La réforme de la pensée
suppose une réforme de l'être
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Vous avez réagi avec enthousiasme à notre projet
de travailler sur le thème de l'articulation entre transformation
personnelle et transformation collective. Pourquoi ?
Edgar Morin : L'idée d'une réforme de la connaissance,
d'une réforme de la pensée, est une idée
que je propose depuis longtemps. C'est le projet que l'on retrouve
dans La Méthode. Mais je suis de plus en plus convaincu
qu'il faut à présent parler d'une réforme
de l'esprit (au sens de mind), d'une réforme de "quelque
chose" de plus profond, de plus personnel, de plus subjectif
: c'est-à-dire, finalement, une réforme de l'être,
de nous-mêmes.
Plus précisément, je pars de ce que j'appelle la
trinité humaine qui met en évidence que chacun de
nous est à la fois "individu", "partie d'une
espèce" et "partie d'une société"
[1]. Nous sommes dans la société, mais la société
est en nous à travers son langage, ses normes, ses idéologies
; par notre capacité de reproduction, nous permettons à
l'espèce de perdurer tout en en faisant partie. Chacun
des termes est récursif, c'est-à-dire que chacun
génère l'autre et est généré
par l'autre ; chacun est à la fois "cause" et
"produit". Ces trois termes sont indissociables, complémentaires,
et imbriqués les uns dans les autres.
Dans cette conception, tout ne peut plus être concentré
sur la seule réforme sociale : nous devons abandonner cette
idée. Toutes les tentatives pour réformer la société
à partir des structures ont échoué. Aujourd'hui,
tout esprit manichéen, dogmatique ou fanatique va contribuer
à quelque chose de pire que ce qu'il combat ; ce type d'approche
révolutionnaire pervertit non seulement la révolution
elle-même, mais également la société
qui en résulte. Ainsi, autant le militant en tant qu'animateur
social, qui se dédie à autrui, est nécessaire
dans notre société, autant le militant tel que nous
l'avons connu me semble aujourd'hui plus néfaste qu'utile.
Certes, la réalité étant complexe, certains
militants sectaires peuvent aboutir à des actions profitables
dans tel ou tel lieu. Pourtant, à un niveau plus fondamental,
ce modèle ne convient plus. Compte tenu des trois termes
("individu", "espèce" et "société"),
la réforme doit nécessairement passer par une réforme
de l'individu : elle devient ainsi une auto-réforme.
Prenons l'exemple de l'éducation : seuls des esprits déjà
réformés peuvent composer une réforme institutionnelle
qui, elle-même, permettra de former toujours plus d'esprits
réformés ; et s'il n'y a pas, au départ,
ces quelques esprits réformés, toutes les réformes
échoueront. C'est pour cela que je ne crois absolument
plus à des réformes globales décidées
par tel ou tel ministre, tout simplement parce que les personnes
chargées de les appliquer en seront souvent incapables.
En tant qu'adepte de la pensée complexe, je sais qu'il
ne suffit pas de brandir le mot "complexité"
pour réformer les esprits. Des adeptes peu formés,
et inconscients de la complexité que renferme le mot complexité,
peuvent faire autant ou plus de bêtises que les autres.
La réforme ne peut donc être que profonde.
Comment voyez-vous cette réforme, ou plutôt cette
auto-réforme ?
Nous devons développer notre auto-conscience. Or pour
qu'il y ait auto-conscience, il faut qu'il y ait de l'auto-connaissance,
et l'auto-connaissance suppose elle-même une connaissance
pertinente. Je prends très au sérieux la phrase
de Pascal, qui illustre d'ailleurs le premier chapitre de mon
prochain livre sur l'éthique : "Travailler à
bien penser, c'est le principe de la morale". Cela ne signifie
pas qu'il suffit de penser correctement pour être moral.
Non. Encore faut-il avoir une pensée "correcte",
une pensée consciente des effets pervers de certaines bonnes
intentions. Chaque action doit être appréciée
en tenant compte de son "écologie", c'est-à-dire
de l'ensemble des transformations et des déviations qu'elle
va connaître dans les milieux – historique, social,
culturel… – au sein desquels elle va se produire,
milieux qui inévitablement vont avoir sur elle des effets
négatifs et contraires à ceux initialement recherchés.
La prise en compte de l'écologie de l'action nous conduit
à une vigilance sans laquelle nous sommes condamnés
à l'aveuglement. Ce que j'appelle pensée complexe
pourrait se résumer en une phrase : travailler à
bien penser.
Par ailleurs, la connaissance pertinente ne peut faire l'économie
de la manière de débusquer les pièges de
la connaissance : l'erreur et l'illusion [2]. L'erreur et l'illusion
sont présentes en permanence, qu'elles résultent
de la relativité de nos perceptions, de notre égocentrisme
qui brouille nos souvenirs et notre façon de voir les choses,
du mensonge à soi-même… Tous ces phénomènes
peuvent être débusqués de l'extérieur
par les approches psychanalytiques, psychologiques, thérapeutiques…
Cela est capital. Mais il est encore plus capital d'enseigner
dès la plus petite enfance à se connaître
afin de les débusquer au plus tôt [3].
De plus, certaines sources d'erreur et d'illusion ne sont pas
individuelles mais culturelles : elles sont liées aux normes,
aux idées apprises et aux idées reçues. L'individu
doit être en mesure de les identifier, il doit se garder
de répéter, "tel un perroquet", ce qu'il
entend.
Enfin, dans certains tourbillons historiques, il y a des risques
d'égarement. En nous référant à Chamfort,
nous pouvons dire que "le problème n'est pas de ne
pas faire son devoir, le problème est de savoir quel est
son devoir dans des circonstances perturbées". Certains
ont ainsi cru que leur devoir était de suivre Pétain,
d'autres de Gaulle, les communistes ont pensé que leur
devoir était d'agir pour le pacte germano-soviétique.
Nous en arrivons à ce difficile problème qui est
de résister à l'hystérie collective ; c'est
un problème de fond. L'expression "nous sommes tous
américains" pourrait en être une illustration.
Il suffit d'un peu plus de panique, d'attentats, de guerre bactériologique…
et nous pouvons effectivement sombrer dans l'hystérie.
Ces problèmes ne peuvent évidemment pas se régler
en un seul jour. Leur résolution passe par un auto-examen,
une auto-critique (qui a inévitablement besoin des autres)
; elle nécessite un long effort sur soi-même et doit
s'appuyer sur un système éducatif conscient de leur
existence. Il s'agit bien d'un problème complexe puisque
la réforme de soi passe par un examen critique de la société
dans laquelle nous vivons ainsi que par une réflexion sur
notre être biologique. Ce travail constitue un véritable
effort historique et nécessite une culture adaptée.
La question est aujourd'hui de savoir si nous en aurons le temps,
c'est-à-dire si les forces de destruction ne vont pas devancer
ce travail et "tout foutre en l'air". Mais cela, c'est
notre pari.
Comment notre civilisation appréhende-t-elle aujourd'hui
cette question selon vous ?
Un des éléments de la crise mentale ou morale de
l'Occident vient du fait qu'un peu partout des personnes ont senti
ce vide en elles-mêmes, ce manque de rapport entre leur
esprit et leur être, voire leur corps. L'éclairage
apporté par la thèse de Frédéric Lenoir
sur l'introduction du bouddhisme en Occident est à cet
égard très intéressante. Alors que le bouddhisme
en Orient signifie la volonté d'éliminer son propre
ego, de l'anéantir de façon à entrer dans
cet état que l'on appelle le nirvana par la destruction
du "moi-je", l'approche bouddhiste des Occidentaux vise
au contraire à développer ce même "moi-je"
: pas le "moi égoïste" mais, bien sûr,
le "moi sujet". Nous voyons ici apparaître une
question fondamentale : celle du concept du sujet. Ce concept
manque en Occident et j'ai tenté, à travers mes
réflexions et écrits, de le fonder.
Que signifie "être sujet" ? Le sujet se caractérise
à la fois par un principe d'inclusion et un principe d'exclusion.
Le principe d'exclusion exprime le fait que personne ne peut dire
"je" à ma place, pas même mon frère
jumeau ; il s'agit là d'un principe égocentrique
puisque je me mets au centre de mon monde pour le regarder, le
considérer. Pour autant, cela n'aboutit pas à l'égocentrisme
car le sujet répond dans le même temps à un
principe d'inclusion ; celui-ci nous permet d'inclure les nôtres
(couple, famille, patrie…) et d'être en relation avec
eux. Avec des comportements plus ou moins égoïstes
ou altruistes, le sujet est ainsi partagé par ce double
principe du subjectif. Cela posé, le problème n'est
pas de nier le "je" ou de le sublimer, mais de lui donner
un sens, la force, la puissance et la responsabilité de
pouvoir s'ouvrir et de considérer son inclusion dans son
entièreté.
Aujourd'hui, la conscience n'est plus seulement familiale, nationale,
culturelle, elle est planétaire. C'est cette conscience
planétaire qu'il est fondamental de développer.
Nous revenons là à l'idée de la nécessité
d'une connaissance pertinente, c'est-à-dire permettant
d'inclure le contexte et le global, et non pas celle qui règne
dans nos esprits formés par le système d'éducation
actuel qui, en général, fait bien peu de cas de
ces deux dimensions. Nous devons nous resituer dans le cosmos,
dont on sait qu'il va vers la dispersion et la mort, et qui nous
indique notre petite position marginale et périphérique
; nos connaissances dans ce domaine renforcent cette idée
que notre habitat est la Terre. Et c'est pour moi la justification
de ce que j'ai appelé l'évangile de la perdition
: nous sommes sur cette terre, perdus dans le cosmos ; alors aidons-nous
les uns les autres plutôt que nous faire la guerre les uns
les autres. C'est le contraire de l'évangile qui nous dit
que nous serons sauvés si nous sommes "gentils"
avec les autres. Non, nous devons être "gentils"
parce que nous sommes "perdus" ! Une compréhension
de notre époque planétaire est indispensable. Nous
ne pouvons nous abstenir de ce devoir de connaissance.
N'est-ce pas aussi parce que cette "gentillesse", cette
circularité entre l'amour de soi et l'amour d'autrui est
ce qui peut apporter le plus de joie à chacun et à
tous ? Le reste étant mystère…
Bien sûr, cela était contenu dans ce que je disais.
Mais vous avez raison de le souligner. De manière directement
liée, nous devons développer une éthique
de la compréhension. Au niveau international, nous devons
comprendre les rites et les usages d'autrui. Il est frappant de
constater à quel point il est difficile de se comprendre
d'un paradigme à l'autre, d'un système d'explication
à l'autre, d'un système religieux à l'autre.
Or nous devons nous comprendre, et pour cela nous devons faire,
chacun d'entre nous, un effort de sympathie envers l'autre "différent
de nous". Dans une logique ternaire, l'éthique de
la compréhension est, elle-aussi, ternaire et se caractérise
par trois dimensions : l'éthique pour soi, vers soi, en
fonction de soi ; l'éthique pour la société
qui n'est possible que dans une démocratie, avec un minimum
de droits et de devoirs ; et aujourd'hui l'éthique pour
le genre humain qui trouve son origine dans les conditions de
la communauté de destin planétaire. Et il est évident
que cette éthique du genre humain ne consiste pas à
multiplier les frappes comme en Afghanistan.
Ce qui est grave, me semble-t-il, et qui dénote la carence
de nos sociétés, c'est que la compréhension
est en diminution au profit de l'individualisme, de l'égocentrisme,
de tous les facteurs qui ont dégradé les solidarités.
Alors qu'il y a deux ou trois générations encore,
dans un cadre donné, il était normal d'accepter
l'autorité du père ou le vœu de la mère,
aujourd'hui les incompréhensions entre parents et enfants,
frères et sœurs, maris et femmes… se multiplient.
Nous ne nous comprenons pas au sein d'un même environnement
professionnel, d'un même groupe (particulièrement
les groupes d'intellectuels au sein desquels les égocentrismes
se déchaînent), d'une même université.
C'est d'autant plus effrayant que nous disposons tous des instruments
et outils de décodage psychologiques pour comprendre ces
phénomènes ; nous continuons pourtant à déformer
le point de vue de l'autre, nous ne retenons que le négatif
dans une querelle de ménage…
Comment peut-on songer à améliorer les relations
humaines sur le plan social, sur le plan planétaire, si
nous sommes incapables de le faire au niveau interindividuel ?
C'est normal, dira-t-on, les relations humaines sont comme cela
; mais cette réduction du tout au plus mesquin, au plus
bas, au plus petit, n'est en fait pas normale du tout. Il nous
manque ce minimum de régulation psychique et de ce fait
notre vie est empoisonnée par les incompréhensions
mutuelles, par les haines. L'éthique de la compréhension
doit jouer là un grand rôle. Naturellement, il lui
faut des outils, et cela suppose des apprentissages dans la famille
et surtout à l'école qui est le passage obligé
de tous, y compris des futurs enseignants.
Comment favoriser l'émergence et la généralisation
d'une éthique de la compréhension ?
Camus a dit que "la société sera peut-être
sauvée par des petits groupes" et Gide que "le
monde ne sera sauvé que par quelques-uns". À
l'époque, en 1945, je pensais que seules les masses pouvaient
sauver l'humanité. Aujourd'hui, je trouve d'une grande
évidence l'idée que tout commence par des petits
groupes. Pour renforcer la compréhension, nous devons aider
à former et relier des groupes proposant une éducation
à la réforme personnelle. La question devient donc
: comment créer des groupes, des réseaux, des connexions
en fonction de cette idée de la réforme personnelle,
de l'esprit, des mentalités ? Une fois encore, comme souvent
dans l'Histoire, il faut commencer par des rameaux de déviance
qui se répandent, qui irradient à travers les organisations
associatives, sociales, politiques. D'où, d'ailleurs, l'intérêt
de proposer ce thème de réflexion lors du second
Forum social mondial de Porto Alegre (fin janvier 2002).
Cette réforme ne peut pas se satisfaire des seules initiatives
individuelles, aussi porteuses soient-elles, comme entrer dans
un système philosophique zen à l'usage des Occidentaux,
pratiquer le yoga et la concentration méditative. D'ailleurs,
notons que si la méditation de type oriental, qui consiste
à "faire le vide", est très féconde,
il existe également une méditation de type occidental
qui consiste à réfléchir sur ce que l'on
a vécu dans la journée, ce que l'on a fait dans
une situation donnée…
En fait, cette réforme de l'esprit touche à tout.
C'est un aspect nucléaire mais de quelque chose qui est
relié à tout le reste du contexte humain. Il faut
le prendre par tous les bouts mais en commençant par le
problème de l'auto-examen. Il s'agit in fine de développer
toutes les potentialités de l'esprit.
N'y a-t-il pas des risques de dérives ? Car la plupart
des totalitarismes se sont construits sur l'idée d'un homme
nouveau…
La réforme individuelle doit être intégrée
dans une conception d'ensemble de l'anthropologie de l'humain
avec cette idée, que je développe depuis très
longtemps, que homo sapiensest aussi homo demens, deux polarités
d'une même réalité. Les seules propositions
d'homo sapiens et d'homo faber – qui oublient l'homme mythologique,
fantasmatique, religieux – ou encore celle d'homo economicus
– qui oublie tout ce qui n'est pas fondé sur l'intérêt,
mais fondé sur la passion, sur l'amour – sont dangereusement
réductrices. Nous devons changer notre conception de l'humain,
la dialectiser et montrer que nous ne pourrons jamais éliminer
l'une de ses composantes. Ce serait d'ailleurs une catastrophe
si nous étions des êtres exclusivement rationnels,
la pure rationalité n'existant pas, comme le précisent
les travaux de Damasio ou de Jean-Didier Vincent. Il y a toujours
de l'émotion, de l'affect, que nous devons reconnaître
comme tels, tout en "raison gardant".
Le vrai problème, dans la compréhension de tout
phénomène vivant, est de dialectiser les relations
; comme pour l'amour, qui est à la fois le comble de la
raison et de la déraison : la vie est toujours une aventure.
Nous n'avons pas de garde-fous a priori, nous n'avons que des
principes qui permettent de provoquer de l'autorégénération
et de l'autorégulation. L'idée d'un homme nouveau
pourrait bien sûr naître de la génétique.
Mais quel type d'homme nouveau cela peut-il produire ? Une faible
partie de nos possibilités psychiques est aujourd'hui utilisée
par nous, y compris des possibilités inconnues. Nous sommes
loin d'avoir épuisé les ressources de ce cerveau
vieux de 100 millions d'années. Au contraire.
L'idée d'un "autre monde" à bâtir
ne représente-t-elle pas également un bon point
de départ ? À partir de là, on peut réfléchir
à ce que nous pouvons développer dans un sens de
solidarité et de partage.
