SENTIMENT
D'URGENCE
L'homme contemporain remonte désespérément
une pente qui s'éboule. Nous fonçons pour rester
à la même place, dans un présent qui fuit
sans cesse. Car si nous arrêtons une seconde de courir –
après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations,
notre argent, après le temps qui file – nous tombons.
Dans le chômage, la pauvreté, l'oubli, la désocialisation.
Voilà le portrait du moderne, selon le sociologue allemand
Hartmut Rosa. Le temps désormais s'accélère
et nous dévore, comme hier Cronos ses enfants. L'accélération
technique, au travail, sur les écrans, dans les transports,
la consommation, a mené à l'accélération
effrénée de notre rythme de vie. Puis a précipité
le changement social. Rien n'y résiste.
Les métiers changent en quelques années, les machines
en quelques mois, aucun emploi n'est assuré, les traditions
et les savoir-faire disparaissent, les couples ne durent pas,
les familles se recomposent, l'ascenseur social descend, le court
terme règne, les événements glissent.
L'impression de ne plus avoir de temps, que tout va trop vite,
que notre vie file, l'impression d'être impuissant à
ralentir nous angoisse et nous stresse. Ainsi Hartmut Rosa, 45
ans, professeur à l'université Friedrich- Schiller
d'Iéna, développe sa "critique sociale du temps"
de la "modernité tardive" dans sa magistrale
étude, Accélération (La Découverte).
Après les études inquiètes de Paul Virilio
sur la vitesse, Hartmut Rosa examine la dissolution de la démocratie,
des valeurs, de la réflexion, de notre identité,
emportées par la vague de l'accélération.
Entretien de rentrée, alors que déjà, tous,
congés derrière nous, on se magne.
C'est la rentrée, le moment où on ressent avec le
plus d'acuité la façon dont nos vies s'accélèrent.
Nous avons même souvent le sentiment que les vacances se
sont passées à toute allure. Comment expliquer ce
sentiment d'urgence permanent ?
Hartmut Rosa : Aujourd'hui, le temps a anéanti l'espace.
Avec l'accélération des transports, la consommation,
la communication, je veux dire "l'accélération
technique", la planète semble se rétrécir
tant sur le plan spatial que matériel.
Des études ont montré que la Terre nous apparaît
soixante fois plus petite qu'avant la révolution des transports.
Le monde est à portée de main. Non seulement on
peut voyager dans tous les coins, rapidement, à moindres
frais et sans faire beaucoup d'efforts, mais on peut aussi, avec
l'accélération des communications, la simultanéité
qu'elle apporte, télécharger ou commander presque
chaque musique, livre ou film de n'importe quel pays, en quelques
clics, au moment même où il est produit.
Cette rapidité et cette proximité nous semblent
extraordinaires, mais au même moment chaque décision
prise dans le sens de l'accélération implique la
réduction des options permettant la jouissance du voyage
et du pays traversé, ou de ce que nous consommons. Ainsi
les autoroutes font que les automobilistes ne visitent plus le
pays, celui-ci étant réduit à quelques symboles
abstraits et à des restoroutes standardisés.
Les voyageurs en avion survolent le paysage à haute altitude,
voient à peine la grande ville où ils atterrissent
et sont bien souvent transportés dans des camps de vacances,
qui n'ont pas grand-chose à voir avec le pays véritable,
où on leur proposera de multiples "visites guidées".
En ce sens, l'accélération technique s'accompagne
très concrètement d'un anéantissement de
l'espace en même temps que d'une accélération
du rythme de vie.
Car, même en vacances, nous devons tout faire très
vite, de la gymnastique, un régime, des loisirs, que nous
lisions un livre, écoutions un disque, ou visitions un
site. Voilà pourquoi on entend dire à la rentrée
: "Cet été, j'ai fait la Thaïlande en
quatre jours." Cette accélération des rythmes
de vie génère beaucoup de stress et de frustration.
Car nous sommes malgré tout confrontés à
l'incapacité de trop accélérer la consommation
elle-même.
