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Edgar MORIN

Castoriadis, un titan de l'esprit

Le Monde du 30 décembre 1997

 



Après la guerre gréco-turque de 1921, les Grecs implantés en Asie Mineure depuis l'Antiquité et les Turcs implantés en Macédoine depuis plusieurs siècles avaient dû quitter leur terre natale, les uns et les autres subissant les premières épurations ethniques de ce siècle. Ainsi la famille Castoriadis avait dû quitter Istanbul pour Athènes peu après la naissance de Cornelius. La seconde guerre mondiale allait orienter son destin.

L'adolescent Castoriadis rallie à Athènes, en 1944, le parti trotskiste, qui subissait la répression gouvernementale et la décision du comité central communiste d'opérer sa liquidation physique. Il se réfugie en France en 1945 et, avec Claude Lefort, il anime une hérésie radicale au sein de l'hérésie trotskiste ; l'URSS, considérée non plus comme un Etat ouvrier seulement dégénéré, mais comme l'Etat d'une nouvelle oppression de classe, perd tout privilège révolutionnaire. « Union des Républiques socialistes soviétiques », URSS, quatre lettres, quatre mensonges, écrit-il. Il fonde en 1948, avec Claude Lefort, le groupe Socialisme ou Barbarie, qui, sans cesser la critique du monde capitaliste, dénonce inlassablement « le présent d'une illusion », ce qui lui vaut le rejet durable de « la » gauche officielle.

Nous nous étions rencontrés pour soutenir la révolution hongroise, au cours de la tumultueuse année 1956. Puis, chacun à sa façon, nous avons cheminé vers un dépassement intégrateur du meilleur de Marx dans une conception plus complexe. Comme dit Castoriadis, la continuation de Marx exige la destruction du marxisme, devenu dans son triomphe une idéologie réactionnaire.

C'est dans un cercle d'abord nommé péremptoirement Saint-Just, ensuite plus modestement Cercle de recherche et de réflexion sociale et politique (Cresp), que s'effectue une grande ré-élaboration, chez Lefort et Castoriadis, et où l'un et l'autre vont repenser, par des voies différentes, le problème de la démocratie.

L'idée politico-sociale d'autogestion va s'approfondir dans l'idée philosophique d'autonomie, laquelle conduira Castoriadis à une grande mutation philosophique. L'autonomie se donner à soi-même ses propres lois comporte par-là même l'auto-création, et nous met en face du mystère de la création elle-même, qui, pour Castoriadis, est plus qu'une combinaison d'éléments préexistants : le surgissement d'une nouveauté radicale, constituant une discontinuité inattendue. Et, à la source de toute création, il y a l'imaginaire, inventeur d'un monde de formes et de significations, qui chez l'individu est imagination radicale, et, dans la société, imaginaire social instituant. Imagination et création sont liées, y compris à la source de la pensée.

A la différence des conceptions dominantes, pour qui l'imaginaire n'est qu'illusions ou superstructures, Castoriadis le réintroduit à la racine de notre réalité humaine, de même que, à la différence des conceptions inaptes à concevoir la notion de sujet, Castoriadis retrouve les constituants du sujet (le « pour soi », le fait que chacun crée son monde et est doté d'imagination) et il souligne l'importance radicale de l'émergence du sujet autonome dans la démocratie athénienne il y a deux mille cinq cents ans.

Sa pensée, qui s'affirme à partir de L'Institution imaginaire de la société (Le Seuil, 1975) jusqu'au dernier volume des Carrefours du labyrinthe, Fait et à faire (Le Seuil, 1997), prend forme épistémologique : rien de ce qui est vivant, humain et social n'est exhaustivement et systématiquement réductible à notre logique classique, qu'il appelle ensembliste-identitaire. Castoriadis voit dans ce qu'il appelle magma, substance sans forme mais créatrice des formes, le substrat génésique de toute création.

