisir, et en particulier d'affection
et d'encouragement. Par exemple, Sir Thomas Browne, autre médecin
imprégné de savoir humaniste, fait référence à cette
distinction dans son ouvrage Pseudodoxia Epidemica de 1640, dans
un passage traitant de l'énigme scolastique qui demande
si le Christ a jamais ri. La réponse de Browne est que,
même si le Christ n'a jamais ri, nous ne pouvons imaginer
qu'il n'a jamais souri, car le sourire aurait été la
preuve la plus sûre de son humanité.
Cette
conception du sourire le relie au sublime, et en particulier à l'image
chrétienne du paradis comme état de joie éternelle.
Ainsi, les sourires que nous voyons souvent dans les tableaux religieux
de la Renaissance doivent, selon moi, être généralement
compris comme l'expression d'une conscience joyeuse de cette sublimité.
D'ordinaire, dans de tels portraits, on nous indique, par des gestes
de la main ou des regards pleins de désir levés au
ciel, que l'objet de cette joie est effectivement céleste.
Mais dans le cas le plus célèbre de tous, La Joconde
de Léonard de Vinci, la source de la joie intérieure
qui fait sourire Mona Lisa demeure un mystère qui prête
au tableau son caractère éternellement énigmatique.
L'esthétique romantique a ici, je crois, oblitéré un
contraste important, bien que nous l'ayons conservé dans
le parler de tous les jours. Des théoriciens romantiques
de l'esthétique tels que, par exemple, Edmund Burke, aiment
relier, comme dans le titre de son fameux essai, le sublime et
le beau. Mais dans la théorie de l'époque classique
et de la Renaissance que j'examine ici, le contraste existe toujours
entre le sublime, qui vous fait sourire, et le ridicule, pour lequel
vous marquez votre mépris par le rire. Et nous continuons à dire
qu'il n'est qu'un pas du sublime au ridicule.
Or
l'idée selon laquelle le sourire exprime l'amour tandis
que le rire reflète le mépris était destinée à durer
très longtemps. Si, par exemple, vous jetez un coup d'oeil à l'essai
de Baudelaire de 1855 De l'essence du rire, vous le verrez déclarer
que le rire est diabolique, offrant en guise d'explication le fait
que le rire a ses racines dans l'orgueil méprisant, le pire
des péchés capitaux. Mais en dépit de son
influence considérable, cette explication est bien loin
d'être évidente. Il semble donc naturel de commencer
par s'interroger sur son origine. Où et quand cette conception
du rire est-elle apparue et comment en est-elle arrivée à exercer
pareille influence sur la philosophie de la Renaissance et des
débuts de l'époque moderne ? (...) Presque tout ce
que Hobbes et ses prédécesseurs humanistes ont à dire à propos
du rire dérive de deux courants de la pensée antique
consacrés à ce phénomène, qui peuvent
tous deux être ramenés à la philosophie d'Aristote.
(...)
La
contribution des auteurs de la Renaissance à la théorie
du risible était bien moins originale qu'ils ne voulaient
l'admettre. Les humanistes avaient une dette considérable
envers la littérature rhétorique des Anciens, et
par-dessus tout l'analyse de Cicéron dans De oratore. (...)
Toutefois,
il serait fallacieux d'en déduire que les auteurs
des débuts de l'époque moderne ne font que répéter
passivement les idées de leurs autorités classiques.
Je dois maintenant souligner qu'ils ajoutent aux arguments dont
ils héritent deux analyses d'importance. Tout d'abord, les
auteurs médicaux accordent une importance d'ordre physiologique
tout à fait nouvelle au rôle de la soudaineté,
et par conséquent de la surprise, dans la provocation du
rire, introduisant pour la première fois dans le débat
le concept clé d' admiratio ou admiration. (...)
Cette
découverte est immédiatement reprise par les
philosophes. C'est particulièrement vrai de Descartes, pour
lequel l'admiration est une passion fondamentale. (...)