S'il est vrai qu'on peut visiter un pays en quatre jours, acheter
une bibliothèque entière d'un clic de souris, ou
télécharger des centaines de morceaux de musique
en quelques minutes, il nous faudra toujours beaucoup de temps
pour rencontrer les habitants, lire un roman ou savourer un air
aimé. Mais nous ne l'avons pas. Il nous est toujours compté,
il faut se dépêcher. C'est là un des stress
majeurs liés à l'accélération du rythme
de vie : le monde entier nous est offert en une seconde ou à
quelques heures d'avion, et nous n'avons jamais le temps d'en
jouir.
Selon vous, l'accélération de la vie se traduit
par l'augmentation de plus en plus rapide du nombre d'actions
à faire par unité de temps. C'est-à-dire
?
Ces jours-ci, les gens rentrent de congés et déjà
tous, vous comme moi, se demandent comment ils vont réussir
à venir à bout de leur liste de choses "à
faire". La boîte mail est pleine, des factures nouvelles
se présentent, les enfants réclament les dernières
fournitures scolaires, il faudrait s'inscrire à ce cursus
professionnel, ce cours de langue qui me donnerait un avantage
professionnel, je dois m'occuper de mon plan de retraite, d'une
assurance santé offrant des garanties optimales, je suis
insatisfait de mon opérateur téléphonique,
et cet été j'ai constaté que je négligeais
mon corps, ne faisais pas assez d'exercice, risquais de perdre
ma jeunesse d'allure, si concurrentielle.
Nous éprouvons un réel sentiment de culpabilité
à la fin de la journée, ressentant confusément
que nous devrions trouver du temps pour réorganiser tout
cela. Mais nous ne l'avons pas. Car les ressources temporelles
se réduisent inexorablement.
Nous éprouvons l'impression angoissante que si nous perdons
ces heures maintenant, cela serait un handicap en cette rentrée
sur les chapeaux de roue, alors que la concurrence entre les personnes,
le cœur de la machine à accélération,
s'aiguise.
Et même si nous trouvions un peu de temps, nous nous sentirions
coupables parce qu'alors nous ne trouverions plus un moment pour
nous relaxer, passer un moment détendu avec notre conjoint
et nos enfants ou encore aller au spectacle en famille, bref profiter
un peu de cette vie. Au bout du compte, vous voyez bien, c'est
l'augmentation du nombre d'actions par unité du temps,
l'accélération du rythme de vie qui nous bouscule
tous.
En même temps, chaque épisode de vie se réduit…
En effet, la plupart des épisodes de nos journées
raccourcissent ou se densifient, au travail pour commencer, où
les rythmes s'accélèrent, se "rationalisent".
Mais aussi en dehors. On assiste à une réduction
de la durée des repas, du déjeuner, des moments
de pause, du temps passé en famille ou pour se rendre à
un anniversaire, un enterrement, faire une promenade, jusqu'au
sommeil.
Alors, pour tout faire, nous devons densifier ces moments. On
mange plus vite, on prie plus vite, on réduit les distances,
accélère les déplacements, on s'essaie au
multitasking, l'exécution simultanée de plusieurs
activités. Hélas, comme nos ressources temporelles
se réduisent, cet accroissement et cette densification
du volume d'actions deviennent vite supérieurs à
la vitesse d'exécution des tâches.
Cela se traduit de façon subjective par une recrudescence
du sentiment d'urgence, de culpabilité, de stress, l'angoisse
des horaires, la nécessité d'accélérer
encore, la peur de "ne plus pouvoir suivre". A cela
s'ajoute le sentiment que nous ne voyons pas passer nos vies,
qu'elles nous échappent.
Nous assistons, dites-vous, à une "compression du
présent", qui devient de plus en plus fuyant. Pouvez-vous
nous l'expliquer ?
Si nous définissons notre présent, c'est-à-dire
le réel proche, comme une période présentant
une certaine stabilité, un caractère assez durable
pour que nous y menions des expériences permettant de construire
l'aujourd'hui et l'avenir proche, un temps assez conséquent
pour que nos apprentissages nous servent et soient transmis et
que nous puissions en attendre des résultats à peu
près fiables, alors on constate une formidable compression
du présent.
A l'âge de l'accélération, le présent
tout entier devient instable, se raccourcit, nous assistons à
l'usure et à l'obsolescence rapide des métiers,
des technologies, des objets courants, des mariages, des familles,
des programmes politiques, des personnes, de l'expérience,
des savoir-faire, de la consommation.