Oui, mais à condition que l'idée d'un "autre
monde" ne se pervertisse pas comme l'idée, l'idéal
de "l'homme nouveau". Pour éloigner ce risque,
il nous faut apprendre avant tout à mettre en boucle transformation
personnelle et transformation collective. Ceci dit, il est effectivement
essentiel de partir de la potentialité, on pourrait même
dire de la pulsion, de solidarité. Elle renaît dès
qu'il y a une catastrophe, prenez le tremblement de terre de Mexico
par exemple, ou même les deux tours du World Trade Center
; ces deux événements ont suscité de très
forts élans de solidarité. La solidarité
humaine est une potentialité qui se trouve inhibée
; certes, elle est souvent sollicitée… mais comme
il y a le Pakistan, le Bangladesh, et tant d'autres causes louables…
les gens sont débordés. Mais ce potentiel existe.
L'expérience du premier Forum social mondial montre que
ces initiatives peuvent imploser si elles ne s'attaquent pas à
cette question de la transformation personnelle…
Sans doute, et cela prouve que l'on peut, et l'on doit, revenir
aux bonnes vieilles techniques, notamment celles de dynamique
de groupe. À un moment donné, toute assemblée
doit s'auto-examiner elle-même : où en sommes-nous
? pourquoi ne nous comprenons-nous pas sur ce point ? qui sommes-nous
ici et que faisons-nous ? Cela est indispensable et doit être
systématisé. Tout mouvement doit surmonter à
chaque instant le péril de la désintégration
par sectarisme. C'est l'aventure de la vie, c'est l'auto-régénération
du mouvement par lui-même.
Laurence Baranski - Transversales sciences culture - janvier 2001
[article lu 1546 fois]
[1] Edgar Morin, La Méthode (V). L'Humanité de
l'humanité – Partie 1 : L'identité humaine,
Le Seuil, 2001.
[2] Voir Edgar Morin, Les Sept Savoirs nécessaires à
l'éducation du futur, Le Seuil, 2001.
[3] Voir Revue de psychologie de la motivation, juin 2001.
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L'agonie yougoslave I. _ Une communauté fragile
Edgar Morin nous livre ses réflexions après son
séjour dans les républiques yougo-slaves.
La Yougoslavie était un microcosme euro-méditerranéen.
Composée en majorité de Slaves, elle constituait
en fait une association d'Ouest et d'Est-Européens. Croatie
et Slovénie relevaient de l'histoire occidentale, latine
puis italienne et germanique. Serbie et Macédoine relevaient
de l'histoire orientale, byzantine puis ottomane. La Yougoslavie
appartenait à la fois à l'aire mittel-européenne,
à l'aire danubienne, à l'aire balkanique, à
l'aire méditerranéenne. En 1989, ses populations
catholiques, orthodoxes, islamiques, juives semblaient vivre ensemble
dans une paisible convivialité. Sa fédération,
devenue confédération, semblait un modèle,
une promesse. Elle préfigurait à l'Est ce vers quoi
l'Ouest européen s'acheminait lentement et difficilement.
La Yougoslavie avait échappé à l'emprise
de l'empire soviétique dès 1947. Son système
totalitaire s'était quelque peu libéralisé
économiquement via l'expérience, ratée, d'autogestion,
et culturellement en ouvrant progressivement une place aux débats
d'idées. Le noyau dur de l'Etat-parti demeurait certes
intact, mais la lente évolution depuis 1947, accélérée
après la mort de Tito (1980) et la mise en oeuvre de la
Constitution fédérale de 1974, avec collégialité
et rotation des présidences, semblait devoir éviter
à l'ensemble yougoslave les ruptures et les crises qui
affectèrent brutalement à partir de 1989 les pays
de l'empire soviétique et provoquèrent le désastre
de ce dernier.
Et pourtant les causes mêmes de l'apparente réussite
furent celles de l'échec, ou plutôt, disons-le déjà,
du désastre : la communauté yougoslave des nations
et ethnies, parce qu'elle était constituée d'élements
issus de destins historiques très divers, a été
trop fragile et récente pour se cristalliser en communauté
de destin. Or c'est le sentiment d'une communauté de destin,
nourri par une histoire vécue en commun, des valeurs, croyances,
rites, coutumes partagées, qui donne substance et consistance
à une identité et une entité nationales.
Prenons l'exemple crucial des Serbes et des Croates. Apparemment,
ce sont des frères slaves du Sud (yougo-slaves), ayant
pratiquement une langue commune dont la seule différence
est dans l'alphabet, latin là, cyrillique ici. Mais c'est
la petite différence qui trahit la grande différence
de destin. Dès l'arrivée dans les premiers siècles
de notre ère, les tribus croates ont été
intégrées dans l'aire latine (l'antique Dalmatie
romaine), devenue catholique, puis, après avoir constitué
un Etat indépendant durant le dixième siècle,
la nation croate a été soumise à la Hongrie
au onzième siècle, puis aux Habsbourg de 1519 à
1918. La Slovénie, qui, comme la Croatie, a traversé
les siècles dans l'aire occidentale et sous domination
des Habsbourg, n'avait jamais pu constituer un Etat indépendant.
Hitler l'avait partagée, en 1941, entre l'Allemagne, l'Italie
et la Hongrie.
Le microcosme de la Bosnie-Herzégovine
La Serbie, elle, s'est formée dans l'aire byzantine, où
elle embrassa la foi orthodoxe. Elle constitue un Etat autonome
à la fin du douzième siècle, puis un empire
sous Etienne Douchan (1331-1355), résiste aux Turcs, se
fait écraser à Kosovo (1389), et va subir l'occupation
turque, qui recouvre tout l'ex-Empire byzantin après 1459
(prise de Constantinople). Toutefois, à l'occasion d'incursions
autrichiennes durant le dix-septième siècle, une
partie de la population serbe (désertant le Kosovo, qui
va être repeuplé par des Albanais) se réfugie
dans l'actuelle Croatie et l'actuelle Voïvodine, fournissant
des troupes aux armées des Habsbourg avec le rêve
de reconquérir Belgrade (1). Dès le début
du dix-neuvième siècle, la nation serbe se révoltait,
s'émancipait (1806-1815), puis, avec l'aide de la Russie,
devenait le premier Etat souverain émancipé des
Ottomans.
La Bosnie-Herzégovine fut sous domination ottomane jusqu'en
1878, où l'Autriche arracha aux Turcs un mandat administratif
sur son territoire, puis l'annexa en 1909. Véritable mosaïque
d'ethnies et de confessions, elle est en elle-même un microcosme
de la Yougoslavie, comptant une majorité islamique (essentiellement
des Serbes islamisés ayant sans doute été
antérieurement persécutés par les chrétiens
en tant que bogomiles), un tiers de Serbes, un cinquième
de Croates. Ajoutons que la Macédoine, population linguistiquement
slavisée, comporte en son sein une population albanaise
musulmane, et que celle-ci se trouve concentrée au coeur
de la nation serbe, dans le territoire autonome du Kosovo.
Une période horrible
L'aspiration yougoslave, née en Croatie et en Slovénie
à l'occasion des révolutions de 1848, ne s'est réalisée
qu'en 1918. Mais les peuples ainsi rassemblés l'ont été
sous la houlette de la monarchie serbe, qui leur a imposé
sa domination centralisatrice. Après que trois députés
croates eurent été abattus par balle au Parlement
de Belgrade, en 1928, Ante Pavlevic fonde, en 1930, l'Oustacha,
dont le but est de créer un Etat croate indépendant.
Un attentat oustachi abat à Marseille le roi de Yougoslavie.
L'Etat indépendant d'Ante Pavlevic est créé
en 1941 par Hitler pour devenir, dès 1942, un protectorat
allemand et italien.
La Yougoslavie est ainsi démembrée et occupée
de 1941 à 1945. Mais, surtout, la nouvelle situation exacerbe
les tensions et transforme en antagonismes les diversités
ethniques et religieuses. L'Etat oustachi entreprend la croatisation
de sa partie serbe selon le précepte de Pavlevic : "
Un tiers de conversions, un tiers d'exils, un tiers de tués
". Les Serbes évaluent à sept cent mille le
nombre des leurs massacrés par les oustachis (2). Ce chiffre,
contesté par l'actuel président croate Tudjman,
pourrait être révisé en baisse. Dans l'autre
sens, des Serbes ont massacré des Croates après
la libération du territoire. Les Croates ont fourni aussi
des partisans à la résistance de Tito, qui était
croate. Les Tchetniks serbes royalistes, attaqués par les
partisans communistes, ont eux-mêmes établi des accords
avec les troupes allemandes pour éviter l'anéantissement.
Des Musulmans, enrôlés par les SS ou par Pavlevic,
ont massacré des Serbes et des Tchetniks ont massacré
des Musulmans. Des Croates, Slovènes, Musulmans ont été
" pro-Allemands " pendant la guerre parce qu'anti-Serbes,
et ont vu pendant un temps leurs nouveaux oppresseurs en libérateurs.
Cette période horrible, dont on n'a pas encore objectivement
évalué les entre-assassinats, aurait sans doute
empêché toute reconstitution yougoslave si les partisans
communistes n'avaient pris en main la constitution d'une seconde
Yougoslavie. L'Assemblée " antifasciste " de
1943 décide que la Yougoslavie sera un Etat fédéral.
Cet Etat est institué à la libération. Le
Parti communiste détermine alors les frontières
au détriment de la Serbie, de façon à empêcher
le retourd'une domination serbe. Ainsi la Croatie se vit attribuer
une grande partie de la côte dalmate, l'Istrie (vidée
de ses Italiens) ; la Constitution titiste de 1974 créa,
au coeur du territoire serbe, les provinces autonomes du Kosovo
(peuplé d'Albanais musulmans) et de Voïvodine.
L'unité de cette Yougoslavie fédérale est
maintenue non seulement par le corset de fer de l'Etat-parti totalitaire,
mais aussi par le sentiment unanime de résistance à
l'énorme pression de Moscou contre la Yougoslavie rebelle.
On a alors, et jusqu'aux années 80 incluses, l'impression
que Tito a réussi à établir une unité
yougoslave sur la base d'une fédération de six Républiques.
De fait, la Yougoslavie a existé. Elle a existé
non seulement pour un à deux millions de " métis
" (sur vingt-deux millions d'habitants) issus des diverses
ethnies (dont de nombreux Serbo-Croates). Elle a existé
pour la majorité de ses habitants, qui ont assumé
leur double identité sans que l'une semble devoir menacer
l'autre, et qui ont vibré aux exploits de l'équipe
yougoslave de football. Elle s'est établie sur le refoulement
des souvenirs fratricides de 1941-1945. Elle s'est établie
sur l'acceptation des nationalités les unes par les autres,
la mise en sommeil des nationalismes revendicateurs et la répression
des chauvinismes ethniques. La communauté de destin s'est
donc mise à exister, mais elle était récente,
donc fragile. Ratée une première fois sous la royauté
serbe, elle paraissait pourtant devoir réussir désormais
et s'implanter dans l'histoire.
Il semble que la triple crise qui déferle dans le bloc
soviétique à partir de 1989 doive épargner
la Yougoslavie, puisque celle-ci s'est depuis longtemps dissociée
de ce bloc et a entrepris sa propre évolution libéralisante.
Mais c'est l'impact de cette crise qui va susciter le désastre
yougoslave. " Le stade suprême du communisme "
La crise est triple parce qu'elle est politique (inachèvement
et fragilité de toutes neuves démocraties), économique
(perte des sécurités de l'ancien système
et non-acquisition des avantages attendus du nouveau) et nationale
(possibilité de réaliser les aspirations à
la souveraineté, mais dans un contexte où les minorités
enkystées dans chaque territoire sont aussitôt persécutées,
ce qui suscite de part et d'autre les virulences nationalistes).
Ainsi, dans toutes les régions de l'empire commence une
ère de troubles, de turbulences et peut-être de chaos.
Cette triple crise semble devoir frapper de façon atténuée
la Yougoslavie. Mais l'Etat-parti, qui maintenait l'unité
yougoslave, va se décomposer en blocs différents
sous l'effet conjugué et rétroactif de la crise
du communisme et des poussées nationales. Son effondrement
ne laisse qu'une Constitution confédérative très
lâche, où peuvent jouer les forces centrifuges. La
disparité économique pousse les Républiques
riches du Nord, Slovénie et Croatie, à se détacher
des Républiques misérables du Sud, Bosnie-Herzégovine
et Macédoine. Dans chaque République, la démocratisation
s'effectue en surface et les élections favorisent les mouvements
nationalistes, dans lesquels se sont rapidement reconvertis les
apparatchiks, qui y consolident leur ancien pouvoir dans une nouvelle
popularité.
En Yougoslavie comme dans les ex-démocraties populaires
et dans l'ex-URSS, le nationalisme surgit, selon l'expression
d'Adam Michnik, " comme le stade suprême du communisme
". Le réveil du nationalisme est aussitôt agressif,
nourri des rancoeurs du passé. Les apparatchiks, devenus
nationalistes, ont gardé leur mentalité autoritaire
et leur rigidité intellectuelle, leur incapacité
de se plier spontanément au débat argumenté.
Les médias demeurent en grande partie contrôlés
par les anciens/nouveaux pouvoirs. La police d'ancien régime
a survécu. On réprime très brutalement les
manifestations d'opposition, comme le 9 mars 1991 à Belgrade.
Les frontières qui séparent les Républiques
sont à la fois naturelles et artificielles. Ou plutôt
elles sont artificielles, mais, vu les minorités imbriquées
dans chaque République, il n'y en aurait pas de naturelles.
La frontière ouest de la Croatie correspond grosso modo
à la frontière historique stabilisée entre
l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman comme à la
frontière catholique-orthodoxe, mais l'Ouest croate (Slavonie,
Krajina) englobe les minorités serbes ancestrales tandis
que Zagreb compte 100 000 Serbes. La Bosnie-Herzévgovine
suit la frontière austro-ottomane de 1878. Le Montenegro
est délimité par une frontière de 1912. Partout,
sauf en Slovénie, il y a des minorités diverses,
dispersées ou concentrées.
Ainsi donc, à la fin des années 80, tout est prêt
pour que le bouillon de culture des nationalismes se réchauffe
jusqu'à ébullition. En 1990, la Ligue des communistes
de Yougoslavie éclate en partis nationaux. Ceux-ci se convertissent
en partis réformateurs nationalistes (Serbie), tandis que
des dirigeants ex-communistes animent les nouveaux partis nationalistes
(Croatie). Tous se disent démocratiques. Les élections
donnent la victoire aux nouveaux partis en Slovénie et
en Croatie et à l'ancien parti réformé en
Serbie. Des référendums, en Slovénie et en
Croatie, donnent plus de 95 % des voix pour la souveraineté
nationale. Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie proclament
leur indépendance et leur dissociation de la Fédération
yougoslave.
Des négociations se nouent, notamment entre le leader
croate Tudjman et le Serbe Milosevic, pour trouver un compromis
confédéral, mais à chaque fois l'intransigeance
de l'un, qui n'est pas toujours serbe, conduit à l'échec.
Ainsi, le 21 juillet 1991, Tudjman appelle à la mobilisation
des forces croates à la veille de la réunion d'Ochrid
(discours d'Osijek), puis refuse la résolution d'Ochrid.
L'énorme machine de l'armée
Mais déjà a éclaté la " guerre
de Slovénie ", qui dure du 27 juin au 18 juillet 1991.
L'armée fédérale intervient en Slovénie
pour y garder ses frontières extérieures (la Slovénie
contrôle 650 kilomètres de frontières externes,
dont les segments italiens et autrichiens), puis bat en retraite.
Cette " petite guerre " où l'armée fédérale
a échoué encourage les Croates, mais elle encourage
aussi l'armée fédérale à ne pas lâcher
la Croatie, où les minorités serbes appellent son
intervention.
Désormais, le yougoslavisme va s'appuyer sur deux forces,
lesquelles vont s'appuyer l'une sur l'autre : l'armée fédérale
et l'Etat serbe.
L'armée fédérale est une machine énorme
constituée pour résister à une éventuelle
agression de l'URSS. Elle s'est quasi autonomisée avec
la dissolution du parti-Etat qui la contrôlait. Ses cadres
forment une caste qui ne peut sauver son existence et ses privilèges
qu'en maintenant la Yougoslavie. La Serbie, elle, est la principale
victime des forces centrifuges. Belgrade est condamnée
à perdre son statut de capitale fédérale.
D'importantes minorités serbes sont éparses ou concentrées
en Bosnie et en Croatie. Le territoire de la Serbie est troué
par deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine.
En cas de sécession, la Serbie perd son accès vers
l'Ouest continental et maritime, le plus gros de la côte
dalmate ayant été attribué à la Croatie.
La Serbie est donc la République qui, par sentiment et
intérêt, se sent la plus yougoslave. Son alliance
avec l'armée fédérale, qui, de plus, lui
sert de paravent yougoslave, l'encourage à refuser le sécessionnisme.