L'autre
apport nouveau des théoriciens du début
de l'époque moderne émane d'une lacune qu'ils repèrent
dans l'analyse originale d'Aristote. La thèse d'Aristote
dans la Poétique est que le rire réprouve le vice
en exprimant et en sollicitant des sentiments de mépris
envers ceux qui se conduisent de façon ridicule. Mais comme
nos auteurs le font remarquer, Aristote omet, de façon fort
inhabituelle, de donner une définition du ridicule, et omet
par conséquent d'indiquer quels vices particuliers sont
les plus susceptibles de provoquer un rire méprisant. Il
se peut, bien sûr, qu'Aristote ait examiné ces questions
dans le Livre II de la Poétique, dont on sait qu'il portait
sur la comédie. Mais ce texte fut perdu à la fin
de l'Antiquité, et on ne sait rien de certain à son
sujet.
Pour
les auteurs médicaux, la question de ce que Montaigne
allait appeler « les vices ordinaires » ne présentait
aucun intérêt. Mais pour les humanistes, elle paraît
souvent la plus importante de toutes, et c'est l'analyse de Castiglione
qui semble avoir exercé la plus grande influence.
L'idée fondamentale de Castiglione - empruntée directement à Cicéron
- est que les vices que nous pouvons espérer ridiculiser
avec le plus grand succès sont ceux qui présentent
quelque disproportion par rapport aux vérités de
la nature, et en particulier ceux qui révèlent que
nous avons ce qu'il appelle une vision « affectée » de
notre propre valeur. Et il nous dit qu'il existe trois vices principaux
de ce genre : l'avarice, l'hypocrisie et la vanité ou orgueil.
(...)
Vous
songez certainement - comme beaucoup de penseurs à l'époque
- que la théorie de l'époque classique et de la Renaissance
que je viens d'exposer comporte sans doute une erreur. Car il est
faux, sans doute, que nous ne rions que lorsque nous voyons que
quelqu'un a de lui-même une opinion disproportionnée,
de sorte que notre rire exprime toujours notre mépris. Il
est certain que le rire exprime quelquefois non pas des sentiments
joyeux de supériorité mais simplement de la joie
- comme disent les Anglais, la joie de vivre. (...)
Pour
les médecins, l'importance de la théorie classique
gît dans le fait qu'elle accorde une place au rire dans l'encouragement
de la bonne santé. Comme Joubert l'explique en détail,
il est particulièrement profitable d'encourager l'allégresse
chez les individus dotés de tempéraments froids et
secs, et donc de coeurs petits et durs.
Toute
personne assez malchanceuse pour être nantie de ce
tempérament, ou, comme dit Joubert, de ces humeurs, souffre
d'un excès de bile noire dans la rate, ce qui entraîne
par suite des sentiments de rage et, faute de traitement, la perte
de l'esprit et, pour finir, la mélancolie. L'exemple donné par
Joubert - comme par tous les autres médecins - est celui
de Démocrite, dont le grand âge et le tempérament
fondamentalement bilieux le rendirent si frustré et irritable
que, comme le rapporte Burton dans The Anatomy of Melancholy, il
finit par tomber dans une dépression suicidaire.
Or
l'idée est que la décision de Démocrite
de cultiver le rire en se plaçant sur la route de l'absurdité humaine
lui apporta une cure pour sa condition. Comme l'explique Joubert
(puisant encore une fois à la théorie des humeurs
de Galien), le rire de Démocrite ne fait pas qu'améliorer
la circulation de son sang, rendant Démocrite plus sanguin
tant que dure le rire. Le rire aide aussi à expulser la
bile noire qui, sinon, l'aurait empoisonné et l'aurait fait
retomber dans la mélancolie. Le résultat fut de permettre à Démocrite,
comme nous disons encore de nos jours, de rester de bonne humeur.
Ainsi, comme Hippocrate l'avait bien compris, le rire de Démocrite,
loin d'être un symptôme de folie, fut probablement
le moyen principal de préserver sa santé mentale.
