Les souvenirs de Nadejda Mandelstam,
Contre tout espoir (Gallimard, 1972), couvrent la période
de l'arrestation et la relégation de son mari, le poète Ossip
Mandelstam, en 1934, jusqu'à sa mort, semble-t-il en camp
de transit en Extrême-Orient, en 1938. En voici des extraits
relatifs à l'ambiance qui régnait en Russie entre ces deux
dates.
Nous vivions parmi des gens qui étaient
envoyés dans l'autre monde, en exil, dans des camps, en enfer,
et parmi ceux qui les envoyaient en exil, dans les camps, dans
l'autre monde, en enfer.
(...) Tout récemment encore,
j'étais pleine d'inquiétude pour mes proches, et pour tout
ce qui constituait ma vie. A présent, l'inquiétude avait disparu
et la peur s'était évanouie. Elles avaient cédé la place à une
conscience aiguë du fait que nous étions condamnés, d'où une
indifférence physiquement perceptible, palpable, terriblement
pesante. Désormais, le temps n'existait plus, il n'y avait
plus que des délais devant l'irrévocable qui nous guettait
tous, avec nos bribes de dernières pensées et de derniers sentiments. (...) Quand
se produirait l'irrévocable ? Où ? Comment cela arriverait-il ?
Peu importait. Résister était inutile. Je perdis la conscience
de la mort car j'étais entrée dans le domaine du non-être.
Lorsqu'on se sait condamnée, on n'a même plus peur. En perdant
l'espoir, nous cessons d'avoir peur : nous n'avons rien à défendre. (...)
Chacun était à la merci de la
police secrète et devait informer les autorités de nos pensées
et de nos sentiments. On se servait des femmes, des belles
et des laides. (...) On se servait des gens ayant des
tares biographiques ou psychiques, on intimidait l'un parce
qu'il était fils de fonctionnaire, de banquier ou d'officier
de l'ancien régime, et on promettait à l'autre protection et
faveurs. On se servait de ceux qui craignaient de perdre leur
place ou voulaient faire carrière, de ceux qui ne voulaient
et ne craignaient rien et de ceux qui étaient prêts à tout. (...)Rien
ne lie autant que la complicité dans le crime : plus il
y avait de personnes salies, compromises, impliquées dans des "affaires",
plus il y avait de traîtres, de mouchards et de délateurs,
et plus le régime avait de partisans. Quand tout le monde connaît
ces procédés, (...) les liens s'affaiblissent entre
les gens, chacun se terre dans son coin et se tait, d'où un
avantage inappréciable pour les autorités. (...)
Les convocations -par les services- étaient à l'origine
de deux maladies répandues : les uns voyaient des mouchards
partout. Les autres craignaient d'être pris pour des mouchards. (...) Une
vie pareille se paie cher. Nous sommes tous devenus psychiquement
détraqués, un peu anormaux sans être vraiment malades :
soupçonneux, menteurs, avec un esprit confus, des difficultés
d'élocution et un optimisme suspect, infantile.
L'espionnage réciproque, tel était
le principe fondamental qui nous régissait. "Il n'y
a rien à craindre, avait dit Staline,il faut travailler..." Les
employés rapportaient leur butin à leur directeur, au secrétaire
de l'organisation du parti et au service des cadres. L'autodiscipline
dans les écoles, reposant sur le chef de classe, le responsable
du komsomol et le responsable syndical, permettait aux professeurs
d'obtenir tous les renseignements qu'ils voulaient sur leurs élèves.
Les étudiants étaient chargés de surveiller leurs maîtres de
conférences. L'interpénétration entre la prison et le monde
extérieur était organisée sur une vaste échelle. (...) Telle était
notre vie quotidienne, embellie par la confession nocturne
du voisin racontant comment il avait été convoqué "là-bas",
de quoi on l'avait menacé et ce qu'on lui avait proposé, ou
par la mise en garde d'amis contre celles de vos relations
dont il fallait se méfier.