Dans la société pré-moderne, avant la grande
industrie, le présent reliait au moins trois générations
car le monde ne changeait guère entre celui du grand-père
et celui du petit-fils, et le premier pouvait encore transmettre
son savoir-vivre et ses valeurs au second.
Dans la haute modernité, la première moitié
du xxe siècle, il s'est contracté à une seule
génération : le grand-père savait que le
présent de ses petits-enfants serait différent du
sien, il n'avait plus grand-chose à leur apprendre, les
nouvelles générations devenaient les vecteurs de
l'innovation, c'était leur tâche de créer
un nouveau monde, comme en Mai 68 par exemple.
Cependant, dans notre modernité tardive, de nos jours,
le monde change plusieurs fois en une seule génération.
Le père n'a plus grand-chose à apprendre à
ses enfants sur la vie familiale, qui se recompose sans cesse,
sur les métiers d'avenir, les nouvelles technologies, mais
vous pouvez même entendre des jeunes de 18 ans parler d'"avant"
pour évoquer leurs 10 ans, un jeune spécialiste
en remontrer à un expert à peine plus âgé
que lui sur le "up to date". Le présent raccourcit,
s'enfuit, et notre sentiment de réalité, d'identité,
s'amenuise dans un même mouvement.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
LE
TEMPS, C'EST DE L'ARGENT
C'est septembre, nous reprenons le travail. Au début de
l'été, le directeur général de France
Télécom reconnaissait que le suicide d'un de ses
employés était un accident du travail. Il y a eu
près de cinquante suicides au sein du groupe depuis 2008.
Comment en sommes-nous arrivés là ? L'accélération
au travail en est-elle la cause ?
Evidemment, pour l'économie capitaliste, que nous le voulions
ou non, l'équation simple selon laquelle "le temps
c'est de l'argent" se vérifie partout. Pour les employeurs,
gagner du temps revient à améliorer leurs bénéfices,
et ils y réussissent en accélérant la production
et la circulation des biens, c'est-à-dire en faisant travailler
ouvriers et employés plus vite, avec toutes les techniques
de "gestion par le stress" qui vont avec.
Dorénavant, lorsqu'une entreprise ou une administration
licencie des gens, cela ne signifie pas qu'il y a moins de travail
à faire, mais que ceux qui restent en auront plus à
réaliser. Tout cela conduit à une polarisation malsaine,
bien montrée par les études de sociologie, entre
ceux qui sont surchargés de travail et ceux qui sont exclus
du système d'accélération par le chômage.
Car le chômage est aujourd'hui une forme de décélération
forcée, et mal vécue. Cependant, ce n'est pas simplement
parce que les gens ont beaucoup de tâches à faire
et doivent travailler plus vite qu'ils tombent malades ou sont
victimes de dépression. Ce qui fait aller vraiment mal,
jusqu'au "burn-out" et au suicide, c'est le sentiment
général de courir de plus en plus vite sans jamais
aller nulle part et que la valeur de leur travail se déprécie
rapidement.
Un être humain peut encaisser de grands efforts dans le
but d'atteindre un objectif, ou de se construire une carrière
où il déploiera un talent. Mais l'impression dominante
des salariés actuels, au moins dans nos sociétés
occidentales, c'est qu'ils doivent courir de plus en plus vite
simplement pour faire du surplace, juste pour ne pas tomber du
monde du travail, pour survivre…
C'est votre image du travailleur d'aujourd'hui, un homme courant
sur un tapis roulant, s'épuisant pour rester immobile…
De nos jours, même en Allemagne les entreprises ont commencé
à imposer la "flexibilité" au détriment
des emplois stables. Des études récentes ont révélé
une érosion constante des emplois durables depuis les années
1990, une réduction sensible de la durée d'emploi
au sein d'une même entreprise, une augmentation des déplacements
d'une entreprise à l'autre, une recrudescence des contrats
à court et moyen terme.
