Ecrit au singulier avec majuscule, le mot de « Progrès » a été érigé sur
la scène du théâtre social contemporain comme
l'un des emblèmes majeurs des temps modernes. Par définition,
triomphal, il a inspiré de nobles vocations et des missions
généreuses, des croisades meurtrières aussi.
Il a présidé à de douteuses alliances. Faisant
appel à la foi, il a toujours suscité en retour le
sarcasme ou l'exécration.
Ses
adeptes, les « hommes de progrès », disent
poursuivre en son nom le combat des philosophes des Lumières
contre l'obscurantisme, quand ils ne se réclament pas d'un
supposé projet moderne de plus lointaine origine. Le mot
se montre pourtant encore à peu près inconnu des
philosophes du XVIIIe siècle. L'Encyclopédie de Diderot
et d'Alembert ne lui consacre pas dix lignes.
Ceux
qui ont forgé très récemment, au tournant
du XIXe siècle, notre idée du Progrès livraient
une tout autre bataille. Ils chargeaient cet emblème de
contribuer à pérenniser un nouvel ordre social conforme
aux aspirations de la bourgeoisie industrielle montante. Ils entendaient
bien clore en son nom « l'ère des Révolutions ».
Auguste
Comte fustige comme métaphysiciens, fauteurs d'anarchie
intellectuelle les héritiers de la philosophie qui a inspiré la
Révolution française. S'il refuse toute restauration
d'un ordre (féodal) désormais périmé,
il cherche dans un tableau historique et encyclopédique
des sciences « positives » la justification ultime
d'un ordre dont le Progrès ne serait plus que le développement.
D'où le mot d'ordre du Catéchisme positiviste : « L'Ordre
pour base, et le Progrès pour but. »
Le
philosophe britannique Herbert Spencer affirme de son côté,
peu après : « Le genre humain finira par découvrir
un ordre constant de manifestations jusque dans les phénomènes
les plus complexes et les plus obscurs. » Il se tourne, lui
aussi, vers les sciences pour formuler une loi générale
d'évolution, celle du passage de l'homogène à l'hétérogène,
du simple au complexe, du désordre à l'ordre. Il
assène que le Progrès, ainsi adossé à cette
loi, « n'est pas un accident mais une nécessité ».
La
vulgate marxiste a fini par adopter une conception évolutionniste
du même type, sinon de même visée politique.
C'est le développement des forces productives, identifiées à leur
composante matérielle technique, qui, selon les manuels
de matérialisme historique, détermine la succession
des différents modes de production qui scandent l'histoire
de l'humanité, du communisme primitif à la société sans
classes en passant par la dictature du prolétariat. « La
technique décide de tout », proclama Staline. A la
réalisation de ce progrès irrésistible, les
hommes se trouvent sommés de participer. S'ils s'y refusent,
on les y soumettra en vertu des fameuses lois de la dialectique,
dont Marx aussi bien qu'Engels avaient rêvé, à haute
voix, de trouver les bases dans les sciences de la nature.
C'est
en définitive à la science, conçue
comme valeur absolue à laquelle référer tout
système normatif, que renvoie donc l'idée de Progrès
ainsi composée. Cette idée fait corps avec le scientisme
contemporain sous ses diverses variantes. Dans L'Avenir de la science,
Ernest Renan résume bien l'essentiel de la pensée
progressiste de son temps, lorsqu'il n'hésite pas à écrire
: « Organiser scientifiquement l'humanité, tel est
donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse
prétention. »
Mais
pour que la science pût jouer ce rôle, il fallut
en composer une image caricaturale accordée aux bénéfices
pratiques qu'on en attendait. On célébra donc une
Science au singulier avec majuscule assimilée à une
véritable machine à délivrer des certitudes.
On affirma qu'elle rendait enfin réalisable le projet de
maîtriser rationnellement les phénomènes sociaux.
L'usage du calcul des probabilités, combiné à celui
de l'outil statistique, fit longtemps croire que le succès
se trouvait à la portée de la main.