MORIN EDGAR
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L'agonie yougoslave II. _ Le circuit infernal
Après avoir analysé les origines du conflit entre
la Serbie et la Croatie (le Monde du 6 février), Edgar
Morin poursuit ses réflexions sur la crise yougoslave.
LE 25 juin 1991 commence en Yougoslavie un circuit infernal où,
comme en 1914 pour la première guerre mondiale, il est
vain de chercher un responsable unique et unilatéral de
la mise à feu.
Seule une causalité circulaire permet de concevoir l'engrenage
tragique des événements. Certes, c'est la tentative
du Serbe Milosevic de dominer le parti yougoslave qui a déclenché
la sécession du Parti communiste slovène, devenant
alors nationaliste. C'est la Constitution de Serbie qui, en 1989,
rétablit son autorité sur le Kosovo et la Voïvodine,
ouvrant une politique de répression contre les aspirations
de sa population albanaise. Mais ce sont les deux politiques arrogantes
du Serbe Milosevic et du Croate Tudjman qui se justifient chacune
par l'intransigeance de l'autre. La radicalisation serbisante
de Milosevic, qui frappe les Albanais du Kosovo, nourrit la radicalisation
croatisante, qui menace puis frappe les minorités serbes.
Les premières mesures et exactions antiserbes en Croatie
suscitent des milices et formations paramilitaires serbes, qui
suscitent le développement des milices et formations paramilitaires
croates. Les Serbes de Croatie menacés craignent le retour
des massacres de l'Etat croate de Pavlevic, et le souvenir de
ces massacres, conservés chez tous ceux qui ont plus de
cinquante ans aujourd'hui, est largement exprimé par les
témoins du martyre serbe sur les écrans de la télévision
de Belgrade, ce qui réactualise pour tous les adultes et
les jeunes un passé vieux de quarante-cinq ans. Avec le
déclenchement des hostilités, ce passé dévorera
le présent dans les esprits, et les autorités de
Belgrade, comme les Serbes de Croatie parleront des Croates comme
s'ils étaient oustachis, fascistes ou encore instruments
de l'hégémonisme allemand. La voix officielle des
Croates, elle, préfère oublier le passé oustachi,
mais se souvenir du passé tchetnik, identifie l'armée
fédérale à un parti communiste qui serait
toujours vivant, et dénonce la menace d'une Grande Serbie
qui annexerait le plus gros de l'ancienne Yougoslavie.
Les affrontements ethniques entre Serbes et Croates ont commencé
en Slavonie et en Krajina de façon sporadique dès
mars 1991. Ils deviennent très violents à partir
de la déclaration d'indépendance du 25 juin.
Les atrocités se multiplient de part et d'autre, chez
les irréguliers, tandis que l'armée fédérale
écrase brutalement les cités de Vukovar et d'Osijek.
Les cadavres horriblement mutilés s'accumulent sur les
écrans des télévisions serbes et croates,
ainsi que dans les brochures de propagande généreusement
diffusées dans le monde par les uns et les autres. La radicalisation
du conflit favorise de part et d'autre le développement
des courants les plus rétrogrades. Mais, dans ce conflit,
le plus fort militairement devient le plus faible politiquement.
La politique de force serbo-fédérale va provoquer
l'affaiblissement de la Serbie. Le non-respect des cessez-le-feu,
l'écrasement de Vukovar et Osijek non seulement n'empêchent
nullement la proclamation d'indépendance de la Macédoine,
mais aggravent le fossé serbo-croate et isolent la Serbie.
Elles amplifient les réactions pro-croates du Vatican et
de l'Allemagne fédérale. La CEE admet le juste principe
de la reconnaissance sous conditions de la Slovénie et
de la Croatie, mais l'Allemagne reconnaît sans condition,
de façon précipitée et unilatérale,
ces deux nations.
Cependant, la reconnaissance d'une Croatie à n'importe
quel prix ne règle rien, de même que n'aurait rien
réglé le maintien d'une Yougoslavie à n'importe
quel prix (1). Avicenne disait justement qu'il faut soigner non
les symptômes de la maladie mais ses causes ; il ajoutait
que, lorsque le malade est dans l'état le plus grave, il
faut d'abord soigner les symptômes, en l'occurrence, faire
tomber la fièvre. D'où la nécessité
première et absolue d'arrêt des combats. Il a fallu
une menace américaine discrète, mais claire, pour
que les serbo-fédéraux respectent le cessez-le-feu
de l'ONU. La destruction d'un hélicoptère de la
Communauté européenne, opérée par
un clan belliciste de l'armée fédérale, a
affaibli ce clan provocateur, comme cela arrive heureusement parfois.
Et nous voici dans un no man's land politico-militaro-ethnique
où tout est provisoirement et localement immobilisé
dans une situation impossible que les uns et les autres refusent
de reconnaître telle quelle, mais qu'il faut maintenir telle
quelle le temps de faire décroître l'hystérie
réciproque de dénonciation d'atrocités, de
fascisme, de communisme.
La montée des périls
Pour en sortir, il faut être bien conscient des périls
qui menacent non seulement l'aire yougoslave mais l'ensemble européen.
Le péril immédiat serait la reprise d'une guerre
pour la " Grande Serbie " ou la " petite Yougoslavie
", avec le déplacement et l'amplification du conflit
en Bosnie-Herzégovine, où l'helvétisation
actuelle se transformerait rapidement en libanisation. Même
sans reprise de la guerre, la dislocation de l'ancienne Yougoslavie
entraînerait deux périls majeurs. Le premier serait
la reconstitution d'un nouveau mur retrouvant la vieille frontière
Occident-Orient en rejetant hors de " notre bonne Europe
" (occidentale, catholique, germanique, confortable, "
développée ") les Balkaniques, sous-développés,
Slaves, Orientaux. L'établissement de ce limes occidental
serait un crime contre l'Europe aux conséquences morales
et politiques incalculables. Le second péril peut être
exprimé ainsi : tout ce qui tend à disloquer la
Yougoslavie tend à disloquer l'Europe, non seulement à
l'est, mais aussi à l'ouest, et contribue à aggraver
la situation en Méditerranée.
A l'est, nous voyons déjà que l'éventualité
d'une indépendance de la Macédoine pose, outre le
problème de sa minorité islamique/albanaise, celui
des frontières avec la Grèce et la Bulgarie, ce
qui rallumerait un foyer de conflits balkaniques qui, virulent
de 1912 à 1923, s'était depuis plus ou moins assoupi.
Tout cela concourrait à déseuropéaniser la
Turquie, laquelle se trouve à une nouvelle croisée
des chemins, avec le réveil des peuples turcs de l'ex-URSS.
Au sud, la concrétisation d'une nation musulmane en Bosnie
se ferait, dans le cas conflictuel, avec le réveil de l'antagonisme
chrétien/islamique, et le nationalisme musulman se développerait
de plus en plus sur une base fondamentaliste et non plus laïque,
ce qui aggraverait une situation elle-même conflictuelle
en Méditerranée.
A l'ouest, nous avons vu apparaître la première
disjonction politique entre Allemagne et France. L'Allemagne a
cessé d'être un nain politique en reconnaissant unilatéralement
et sans conditions la Croatie, et cet éveil politique va
avoir des conséquences considérables, pour l'union
ou la désunion, selon la direction que prendra l'Europe
future. Un bloc sous hégémonie économique
et culturelle de l'Allemagne est en train de reformer une Mitteleuropa.
Tout cela reste normal si un processusd'intégration économique
et confédéral des pays d'Europe de l'Est se poursuit
et se développe vers la " grande confédération
" souhaitée par la France.
Mais si se propagent les forces de désintégration
à l'oeuvre en Yougoslavie, alors les failles entre la France
et l'Allemagne, puis entre les nations européennes, deviendraient
des fractures, et, là encore, le jeu des forces centrifuges
nous entraînerait vers de nouveaux désastres.
Si, comme nous l'avons répété depuis 1990,
le destin des années à venir se joue dans la lutte
entre les forces de dislocation, disjonction, rupture, conflit
et les forces d'association, union, confédérations,
fédérations, alors le destin futur de l'Europe se
joue en Yougoslavie, puisque le destin de la Yougoslavie se joue
entre association et dissociation.
Ainsi, la question n'est pas seulement de reconnaître purement
et simplement une Croatie indépendante, en laissant inconsidérément
au nationalisme croate et à la sous-démocratie croate
le soin de respecter les droits des minorités et les droits
de l'homme. Il y a certes le droit des petites nations, mais il
y a aussi le droit des toutes petites nations enfermées
dans ces petites nations, comme nous le voyons par ailleurs pour
les Ossètes et les Gagaouzes.
La question yougoslave n'est pas uniquement celui du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes, et donc d'accéder
à la souveraineté nationale. C'est aussi celui des
minorités à disposer de leurs droits culturels et
politiques ; minorités serbes notamment en Croatie et en
Bosnie ; minorités croates en Bosnie ; minorité
islamique, majoritaire en Bosnie, qui, du fait même des
événements, est devenue une nation musulmane, bien
que serbe à l'origine ; minorité albanaise majoritaire
au Kosovo (les Albanais sont aussi nombreux en Yougoslavie qu'en
Albanie, ce qui pose le problème d'une intégration
de l'Albanie dans une nouvelle configuration).
Il y a aussi les droits du bon sens, qui est l'une des choses
au monde les moins partagées. La Serbie ne peut demander
pour ses minorités hors Serbie ce qu'elle refuse à
la minorité albanaise du Kosovo. Les Croates ne peuvent
reconnaître pour le Kosovo l'indépendance qu'ils
refusent aux Serbes de Croatie. La Bosnie-Herzégovine ne
saurait être dominée par l'une de ses trois composantes
nationales.
Il nous faut voir le problème-clé, c'est-à-dire
la contradiction entre l'Etat-nation et la réalité
bigarrée, mélangée, d'ethnies, religions,
nations issues de deux empires qui n'ont pu se transformer en
confédérations. L'Etat-nation, de modèle
français, qui suppose une unité forte issue d'une
communauté séculaire de destin, laquelle a intégré
une très grande diversité ethnique, est totalement
inadéquate aux peuples qui se sont imbriqués les
uns dans les autres durant cinq siècles. De plus, les grands
Etats-nations d'Europe de l'Ouest sont en train de se rassembler
dans une communauté qui les dépasse.
Il y a un quadruple impératif : droit des peuples, droit
des minorités, droit des individus, droit de l'Europe.
Le quadruple impératif ne peut être respecté
que par des formules à la fois démocratiques et
associatives entre nations, qui s'entre-garantissent le respect
de leurs minorités, et l'intégration de ces formules
associatives dans des associations plus amples.
Des associations de nations à géométrie
variable
Il ne s'agit pas de restaurer l'ancienne Yougoslavie. Il s'agit
de refonder une nouvelle union et de situer la nouvelle association
possible dans le destin associatif de l'Europe elle-même.
Il s'agit de refonder, à Sarajevo, ville symbole à
la fois de l'autodestruction de l'Europe et de la coexistence
pacifique des religions antagonistes, l'idée d'une nouvelle
Yougoslavie.
Chacune des nations pourrait s'associer avec d'autres, selon
des formules à géométrie variable. On verrait
ainsi une association danubienne allant de la Roumanie à
l'Allemagne du Sud, une association balkanique avec Albanie, Grèce,
Bulgarie, Turquie, concernant particulièrement Serbie,
Macédoine, Bosnie-Herzégovine, et une intégration
future dans le Marché commun et dans la nécessaire
confédération européenne.
La révolution transnationale européenne, née
à l'Ouest après la deuxième guerre mondiale,
consiste à lier les reconnaissances d'autonomie et les
reconnaissances d'inter-dépendances croissantes. Ce processus
d'Ouest va aujourd'hui à la rencontre d'un processus contraire
venu de l'Est, et les deux processus se heurtent en Yougoslavie.
Malheureusement, Maastricht est une réponse très
insuffisante aux nécessités de l'Ouest et aux besoins
de l'Est, le processus de gestation est très lent, encore
embryonnaire, et la crise yougoslave risque de le stopper, voire
de le briser.
La compréhension de la complexité yougoslave requiert
d'abandonner non seulement tout manichéisme, mais toute
causalité linéaire, et de comprendre les processus
en boucle où les dérèglements s'entre-suscitent
et s'entre-multiplient, jusqu'à arriver à la température
d'allumage puis à la mise à feu. La compréhension
et la solution du problème yougoslave ne peuvent se faire
que dans le contexte européen, et la solution du problème
européen passe par la solution du problème yougoslave.
Ces solutions ne sont pas acquises, elles ne sont même pas
probables. Le pire est possible. Nous sommes à l'heure
incertaine de l'agonie yougoslave. Mais l'agonie n'annonce pas
nécessairement la mort, elle peut aussi préparer
une nouvelle naissance.
MORIN EDGAR
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Edgar Morin : " Les jeunes expriment le délabrement
moral du monde où ils vivent. "
" 1968, 1986, 1990... Voyez-vous une filiation entre ces
éruptions de fièvre ? _ Mai 68 s'était cristallisé
sur une revendication générale, qui était
le changement de la société et ne pouvait donc pas
être satisfaite par le pouvoir en place. Le mouvement actuel
des lycéens n'a pas, en apparence, ce caractère
global. Je vois des traits communs, d'abord le caractère
typiquement adolescent de la revendication d'égalité
avec les adultes ; ensuite le fait que les nouvelles générations
font irruption dans la politique " à gauche "
et se font citoyens. " Mais il faut distinguer, d'une part,
les facteurs de déclenchement d'un mouvement, où
interviennent des groupes politisés, d'autre part, ses
finalités officielles et, enfin, ses motivations profondes.
Au départ, la révolte a mis en avant des revendications
en faveur de la sécurité et de la réhabilitation
des locaux scolaires. Ces finalités sont aujourd'hui entièrement
absorbées dans une dynamique de la manif. " Un défilé
avec des dizaines de milliers de jeunes dans la rue, c'est, en
effet, bien plus qu'un monôme ou un chahut, cela peut ressembler
à une fête d'initiation. Les lycéens prennent
possession de la rue, intimident les pouvoirs et cherchent à
dialoguer. Les adolescents marginalisés deviennent soudain
les maîtres de leurs maîtres. " Ce sont des moments
merveilleux pour eux, et on comprend qu'ils cherchent à
les faire durer. Mais, dans ces conditions, la volonté
du pouvoir politique d'établir un dialogue avec eux sur
un point précis est inopérante. A ce stade, toutes
les concessions sont jugées insuffisantes, toutes les promesses
dilatoires. " Il faut comprendre le sens de ce rituel existentiel
pour les adolescents, qui trouvent là une occasion de se
poser en égaux des adultes, et de les impressionner. Il
y a eu cette composante en 1968 et en 1986. Mais la signification
du mouvement actuel, comme celle de 1968 et de 1986, ne peut pourtant
pas être réduite à ce phénomène
où la manifestation est à elle-même sa propre
fin. Elle demeure en même temps un moyen de pression. _
S'agit-il d'une protestation d'ordre scolaire, ou d'une révolte
sociale liée au délabrement de certains quartiers
? _ Le mouvement de 1968 était parti des étudiants
issus des classes moyennes mais a su entraîner ensuite dans
son sillage toutes les catégories de jeunes ; aujourd'hui,
l'épicentre s'est déplacé, et l'étincelle
a jailli dans les lycées de banlieue peu après les
émeutes de Vaulx-en-Velin. Nous vivons le syndrome de l'échec
total de l'urbanisme technocratique des années 60. Les
jeunes des cités mettent en lumière cette carence
épouvantable. Déjà, ils compensent la décomposition
générale de tous les liens sociaux dans leurs quartiers
par la création de bandes soudées par des liens
communautaires très forts. Les lycées des banlieues
subissent les maux des quartiers de banlieue. Ils n'ont pas créé
un milieu autre. Mais, aujourd'hui la protestation a dépassé
la banlieue et concerne la jeunesse, " maillon le plus faible
" de la cohésion sociale, et, dans ce sens, notre
société. _ Les revendications proprement lycéennes
repeindre les classes, assurer la sécurité, mieux
former les professeurs _ ne sont-elles que des prétextes
? _ Il est certain que des bâtiments sont vétustes,
que des professeurs et des surveillants manquent. Mais ces vétustés
et ces carences sont devenues les symboles qui renvoient à
des vétustés et des carences profondes dans l'enseignement
et, plus profondément, dans la société. "
Depuis 1968, on a cru régler la crise de l'enseignement
par des réformes institutionnelles. Or nous avons affaire
à un paradoxe typique, que Marx avait bien expliqué
lorsqu'il se demandait : " Qui éduquera les éducateurs
? " Pour avoir un enseignement d'un type nouveau, il ne suffit
pas de changer les institutions, il faut changer les esprits.