Ajoutez la dérégulation des conditions de travail,
les nouvelles formes d'emploi intérimaire, à temps
partiel, à la maison, etc., qui renforcent cette impression
d'insécurité professionnelle et de course vers nulle
part. Si on ne court pas, nous en sommes persuadés, on
décline, on perd en qualification, le chômage nous
guette, la dépression, la misère.
A l'accélération technique, à celle des rythmes
de vie, il faut ajouter une accélération sociale.
Aujourd'hui, aucune situation n'est assurée, la transmission
n'est pas garantie, le précaire règne. Il est symptomatique
de constater que les parents ne croient plus que leurs enfants
auront des vies meilleures que les leurs. Ils se contentent d'espérer
qu'elles ne seront pas pires.
Il existe une autre raison pour laquelle les gens se sentent si
mal, déprimés, voire suicidaires au travail. Régulièrement,
les dirigeants des entreprises présentent de nouveaux projets,
des stratégies pour gagner du temps et de l'argent, rentabiliser
la production, dégraisser les effectifs. Ou encore, ils
mettent en place de nouveaux outils informatiques plus performants,
ou des concepts marketing présentés comme innovants,
ou réorganisent les chaînes de travail, et ainsi
de suite.
Les marchés financiers saluent ces mouvements comme autant
de signes positifs d'activité. Mais très souvent,
ces formes frénétiques d'accélération
et de réorganisation ne procèdent pas d'un processus
d'apprentissage à l'intérieur de l'entreprise, ou
d'une meilleure utilisation des talents, il s'agit presque toujours
de changements aléatoires, erratiques, caractériels,
des changements pour le changement, dépourvus de sens.
Et comme la plupart du temps ils ne débouchent sur aucune
amélioration réelle, ils accroissent le sentiment
de dévalorisation et d'anxiété chez les travailleurs
concernés. Dans le même temps, les directions d'entreprise
entendent conserver leurs "normes de qualité",
ajoutent toujours de nouvelles formes de classement, d'évaluation
et de notation des employés, créant une tension
supplémentaire qui finit par rattraper les dirigeants eux-mêmes.
Le résultat peut être observé dans presque
toutes les sphères du travail contemporain, à tous
les niveaux des entreprises. Les employés se sentent non
seulement stressés et menacés, mais encore sous
pression, désarmés, incapables de montrer leur talent,
bientôt découragés. Voyez comme partout les
enseignants se plaignent de ne plus avoir de temps pour apprendre
à leurs étudiants, les médecins et infirmières
pour s'occuper humainement de leurs patients, les chercheurs pour
se concentrer sans être soumis à des évaluations
permanentes.
D'où ce sentiment de courir sur un tapis roulant ou une
pente qui s'éboule. Au final, nous éprouvons tous
ce que le sociologue Alain Ehrenberg nomme la "fatigue d'être
soi" (Odile Jacob, 1998) tandis que, constate-t-il, la dépression
devient la pathologie psychique la plus répandue de la
modernité avancée.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
LA
PERTE DE L'IDENTITÉ STABLE
Vous parlez de la "nervosité permanente" de l'individu
contemporain…
Jusqu'à aujourd'hui, la modernité comme l'idée
de progrès nous promettaient que les gens finiraient par
être libérés de l'oppression politique et
de la nécessité matérielle, pourraient vivre
une existence choisie et autodéterminée. Cette idée
repose sur la supposition que nous portons tous quelque chose
qui ressemble à un "projet d'existence", notre
propre rêve de ce qu'on pourrait appeler la "bonne
vie".
C'est pourquoi, dans les sociétés modernes, les
individus développaient de véritables "identités
narratives" qui leur permettaient de relater l'histoire de
leur parcours comme autant d'histoires de conquête, certes
semées d'embûches, mais allant vers cette "bonne
vie" dont ils rêvaient.
Désormais, il devient impossible de développer ne
serait-ce qu'un début de projet d'existence. Le contexte
économique, professionnel, social, géographique,
concurrentiel est devenu bien trop fluctuant et rapide pour qu'il
soit plausible de prédire à quoi notre monde, nos
vies, la plupart des métiers, et nous-même, ressembleront
dans quelques années.
