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1999-2018

 

Dominique LECOURT

La décadence d'un concept moderne

Le Monde du 31 août 1996

 


Ecrit au singulier avec majuscule, le mot de « Progrès » a été érigé sur la scène du théâtre social contemporain comme l'un des emblèmes majeurs des temps modernes. Par définition, triomphal, il a inspiré de nobles vocations et des missions généreuses, des croisades meurtrières aussi. Il a présidé à de douteuses alliances. Faisant appel à la foi, il a toujours suscité en retour le sarcasme ou l'exécration.

Ses adeptes, les « hommes de progrès », disent poursuivre en son nom le combat des philosophes des Lumières contre l'obscurantisme, quand ils ne se réclament pas d'un supposé projet moderne de plus lointaine origine. Le mot se montre pourtant encore à peu près inconnu des philosophes du XVIIIe siècle. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ne lui consacre pas dix lignes.

Ceux qui ont forgé très récemment, au tournant du XIXe siècle, notre idée du Progrès livraient une tout autre bataille. Ils chargeaient cet emblème de contribuer à pérenniser un nouvel ordre social conforme aux aspirations de la bourgeoisie industrielle montante. Ils entendaient bien clore en son nom « l'ère des Révolutions ».

Auguste Comte fustige comme métaphysiciens, fauteurs d'anarchie intellectuelle les héritiers de la philosophie qui a inspiré la Révolution française. S'il refuse toute restauration d'un ordre (féodal) désormais périmé, il cherche dans un tableau historique et encyclopédique des sciences « positives » la justification ultime d'un ordre dont le Progrès ne serait plus que le développement. D'où le mot d'ordre du Catéchisme positiviste : « L'Ordre pour base, et le Progrès pour but. »

Le philosophe britannique Herbert Spencer affirme de son côté, peu après : « Le genre humain finira par découvrir un ordre constant de manifestations jusque dans les phénomènes les plus complexes et les plus obscurs. » Il se tourne, lui aussi, vers les sciences pour formuler une loi générale d'évolution, celle du passage de l'homogène à l'hétérogène, du simple au complexe, du désordre à l'ordre. Il assène que le Progrès, ainsi adossé à cette loi, « n'est pas un accident mais une nécessité ».

La vulgate marxiste a fini par adopter une conception évolutionniste du même type, sinon de même visée politique. C'est le développement des forces productives, identifiées à leur composante matérielle technique, qui, selon les manuels de matérialisme historique, détermine la succession des différents modes de production qui scandent l'histoire de l'humanité, du communisme primitif à la société sans classes en passant par la dictature du prolétariat. « La technique décide de tout », proclama Staline. A la réalisation de ce progrès irrésistible, les hommes se trouvent sommés de participer. S'ils s'y refusent, on les y soumettra en vertu des fameuses lois de la dialectique, dont Marx aussi bien qu'Engels avaient rêvé, à haute voix, de trouver les bases dans les sciences de la nature.

C'est en définitive à la science, conçue comme valeur absolue à laquelle référer tout système normatif, que renvoie donc l'idée de Progrès ainsi composée. Cette idée fait corps avec le scientisme contemporain sous ses diverses variantes. Dans L'Avenir de la science, Ernest Renan résume bien l'essentiel de la pensée progressiste de son temps, lorsqu'il n'hésite pas à écrire : « Organiser scientifiquement l'humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse prétention. »

Mais pour que la science pût jouer ce rôle, il fallut en composer une image caricaturale accordée aux bénéfices pratiques qu'on en attendait. On célébra donc une Science au singulier avec majuscule assimilée à une véritable machine à délivrer des certitudes. On affirma qu'elle rendait enfin réalisable le projet de maîtriser rationnellement les phénomènes sociaux. L'usage du calcul des probabilités, combiné à celui de l'outil statistique, fit longtemps croire que le succès se trouvait à la portée de la main.