Mais comment changer les esprits si on ne change pas les institutions
? Le paradoxe est insoluble. " Les gouvernants ont échoué
même à changer l'institution, et ils croient maintenant
que les solutions sont quantitatives : plus de bacheliers, plus
d'argent, plus de pions, etc. Cette illusion quantitativiste est
navrante. Non pas que je sois contre l'augmentation des crédits,
mais je pense que la tragédie fondamentale de l'enseignement
est ailleurs. " Depuis l'école primaire jusqu'à
l'université, toutes les structures de l'enseignement forment
des esprits pour les ventiler dans des catégories et pour
les empêcher de penser la complexité des problèmes.
L'enfant est naturellement apte à saisir les liens entre
les choses, et l'école lui apprend à disjoindre
celles-ci. Il faudrait, dès les premières classes,
enseigner à relier et non à séparer. "
De plus, les enseignants ont perdu leur mission culturelle du
début du siècle, à transmettre les valeurs
laïques. Aujourd'hui, avec la généralisation
de l'alphabétisation et la concurrence des médias,
ils se sentent vraiment frustrés et dans l'incapacité
de renouveler le sens de la laïcité, c'est-à-dire
la problématisation généralisée, la
mise en question et le dialogue des idées. _ Quel lien
faites-vous entre ce malaise très global du monde enseignant
et les manifestations de lycéens ? _ Les élèves
ressentent de façon diffuse l'absence de sens de ce qu'on
leur enseigne. Ils ne considèrent le lycée que comme
l'endroit par lequel il faut passer pour décrocher le bac,
moyen d'une qualification et accès au gagne-pain. On s'interroge
souvent pour savoir s'il faut adapter l'enseignement à
la société ou l'inverse. En posant le problème
de façon aussi simplifiée, on finit par oublier
que les deux sont nécessaires. L'enseignement n'aura un
sens que s'il veut adapter des éléments de la société
à une continuité culturelle séculaire. Il
n'est pas fait uniquement pour fournir, au jour le jour, des débouchés
professionnels qui vont changer tous les cinq ans en fonction
des techniques nouvelles. Mais tout cela n'est pas pensé
: c'est écarté parce que la pensée politique
est descendue au degré zéro. On se demande essentiellement
comment calmer les grèves, comment faire voter le budget.
On navigue à vue. _ Vous percevez une " perte de sens
" de l'enseignement, un malaise global, alors que les lycéens
revendiquent des conditions d'études décentes. Comment
expliquez-vous leur incapacité à exprimer leurs
véritables objectifs ? _ En 1968, des groupuscules ont
offert à la jeunesse en révolte une idéologie
qui leur apportait la promesse d'un salut et d'une société
meilleure. Il n'en reste plus rien, avec l'écroulement
du salut par la révolution. " En 1986, étudiants
et lycéens avaient regénéré spontanément
les idéaux de 1789, en protestant contre la sélection
à l'entrée de l'université et donc pour l'égalité
dans les études. " Aujourd'hui, les lycéens
ne peuvent formuler que des revendications-prétextes, le
fond du problème restant indicible. " Enorme désenchantement
" _ Pourtant, la société ne leur manifeste
pas d'hostilité. Elle donne des consignes d'indulgence
aux policiers, ouvre tous ses médias, leprésident
de la République lui-même veut qu'on écoute
mieux les jeunes... _ Justement, le paradoxe de ce mouvement est
qu'il se heurte à un édredon. Les parents se souviennent
de mai 68 et l'encouragent, les politiques, de droite comme de
gauche, veulent ouvrir le dialogue. Mais cette attitude irrite
les lycéens qui ont l'impression qu'on les considère
comme des gamins à dorloter, alors qu'en fait, ce sont
nos petits " imprécateurs ". _ Au fond, que veulent-ils
? _ Ils veulent exister, vivre autre chose, ne plus se laisser
débiter en bacheliers ou non-bacheliers par la machine
scolaire. Mais ils ne savent pas comment l'exprimer parce qu'il
n'y a plus sur le marché, d'idéologie capable de
leur fournir des perspectives et un discours. Nous vivons tous
cet énorme désenchantement, et, dans cette phase
historique où le progrès est en crise, où
l'avenir radieux est mort, tout le monde vit le nez dans son assiette
en pensant qu'il n'y a pas de futur. Les jeunes, si l'on décode,
parlent de l'état de notre monde en 1990. " Ils n'ont
trouvé que les chaises branlantes et l'insécurité
pour exprimer leur malaise. C'est même émouvant de
se raccrocher à de telles histoires pour établir
un dialogue conflictuel avec les autorités. Car s'ils ne
parlaient ni des murs, ni des profs, ni des tables branlantes,
ni de la sécurité, qui sont des problèmes
réels, compréhensibles par tous, de quoi parleraient-ils
? C'est leur code pour parler d'une insécurité plus
profonde, d'une absence de guides, d'un délabrement beaucoup
plus général. " En 1968, le code de la révolte
était le jargon marxiste-léniniste. Maintenant,
le code consiste à dire que les murs sont crados, les chaises
branlantes. C'est un langage vraiment symbolique d'un monde en
ruine, de la vie dans les banlieues et dans ces lycées
d'une tristesse infinie construits à toute vitesse. Mais
qui exprime aussi le délabrement intérieur, moral
du monde où ils vivent. _ Quelles valeurs, quels repères
leur proposer ? _ Raymond Barre, parlant de la droite, a dit que,
pour qu'il y ait recomposition, il faut d'abord qu'il y ait eu
décomposition. Je ne dirais pas la même chose de
la gauche, mais je crois qu'il faut une décomposition de
toute une série de croyances, de dogmes, d'idées
préconçues pour qu'il y ait un nouveau commencement.
" Après l'effondrement des pays de l'Est, on a voulu
répandre l'euphorie sur nos sociétés occidentales,
en oubliant que nos carences sont profondes et que nous allons
vers une impasse. Notre société est atteinte d'une
maladie profonde qui n'est pas symétrique à celle
des sociétés totalitaires, et sur laquelle on devrait
se concentrer puisque l'obsession du danger totalitaire a disparu.
" Nous avions jusqu'à présent été
détournés de nos carences et de nos problèmes
de fond par ce qui se passait là-bas. Maintenant, nous
pouvons peut-être nous attaquer aux maux intérieurs,
et non plus à ceux du totalitarisme extérieur qui
est mort. Il nous faut retrouver un futur, non plus un futur de
la promesse, mais une continuité, un lien salubre avec
le passé qui ne soit pas celui des fondamentalistes. Personne
ne détient la formule et nous sommes au degré zéro.
Il faut donc refaire aujourd'hui tout un effort de pensée,
de regénération politique, comme l'avaient fait
les penseurs socialistes au dix-neuvième siècle.
L'actuel mouvement des lycéens doit nous rappeler cette
nécessité. Il peut se dissoudre demain et on risque
de l'oublier, alors que c'est un véritable signal d'alarme.
_ Où va cette révolte ? _ Nous ne savons pas encore
si le mouvement s'épuisera vite ou si, au contraire, il
s'amplifiera. Nous ne savons pas s'il jouera un rôle de
déclencheur qui fera confluer les protestations les plus
diverses, les plus archaïques et les plus nouvelles, et si
tout cela fera sauter le gouvernement. Je crois qu'il faut attendre
pour formuler un diagnostic " de second type ".
BERNARD PHILIPPE,TINCQ HENRI, Le Monde, 2002
Le grand dessein, le Monde 23 Septembre 1988
Après " Liberté, égalité et
la suite ", et " La démocratie cognitive et la
réforme de pensée " (le Monde du 22 septembre)
nous achevons la publication des articles d'Edgar Morin
III. La confédération des nations
Nous n'avons pas seulement à établir de nouvelles
solidarités proxémiques et locales. Nous devons
aussi nous engager dans des solidarités qui dépassent
le cadre de la nation. Ainsi, devons-nous nous situer aujourd'hui
dans le cadre européen. Mais l'Europe ne saurait être
seulement un Marché commun, lieu de compétitions
et d'ententes économiques, elle doit aussi se réaliser
comme communauté de destin afin de faire émerger
sa communauté de dessein.
Toutes les grandes solidarités nécessitent la conscience
d'un destin commun, dans le passé, dans le présent
et pour le futur. En fait, au cours de l'histoire moderne, un
destin européen, qui nous est devenu commun, s'est forgé
dans et par la civilisation née en Europe ; la seconde
guerre mondiale nous a donné un destin commun de déchéance
et de fragilité ; l'avenir nous demande d'affronter en
commun notre destin de province de l'ère planétaire.
La fécondité historique de l'Etat-nation est aujourd'hui
épuisée. L'Etat-nation, invention de l'Europe occidentale,
s'est répandu aujourd'hui dans le monde entier, pour le
meilleur et pour le pire. Le meilleur est que la formule de l'Etat-nation
a permis l'accession à l'indépendance du monde colonisé.
Le pire est que le pouvoir de l'Etat-nation peut imposer, aux
populations qu'il a émancipées du joug étranger,
ses propres servitudes, dictature ou totalitarisme. les Etats-nations
sont par eux-mêmes des monstres paranoides incontrôlables,
sinon par la menace mutuelle. Un premier dépassement des
Etats-nations ne peut-être obtenu que par la confédération,
qui respecte les autonomies en supprimant l'omnipotence. L'Europe,
qui a forgé sa puissance et produit sa déchéance
à travers les guerres entre ses Etats, est aujourd'hui
apte à effectuer le premier dépassement confédéral.
Il y a trois niveaux d'européité qu'il ne faut
pas confondre : _ le premier est celui de l'Europe culturelle,
qui a été séculairement un marché
commun de l'esprit. Si la réforme gorbatchévienne
dépasse le seuil d'irréversibilité, on peut
penser que les libres communications seront rétablies entre
toutes les parties de l'Europe, et que même certaines initiatives
prévues pour les pays du Marché commun (comme l'accroissement
des échanges d'étudiants et d'enseignants, l'équivalence
des diplômes, etc.) pourront être étendues
bien au-delà ; _ le second est celui du Marché commun
: celui-ci, nous l'entrevoyons déjà, peut s'élargir
au-delà des pays européens proprement dits, et sans
doute ce sera là sa vocation future. En attendant, il doit
être le propulseur, non seulement d'une unité économique,
mais aussi d'une confédération politique ; _ c'est
là le troisième niveau : le dépassement des
Etats nationaux dans une confédération métanationale
: une telle confédération serait à l'origine
plus étroite que le Marché commun, mais elle pourrait
constituer un modèle ouvert, auquel pourraient plus tard
se joindre d'autres nations européennes, y compris du Centre
et de l'Est.
L'idée confédérative est une idée
de valeur non seulement européenne, mais universelle. Ainsi,
il serait souhaitable que l'empire de facto qu'est l'URSS devienne
ce qu'énonce sa constitution : une confédération
de républiques associées. De même, la France
se grandirait à favoriser la confédération
des Etats francophones d'Afrique qu'elle a empêchée,
ou la confédération maghrébine qui essaie
de s'amorcer. L'idéal à annoncer au monde n'est
plus l'indépendance des nations, c'est la confédération
des nations, qui leur assure l'autonomie dans l'interdépendance.
En mémoire de la journée du 14 juillet 1790, qui
fut la grande fête de la Fédération, ne pourrions-nous
prendre l'initiative, pour juillet 1990, d'états généraux
pour la confédération européenne, et, au-delà,
pour toutes les confédérations possibles ?
IV. La Terre-Patrie
Nous sommes entrés dans l'ère planétaire
depuis la découverte de l'Amérique, et, après
une diaspora de dizaines de milliers d'années, tous les
peuples de l'humanité se trouvent de plus en plus en communications,
interactions et interdépendances. Mais nous sommes encore
dans " l'âge de fer planétaire " : bien
que solidaires, nous demeurons ennemis les uns des autres, et
le déferlement des haines de race, religion, idéologie,
entraine toujours des guerres, massacres, tortures, haines, mépris.
Le monde est dans les douleurs agoniques de quelque chose dont
on ne sait si c'est naissance ou mort. L'humanité n'arrive
pas à accoucher de l'Humanité.
Une conscience nouvelle nous est venue depuis la fin des années
60. Tout d'abord, l'écologie nous a montré que la
biosphère constituait une sorte d'éco-organisation
naturelle, et que sa dégradation aurait des conséquences
irrémédiables non seulement pour la vie, mais pour
l'homme. En même temps, comme l'a montré notamment
Claude Allègre (l'Ecume de la terre, Fayard), la Terre
elle-même est un sytème qui a sa vie propre, et la
conception systémique de la Terre permet de coordonner
les sciences de la Terre jusqu'alors dispersées.
La planète Terre avec sa biosphère et son humanité
forme un système complexe. Dans quelle mesure l'homme pourrait-il
dégrader et stériliser son milieu vital, se condamnant
ainsi au suicide ? Y a-t-il dans la biosphère de très
puissantes forces de régulation qui sont aptes à
corriger les effets destructeurs des dégradations de toutes
sortes ? Ou, au contraire, arrivons-nous vers des seuils irréversibles
de destructions massives ?
Avant d'envisager ce problème, considérons d'abord
le complexe extraordinaire Terre-biosphère-Humanité
dans un Cosmos dont nous avons appris l'immensité fabuleuse
: nous ne savons pas s'il est d'autres vies, d'autres intelligences
en d'autres planètes ou d'autres galaxies, mais nous n'en
connaissons point, et il semble que nous soyions seuls vivants
et humains dans la Voie lactée ; nous savons que l'espace
est invivable dans sa froideur extrême, et que le Soleil
est invivable dans sa chaleur extrême ; nous pouvons envisager
quelques colonies humaines encapsulées dans l'espace ou
sur la Lune, mais cela nous fera encore mieux comprendre que la
Terre est pour nous le seul lieu vivable et aimable dans le Cosmos
; c'est notre habitat, notre Arche dans l'immensité cosmique,
non seulement notre Matrie, mais aussi notre Patrie.
Nous avons objectivé la Terre, " bleue comme une
orange ", comme le prévoyait Eluard, à partir
des images retransmises de la Lune sur nos écrans de télévision.
Nous devons la subjectiviser, y enraciner l'idée de Patrie.
Nous devons y fonder notre religion, qui reprend l'héritage
de toutes religions universelles : nous sommes frères.
Mais la religion terrestre nous dit, à la différence
des religions célestes : nous devons être frères,
non parce que nous serons sauvés, mais parce que noussommes
perdus, perdus dans cette petite planète d'un Soleil de
banlieue dans une galaxie diasporée d'un univers sans centre,
perdus parce que promis à la mort individuelle et à
l'anéantissement final de la vie, de la Terre, du Soleil.
Aussi devons-nous ressentir une infinie compassion pour tout ce
qui est humain et vivant, pour tout enfant de la Terre... *
Ici de façon étonnante se rejoignent dans une formulation
renouvelée les deux grandes idées-forces qui s'étaient
liées en l'aube de 1789 : l'idée des philosophes
des Lumières centrée sur l'homme rationnel, l'idée
rousseauiste devenant romantique centrée sur la nature
vivante. Il nous faut abandonner l'humanisme qui fait de l'homme
le seul sujet dans un univers d'objets et lui propose pour idéal
la conquête du monde ; cet humanisme-là peut faire
de l'homme tout au plus le Gengis Khan de la banlieue solaire,
et il conduit à l'autodestruction de l'humanité
par les pouvoirs qu'elle aura déchainés. Il nous
faut abandonner le naturalisme qui noie et dissout l'homme dans
la nature. Cependant, nous devons régénérer
l'idée d'homme et celle de nature ; l'homme n'est pas une
invention arbitraire démasquée par le structuralisme,
mais un produit singulier de l'évolution biologique qui
s'autoproduit dans sa propre histoire ; la nature n'est pas une
image de poète, c'est la réalité écologique
même, c'est celle de notre planète Terre. Nous devons
aujourd'hui re-associer, re-allier l'homme, la vie, la nature
dans l'idée de Terre-Patrie.
La Terre n'est pas seulement le mythe matripatriotique où
nous devons enraciner notre destin. C'est la rationalité
même qui nous ramène à la Terre : les deux
trous d'ozone qui se sont formés dans l'Arctique et l'Antarctique,
l' " effet de serre " provoqué par l'accroissement
du CO2 dans l'atmosphère, les déforestations massives
des grandes sylves tropicales productrices de notre oxygène
commun, la stérilisation des océans, mers et fleuves
nourrissiers, les pollutions sans nombre, les catastrophes sans
frontière, tout cela nous montre que la patrie est en danger.
L'ennemi n'est évidemment pas extraterrestre, il est en
nous-mêmes... " Là où croit le péril,
croit aussi ce qui sauve ", a dit Hölderlin. Le péril
nous suggère une haute autorité planétaire,
supérieure aux nations et aux empires, qui aurait pouvoir
sur les problèmes écobiologiques vitaux de la Terre.
