«C'est un fait qu'en septembre 1943 nous étions à Dachau
méprisés au-delà de tout ce qu'on peut imaginer.
Dans la hiérarchie des nationalités, non seulement
nous arrivions très loin derrière tous les Poldèves
imaginables, mais encore les Verts eux-mêmes, les droit commun
allemands, jouissaient auprès des anciens d'une cote supérieure à celle
des Français - lesquels étaient, tous sans exception,
considérés comme détenteurs abusifs du triangle
rouge, celui des «politiques».
Cette
situation qui nous parut intolérable avait plusieurs
causes. Les Tchèques, même les plus ignorants, nous
reprochaient Munich; les Polonais nous attribuaient, à nous
seuls, leur effondrement de septembre 39; les Allemands eux-mêmes
- tout ennemis du régime qu'on pût les supposer puisqu'ils étaient
là - conservaient à notre égard une supériorité de
vainqueurs. Personne ne semblait avoir entendu parler d'une résistance
française. Notre humiliation était totale.
En
dehors de cette indignité qui s'attachait à nous
pour des motifs dont tous n'étaient pas également
justifiés, il y avait le mépris dont nous étions
l'objet pour des raisons d'un autre ordre. Nos compatriotes avaient
d'abord la réputation de ne pas savoir se laver, de manquer
complètement d'hygiène. Et puis, on leur reprochait
de ne pas accepter en silence non seulement les injustices dont
ils étaient les victimes, ce qu'on aurait à la rigueur
admis, mais non plus celles dont ils étaient les témoins.
Aux yeux des vétérans du camp, une telle attitude
relevait de l'insanité pure et n'aurait pu leur inspirer
que la plus dédaigneuse pitié, si la pitié avait
eu un sens dans cet univers dépourvu de la moindre trace
de sensiblerie.
Les
Italiens vinrent assurer notre relève de boucs émissaires
dans les semaines qui suivirent notre arrivée. Nous avions
entre temps découvert des camarades isolés, disséminés
dans le camp, qui avaient entendu dire par les curés du
block 26 que des gaullistes étaient enfin arrivés à Dachau,
des Français qui appartenaient à un mouvement de
Résistance.
Grâce à Willy, ils avaient pu nous atteindre dans
notre block de quarantaine. L'un d'eux, Nicolas, sergent de Chasseurs
alpins, déserteur de son unité bien avant 1938, avait été ramassé en
Allemagne à la déclaration de guerre. Il y avait
donc quatre ans qu'il était là! Qu'il ait entendu,
seul Français alors à Dachau, le haut-parleur de
1'Appelplatz diffuser l'entrée des Allemands à Paris
le jour de la pire humiliation de juin 1940 lui conférait à nos
yeux un incroyable prestige.
Un
autre, qui se faisait appeler «Marcelle Savoyard» possédait
pour un Savoyard un curieux accent germanique, devait appartenir à quelque
service spécial. Tous deux avaient réussi à s'introduire à la
cuisine des S.S. avec la connivence de Félix Maurer, agent,
lui, et authentique, du Deuxième Bureau. J'ai appris à mon
retour, de la propre bouche de son chef, le Colonel Sérot,
qu'il réalisa la performance de rester en contact avec le
service durant tout son séjour au camp. J'en demeure confondu.
Marcel
et Nicolas nous apportaient d'inimaginables trésors
de ravitaillement «organisés» chez les S.S.
On décida naturellement de les répartir entre les
plus affamés. Au block de quarantaine, comme on était
censé ne pas travailler, on n'avait pas droit au Brotzeit,
légère collation du matin. On crevait littéralement
de faim. Cynique dérision de ce livre d'images de mon enfance
représentant, sous la légende du proverbe «qui
dort dîne», le rêve d'un mendiant replet assoupi
sur le bord du chemin devant un fantastique buffet! Pour l'avoir éprouvé bien
des fois, je sais maintenant que la faim - ce pincement douloureux à l'épigastre
- empêche bel et bien de dormir.
A
ces deux camarades munificents se joignit un jeune Landais, Pierre
Pujol. Il avait été désigné par
son Administration des Poudres comme déporté d'office.
Son cas n'était pas comparable à celui des volontaires
qu'il ne voulait pas connaître. Il sortait d un camp spécial
de redressement. Le traitement n'avait sans doute pas été efficace.
Alors, pour en finir, on l'avait envoyé à Dachau.
Pris en charge par les autres, c'est par eux qu'il nous avait été amené.
L'abbé Fabing, de son côté, nous dépêcha
un autre jeune camarade, Jacques Martin, élève ingénieur
de Nancy. Il allait franchir la frontière à Hendaye
avec son frère quand les Allemands les avaient arrêtés.
Envoyés tous deux à Sachsenhausen, le mystère
des mutations les avait séparés et Jacques avait échoué seul à Dachau,
où on l'avait affecté au Kommando de la radio. Martin,
comme Pujol, se sentait aussi dépaysé que nous dans
ce lugubre désert où il n'avait pas encore réussi à mettre
la main sur un seul compatriote «politique». En réalité il
existait bien un groupe de quatre communistes du Nord, mais ils
s'étaient, par souci de sécurité, camouflés
dans le block des travailleurs volontaires. Ils venaient de Mauthausen,
et ils nous donnaient froid dans le dos quand ils en décrivaient
les horreurs.
En
fin de compte nous étions en tout et pour tout douze
Français «politiques» sur les cent cinquante
compatriotes et les six mille Haftlingues que contenait le camp
lorsqu'à la fin de septembre 43 s'acheva notre quarantaine.»
Liens
brisés
© Éditions
du Seuil, 1955, coll. Livre de vie (nouv. série), 1998.
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