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1999-2018

 

Si c'est un homme

Primo Levi

(page 47 à 49, ed Robert Laffont)

 

«Il doit être un peu plus de vingt trois heures, car les allées et venues au seau, près du garde de de nuit, se font de plus en plus nombreuses. C'est une épreuve humiliante, une honte ineffaçable: toutes les deux ou trois heures, nous devons nous lever pour évacuer la grosse quantité d'eau qu'on nous fait absorber durant la journée sous forme de soupe afin de calmer notre faim: cette même eau qui le soir fait enfler nos chevilles et nos paupières, qui donne à toutes les physionomies une ressemblance hideuse, et dont l'élimination imposeà nos reins un effort déchirant.

Mais la procession nous réserve d'autres appréhensions; il est de règle que le dernier à utiliser le seau aille lui-même le vider aux latrines, comme il est de règle qu'après l'extinction des feux, personne ne sorte de la baraque autrement qu'en tenue de nuit (chemise et caleçon) et en signalant son numéro au garde. C'est donc tout naturellement que le garde cherche à dispenser de ce service ses propres amis, ses compatriotes et les prominents. D'un autre côté, les vieux du camp ont les sens tellement aiguisés qu'ils sont miraculeusement capables, sans bouger de leur couchette, et en se basant simplement sur le son que rendent les parois du seau, de distinguer si le niveau a atteint ou non le seuil dangereux, parvenant ainsi à éviter presque à chaque fois la corvée de vidange. Il s'ensuit que les candidats au service du seau se réduisent à un tout petit nombre, tandis que le liquide à éliminer atteint au moins deux cents litres: une vingtaine de vidanges par nuit.

Conclusion: aller au seau de nuit pour satisfaire un besoin pressant représente, pour nous les sans-expérience, les non-privilégiés, un risque considérable. Le garde bondit de son coin sans crier gare, nous empoigne, gribouille notre numéro sur un bout de papier, nous donne le seau et une paire de socques, et nous pousse dehors, dans la neige, grelottants et ensommeillés. Il nous faut nous traîner jusqu'aux latrines: le seau, qui dégage une chaleur écœurante, cogne contre nos mollets nus, et comme il a été trop rempli, les secousses le font immanquablement déborder sur nos pieds; aussi, pour répugnante que soit la besogne, mieux vaut-il encore l'exécuter soi-même que de la voir confier à son voisin de couchette.

Ainsi se traînent nos nuits. Le rêve de Tantale et le rêve du récit s'insèrent dans une trame d'images plus indistinctes : les souffrances de la journée, où entrent la faim, les coups, le froid, la fatigue, la peur et la promiscuité, se muent la nuit en cauchemars informes, d'une violence inouïe, comme on n'en peut faire, dans la vie courante, que pendant une nuit de fièvre. Nous nous éveillons à tout moment, glacés de terreur, encore sous le coup d'un ordre, crié par une voix haineuse, et dans une langue que nous ne comprenons pas. La procession au seau et le bruit sourd des talons sur le plancher se fondent dans l'image symbolique d'une autre procession: nous sommes serrés les uns contre les autres, gris et interchangeables, petits comme des fourmis et grands jusqu'à toucher les étoiles, innombrables, couvrant la plaine jusqu'à l'horizon; tantôt confondus en une même substance, un amalgame angoissant dans lequel nous nous sentons englués, étouffés; tantôt en marche pour une ronde sans commencement ni fin, éblouis de vertiges, chavirés de nausées; jusqu'a ce que la faim ou le froid ou le trop-plein de nos vessies reconduisent nos rêves à leurs proportions coutumières. Lorsque le cauchemar lui-même ou le malaise physique nous réveillent, nous cherchons en vain à en démêler les éléments et à les refouler hors du champ de notre conscience afin d'empêcher leur intrusion dans notre sommeil: mais nous n'avons pas plus tôt fermé les yeux que nous sentons notre cerveau se remettre en marche indépendamment de notre volonté: il bourdonne, il ronfle, incapable de repos, il fabrique des fantasmes et des symboles terrifiants dont il trace et fait mouvoir sans répit les contours brumeux sur l'écran de nos rêves.

Mais durant toute la nuit, à travers toutes les alternances de sommeil, de conscience et de cauchemars, veillent en nous l'attente et la terreur du réveil: grâce à cette mystérieuse faculté que bien des gens connaissent, nous sommes capables; même sans montre, d'en prévoir l'instant avec la plus grande précision. A l'heure du réveil, qui varie selon la saison mais tombe toujours bien avant l'aube, la cloche du camp retentit longuement, et dans chaque baraque le garde de nuit termine son service: il allume les lumières, se lève, s'étire et prononce le verdict quotidien: «Aufstehen», ou plus fréquemment, en polonais, «Wstawac».

Rares, sont ceux que le «Wstawac» trouve encore endormis: c'est un moment de douleur trop intense pour que le sommeil le plus lourd ne se dissipe pas à son approche. Le garde de nuit le sait bien: loin de prendre un ton de commandement, il parle d'une voix basse et unie, car il sait que son appel trouvera toutes les oreilles attentives, qu'il sera entendu et obéi.

La parole étrangère tombe comme une pierre au fond de toutes les consciences. «Debout» : l'illusoire barrière des couvertures chaudes, la mince cuirasse du sommeil, le tourment même de l'évasion nocturne se désagrègent autour de nous, et nous nous réveillons définitivement, irrémédiablement, offerts sans défense aux outrages, artocement nus et vulnérables. Un jour commence, pareil aux autres jours, si long qu'on ne peut raisonnablement en concevoir la fin, tant il y a de froid, de faim et de fatigue qui nous en séparent. Aussi vaut-il mieux concentrer notre attention et notre désir sur le morceau de pain gris qui, en dépit de sa petitesse, sera immanquablement à nous d'ici une heure, et constituera, pendant les cinq minutes qu'il nous faudra pour le dévorer, tout ce que la loi du camp nous autorise à posséder.

Le Wstawac déclenche la tempête quotidienne. La baraque tout entière est brusquement saisie d'une activité frénétique: chacun monte et descend, refait sa couchette tout en cherchant à enfiler ses vêtements de manière à ne rien laisser traîner sans surveillance; l'air s'emplit de poussière à en devenir opaque; les plus rapides fendent la cohue à coups de coude pour gagner les lavabos et les latrines avant qu'il n'y ait la queue. Aussitôt les balayeurs entrent en scène et mettent tout le monde dehors à grand renfort de coups et de hurlements.

Après avoir refait ma couchette et m'être habillé, je descends sur le plancher et enfile mes chaussures. Alors les plaies de mes pieds se rouvrent, et une nouvelle journée commence.»


© Robert Laffont. «Si c'est un homme» est également publié en édition Pocket, qui édite aussi un guide «Clés pour Si c'est un homme de Primo Levi».

 

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