N'est-il pas dans le prolongement de 1789 que la France, qui avait
annoncé la liberté aux nations, leur annonce la
fraternité terrestre ? *
Plutôt que des commémorations fades et conformistes,
il nous faut songer à reprendre et régénérer,
en fonction de ce que nous avons appris et compris, l'héritage
inoui de la dialogique culturelle européenne, qui a produit
les idées de la Révolution française.
Il nous faut de toute façon repenser et complexifier l'idée
de Révolution, qui est devenue réactionnaire et
camoufle le plus souvent domination et oppression. Il faut lier
l'idée nouvelle de révolution à l'idée
de conservation, qu'il nous faut elle-même purifier et complexifier.
Nous devons conserver la nature, conserver les cultures qui veulent
vivre (comme l'homme, toute culture est digne de vivre et doit
savoir mourir), conserver le patrimoine humain du passé
parce qu'il détient les germes du futur. Et il faut en
même temps révolutionner ce monde pour le conserver.
Il nous faut conserver l'idée de révolution en révolutionnant
l'idée de conservation.
La mission que pourrait se proposer le tandem complexe Mitterrand-Rocard
(si remarquablement complémentaire qu'il ne pouvait être
qu'antagoniste en un premier temps) serait non pas de réaliser
le grand dessein, irréalisable par décret et à
courte échéance, mais de le proclamer, de l'expliquer,
de préparer sa mise en oeuvre. Le trait commun aux idées
diverses que nous avons exposées est solidarité
: nécessité d'une pensée qui puisse concevoir
les solidarités qui lient parties et tout, choses "
causées et causantes, médiates et immédiates
", et cela également au niveau de la planète
Terre ; régénération des solidarités
dans le tissu concret de la société civile ; institution
d'une solidarité européenne fondée sur notre
communauté de destin ; revitalisation des formules fédératives
et confédératives pour dépasser l'Etat-Nation
; animation de l'idée vitale, pour le troisième
millénaire, du patriotisme terrestre.
FIN.
MORIN EDGAR
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Edgar Morin : Pardonner, c'est résister à
la cruauté du monde
Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est
tout le problème d'une société civilisée.
Pour Edgar Morin, qui répond ici à Jacques Derrida
(Le Monde des Débats de décembre 1999), le pardon
est un pari éthique. Il suppose de ne pas réduire
le criminel à son crime. Même au terme d'un siècle
marqué par les massacres de masse, le pardon exprime la
conviction qu'on peut faire reculer le mal.
Sous le titre « Le siècle et le pardon »,
Le Monde des Débats a publié dans son numéro
de décembre 1999 un entretien avec le philosophe Jacques
Derrida. Le pardon, expliquait-il, « devrait rester exceptionnel
et extraordinaire, à l'épreuve de l'impossible ».
Il ajoutait que « la seule chose qui appelle le pardon »,
c'est précisément l'impardonnable. Et concluait
« le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement,
dans la nuit de l'inintelligible ». C'est une vision très
différente, éthique et rationnelle que propose ici
Egar Morin.
[Magnanimité] [Compréhension] [Implacabilité
idéologique] [L'héritage Mandela] [N'oublions pas]
[Ethique universelle]
Derrida, à mon sens, isole la question du pardon de ses
contextes. Moi, j'essaie de partir d'un point de vue qui imbrique
le problème du pardon dans ses contextes psychologiques,
culturels, historiques, et bien entendu le contexte d'un siècle
marqué par l'organisation de massacres de masse.
Partons du problème, fondamental pour toute société,
que pose l'auteur d'un mal ou d'un dommage. La réponse
archaïque est le talion, c'est-à-dire le mal pour
le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde
en chacun d'entre nous et tout le problème de la civilisation
est de la dépasser. Le dépassement historique de
cette idée de châtiment, forme institutionnelle du
talion, commence avec Hobbes : pour lui, le but du châtiment
n'est pas la vengeance mais la terreur, il sert à intimider
le criminel potentiel. Beccaria, au XVIIIe siècle en Toscane,
va plus loin : la prison a pour fonction de protéger les
populations et non pas de punir. La justice telle qu'elle est
instituée par les États rompt certes avec la vengeance
opérée par les proches, mais elle l'institue sous
forme de châtiment pénal : on inflige un mal pour
le mal, et la mort pour la mort, là où existe la
peine capitale.
Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est
tout le problème d'une société civilisée.
Je pense que justement existent entre les deux des « non-vengeances
» qui diffèrent du pardon : la clémence qui
ressemble au pardon mais ne l'est pas tout à fait ; la
miséricorde ou la pitié pour l'emprisonné,
le vaincu, qui précèdent peut-être le pardon,
et puis les formes institutionnelles que sont la grâce et
l'amnistie.
Il est important de donner un sens positif à tout ce qui
peut exister hors de l'alternative châtiment-pardon. Les
exemples abondent d'une clémence liée à la
victoire. Dans le monde musulman, l'aman consiste à octroyer
la vie sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c'est un
acte de magnanimité, qui est en même temps un acte
d'intégration ou de réintégration. Il y a
de nombreux cas de clémence politique. En 403 avant notre
ère, la dictature des treize est abolie ; les démocrates
rentrés victorieux dans Athènes rompent avec la
pratique en vigueur dans les cités grecques : ils renoncent
à la vengeance et proclament l'amnistie. La non-vengeance
est-elle seulement l'acte magnanime d'un souverain, comme Auguste
pour Cinna ? Nullement. La souveraineté trouve une forme
morale chez des individus qui ne sont ni rois ni empereurs, et
qui peuvent se placer à un méta-niveau éthique.
Je pense au père de cet adolescent poignardé par
un jeune du même âge à Marseille et qui a dit
« je ne veux pas de vengeance ». Il ne pardonne pas,
mais il sait que le cas excède la vengeance, il se situe
bien à un méta-niveau par rapport au cycle vengeance-punition.
Magnanimité.
Il est juste, comme le fait Derrida, de considérer les
origines judéo-chrétiennes du pardon, qui est lié
au péché. Dans le Grand Pardon juif, Dieu lave les
péchés de son peuple élu, et la prière
du Kippour ajoute : « maintenant, entre-pardonnez vous vous-mêmes
». La miséricorde de Dieu permet de s'entre-pardonner.
La prière catholique du Notre-Père, « pardonnez-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés », est une extension de ce thème.
Mais Jésus sur la croix opère une discrimination
dans le pardon en disant : « pardonnez-leur parce qu'ils
ne savent pas ce qu'ils font ». Il n'y a là aucun
acte de souveraineté à ce moment-là
lui-même doute, puisqu'il dit « Seigneur, Seigneur,
pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Les origines de cet
événement métaphysique, on ne les discerne
ni dans la tradition juive, ni dans la tradition grecque qui ignore
le pardon, ni dans les religions extrême-orientales. Bien
qu'existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège,
la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans
de nombreuses il soit recommandé de pratiquer clémence
et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l'intérieur
du monde juif. Il se transforme en compréhension de l'aveuglement
humain dans le « ils ne savent pas ce qu'ils font »
ce qui rejoint une idée des stoïciens grecs
pour qui le méchant est un ignorant, un imbécile.
Et plus près de nous, il y a le constat de Karl Marx :
« Les hommes ne savent pas ce qu'ils sont ni ce qu'ils font.
» Avec en plus l'idée de pardon. Pardonner est un
acte limite très difficile, qui n'est pas seulement le
renoncement à la punition, il nécessite générosité
et bonté et comporte une dissymétrie essentielle
: au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors
que la clémence consiste seulement à arrêter
le mal et à s'abstenir de châtier. C'est un acte
individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.
Compréhension.
À la différence de Derrida, je pense que le pardon
n'est pas une notion isolable, ni une notion « folle »,
parce qu'à mon avis le pardon se base sur la compréhension.
Comprendre un être humain signifie ne pas réduire
sa personne au forfait ou au crime qu'il a commis. Hegel a fort
bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l'assassin
rien d'autre que cette qualité abstraite et détruit
en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le
reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument
fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire
un tout complexe à un seul de ses composants. Le théâtre
de Shakespeare, un film de gangster comme Le Parrain nous montrent
que des tueurs peuvent être de bons fils, de bons pères,
ressentir l'amour et l'amitié.
Comprendre, c'est comprendre les raisons et déraisons
d'autrui. C'est comprendre que la self deception, ce processus
mental si fréquent qu'est le mensonge à soi-même,
peut conduire à l'aveuglement sur le mal que l'on commet
et à l'autojustification, où l'on considère
comme justice ou représailles l'assassinat d'autrui. L'aveuglement
peut venir de l'empreinte culturelle sur les esprits : l'esclave
était un outil animé, pour les anciens Grecs, pourtant
fort civilisés. L'aveuglement peut résulter d'une
conviction fanatique, politique ou religieuse. Quand des hommes
sont possédés par des idées vraiment
possédés comme je l'ai vu tant de fois chez des
communistes, persuadés d'œuvrer pour l'émancipation
de l'humanité alors qu'ils contribuaient à son esclavage,
quelle est leur part de responsabilité ? Ce travail de
compréhension a quelque chose de terrible, parce que celui
qui comprend se met en état de dissymétrie totale
avec le fanatique qui ne comprend rien, et qui ne comprend évidemment
pas qu'on le comprend.
Les situations sont déterminantes : des virtualités
odieuses ou criminelles peuvent s'actualiser dans des circonstances
de guerre (que l'on retrouve au microscope dans les guerres conjugales).
Les actes terroristes sont dus à des groupes qui vivent
illusoirement une idéologie de guerre en temps de paix.
Ils sont comme hallucinés dans leur vase clos. Mais dès
que ce vase se brise, beaucoup redeviennent pacifiques.
Je me suis intéressé aux dérives historiques
: comment, à partir d'un petit glissement, on dérive
et on devient infidèle à son idée de départ.
J'ai connu des pacifistes d'avant-guerre qui ont accepté
l'occupation de 1940 parce que rien n'est pire que la guerre,
puis se sont engagés dans la Collaboration, et ont participé
à partir de 1941 à la machine de guerre nazie. J'ai
eu des amis intelligents et sceptiques, qui, devenus communistes,
ont fini par assumer des stupidités et des monstruosités.
J'ai vu des débonnaires devenir des impitoyables au sein
de l'appareil stalinien puis redevenir débonnaires quand
ils en sont sortis. Tous ces aveuglés, à la fois
par eux-mêmes et par des mensonges politiques, me semblent
à la fois irresponsables et responsables, et ne peuvent
relever ni d'une condamnation simpliste ni d'un pardon naïf.
Proust, dans Jean Santeuil, exprime son souci de comprendre l'adversaire,
comme si « celui-ci détenait une part de vérité
devenue folle ». Il dit : « Juifs, nous comprenons
l'antisémitisme ; partisans de Dreyfus, nous comprenons
le jury qui a condamné Zola ; par contre, notre esprit
est joyeux quand nous lisons une lettre de Monsieur Boutroux disant
que l'antisémitisme est abominable. » La part de
vérité est dans la singularité du destin
juif, le fait que beaucoup de Juifs sont dans les affaires, le
commerce, que beaucoup d'intellectuels d'origine juive ont été
révolutionnaires ; mais cette part de vérité
devient folle dans l'antisémitisme qui rend les juifs responsables
du capitalisme et / ou du bolchevisme.
Implacabilité idéologique.
Ainsi, celui qui est tolérant, comme Proust, comprend l'implacabilité
idéologique ou religieuse qui pourrait même menacer
sa vie. Robert Antelme, dans le récit de sa déportation,
L'Espèce humaine, exprime très bien l'idée
que si les SS « veulent retrancher leurs victimes de l'espèce
humaine, ils n'y arrivent pas, mais nous non plus ne pouvons les
retrancher de l'espèce humaine ».
Il y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance,
et à la limite le pardon. Victor Hugo dit : « Je
tâche de comprendre afin de pardonner. » Et j'en arrive
à ce point capital : le pardon c'est un pari éthique,
c'est un pari sur la régénération de celui
qui a failli, c'est un pari sur la possibilité de transformation
et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l'être
humain, répétons-le, n'est pas immuable : il peut
évoluer vers le meilleur ou vers le pire. Le docteur Stanislaw
Tomkiewicz, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes délinquants,
évoque « un enfant qui avait autour de lui tout pour
devenir une canaille mais qui, à six ans, a eu un instituteur
formidable qui l'a sorti de l'ornière ». Certains
adolescents ont puisé dans leur expérience aux limites
de la délinquance et du crime leur maturité et leur
rédemption.
Jean-Marie Lustiger est allé jusqu'à proposer la
béatification de Jacques Fesch, assassin d'un policier,
repenti en prison et guillotiné en 1957, cet assassin étant
devenu « un saint ». Peut-on enfermer le criminel
dans son crime, quoi qu'il ait fait avant et surtout quoi qu'il
soit devenu après, ou ne peut-on pas faire plutôt
le pari qu'un criminel peut être transformé par une
prise de conscience et le repentir ?
Derrida dit à peu près ceci : « Si vous ramenez
le pardon à sa fonction éthique ou bénéfique,
le pardon devient fonctionnel et perd sa qualité propre.
» Je ne suis pas d'accord : pour moi le pardon a toujours
un sens et peut toujours avoir éventuellement un sens pragmatique,
voire politique, sans que ce sens dissolve sa qualité qui
vient de cet élan, de cette générosité,
de cette compréhension. C'est ce que j'appelle le méta-niveau.
Je reviens à la parole clé : Jésus ne dit
pas seulement « pardonnez-leur », il ajoute «
parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il y a quand
même un sens de compréhension là-dedans.
Maintenant, faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir
ouvre la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut
ouvrir la voie au repentir, et qu'il offre une chance de transformation.
Il y a de très beaux exemples littéraires. Raskolnikov,
dans Crime et châtiment, est amené au repentir par
la petite prostituée Sonia. Dans Les Misérables,
Monseigneur Miriel, à qui Jean Valjean a volé des
chandeliers, fait un pur acte de pardon. C'est un pari éthique
incertain : il n'était pas dit que Jean Valjean allait
se transformer à la suite de cet acte généreux.
Toujours chez Hugo, dans Quatre-vingt-treize, un pauvre paysan
sauve le marquis de Lantenac, le chef chouan, qui par la suite
fait fusiller trois femmes. Il a cette phrase merveilleuse : «
Une bonne action peut donc être une mauvaise action ? »
Nos actes éthiques peuvent se retourner contre nous, c'est
le pari de la vie.
J'en arrive au pardon politique. Il y a la demande de pardon,
et il y a l'octroi du pardon. Chirac a demandé pardon aux
Juifs, l'Église leur a demandé également
pardon, le gouvernement japonais a présenté ses
excuses aux Coréens. Mais la demande de pardon de Chirac
et celle de l'Église résultent de pressions très
fortes des organisations juives.
L'héritage Mandela.
Les excuses japonaises ne sont pas une demande de pardon. C'est
une reconnaissance de torts qui s'auto-suffit. Je ne crois donc
pas à un jaillissement de demandes spontanées qui
viendraient d'une contamination judéo-chrétienne
sur la planète. En revanche, la demande de pardon au peuple
russe d'un Eltsine démissionnaire est un acte émouvant,
profondément russe, qui réhabilite le vieil homme.
Quant à l'octroi du pardon, il ne peut se réduire
à du calcul politique, encore qu'il le comporte. Prenons
Nelson Mandela. Il s'est fixé pour but non de dissocier
l'Afrique du Sud, mais d'y intégrer les Noirs, et, après
sa victoire politique, d'y intégrer les Blancs. Il a compris
la gravité de la situation où aurait conduit la
punition ou la vengeance. Mais il y a, de plus, en Mandela, l'héritage
universaliste du marxisme. Il y a une noblesse personnelle exemplaire.
Entre Israël et la Palestine, le pardon mutuel de crimes
effrayants commis de part et d'autre est une nécessité
de paix. Mais il a fallu Rabin à un moment de son histoire,
Arafat à un moment de la sienne pour opérer une
conjonction morale qui intègre et dépasse le calcul
politique.
En deçà du pardon, il y a la mansuétude
accordée aux tenants du régime dictatorial déchu,
comme en Espagne. On est dans une sorte de contrat tacite où
l'on achète la paix et la démocratie au prix d'une
amnistie de fait ou de droit.
Il existe des cas d'impossibilité, et du pardon, et de
la punition. Par exemple quand le mal est issu d'une des énormes
machines technobureaucratiques contemporaines, comme dans l'affaire
du sang contaminé. J'avais à l'époque écrit
un article « Cherchez l'irresponsable », parce que
le mal résultait de la somme d'aveuglements issus de la
bureaucratisation, de la compartimentation, de l'hyperspécialisation,
de la routine. Les rapports alarmants de quelques médecins
d'hôpitaux n'étaient même pas lus, et les grands
mandarins de la science et de la médecine ne pouvaient
croire qu'un virus pouvait provoquer le sida. La responsabilité
est morcelée, la culpabilité est dissoute. N'est-ce
pas le système qu'il faudrait juger, et réformer,
plutôt que de chercher le coupable dans un responsable ministériel
?