L'identité ne repose plus sur des affirmations du genre
: "Je suis boulanger, socialiste, marié avec Christine
et je vis à Paris." Nous disons plutôt : "Pour
le moment, j'ai un emploi de boulanger, j'ai voté pour
les socialistes aux dernières élections mais changerai
la prochaine fois, je suis marié avec Christine depuis
cinq ans, qui veut divorcer, et, si je vis à Paris depuis
huit ans, je vais partir à Lyon cette année, pour
le travail."
Cette perte d'une identité stable n'est pas sans conséquence.
D'abord, les jeunes gens ne démarrent plus dans la vie
avec la supposition qu'ils pourront se construire l'existence
qui leur plaira, ni même une identité issue d'eux-mêmes.
Les étudiants choisissent des filières susceptibles
de leur fournir des "opportunités" au cœur
de l'accélération, et ils savent qu'ils doivent
se tenir prêts à changer complètement de direction
et de métier si de nouvelles occasions se présentent.
"Laissez ouvertes toutes les options" est devenu l'impératif
catégorique de la modernité tardive. Il nous faut
apprendre à devenir des surfeurs hasardeux, chevauchant
la vague de l'accélération sans but et sans direction,
en se tenant prêt à saisir celle qui vient, et à
en sauter chaque fois que les vents tournent.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
DÉSYNCHRONISATION
ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE
Le mois de septembre sera difficile en France comme en Europe,
avec tous les plans d'austérité annoncés.
Selon vous, la plupart des crises actuelles, écologiques
ou économiques, sont liées à la désynchronisation
induite par l'accélération générale…
La grave crise écologique actuelle est sans conteste une
crise de désynchronisation. On épuise les ressources
naturelles à un rythme bien plus élevé que
la reproduction des écosystèmes tandis qu'on déverse
nos déchets et nos poisons, on l'a vu cet été
dans le golfe du Mexique, à une vitesse bien trop élevée
pour que la nature s'en débarrasse.
D'ailleurs, le réchauffement de la Terre signifie littéralement
qu'on accélère l'atmosphère, parce qu'une
augmentation de la température équivaut à
une augmentation de l'agitation des molécules qui la composent.
Mais il existe d'autres formes de désynchronisation, tout
aussi graves.
Je prendrai la désynchronisation entre la démocratie
politique d'une part, et l'économie mondialisée
d'autre part. Le débat politique prend du temps, il ne
peut en être autrement pour qu'il reste démocratique.
Il faut beaucoup de discussions, d'arguments, de réflexions,
de délibérations pour construire un consensus politique
dans une société pluraliste et organiser la volonté
démocratique.
Par contraste, avec la mondialisation et l'accélération
technologique, la vitesse de la transaction économique
et financière s'accroît sans cesse. Le résultat
immédiat est la désynchronisation des sphères
politiques et économico-technologiques, que l'administration
Obama a dénoncée à plusieurs reprises.
Depuis les années 1980, les néolibéraux ont
tout fait pour réduire le contrôle politique et étatique
sur le monde financier afin d'augmenter la vitesse des transactions
économiques et des flux du capital. Nous connaissons le
résultat, la désynchronisation radicale entre le
monde des bénéfices instantanés de la finance
assistée par la haute technologie, et celui de l'économie
réelle, du logement, de la consommation, beaucoup plus
lent.
Il a fallu que la bulle éclate pour parvenir à un
ralentissement – en anglais, une récession économique
est un slowdown – non seulement des flux de la finance,
ce qui a failli aboutir à une débâcle du système
bancaire, mais aussi de l'économie. Actuellement, suite
aux risques d'effondrement consécutifs à la crise
mondiale débutée en 2007, les politiciens se mobilisent.
Nous sommes dans la phase de re-synchronisation, et cela coûte
une fortune aux Etats et aux populations qui doivent désormais
subir un plan de rigueur sans précédent. Mais si
on regarde de près, on constate que les politiciens n'arrivent
à proposer que d'éteindre les feux ou de tenter
d'installer des garde-fous à l'accélération
financière comme à Wall Street.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
L'HISTOIRE
ACCÉLÉRÉE
L'accélération affecte aussi les actualités,
les événements et même, dites-vous, la mémoire.
Il est frappant de constater combien des successions d'événements
du mois précédent, ou de quelques jours auparavant,
parfois même de quelques heures, auxquels nous donnions
tant d'importance, qui nous semblaient chargés de signification,
disparaissent de notre mémoire.