Les
contempteurs du Progrès n'ont pas manqué de
se manifester, dès la fin du siècle dernier. On se
souvient du jugement cinglant de Nietzsche, ironisant, dans L'Antéchrist
: « L'humanité ne représente pas un développement
vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus haut, ainsi
qu'on le pose aujourd'hui. Le ``Progrès`` n'est qu'une idée
moderne, c'est-à-dire fausse. » Il fut loin d'être
seul à dénoncer sur-le-champ les illusions du Progrès.
Commençait alors ce que Georges Canguilhem a joliment appelé la « décadence
de l'idée de progrès ». Mais ces attaques n'ont
pas immédiatement détruit la confiance massive dont
cette idée a continué à bénéficier
en Occident, et spécialement aux Etats-Unis, malgré les
tragédies qui ont ensanglanté notre siècle.
Ne
serait-ce pas un grand progrès pour la pensée
occidentale que de se libérer de l'idée de Progrès
?
L'extraordinaire
persistance de ce crédit n'a-t-elle pas
tenu à ce que la fonction sociale de la Science, référence
absolue des croyances politiques, était restée à l'abri
de toute discussion ? La philosophie du Progrès incitait à interpréter
chaque exploit des ingénieurs comme une confirmation de
sa toute-puissance. Malgré des applications militaires de
plus en plus meurtrières, la conviction demeurait partagée
que cette efficacité pût en définitive servir
le bien commun. Mais, surtout, l'idéal de la Science justifiait
l'ascension universitaire et l'expansion sociale de sciences humaines
et sociales à vocation gestionnaire et adaptative, dont
le projet s'était trouvé d'emblée tributaire
de ladite philosophie.
De
là, sans doute, le séisme intellectuel qui nous
affecte à présent. Dès lors, en effet, que
l'autorité de la Science ne va brutalement plus de soi,
ce véritable système de pensée vacille sur
ces bases, il perd sa raison d'être. Or voici que jusqu'en
médecine, où il avait trouvé depuis Louis
Pasteur les plus sûrs de ses arguments, on ne peut plus affirmer
le caractère manifestement bienfaisant de la science pour
l'humanité tout entière. On s'aperçoit de
surcroît que les mieux accréditées des sciences
sociales, comme les sciences économiques, manquent pour
le moins de sûreté dans la prévision et la
maîtrise rationnelle des phénomènes sociaux.
On
s'inquiète de ce que l'extension de la puissance de
l'informatique, enrôlée par ces mêmes sciences
au service de procédures d'enquête de plus en plus
fines, ne porte gravement atteinte à la liberté des
citoyens. On déplore que la prolifération des images
issues de l'industrie télévisuelle et cinématographique
se fasse au bénéfice d'un conformisme sans cesse
plus tyrannique.
Faut-il
cependant s'en trouver saisi de vertige ? Ne serait-ce pas au
contraire un grand progrès pour la pensée
occidentale que de se libérer de l'idée de Progrès
?
Prenons
enfin acte de ce que les valeurs politiques et morales ne peuvent
plus se soutenir d'une référence à la
Science. Voilà qui nous engagera à rouvrir les questions
les plus vives dont la philosophie des Lumières portait
l'écho : Qu'est-ce que la politique en son concept ? Et
l'éthique ? Comment donc les fondements des systèmes
normatifs s'élaborent-ils, quels ressorts anthropologiques
font-ils jouer pour susciter l'adhésion des sujets et des
citoyens ?
Retenons
de la pensée scientifique ce qui en fait sans
doute le plus grand prix : l'ardeur qu'elle met à ne jamais
s'incliner devant ce qui se présente à elle comme
le réel, sa détermination à en solliciter
les virtualités pour les réaliser en les soumettant à l'épreuve
de l'expérience. Gaston Bachelard, dont l'aversion pour
le scientisme était notoire, écrivait : « La
science, dans ses diverses spécialisations, nous enseigne
le progrès. » Mais ce progrès, l'auteur de
La Philosophie du non le montrait bien plutôt à l'oeuvre
dans le processus de la rectification à laquelle l'esprit
scientifique ne cesse de soumettre ses concepts, sous contrôle
d'une « cité scientifique » de plus en plus étendue,
unie et rigoureuse. Un tel progrès n'enveloppe-t-il pas
une leçon philosophique de liberté ?
Dominique Lecourt
Liens
brisés
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