Venons-en aux énormes hécatombes provoquées
par l'État nazi et par l'État soviétique.
Il y a des responsabilités en chaîne, depuis le sommet
Hitler, Staline jusqu'aux exécutants des camps
de la mort. Mais ces responsabilités sont morcelées.
Quand Hannah Arendt écrit sur le procès Eichmann,
elle le voit comme un rouage de la machine criminelle, et c'est
la médiocrité de ce parfait fonctionnaire qui la
frappe. Elle voyait aussi que l'énormité d'Auschwitz
ne pouvait être compensée par une peine de mort.
Ici la punition est dérisoire, le pardon impossible.
Et quand au bout de 20, 30, 40, 50 ans, il ne reste que quelques
survivants parmi les fonctionnaires obéissants de Berlin
ou de Vichy, doivent-ils assumer toute la responsabilité
? Faut-il qu'un octogénaire expie les crimes de la machine
à déporter ?
Plus il est difficile de localiser l'auteur du mal, plus se développe
un besoin de trouver le coupable. On comprend la souffrance renouvelée
des parties civiles au procès Papon, qui revivent le départ
pour la mort de leurs proches. On comprend la souffrance des familles
des victimes du sang contaminé. Elle retrouvent inévitablement
le talion en réclamant le châtiment. C'est atroce,
mais je me dis que la chose qui importe est de faire en sorte
que de tels crimes ne se renouvellent pas.
N'oublions pas.
La question est : le non-châtiment signifie-t-il l'oubli,
comme le pensent ceux pour qui punir servirait la mémoire
? Les deux notions sont en fait disjointes. Ce n'est pas parce
que Papon va passer éventuellement dix ans en prison que
la mémoire d'Auschwitz sera renforcée. Mandela a
dit « pardonnons, n'oublions pas ». L'opposant polonais
Adam Michnik lui fait écho avec sa formule « amnistie,
non amnésie ». Tous deux ont d'ailleurs tendu la
main à ceux qui les avaient emprisonnés. Les Indiens
d'Amérique n'ont pas oublié les spoliations et les
massacres qu'ils ont subis, bien que ceux qui les ont martyrisés
n'aient jamais été châtiés. Les Noirs
victimes de l'esclavage n'ont jamais vu leurs bourreaux punis,
et pourtant ils n'ont pas oublié. Quand des anciens du
goulag et autres victimes de la répression ont créé
l'association « Mémorial en Union soviétique
», ils réclamaient la mémoire et non le châtiment.
L'amnistie n'est pas l'amnésie. Une grande nation démocratique
ne fait pas que commémorer des moments glorieux, elle doit
aussi se remémorer des moments sinistres : l'histoire de
France ne doit pas oublier la croisade contre les Albigeois ou
la révocation de l'Édit de Nantes. Il y a un autre
problème que pose très bien Steiner en disant :
« Oublier est un devoir, sinon on devient fou. » Cela
vaut pour une mémoire obsessionnelle, et c'est pour ça
aussi qu'en Israël il y a une minorité qui lutte contre
le culte d'Auschwitz, d'autant plus qu'elle se rend compte que
cette obsession sert les intérêts politiques de ceux
qui veulent absolument isoler et différencier les Juifs
des Gentils. Une mémoire historique ne doit pas tomber
ni dans l'obsession ni dans l'amnésie.
Je poursuis mon propos. Jankélévitch, dont la culture
était essentiellement russe c'est-à-dire tout
imbibée de ce fonds culturel évangélique
de Tolstoï et Dostoïevski, avait un sentiment de l'impardonnable
en pensant aux crimes nazis contre les Juifs ; mais, à
la fin de son livre Le Pardon, tout son fonds culturel russe revient
et il dit « mais il y a aussi l'infini du pardon ».
Il termine par une sorte d'asymptote de deux infinis qui courent
l'un après l'autre, et il ne donne pas de solution. Alors
que Derrida fait une sorte de cercle vicieux : on ne peut pardonner
que l'impardonnable, mais comme l'impardonnable ne peut par définition
être pardonné, donc on ne pourrait pardonner ce qui
pourrait être pardonné. Pour moi, ce qui est terrible,
c'est le mal qui est au-delà de tout pardon et de tout
châtiment, le mal irréparable qui n'a cessé
de ravager l'histoire de l'humanité. C'est le désastre
de la condition humaine.
Éthique universelle.
Je crois que la victime se doit d'être plus intelligente
et plus humaine que celui dont elle a souffert. Les valeurs de
compréhension sont universelles et les victimes n'en sont
pas exemptes, au contraire. Marx disait que ce sont les victimes
de l'exploitation qui pourraient accéder à une éthique
universelle et supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme.
Cela ne s'est pas réalisé mais demeure souhaitable.
Cela dit, je ne saurais demander à une victime ou à
sa famille de commencer à pardonner, ce serait odieux,
mais je souhaiterais la convaincre que la punition ne lui est
pas nécessaire.
Le pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité
ou générosité : si l'on force au pardon,
ce n'est plus un pardon. Ce que je propose, c'est de tout tenter
pour échapper à la logique de la vengeance et de
la haine, ce qui comporterait un système d'éducation
que développerait notre capacité de compréhension
que je trouve très atrophiée.
La compréhension est possible même en cas de guerre,
ce que j'ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais
anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l'on
est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui
a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation
où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction
entre une situation de combat la guerre ou la lutte contre
le terrorisme et ce qui se passe après. Effectivement,
ça n'a pas de sens de pardonner à un gang qui a
commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai
problème se pose ensuite, non plus tellement en termes
de pardon, mais de justice. La prison sert à protéger
la société, mais que doit-on faire à partir
du moment où les gens évoluent, quand certains reconnaissent
qu'ils ont eu tort, qu'ils ont commis des actes odieux, ou ressentent
des remords ?
Je pense qu'il nous faudra résister à ce besoin
revenu en force au XXe siècle, qui, j'espère, s'atténuera
dans ce siècle nouveau, et qui a été une
demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent
l'archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le,
il n'y a pas que l'alternative pardon ou châtiment. Il y
a la non-vengeance, il y a l'« a-pardonnable », il
y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois
qu'il faut résister au talion, résister à
l'implacabilité, résister à l'incompréhension,
ne pas céder à la propagation du mal en nous-mêmes.
Les humiliés, les victimes, les haïs ne devraient
pas se transformer en humiliants, en haïssants et en oppresseurs,
comme cela arrive trop souvent et encore aujourd'hui au Kosovo.
L'éthique, qui pour moi est résistance à
la cruauté du monde, de la vie, de la société,
de l'être humain ne peut se passer de compréhension,
de magnanimité, de clémence et, si possible, de
pardon.
Propos recueillis par Sophie Gherardi et Michel Wieviorka
© Le Monde des Débats, Février 2000
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Edgar Morin: «L'humain, je le définis comme
individu, société et espèce»
Le sociologue français, 80 ans, signe avec le 5e tome de
«La Méthode» un livre ardent sur l'identité
humaine. L'ouvrage est une somme de connaissances autant que le
fruit d'une vie. Rencontre avec le penseur de la complexité.
Luc Debraine, Mercredi 28 novembre 2001
A 80 ans, dont soixante-cinq passés à connaître
tout ce qui peut l'être, Edgar Morin livre la synthèse
d'une quête amorcée dans les années 70: La
Méthode. Entreprise encyclopédique, démesurée,
l'œuvre articule et réfléchit les savoirs,
tous les savoirs, qu'ils émanent des sciences ou des humanités.
A l'affût sur son chemin de traverse, le sociologue français
traque les contradictions, les identités, surtout le meilleur
des points de vue sur le paysage qu'il domine de son envergure
intellectuelle: un point de vue global, généreux,
mais aussi complexe. Notion désormais à la mode,
«la pensée complexe» est la grande affaire
du penseur français. Elle s'incarne en particulier dans
l'être humain, à la fois homo sapiens, faber, demens,
ludens, consumans, à la fois un et multiple, à la
fois gloire et rebut, comme disait Pascal.
La Méthode, après avoir évalué la
nature, la vie, la connaissance et les idées, fournit aujourd'hui
un cinquième tome, précisément dédié
à l'identité humaine. Contrairement aux volumes
précédents, surtout La Connaissance de la connaissance,
la lecture de l'ouvrage est plutôt aisée. Mieux,
tonique, tant l'écrivain est ici en pleine forme. Et lucide
quant à la condition humaine. Car ainsi se termine le livre:
«L'humanité est en rodage. Y a-t-il possibilité
de refouler la barbarie et vraiment civiliser les humains? Pourra-t-on
poursuivre l'hominisation en humanisation? Sera-t-il possible
de sauver l'humanité en l'accomplissant? Rien n'est assuré,
y compris le pire.»
Rencontre avec l'orchestrateur des savoirs, sur lequel Françoise
Bianchi vient de faire paraître au Seuil une étude
intitulée Le Fil des idées, qui retrace sa biographie
intellectuelle.
Entrevue
Samedi Culturel: «L'Identité humaine» a un
propos encyclopédique. Or, il faut du temps, beaucoup de
temps, pour métaboliser autant de savoirs. Ce livre se
devait-il d'être une œuvre tardive?
Edgar Morin: Je le ressens comme cela. J'ai souvent dû entrer
dans des domaines nouveaux pour moi, comme la thermodynamique
ou la microphysique. J'ai écouté à l'époque
des scientifiques de pointe, comme Henri Atlan ou Ilya Prigogine,
dont les thèses semblaient alors farfelues, mais qui sont
désormais reconnues. J'ai mobilisé dans ce livre
toute ma culture antérieure. Jeune homme, je suis entré
à l'université pour connaître. Tout. Je n'ai
pas voulu me spécialiser. Je me suis inscrit en histoire,
en philosophie, qui traitait aussi de sociologie, en droit, parce
qu'il y avait de l'économie, ainsi qu'en sciences politiques.
J'ai lancé mes rameaux de connaissances partout. Ce livre
est une synthèse de vie, la mienne, autant qu'une réflexion
sur l'humanité. C'est une œuvre tardive, mais conçue
avec ardeur.
Comment entendez-vous le terme de «méthode»?
Au sens cartésien?
J'ai pris le mot méthode dans son sens le plus archaïque,
qui signifie «cheminer», non pas dans le sens programmatique
de Descartes. J'ai ainsi avancé dans le traitement de la
complexité, laquelle concerne tout: les humains, la vie,
autant que le monde. Quelques notions fondamentales pour appréhender
la réalité ont surgi au fil du travail. Comme le
principe «hologrammique», qui signifie que la partie
est toujours dans le tout, et le tout dans la partie, tant un
hologramme est une image où chaque point contient la totalité
de l'information de l'objet représenté; le principe
de «la boucle récursive», où les effets
rétroagissent sur les causes; et enfin le principe «dialogique»,
un peu l'héritier de la dialectique, qui consiste à
associer deux notions antagonistes, pourtant complémentaires,
qui se nourrissent l'une de l'autre. Ici, deux contraires continuent
à coexister, à s'opposer, alors que dans la dialectique
les deux propositions antagonistes se résolvent dans une
synthèse.
Pour complexe qu'elle soit, votre pensée n'est pas ici
opaque. Ce n'était pas le cas de certains des chapitres
précédents de «La Méthode».
Je me suis toujours fait plaisir en écrivant. Notamment
en recourant aux métaphores. Ce qui est dangereux, car
on risque de ne pas être pris au sérieux, surtout
par les scientifiques! Mais j'ai eu des domaines austères
à traiter. Le chapitre auquel je tiens le plus dans La
Connaissance de la connaissance traite de problèmes logiques
difficiles. A partir du moment où vous entrez dans l'humain,
comme avec ce nouveau livre, vous entrez dans l'expérience
de chacun, et tout le monde se reconnaît. Autrement dit,
le thème même du livre m'entraînait à
davantage de lisibilité, et de tonicité.
Qu'est pour vous une pensée complexe?
Complexus, en latin, veut dire «ce qui est tissé
ensemble». Prenez l'être humain. Il est un tissu biologique
d'organes et de cellules, lesquelles sont faites d'un tissu physico-chimique,
qui sont les molécules, elles-mêmes faites d'un tissu
microphysique, qui sont les particules... Dans un être humain,
vous avez un tissu de psychologie, de langue, de société,
de culture, d'histoire... Or lorsque vous étudiez l'homme
par le biais de disciplines précises, vous le cassez en
miettes. Embrasser du regard ces diverses facettes de connaissance,
c'est penser de manière complexe. En général,
le mot complexe équivaut à une incapacité
de penser. Si vous vous exclamez: «Ah! la situation est
complexe!», cela veut dire que vous êtes incapable
de la décrire. Le cas de Mitterrand est parlant. Pour les
uns, il était un grand politique. Pour les autres, il était
un Florentin machiavélique. Autant de traits qui ne sont
pourtant pas exclusifs les uns des autres. Ils peuvent tous se
retrouver dans la même personne. L'être humain réunit
souvent des propositions contradictoires, ce qui illustre le principe
dialogique.
Vous citez Henri Atlan. Ce chercheur dit pourtant qu'un cheminement
sur les voies de traverse de la connaissance est de plus en plus
difficile, voire impossible, en raison de la spécialisation
et du jargon croissants des disciplines du savoir.
J'espère que ce que je fais montre que cette hyperspécialisation
n'est pas une fatalité! Au contraire, depuis les années
60, on assiste à des regroupements de disciplines qui étaient
auparavant séparées. Prenez les sciences de la Terre.
Elles ont conçu leur unité à partir de 1960
et la découverte de la tectonique des plaques. Jusqu'alors,
la météorologie, la sismologie, la vulcanologie
ou la géologie étaient des disciplines compartimentées.
Or la Terre est désormais conçue comme un système
complexe, avec sa vie propre, ses mouvements horizontaux et verticaux.
Il y a eu une unification de ces sciences, bien qu'elles continuent
à exister. Mais elles ne sont plus imperméables
les unes aux autres. Autre exemple: je définis l'humain
comme une trinité. Il est à la fois individu, société
et espèce. Chacun de ces termes produit l'autre. Ils sont
à la fois distincts et indissolubles, ce qui est encore
mieux que la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit!
Une fois l'humain défini, vous avez une première
complexité de base. Bref, il importe de réunir une
quantité de points de vue différents pour comprendre
comment fonctionne la connaissance. Voilà ce qu'est la
complexité.
Le terme «complexe» est à la mode. Il apparaît
de plus en plus. A raison?
Oui, et c'est un espoir. Cette notion est entrée dans la
culture en Amérique latine [ndlr: où Edgar Morin
est une figure culte], au Portugal, y compris dans les systèmes
d'éducation. Mais elle pénètre de manière
inégale dans le monde. C'est en France qu'elle rencontre
le plus de résistance. La complexité entre dans
les entreprises, lesquelles sont de plus en plus livrées
à des éléments aléatoires, à
l'incertitude du marché mondial. Elles doivent mobiliser
en elles le maximum de ressources humaines et intellectuelles.
Elles sont donc obligées d'abandonner leur ancien système
hiérarchique vertical et de faire appel à l'initiative
des individus, aux stratégies plutôt qu'aux programmes.
Il faut toutefois prendre garde que toute pensée se dégrade.
Regardez celle de Marx ou Freud aujourd'hui. Le danger est de
vendre de la complexité bon marché!
Il y a peu de place dans votre travail pour la transcendance.
Est-ce à dire que la croyance en une entité supérieure
est trop simplificatrice, guère complexe?
Non. On peut prendre le mot de Dieu dans deux sens. Dieu ferme
le mystère, car Il explique tout, mais d'autre part Il
l'ouvre. J'aime l'idée de théologie négative.
J'aime le mystère profond de l'Univers, du réel,
de l'origine de la vie et de l'être humain, que nous connaissons
de plus en plus, mais comprenons de moins en moins. J'aime citer
saint Jean de la Croix, qui disait que «plus on sait, moins
on sait». La connaissance nous aide à communiquer
avec le mystère. Pascal notait que plus la sphère
de la connaissance s'accroît, plus elle a des contacts avec
la sphère de l'inconnaissance. Par des raisonnements rationnels,
on sait qu'il y a des limites à la raison. C'est ainsi.
Il y a un endroit où l'on perd les mots, même ceux
de la poésie, qui sont pourtant ceux qui vont le plus loin
dans l'expression du mystère. Arrive simplement une limite
où les mots ne fonctionnent plus.