Parfois, ils ne semblent même pas laisser de trace. Ainsi,
que reste-t-il de la Coupe du monde de football, cet été,
ou de la crise européenne, il y a six mois, lorsque la
Grèce s'est retrouvée au bord du défaut de
paiement ?
Tous ces événements nous apparaissent déjà
comme voilés par la brume de l'histoire accélérée.
Ces épisodes ne semblent plus faire partie de nos vies,
ils ne sont plus reliés à notre présent,
encore moins à notre présence au monde. Ils ne nous
disent plus rien sur ce que nous sommes, ils ne nous concernent
plus ou si peu.
Notre époque se montre extrêmement riche en événements
éphémères et très pauvre en expériences
collectives porteuses de sens. Des épisodes aussi importants
que la disparition de l'URSS ou la première guerre d'Irak
appartiennent déjà à un passé lointain.
L'histoire depuis s'est encore accélérée.
Si les premiers journaux quotidiens s'étaient donné
pour objectif de nous offrir les "nouvelles du jour",
ils ne suffisent plus aujourd'hui. Les médias d'information
en continu comme CNN sont apparus, les "JT" sont réactualisés
tout au long de la journée, nourris en permanence par un
texte défilant donnant, minute par minute, les toutes dernières
news. L'actualité du monde est devenue un flux constant
de nouvelles offert 24 heures sur 24.
Ici encore, l'accélération technique contribue à
celle du changement social. En effet, la diffusion de plus en
plus rapide des informations induit des réactions de plus
en plus rapides, que ce soit dans les marchés financiers
ou dans les médias. La connaissance de l'état du
monde à midi est déjà dépassée
à 16 heures, la durée de vie d'une actualité
se réduit jusqu'à tendre vers zéro, les journalistes
ont à peine le temps de la décrire et l'analyser,
les gens de la comprendre.
Au final, nous avons tous l'impression de vivre dans une instabilité
permanente, un présent court où des faits rapportés
en début de journée semblent avoir perdu toute leur
valeur le soir même, et dont nous ne savons plus quoi penser…
L'accélération touche donc aussi notre capacité
de comprendre notre époque en profondeur.
Oui, nous perdons notre emprise théorique sur le monde,
la réflexion de fond régresse, nous n'arrivons plus
à appréhender le sens et les conséquences
de nos actions. Nous n'avons plus le temps de délibérer,
de réfléchir, de formuler, de tester et construire
des arguments. C'est pourquoi, en politique, le parti victorieux
n'est plus celui qui présente les meilleurs arguments ou
le meilleur programme, mais celui qui sera doté des images
les plus frappantes.
Car les images vont vite, les arguments lentement. Ainsi, nous
assistons au règne de l'opinion rapide, des décisions
politiques réactives. Au règne de l'aléatoire
et de la contingence : un seul aspect d'un problème important
se voit retenu par les médias, souvent par hasard, ou parce
qu'il fait réagir et donne des images, puis il devient
peu à peu le sujet unique du débat.
Prenez le débat actuel sur l'islam en Europe. En France
on ne parle plus que du voile, en Allemagne des minarets, un thème
devient très vite le point central des analyses menées
par les commentateurs, puis par les hommes politiques.
Ainsi, le point de vue illusoire et réactif, la doxa, n'est
elle-même que la conséquence aléatoire d'une
constellation d'événements eux-mêmes aléatoires.
C'est pourquoi j'en arrive à comparer l'accélération
sociale à une forme inédite de totalitarisme.
Elle affecte toutes les sphères de l'existence, tous les
segments de la société, jusqu'à affecter
gravement notre soi et notre réflexion. Personne n'y échappe,
il est impossible d'y résister, et cela génère
un sentiment d'impuissance.
Si l'Eglise catholique a été accusée de produire
des fidèles enclins à la culpabilité, au
moins proposait-elle du réconfort : "Jésus
est mort pour porter vos péchés, vous pouvez en
être absous par la confession et l'absolution." Rien
de tel n'existe dans la société contemporaine. Nous
n'échappons pas à l'accélération.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
Liens
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