Les contempteurs du Progrès n'ont pas manqué de se manifester, dès la fin du siècle dernier. On se souvient du jugement cinglant de Nietzsche, ironisant, dans L'Antéchrist : « L'humanité ne représente pas un développement vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus haut, ainsi qu'on le pose aujourd'hui. Le ``Progrès`` n'est qu'une idée moderne, c'est-à-dire fausse. » Il fut loin d'être seul à dénoncer sur-le-champ les illusions du Progrès. Commençait alors ce que Georges Canguilhem a joliment appelé la « décadence de l'idée de progrès ». Mais ces attaques n'ont pas immédiatement détruit la confiance massive dont cette idée a continué à bénéficier en Occident, et spécialement aux Etats-Unis, malgré les tragédies qui ont ensanglanté notre siècle.

Ne serait-ce pas un grand progrès pour la pensée occidentale que de se libérer de l'idée de Progrès ?

L'extraordinaire persistance de ce crédit n'a-t-elle pas tenu à ce que la fonction sociale de la Science, référence absolue des croyances politiques, était restée à l'abri de toute discussion ? La philosophie du Progrès incitait à interpréter chaque exploit des ingénieurs comme une confirmation de sa toute-puissance. Malgré des applications militaires de plus en plus meurtrières, la conviction demeurait partagée que cette efficacité pût en définitive servir le bien commun. Mais, surtout, l'idéal de la Science justifiait l'ascension universitaire et l'expansion sociale de sciences humaines et sociales à vocation gestionnaire et adaptative, dont le projet s'était trouvé d'emblée tributaire de ladite philosophie.

De là, sans doute, le séisme intellectuel qui nous affecte à présent. Dès lors, en effet, que l'autorité de la Science ne va brutalement plus de soi, ce véritable système de pensée vacille sur ces bases, il perd sa raison d'être. Or voici que jusqu'en médecine, où il avait trouvé depuis Louis Pasteur les plus sûrs de ses arguments, on ne peut plus affirmer le caractère manifestement bienfaisant de la science pour l'humanité tout entière. On s'aperçoit de surcroît que les mieux accréditées des sciences sociales, comme les sciences économiques, manquent pour le moins de sûreté dans la prévision et la maîtrise rationnelle des phénomènes sociaux.

On s'inquiète de ce que l'extension de la puissance de l'informatique, enrôlée par ces mêmes sciences au service de procédures d'enquête de plus en plus fines, ne porte gravement atteinte à la liberté des citoyens. On déplore que la prolifération des images issues de l'industrie télévisuelle et cinématographique se fasse au bénéfice d'un conformisme sans cesse plus tyrannique.

Faut-il cependant s'en trouver saisi de vertige ? Ne serait-ce pas au contraire un grand progrès pour la pensée occidentale que de se libérer de l'idée de Progrès ?

Prenons enfin acte de ce que les valeurs politiques et morales ne peuvent plus se soutenir d'une référence à la Science. Voilà qui nous engagera à rouvrir les questions les plus vives dont la philosophie des Lumières portait l'écho : Qu'est-ce que la politique en son concept ? Et l'éthique ? Comment donc les fondements des systèmes normatifs s'élaborent-ils, quels ressorts anthropologiques font-ils jouer pour susciter l'adhésion des sujets et des citoyens ?

Retenons de la pensée scientifique ce qui en fait sans doute le plus grand prix : l'ardeur qu'elle met à ne jamais s'incliner devant ce qui se présente à elle comme le réel, sa détermination à en solliciter les virtualités pour les réaliser en les soumettant à l'épreuve de l'expérience. Gaston Bachelard, dont l'aversion pour le scientisme était notoire, écrivait : « La science, dans ses diverses spécialisations, nous enseigne le progrès. » Mais ce progrès, l'auteur de La Philosophie du non le montrait bien plutôt à l'oeuvre dans le processus de la rectification à laquelle l'esprit scientifique ne cesse de soumettre ses concepts, sous contrôle d'une « cité scientifique » de plus en plus étendue, unie et rigoureuse. Un tel progrès n'enveloppe-t-il pas une leçon philosophique de liberté ?


Dominique Lecourt


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