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Entrevue du mois : Edgar Morin
L'indispensable éthique
Pour continuer d'éclairer l'humanité, la science
doit trouver comment intégrer l'éthique dans son
approche. Sans quoi, affirme Edgar Morin, nous avançons
en aveugles.
par Laurent Fontaine
Depuis près d'un demi-siècle, le sociologue français
Edgar Morin scrute les sciences sous toutes leurs coutures. La
surspécialisation en sciences devient une menace pour le
développement de la connaissance, affirme le directeur
de recherche émérite au Centre national de la recherche
scientifique de Paris (CNRS), au terme d'une traversée
qui lui a fait connaître l'anthropologie, la philosophie,
la physique et la biologie. En outre, le mariage avec la technologie
et la finance pourrait plonger la science dans une crise profonde.
Québec Science : Vous semblez inquiet pour l'avenir de
la science.
Edgar Morin : Nous vivons une époque paradoxale. À
l'ère de l'information, les savoirs prolifèrent,
mais nous voyons que partout la connaissance se dégrade.
On en sait plus dans tous les domaines. Mais plus il y a de connaissance,
moins il y a de sagesse, comme si nous ne parvenions plus à
tirer le sens de l'ensemble. On le voit partout, dans les sciences
de la vie, les biotechnologies, etc. Pour en sortir, nous devons
retrouver une manière de réintégrer la complexité
dans l'approche scientifique, de relier les connaissances entre
elles.
Q.S. : Citant le philosophe allemand Martin Heidegger, vous dites
même que la science est entrée dans une nuit profonde.
D'où vient cette crise ?
E.M. : Elle plonge ses racines au XVIIe siècle, à
l'époque où Descartes a posé les fondations
de la science moderne. Le premier principe que le philosophe français
a établi, c'est que la science doit s'occuper des objets
- son objectivité -, du monde et des étendues, tandis
que tous les problèmes de l'esprit et du sujet humain relèvent
de la métaphysique. Descartes a aussi posé comme
principe que la science est par nature « amorale »
- ce qui lui a permis de s'extraire du champ des passions politiques
et religieuses dont elle était prisonnière. Elle
se situe explicitement en dehors des jugements de valeur, du bien
et du mal. Elle suit sa propre règle : connaître
pour connaître ne peut être que bon.
Avec ces deux principes, la science a pu assurer son propre développement.
Mais elle a aussi évacué l'éthique de son
champ d'action parce que, pour considérer l'éthique,
il faut considérer le sujet; c'est-à-dire un être
ayant une certaine autonomie, une certaine conscience et une certaine
réflexivité.
Deux autres principes ont permis à la science moderne
d'émerger : le déterminisme - les lois de la nature
sont immuables, telle cause provoque tel effet - et la simplification
ou la réduction, c'est-à-dire l'idée que,
pour comprendre le tout, il suffit de comprendre une partie. Donc
qu'en fractionnant le champ de la recherche on peut mieux connaître.
Ces quatre principes ont permis à la science de s'épanouir.
Mais depuis la révolution de la physique contemporaine
et le développement extraordinaire des connaissances, au
fil du XXe siècle, ces fondements sont ébranlés.
Q.S. : Que voulez-vous dire ?
E.M. : Les principes qui fondent la science moderne nuisent aujourd'hui
à son développement, et par là même
à une vision globale, unifiée de l'homme et de la
nature. La révolution de la physique quantique, avec ses
particules aux comportements aléatoires, a forcé
les gens de science à voir le monde différemment.
Nous savons désormais que le désordre et l'ordre
cohabitent, là où les scientifiques ne cherchaient
qu'ordre. Cela signifie notamment que les déterminismes
ne fonctionnent pas absolument.
De même, de nouvelles connaissances comme l'écologie
nous apprennent que le tout possède des propriétés
que les parties n'ont pas. On ne peut donc plus seulement simplifier
pour comprendre, ni seulement fractionner les problèmes
pour saisir les phénomènes dans leur ensemble. Il
faut développer une approche systémique.
Enfin, en éliminant l'éthique de son champ, la
science en est arrivée à « ne pas penser »
- selon les mots d'Heidegger.
Ce texte est tiré du Magazine Québec Science.
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ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 9 Juin 1989 Le Monde
Révolutions et démocratie 89 régénéré
Les ébranlements des pays communistes
donnent au débat sur les libertés et la démocratie
une actualité qui rejoint la célébration,
en France, du bicentenaire de 1789. Selon Edgar Morin, la "
trinité " liberté-égalité-fraternité
est, pour le vingtième siècle, l'" étoile
du futur ".
Là où la révolution d'Octobre était
au zénith, la Révolution française était
au plus bas. Toute montée de la révolution russe
abaissait la Révolution française.
Ainsi, dans la Vulgate marxiste du vingtième siècle,
du moins jusqu'à la décennie 70-80, la Révolution
française, universelle en idéologie, était
bourgeoise en fait, les droits de l'homme ne promulguaient que
des libertés formelles, 1793 apportait certes un modèle
d'énergie, mais ne forgeait pas un modèle de société.
La Révolution française était tout au plus
un prélude historique que la révolution russe avait
dépassé et contredit dans le fait même qu'elle
en accomplissait les promesses.
Or, à partir de 1970, tout a commencé à
basculer. Sur une grande partie du monde, un formidable affaissement
idéologique a fait s'effondrer 1917 au profit de 1789,
et ce phénomène hercynien est passé quasi
inaperçu aux débatteurs hexagonaux. Ceux-ci, occupés
à se battre sur le second front où 93 s'oppose à
89, étaient aveugles au knock-out titanesque que 89 infligeait
à 17.
Le sens émancipateur de la révolution d'Octobre
s'est effondré à la suite d'un concours d'autodémythifications
quasisimultanées : la démythologisation de l'URSS,
déjà commencée par Khrouchtchev, s'est poursuivie
sous Brejnev ; l'auto-démythologisation de la Chine a fait
tomber le maoisme du sublime au grotesque après l'affaire
Lin Piao, la mort de Mao, la " bande des quatre ", puis
du grotesque à l'horreur après les révélations
sur la pseudo " révolution culturelle " ; l'autodémythologisation
du Cambodge s'est effectuée dans et par le sang polpotien,
en même temps que celle du Vietnam devenu oppresseur et
conquérant dans l'élan même de sa libération.
Tout cela a ressuscité l'idée de démocratie,
qui cesse d'apparaitre comme le masque idéologique de la
bourgeoisie, a régénéré l'idée
des droits de l'homme, porteurs non plus des mensongères
libertés formelles, mais de la seule vraie liberté.
L'extraordinaire est que le processus s'effectue désormais
au sein du monde communiste lui-même, où les aspirations
au pluralisme et à la liberté émergent à
travers les dislocations de l'énorme totalitarisme. De
façon enfin claire, Achille Occhetto décroche ouvertement
le wagon du Parti communiste italien de la révolution d'Octobre
pour l'accrocher à la vieille " locomotive de l'histoire
" désaffectée, la Révolution française.
De façon encore plus admirable, la déclaration commune
Occhetto-Gorbatchev assure que la démocratisation devient
l'horizon du communisme pour la fin du millénaire. Et,
peu après, des centaines de milliers d'étudiants
chinois chantent la Marseillaise à Pékin. 17/89
Alors que dans la Vulgate marxiste, 17 était l'avenir
de 89, c'est 89 qui est devenu l'avenir du communisme. Ainsi 1789
a cessé d'être un échafaudage dépassé
du passé, c'est, de plus en plus, à l'Est, en Asie,
en Afrique, et même en Amérique latine, l'étoile
du futur.
Officiellement la référence à Lénine
demeure en URSS. Mais c'est de plus en plus une référence
au père-fondateur d'une NEP à accomplir avec soixante
ans de retard. Déjà dans les conversations privées
de hauts apparatchiks montrent qu'ils ont conscience que l'URSS
est le produit, non d'une révolution réussie, mais
de deux révolutions assassinées.
La première, celle de février 1917, révolution
" démocratique bourgeoise " qui abolit l'autocratie
tsariste, avait été assassinée conjointement
par la poursuite de la guerre et par la décision d'Avril,
prise par Lénine, de sauter l'étape bourgeoise en
Russie. La seconde révolution, celle d'Octobre, fut un
" coup ", non pas un " coup d'Etat " mais
un coup d'audace déclenché, canalisé, et
orienté dans une finalité internationaliste grandiose
: il ne s'agissait nullement pour Lénine d'instaurer le
socialisme dans l'empire tsariste, mais de briser " le maillon
le plus faible de l'impérialisme " pour allumer la
révolution prolétarienne en Europe, et, par un processus
en chaine, dans le monde.
L'échec de la révolution mondiale a évidemment
anéanti l'espérance de 1917. Mais, en dissolvant
le jour même de sa réunion la première assemblée
démocratiquement élue dans toute l'histoire de la
Russie, les bolcheviks allaient assassiner pour soixante-douze
ans toute possibilité de socialisme démocratique
en URSS. Or, si le cours de la perestroika continue en URSS, l'acte
fondateur de 1917 sera inéluctablement conçu aussi
comme acte destructeur de la possibilité démocratique.
Du point de vue de l'histoire de la Russie, Octobre restera comme
l'assassinat de la révolution démocratique de février
1917. Du point de vue de l'histoire planétaire, Octobre
restera comme une tentative sublime, folle et finalement horrible
pour changer le monde.
Ainsi, en 1989, dans le monde soumis aux dictatures ou aux totalitarismes,
1789 redevient le " splendide lever de soleil " dont
parlait Hegel. 89/93
En France, la revanche de 89 sur 17 a affecté la vision
de 1793. Dans l'optique diffusée par le Parti radical de
la Troisième République, 93 et 89 étaient
quasi complémentaires : la Terreur de 93 sauvegardait l'acquis
et la promesse de 89 contre les hordes d'ennemis conjurés
: 93 était un 89 défensif. Effectivement, l'exaltation
du deuxième Comité de salut public, qui, liant la
Terreur à la Vertu, brisait tous les ennemis intérieurs
et extérieurs de la Révolution, sauvait à
la fois le sol de la patrie, l'unité de la nation et la
nature de la République, concentrait sur 93 l'essence même
de la Révolution française. De plus, après
la Révolution d'Octobre, et cela bien au- delà de
la sphère d'influence communiste, une dialectique circulaire
s'était mise en place, justifiant réciproquement
17 par 93 et 93 par 17. L'argument 93 permettait de justifier
la dictature des bolcheviks, et celle-ci, sauvant l'URSS de ses
ennemis intérieurs et extérieurs, sauvant le principe
de liberté en anéantissant les " ennemis de
la liberté ", permettait de justifier en retour la
Terreur de 93.
L'avènement et le triomphe du stalinisme, loin de briser
cette boucle de légitimation, ne fit que la renforcer.
La super-Terreur de Staline super-justifiait la Terreur robespierriste
se prétendait historiquement justifiée par elle.
Dans la Vulgate stalinienne, les procès et liquidations
de 35-37 des " droitiers " et " gauchistes "
bolcheviks étaient justifiés en miroir par les procès
et liquidations des " modérés " dantonistes
et des " enragés " hébertistes, procès
à leur tour sur-justifiés par les procès
de Moscou. Les découvertes ininterrompues de nouveaux "
traitres " par Rosbespierre et par Staline entre- justifiaient
les deux paranoias, obsessions d'un complot satanique ourdisans
discontinuer par la contre-révolution. Issues d'une situation
obsidionale certes bien réelle, ces psychoses étaient
perçues non comme des délires interprétatifs,
mais comme des modèles de lucidité salvatrice.
Or le mythe de 93 allait subir les conséquences du discrédit
du mythe stalinien. On pouvait enfin comprendre qu'en s'intensifiant
en 94 après que la République eut été
sauvée, et qu'en s'intensifiant en 35 après que
ses ennemis eurent été liquidés, les deux
Terreurs s'étaient auto-entretenues d'elles-mêmes
au-delà de ce qui leur servait de justification. Alors
que le jacobin inflexible, concentré exaltant de toutes
les vertus républicaines, était jusqu'alors la cible
des seuls royalistes ou " réactionnaires ", la
critique post-stalinienne, aussi bien dans les écrits de
Furet que dans le Danton de Wajda, en fait un fanatique illuminé
supprimant comme ennemi ou traitre quiconque lui fait opposition.
Du coup, le centre de gravité de la Révolution passe
de 93 à 89.
La désintégration de l'espérance de salut
terrestre par la révolution communiste entraine, chez les
croyants désabusés et leurs suiveurs, la régénération
des droit de l'homme et de l'idée de la démocratie.
La revanche de 89 sur 17 entraine la promotion de 89 sur 93.
La Révolution apparait dès lors fondamentalement
comme la révolution des droits de l'homme.
L'historisation de l'histoire
Toute histoire est une reconstruction du passé à
partir de données et de documents. L'histoire de la Révolution
française a été sans cesse reconstruite,
dès le début du dix-neuvième siècle,
en fonction des expériences politiques que vivaient les
historiens, eux-mêmes souvent acteurs politiques comme Thiers,
Tocqueville, Jaurès. Ainsi l'histoire parlementaire d'Aulard
correspond à la Troisième République naissante,
puis l'histoire sociale de Jaurès correspond à l'essor
du socialisme français. Mathiez, lui, " réhabilite
" Robespierre et fait de 93 le point d'orgue de la Révolution,
ce qui l'entraine à justifier le léninisme, selon
le processus psycho-idéologique indiqué plus haut.
Puis c'est l'expérience libertaire-trotzkysante qui amène
Daniel Guérin à réhabiliter les " enragés
" et à condamner leur condamnateur Robespierre. Mais
le grand bouleversement allait venir de la grande désacralisation
du stalinisme opérée par le rapport Krouchtchev
et la révolution hongroise, puis de la désacralisation
de l'URSS dans son ensemble.
C'est cette expérience de déstalinisation qui rétroagit
sur la Révolution avec l'histoire de Furet-Richet, se poursuit
dans les ouvrages ultérieurs de Furet, et c'est pour ainsi
dire le bilan philosophique d'une relecture post-stalinienne dont
témoigne la Révolution des droits de l'homme Marcel
Gauchet (1).
Ainsi l'histoire de la Révolution française est
la plus multiple et la plus changeante qui soit, non en ce qui
concerne les événements eux-mêmes, mais dans
la vision de ces événements. La Révolution
est sans cesse réinterprétée. Son histoire
varie en fonction de l'histoire. Ce qui nous suggère que
l'histoire de la Révolution n'est pas terminée.
Elle sera à nouveau réinterprétée
en fonction des expériences du futur. Une première
leçon que devraient tirer les historiens serait de s'historiser
eux-mêmes.
La relecture de la Révolution par Furet est à la
fois très radi-cale et très modérée
dans le sens où elle envisage une évolution française
qui aurait pu faire l'économie de la Révolution,
ce qui met radicalement en question la " nécessité
" de la Révolution tout en aboutissant au modérantisme
politique. Il se trouve que la lecture furetienne se propage,
en cette période anniversaire, au moment même d'une
" centripétisation " politique, où s'atténuent
les différences radicales entre les grandes masses politiques
de la gauche et de la droite, dans une période de paix
idéologique relative.
Dans ces conditions, nous voici dans un moment " tiède
" de l'histoire. Cela nous amène à regarder
tièdement la Révolution ; mais la tiédeur
ne risque-t-elle pas de nous empêcher de comprendre le moment
ultra-chaud de l'histoire qui commence en 89 et s'achève
en 99 (18 brumaire) ?
Du bloc au tourbillon
C'est dans ce climat tiède que nous sommes à nouveau
confrontés à l'alternative traditionnelle : ou bien
l'on sélectionne dans le processus 89-99 ce qui pour nous
relève de la " bonne " nature ou de la "
vraie " vérité de la Révolution, ou
bien on garde tout en bloc. La première branche de l'alternative
est jusfifiable : on peut choisir éthiquement et politiquement
les droits de l'homme et l'abolition des privilèges, rejeter
la Terreur ou Thermidor. La seconde est non moins justifiable
politiquement : ainsi Clemenceau fonde la Vulgate de la Troisième
République lorsqu'il déclare que la Révolution
doit être prise en bloc, chaque moment constituant une facette
qui apporte à l'ensemble kaléidoscopique sa vérité
et sa richesse. Mais ces deux visions, l'une par élimination,
l'autre par congélation, chassent les antagonismes, les
contradictions et la tragédie du formidable et fascinant
processus révolutionnaire qui se déchaine en tourbillon
de 89 à 99, et d'où vont naitre d'autres tourbillons
historiques, à commencer par celui de 1800 à 1815.
Dès lors, il nous faut considérer la Révolution,
non comme un bloc, mais comme un tourbillon, ce qui nous permet
de la concevoir à la fois dans sa totalité, sa diversité
et ses antagonismes, c'est-à-dire sa complexité.
Car la Révolution est un complexe tourbillonnaire. A partir
d'événements initiaux de rupture, elle brise les
anciennes formes, l'ancien moule, fait surgir des ébauches
successives qui s'annulent l'une l'autre, déclenche des
forces historiques inouies. C'est, comme dans un tourbillon, la
rencontre de mouvements antagonistes qui déclenche la grande
rotation motrice, créatrice et destructrice, dans une causalité
en boucle qui entraine dans et par la guerre son cours tumultueux.
