CHAPITRE
VII, L’ETHIQUE DU GENRE HUMAIN
Comme
nous l’avons vu au chapitre III, la conception complexe
du genre humain comporte la triade individu øsociété
øespèce. Les individus sont plus que les produits
du processus reproducteur de l'espèce humaine, mais ce
même processus est produit par des individus à chaque
génération. Les interactions entre individus produisent
la société et celle-ci rétroagit sur les
individus. La culture, au sens générique, émerge
de ces interactions, relie celles-ci et leur donne une valeur.
Individu øsociété øespèce s’entretiennent
donc au sens fort : se soutiennent, s’entre-nourrissent
et se relient.
Ainsi,
individu øsociété øespèce sont
non seulement inséparables mais coproducteurs l’un
de l’autre. Chacun de ces termes est à la fois moyen
et fin des autres. On n’en peut absolutiser aucun et faire
de l’un seul la fin suprême de la triade ; celle-ci
est en elle-même rotativement sa propre fin. Ces éléments
ne sauraient par conséquent être entendus comme dissociés
: toute conception du genre humain signifie développement
conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires
et du sentiment d’appartenance à l’espèce
humaine. Au sein de cette triade complexe émerge la conscience.
Dès
lors, une éthique proprement humaine, c’est-à-dire
une anthropo-éthique, doit être considérée
comme une éthique de la boucle à trois termes individu
øsociété ø espèce, d’où
émergent notre conscience et notre esprit proprement humain.
Telle est la base pour enseigner l’éthique à
venir.
L’anthropo-éthique
suppose la décision consciente et éclairée
:
o D’assumer l’humaine condition individu øsociété
øespèce dans la complexité de notre être.
o D’accomplir l'humanité en nous-mêmes dans
notre conscience personnelle.
o D’assumer le destin humain dans ses antinomies et sa plénitude.
L’anthropo-éthique
nous dit d’assumer la mission anthropologique du millénaire
:
o Oeuvrer pour l'humanisation de l'humanité ;
o Effectuer le double pilotage de la planète : obéir
à la vie, guider la vie ;
o Accomplir l'unité planétaire dans la diversité
;
o Respecter en autrui à la fois la différence d'avec
soi et l'identité avec soi ;
o Développer l’éthique de la solidarité
;
o Développer l’éthique de la compréhension
;
o Enseigner l’développement de l’anthropo-éthique
du genre humain.
L’anthropo-éthique
comporte ainsi l’espérance en l’accomplissement
de l'humanité comme conscience et citoyenneté planétaire.
Elle comporte donc, comme toute éthique, une aspiration
et une volonté, mais aussi un pari dans l’incertain.
Elle est conscience individuelle au-delà de l’individualité.
1.
LA BOUCLE INDIVIDU ø SOCIETE : ENSEIGNER LA DEMOCRATIE
Individu
et Société existent mutuellement. La démocratie
permet la relation riche et complexe individu ø société,
où les individus et la société peuvent s’entraider,
s’entre-épanouir, s’entre-réguler, s’entre-contrôler.
La
démocratie se fonde sur le contrôle de l'appareil
du pouvoir par les contrôlés et, par là, réduit
l'asservissement (que détermine un pouvoir qui ne subit
pas la rétroaction de ceux qu'il soumet) ; en ce sens,
la démocratie est plus qu’un régime politique
; c’est la régénération continue d'une
boucle complexe et rétroactive : les citoyens produisent
la démocratie qui produit les citoyens.
A
la différence des sociétés démocratiques
fonctionnant grâce aux libertés individuelles et
à la responsabilisation des individus, les sociétés
autoritaires ou totalitaires colonisent les individus qui ne sont
que sujets ; dans la démocratie, l’individu est citoyen,
personne juridique et responsable ; d’une part exprimant
ses vœux et ses intérêts, d’autre part
responsable et solidaire de sa cité.
1.1
Démocratie et complexité
La
démocratie ne peut être définie de façon
simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte en même
temps l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance
aux lois et le transfert de souveraineté aux élus.
La démocratie comporte en même temps l’autolimitation
de l’emprise de l’Etat par la séparation des
pouvoirs, la garantie des droits individuels et la protection
de la vie privée.
La
démocratie a évidemment besoin du consensus de la
majorité des citoyens et du respect des règles démocratiques.
Elle a besoin que le plus grand nombre de citoyens croie en la
démocratie. Mais, en même temps que de consensus,
la démocratie a besoin de diversité et d’antagonismes.
L'expérience
du totalitarisme a mis en relief un caractère clé
de la démocratie : son lien vital avec la diversité.