Cette reconstruction philosophique non seulement n'efface pas les critiques radicales que Castoriadis porte, de façon différente, au totalitarisme et au néolibéralisme, mais elle enracine la grande aspiration à laquelle il n'a cessé d'être fidèle : celle d'une société autonome constituée d'êtres autonomes. Et il voit de façon étonnamment profonde que la conscience de notre mortalité est la condition de cette autonomie : « Ce n'est qu'à partir de cette conviction indépassable et presque impossible de la mortalité de chacun d'entre nous et de tout ce que nous faisons que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. » « Corneille » comme nous l'appelions se ressourçait sans discontinuer dans les textes de Platon et d'Aristote, mais il n'était pas philosophe intra muros : il s'efforçait de penser les composantes de la culture et du savoir de son temps. Il ne suffit pas d'ajouter les uns aux autres les termes de philosophe, sociologue, psychanalyste, économiste, politologue pour définir son esprit encyclopédique. Il était encyclopédique non au sens additif du terme, mais au sens originaire grec, qui articule les savoirs disjoints en cycle. Il n'a pas fait que démontrer une compétence professionnelle comme économiste à l'OCDE, puis comme psychanalyste. Il a démontré de façon éclatante que, contrairement au dogme établi, il est possible au XXe siècle de se constituer une culture à condition d'aller aux pensées génératrices, aux problèmes-clés, aux grandes oeuvres. Il était homme de culture ample et épanouie, amoureux de musique, de poésie et de lecture, lecteur de revues scientifiques.

Penseur de l'autonomie, il a traversé le siècle d'une démarche autonome, étranger aux marxismes officiels, au positivisme scientifique comme au positivisme logique, au lacanisme (auquel il a consacré un pamphlet corrosif et désopilant, aussitôt recouvert par les silences indignés ou consternés), au structuralisme, au post-structuralisme, au post-modernisme. D'une violence polémique que je jugeais parfois excessive, il haïssait la foire aux vanités, les réputations boursouflées. Il avait horreur de la futilité, de la parisianité, et, dans un livre récent, il dénonça la « montée de l'insignifiance ».

Que de discussions de table tonitruantes n'avons-nous pas eues ! Que d'agapes plaisantes ! Quelle fraternité dans les révoltes et les désespérances ! Et comment ne pas me rappeler dans les larmes d'aujourd'hui nos rires à l'occasion de son 70e anniversaire quand je récitais mon « Ode à Corneille ». Et que d'affinités entre ses idées et les miennes ; comme lui, je crois en l'autonomie, que j'appelle auto-organisation ; comme lui, je refuse de laisser dissoudre l'idée de création ; comme lui, je crois au caractère réel et radical de l'imaginaire ; comme lui, je crois en la possibilité d'une culture qui mette en cycle le savoir ; comme lui, je crois en la nécessité et en l'insuffisance de la logique classique ; comme lui, je crois en la vertu génésique de ce qu'il nomme magma, et, ce qu'il appelle labyrinthe, je l'appelle complexité. « Corneille » n'entra pas dans les cadres qui semblent normaux à la majorité des intellectuels, universitaires, politiques. Il était énorme, hors normes. Lisez les Histoires comme-il-faut du monde intellectuel, vous ne trouverez que marginalement cité ce grand penseur.

Il tenait de la présence de ses ancêtres dans le monde ottoman une démarche de paysan balkanique, mais c'était bien un Athénien du siècle de Périclès, à considérer l'alacrité de son intelligence ; c'était en même temps un chaleureux Méditerranéen, un authentique européen de culture, portant en lui l'Orient et l'Occident ; et cet immigré devenu français a contribué à la richesse et à l'universalité de la culture française. Il resta, jusqu'à la fin, bouillonnant, ardent, fougueux, passionné, jeune : il aimait répéter le mot de Wilde : « Ce qui est terrible quand on vieillit, c'est qu'on reste jeune. »

Après trois mois d'une lutte incroyable de tout son être contre la mort, ce titan s'est éteint, veillé par sa compagne, Zoé, leur fille, Cybèle, sa fille, Sparta, sa belle-fille, Dominique et Rilka, leur mère. Du fond de l'amitié, du fond de la foi en la créativité humaine, du fond de l'espérance et de la désespérance, je salue l'oeuvre, la pensée, la personne de Cornelius Castoriadis.

Edgar Morin


 

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