C'est un prodigieux concentré d'histoire qui fait vivre
en dix ans ce que le dix-neuvième siècle mettra
cent ans, comme l'indique Furet, à répéter.
Dès lors le Bicentenaire nous invite à autre chose
qu'à une commémoration sélective ou congelée.
Il nous invite à méditer sur le complexe tourbillonnaire.
En même temps, il ne faut pas oublier que la Révolution
française est à la fois un phénomène
totalement historique et totalement mythologique. Bien sûr,
les grands événements historiques sécrètent
leur mythologie. Mais la réalité historique de la
Révolution est génératrice de mythes fondateurs,
non seulement pour la France républicaine, mais pour l'histoire
contemporaine, la nation moderne, la souveraineté du peuple,
la promotion de l'individu.
Ici apparait le problème de 1989 face à 1789 :
nous sommes à une époque où les mythes volent
bas, nous sommes, avons-nous dit, en un moment tiède de
l'histoire. Et le problème apparait justement dans cet
événement hautement significatif que fut le procès
de Louis XVI sur TF1, il y a quelques mois. Il ne fut pas seulement
significatif de la "médiatisation" de l'Histoire
avec ses aspects zhistrionnant et edern à lier, il nous
a fait voir que, vu sous notre optique civile et pacifique d'au-jourd'hui,
ce procès est en fait un assassinat politique, que rien
ne pouvait moralement ni juridiquement légitimer. La seule
justification est celle qu'a énoncée Edern Hallier
avec l'extra-lucidité du délire. "Louis Capet
doit être guillotiné parce qu'il a été
guillotiné." Effectivement, acquitter Louis XVI serait
provoquer ce qu'on appelle en science-fiction un chronoclasme,
une modification du passé qui anéantirait notre
présent.
Cela ne suffit pas. Bien entendu, on peut "comprendre"
la mise à mort du roi dans le contexte ultra-chaud de la
conjuration guerrière des ennemis de la Révolution
que le roi justement voulait rejoindre. Mais on doit le comprendre
aussi comme un sacrifice fondateur qui opère par le couperet
le transfert absolu de la souveraineté du monarque de droit
divin au peuple de droit humain. Dès lors, la mise à
mort du roi excède toute rationalité et toute irrationnalité.
Ce qui est véritablement fascinant dans la Révolution
française est que le mythe est en action historique et
que l'histoire est en action mythique, et cela dès le début,
sous l'optique empirique, le 14 juillet 89 est une émeute
stupide contre une prison désaffectée; sous l'optique
mythologique, c'est la destruction du symbole de l'arbitraire
d'un pouvoir omnipotent. Dès lors que nous sommes capables
d'une double lecture simultanée, empirique et mythologique,
dès lors que nous sommes capables d'affronter le complexe
tourbillonnaire sans gommer ou effacer le conflit inexpiable et
la tragédie, alors nous pouvons obéir à l'une
des exigences fondamentales de toute commémoration : méditer.
Commémorer, méditer...
On ne peut méditer sur un événement qu'en
nous situant en un méta-point de vue d'où on le
surplomberait. Dans un sens, deux siècles nous permettent
amplement de nous situer en un méta-point de vue. Mais
ce méta-point de vue n'est pas absolu, puisque, avons-nous
dit, les expériences historiques futures le modifieront
nécessairement. De plus, le méta-point de vue nécessaire
n'est pas le point de vue d'aujourd'hui. C'est le point de vue
qui, à partir d'aujourd'hui, s'efforce de dominer également
le point de vue d'aujourd'hui. Ainsi, quand nous assistons au
procès de Louis XVI du point de vue d'aujourd'hui, nous
acquittons leroi, mais si nous nous situons du point de vue qui
nous détache d'aujourd'hui pour contempler le processus
mythologico-réel de la Révolution, alors nous assumons
la mise à mort du roi.
Le nécessaire méta-point de vue dont je parle nous
amène donc non pas à "voter" a posteriori
la mort ou l'acquittement du roi, mais à maintenir en nous
une double conscience, une double attitude contradictoire, l'une
qui nous fait refuser cette mise à mort, l'autre qui nous
fait l'entériner. Loin d'éliminer toute incertitude
ou toute ambiguité en nous, notre méta-point de
vue ne peut que l'accroitre.
De même, nous pouvons, d'un méta-point de vue a
posteriori décider du moment où la terreur n'était
plus nécessaire. Mais nous ne pouvons savoir si elle était
vraiment indispensable, pour sauver la République, et cela
doit devenir pour nous, qui vivons dans un ilot provisoirement
paisible entouré d'océans de violence, un sujet
de réflexion sur lequel nous devons débattre, à
commencer avec nous-mêmes.
Méditer la Révolution, c'est méditer sur
quelque chose d'énorme et hors norme, où l'interpénétration
du mythologique et du réel tisse la réalité
révolutionnaire de substance mythologique et en fait une
réalité de type supérieur à celle
du " réel ". C'est méditer sur un double
processus contradictoire, l'un où Ubris (la démesure
des journées insurrectionnelles) est à l'origine
de Diké (la Déclaration des droits de l'homme, le
principe de démocratie), l'autre où la volonté
de liberté conduit à un processus à la fois
fatal et aléatoire qui emporte les êtres humains
comme des pantins. De toute façon, le méta-point
de vue nous fait comprendre que les acteurs, eux, étaient
véritablement possédés par les forces historiques
qu'ils avaient déchainées, et que cette possession
même les a transformés en " grands hommes ".
Il est heureux que le Bicentenaire coincide avec la mise à
la retraite de la Vulgate marxiste qui inscrivait la Révolution
dans un déterminisme historique, la faisait obéir
à un Deus ex machina anonyme, la " bourgeoisie ",
et dégradait les grands idéaux en " idéologies
" masquant les triviaux intérêts de classe.
La Révolution redevient poétique avec ses acteurs
multiples, aristocrates libéraux, abbés émancipateurs,
petit peuple des rues, paysans affolés par la Grande Peur,
intellectuels soudain catapultés aux rênes du gouvernement,
soldats dépenaillés, jeunes capitaines promus généraux,
tous emportés dans le tourbillon parfois sublime, parfois
dément, avec les incroyables accidents, les bifurcations
aléatoires qui se transforment en Destin. Oui, la Révolution
redevient pleinement poétique, mais elle ne devient pas
euphorique, elle reste marquée par la tragédie à
chacune de ses étapes...
A la source du grand tourbillon, il y a la trinité complexe
Liberté/Egalité/Fraternité. Trinité
parce qu'elle concentre en une unité inséparable
les principes maitres de la Démocratie moderne. Complexe
parce que les trois termes complémentaires sont en même
temps antagonistes. Chacun est nécessaire à l'autre,
mais chacun tend à détruire l'autre.
S'il faut démythifier toute vision euphorique de la Révolution,
s'il faut démythifier l'idée qu'elle constitue un
" bloc ", il faut en même temps remythifier la
devise trinitaire. C'est le mythe moteur de l'humanisme démocratique.
Si dans un sens la Révolution est terminée, il est
clair que, dans le sens de la trinité, elle est interminable,
ou plutôt qu'elle commence à peine. Nous l'avons
vu au début de ce texte : c'est, pour le vingtième
siècle, l'étoile du futur.
La trinité complexe n'est pas un mythe euphorique : elle
porte en elle d'inéliminables contradictions. Elle ne doit
pas constituer un mythe de salut terrestre. C'est un mythe d'hominisation,
ou, comme dit Albert Jacquard, d'hominitude. Cette trinité
doit être sans cesse régénérée
; elle peut à nouveau susciter de grands desseins, comme
nous l'avons indiqué déjà ici même.
MORIN EDGAR
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UNITE DU MULTIPLE :
COMMENT EDGAR MORIN ENVISAGE UNE MONDIALISATION HEUREUSE
L’AME DE LA MUSIQUE ET L’INCERTITUDE EN SCIENCES
HUMAINES
LA SCIENCE EXPLIQUE MAIS ELLE NE COMPREND GUERE
L’AUTHENTICITE : COMMENT LA DEFINIR ?
Edgar Morin est l'un des penseurs français les plus importants
de son époque. Son oeuvre multiple est commandée
par le souci d'une connaissance ni mutilée ni cloisonnée,
apte à saisir la complexité du réel, en respectant
le singulier tout en l'insérant dans son ensemble.
Il énonce un diagnostic et une éthique pour les
problèmes fondamentaux de notre temps (Pour sortir du XXe
siècle, Nathan, 1981, Penser l'Europe, Gallimard, 1987,
Terre-Patrie, Seuil, 1993, Une politique de civilisation, avec
Sami Naïr, Arléa, 1997). Enfin, il a élaboré
en vingt ans (1977-1991) une Méthode (Seuil) qui permettrait
une réforme de la pensée.
Label France : Depuis des années, on s'accorde à
reconnaître que nos sociétés traversent une
crise économique, sociale et politique. Pourquoi la jugez-vous
fondamentale ?
Edgar Morin : Tout ce qui a constitué le visage lumineux
de la civilisation occidentale présente aujourd'hui un
envers de plus en plus sombre. Ainsi, l'individualisme, qui est
l'une des grandes conquêtes de la civilisation occidentale,
s'accompagne de plus en plus de phénomènes d'atomisation,
de solitude, d'égocentrisme, de dégradation des
solidarités. Autre produit ambivalent de notre civilisation,
la technique, qui a libéré l'homme d'énormes
dépenses énergétiques pour les confier aux
machines, a dans le même temps asservi la société
à la logique quantitative de ces machines. (…)
Ainsi, on peut dire que le mythe du progrès, qui est au
fondement de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement,
demain serait meilleur qu'aujourd'hui, et qui était commun
au monde de l'Ouest et au monde de l'Est, puisque le communisme
promettait un avenir radieux, s'est effondré en tant que
mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible,
mais qu'il ne peut plus être considéré comme
automatique et qu'il renferme des régressions de tous ordres.
Il nous faut reconnaître aujourd'hui que la civilisation
industrielle, technique et scientifique crée autant de
problèmes qu'elle en résout.
Cette crise ne concerne-t-elle que les sociétés
occidentales ?
Cette situation est celle du monde dans la mesure où la
civilisation occidentale s'est mondialisée ainsi que son
idéal, qu'elle avait appelé le " développement
". Ce dernier a été conçu comme une
sorte de machine, dont la locomotive serait technique et économique
et qui conduirait par elle-même les wagons, c'est-à-dire
le développement social et humain.
Or, nous nous rendons compte que le développement, envisagé
uniquement sous un angle économique, n'interdit pas, au
contraire, un sous-développement humain et moral. D'abord
dans nos sociétés riches et développées,
et ensuite dans des sociétés traditionnelles. (…)
Des millions d'années après son apparition, l'homo
sapiens vous paraît en être encore au stade de la
préhistoire sur le plan de l'esprit et du comportement.
En quoi notre mode de pensée et d'appréhension de
la réalité est-il un handicap au dépassement
de nos problèmes actuels ?
Au XVIIe siècle, Pascal avait déjà compris
combien tout est lié, reconnaissant que « toute chose
est aidée et aidante, causée et causante »
- il avait même le sens de la rétroaction, ce qui
était admirable à son époque -, « et
tout étant lié par un lien insensible qui relie
les parties les plus éloignées les unes des autres,
je tiens pour impossible de connaître les parties si je
ne connais le tout comme de connaître le tout si je ne connais
les parties ». Voilà la phrase clé. C'est
à cet apprentissage que devrait tendre l'éducation.
Mais, malheureusement, nous avons suivi le modèle de Descartes,
son contemporain, qui prônait lui le découpage de
la réalité et des problèmes. Or, un tout
produit des qualités qui n'existent pas dans les parties
séparées. Le tout n'est jamais seulement l'addition
des parties. C'est quelque chose de plus.
L’AME DE LA MUSIQUE ET L’INCERTITUDE EN SCIENCES
HUMAINES
Qu’est-ce que “ l’âme ” ? Et que
veut-on dire quand on parle de “ l’âme de la
musique ” ? Edgar Morin, sociologue et historien des sciences,
célèbre pour ses travaux sur la complexité,
prononça à Fès, au Maroc, une conférence
très remarquée sur “ l’âme de
la musique ”. Cette communication était faite dans
le cadre du Festival des Musiques Sacrées de Fès
et des Entretiens de Fès, co-organisées par le Réseau
Cultures, sur le thème “ Donner une âme à
la mondialisation ”. Un rapport consacré aux Entretiens
de Fès se trouve ailleurs dans ce numéro.
Ce qui suit est une tentative de restituer quelques perles de
cet exposé. Le rapporteur en porte l’unique responsabilité.
Il s’agit de notes prises au vol et non du texte écrit
de l’illustre (et par ailleurs fort sympathique) penseur.
La raison froide n’existe pas. Même le mathématicien
a des émotions. “ L’homo sapiens ” est
une illusion. Même nos pensées les plus rationnelles
sont mêlées d’émotions. Déjà
le Néanderthalien commettait des massacres. Il n’était
pas que “ sapiens ”. Il est, nous sommes tous des
êtres de raison et de “ jeu ”. Disons donc aussi
: “ l’homo ludens ” car le jeu n’est pas
limité à l’enfance. Il tient une place énorme
dans la vie, et même dans l’ économie !
LA SCIENCE EXPLIQUE MAIS ELLE NE COMPREND GUERE
Au cœur de la vie, il y a prose et poésie.
La prose de la vie : ce qu’il faut faire pour vivre.
La poésie de la vie : ce qui nous donne intensité
de vie.
L’humanité a deux pensées : l’une est
rationnelle, technique, empirique, et l’autre est analogique,
symbolique, mythique.
Nous les mêlons constamment. Nous disons, par exemple :
“ Le soleil se lève ” ! Ce qui relève
de l’analogie et est, en réalité, erroné.
En matière de vin, la description chimique et son degré
d’alcool ne remplacent pas l’image : “ corsé,
fort, délicat, gouleyant ”, etc.
Aujourd’hui la science se fait humble. Les scientifiques
savent que la science n’a pas tout expliqué, au contraire.
Elle débouche sur quelque chose d’indicible, d’inconcevable.
Elle ne donne pas de réponse aux grandes questions. Ainsi
: pourquoi le monde ? Pourquoi l’être plutôt
que le néant ? Aujourd’hui nous voguons dans un océan
d’incertitudes en croisant parfois un archipel de certitudes.
Dans toute tentative de connaissance, il faut distinguer l’explication,
c’est-à-dire tenter de connaître quelque chose
comme un objet avec des moyens objectifs/mesurables et la comprendre,
c’est-à-dire approcher le réel avec de la
sympathie, de l’inter-subjectivité. Ainsi, si on
voit pleurer un enfant, on peut certes “ expliquer ”
les larmes. On peut décrire l’anatomie de l’œil
et calculer le degré de salinité des larmes. Mais
cette seule explication ne mène pas à la compréhension.
Les larmes qu’on “ comprend ” sont celles de
l’émotion. On “ comprend ” les larmes
parce que soi-même on a déjà pleuré
et parce qu’on sent de la compassion pour l’enfant
qui pleure. Analyser une larme chimiquement ne permet pas de comprendre
la peine. Il faut une compréhension subjective, où
intervient l’affectivité, la mémoire, la vie
concrète.
L’AUTHENTICITE : COMMENT LA DEFINIR ?
Il y a des identités concentriques où s’imbriquent
l’identité personnelle, celle de notre pays, de la
religion, du continent et du monde comme planète commune.
Toutes ces identités, à chacun de ses niveaux, sont
à respecter. Faut-il sauvegarder l’authenticité
des musiques locales ? La réponse à cette question
n’est pas évidente. Par exemple, le flamenco gitan
doit être sauvé. Mais son authenticité est
elle-même le fruit d’un métissage intense,
avec ses origines au Rajasthan indien, ses éléments
arabes, juifs et espagnols !
Partout il y a métissage. Le métissage est le fruit
d’un accouplement amoureux. Il reste que la définition
même de ce qui est “ authentique ” est extrêmement
difficile. Interrogé sur ce point après sa conférence
par “ Cultures et Développement ”, Edgar Morin
répondit : “ Je ne puis définir l’authenticité,
pas plus que je ne puis définir l’âme. Je ne
connais pas ses limites. Par contre, je puis reconnaître
son noyau, son cœur. L’authenticité est perçue
par nos sens et notre intuition autant que par notre raison. Elle
dégage une vérité qui s’impose. Le
flamenco authentique, même métissé de raï,
me touche. Par contre, les “ Sévillades ” aplaties
de la musique pour grandes surfaces sont sirupeuses, esthétisantes
au mieux, vulgaires souvent. Elles ne sont pas “ authentiques
”.
© 2000, South-North Network Cultures and Development
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