Ce
raisonnement n'est valable que si le rire est effectivement une
expression
naturelle de mépris. Pour commencer à guérir,
Démocrite dut se faire le spectateur de l'absurdité humaine
: il savait que ce spectacle exciterait son mépris, mais
il savait aussi que cela même le ferait rire. Mais ce n'est
que parce que Démocrite pouvait s'attendre à ce que
ses sentiments de mépris provoquent le rire qu'il fut à même
de commencer sa thérapie. Et je crois que c'est ce type
de raisonnement qui explique pourquoi les médecins s'enthousiasmèrent
tant pour l'idée essentiellement rhétorique selon
laquelle le rire est effectivement une expression naturelle de
mépris.
Mais
si nous en revenons maintenant aux philosophes, et plus particulièrement
aux rhétoriciens, nous rencontrons alors un type de raisonnement
tout différent. Pour ces auteurs, le fait que le rire exprime
le mépris importe essentiellement dans la sphère
de la parole publique. Compte tenu, affirment-ils, que le rire
est une manifestation extérieure de ces émotions
particulières, nous pouvons espérer en faire une
arme d'une puissance incomparable pour le débat moral et
politique. (...)
En
parlant du rire comme expression de mépris, j'ai principalement
exposé une théorie, mais j'ai aussi retracé une
narration. La théorie que j'ai examinée remonte,
comme nous l'avons vu, à l'Antiquité, elle est ressuscitée à la
Renaissance et prend de l'importance pour de nombreux philosophes
du XVIIe siècle. Mais tout comme elle a un début
et un milieu, l'histoire que j'ai racontée a aussi une fin
bien reconnaissable (du moins dans la société polie
dont j'ai parlé) et je voudrais conclure en disant un mot
de cette fin.
Notre
histoire finit dans le cadre de ce que Norbert Elias a appelé le
processus de civilisation, dont un aspect majeur fut, dans la culture
européenne moderne, l'exigence croissante du contrôle
par la volonté de diverses fonctions corporelles jusqu'alors
considérées comme involontaires. Or le rire appartient
de toute évidence à la classe des actions apparemment
involontaires que les gens d'un tempérament raffiné se
sont particulièrement souciés de contrôler.
Nous
trouvons déjà cette idée à la
fin du XVIIe siècle, mais l'analyse qui fait référence
(du moins dans la culture anglaise) apparaît dans les années
1740, dans une des lettres du comte de Chesterfield à son
fils au sujet de la conduite idéale du gentilhomme. Dans
sa lettre, le comte déclare qu' « il n'est rien de
si grossier, de si mal élevé, que le rire audible
de sorte que le rire est quelque chose au-dessus de quoi les gens
sensés et bien nés doivent s'élever ».
La raison en est que le rire révèle de façon
honteuse la perte du contrôle du corps. Comme le dit Chesterfield,
il est « vil et malséant, surtout en raison du bruit
désagréable qu'il fait et de la déformation
choquante du visage qu'il entraîne quand nous y succombons ».
On
commença donc à penser dans l'Angleterre des
Lumières que, même s'il reste vrai que le rire exprime
avant tout l'émotion du mépris, et même si
on souhaite toujours à la fois exprimer et susciter cette émotion
même, on ne voudra pas se laisser prendre sur le fait, pour
ainsi dire, en train d'exprimer ainsi cette émotion. Il
nous faut quelque chose de plus contrôlé, et comme
l'ajoute explicitement Chesterfield, ce besoin est à satisfaire,
car, en réalité, le rire n'est nullement involontaire.
Plutôt, comme il le dit, « le rire est facilement restreint
par un peu de réflexion et de bienséance ».
Alors,
qu'est-ce qui remplace le rire qu'on supprime ? La réponse
est ce qu'en anglais on a appelé sans grande élégance
le « sub-laugh ». Mais qu'est ce que c'est, ce « sub-laugh » ?
L'idée s'exprime beaucoup mieux en français : car
ce qu'on nous demande de produire, lorsque nous avons envie de
rire, est le « sous rire ».
Ainsi,
mon histoire se termine par la suppression du rire au nom de
la bienséance et par son remplacement par le sourire
méprisant. Et Chesterfield conclut comme il se doit ce conseil à son
fils : « Je souhaiterais volontiers que l'on vous vît
souvent sourire, mais qu'on ne vous entendît jamais rire
aussi longtemps que vous vivrez. »
Quentin Skinner
Liens
brisés
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