La
démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts
ainsi que la diversité des idées. Le respect de
la diversité signifie que la démocratie ne peut
être identifiée à la dictature de la majorité
sur les minorités ; elle doit comporter le droit des minorités
et des protestataires à l'existence et à l'expression,
et elle doit permettre l'expression des idées hérétiques
et déviantes. De même qu’il faut protéger
la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère,
il faut protéger celle des idées et des opinions,
ainsi que la diversité des sources d'information et des
moyens d'information (presse, médias) pour sauvegarder
la vie démocratique.
La
démocratie a en même temps besoin de conflits d'idées
et d'opinions ; ils lui donnent sa vitalité et sa productivité.
Mais la vitalité et la productivité des conflits
ne peuvent s'épanouir que dans l'obéissance à
la règle démocratique qui régule les antagonismes
en remplaçant les batailles physiques par des batailles
d'idées et qui détermine par l’intermédiaire
de débats et d’élections le vainqueur provisoire
des idées en conflit, lequel a, en échange, la responsabilité
de rendre compte de l’application de ses idées.
Ainsi,
exigeant à la fois consensus, diversité et conflictualité,
la démocratie est-elle un système complexe d'organisation
et de civilisation politiques qui nourrit et se nourrit de l'autonomie
d'esprit des individus, de leur liberté d'opinion et d'expression,
de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l'idéal Liberté
ø Egalité ø Fraternité, lequel comporte
une conflictualité créatrice entre ses trois termes
inséparables.
La
démocratie constitue donc un système politique complexe
dans le sens où elle vit de pluralités, concurrences
et antagonismes tout en demeurant une communauté.
Ainsi,
la démocratie constitue l'union de l'union et de la désunion
; elle tolère et se nourrit endémiquement, parfois
éruptivement, de conflits qui lui donnent sa vitalité.
Elle vit de pluralité, y compris au sommet de l'Etat (division
des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire) et
doit entretenir cette pluralité pour s'entretenir elle-même.
Le
développement des complexités politiques, économiques
et sociales nourrit les développements de l'individualité
et celle-ci s'y affirme dans ses droits (de l'homme et du citoyen)
; elle y acquiert des libertés existentielles (choix autonome
du conjoint, de la résidence, des loisirs...).
1.2
La dialogique démocratique
Ainsi,
tous les traits importants de la démocratie ont un caractère
dialogique qui unit de façon complémentaire des
termes antagonistes : consensus/conflictualité, liberté
ø égalité ø fraternité, communauté
nationale/antagonismes sociaux et idéologiques. Enfin,
la démocratie dépend des conditions qui dépendent
de son exercice (esprit civique, acceptation de la règle
du jeu démocratique).
Les
démocraties sont fragiles, elles vivent de conflits, mais
ceux-ci peuvent la submerger. La démocratie n’est
pas encore généralisée sur l’ensemble
de la planète, qui comporte bien des dictatures et des
résidus du totalitarisme du XXe siècle ou des germes
de nouveaux totalitarismes. Elle demeurera menacée au XXIe
siècle. De plus, les démocraties existantes sont
non pas accomplies mais incomplètes ou inachevées.
La
démocratisation des sociétés occidentales
a été un long processus qui s'est poursuivi très
irrégulièrement dans certains domaines comme l'accession
des femmes à l’égalité avec les hommes
dans le couple, le travail, l'accession aux carrières publiques.
Le socialisme occidental n'a pu réussir à démocratiser
l'organisation économique/sociale de nos sociétés.
Les entreprises demeurent des systèmes autoritaires hiérarchiques,
démocratisés très partiellement à
la base par des conseils ou des syndicats. Il est certain qu'il
y a des limites à la démocratisation dans des organisations
dont l'efficacité est fondée sur l'obéissance,
comme l'armée. Mais on peut se demander si, comme le découvrent
certaines entreprises, on ne peut acquérir une autre efficacité
en faisant appel à l'initiative et à la responsabilité
des individus ou des groupes. De toute façon, nos démocraties
comportent carences et lacunes. Ainsi, les citoyens concernés
ne sont pas consultés sur les alternatives en matière
par exemple de transports (TGV, avions gros porteurs, autoroutes,
etc.).
Il
n'y a pas que les inachèvements démocratiques. Il
y a des processus de régression démocratique qui
tendent à déposséder les citoyens des grandes
décisions politiques (sous le motif que celles-ci sont
très " compliquées " à prendre
et doivent être prises par des " experts " technocrates),
à atrophier leurs compétences, à menacer
la diversité, à dégrader le civisme.
Ces
processus de régression sont liés à l'accroissement
de la complexité des problèmes et au mode mutilant
de les traiter. La politique se fragmente en divers domaines et
la possibilité de les concevoir ensemble s'amenuise ou
disparaît.
Du
même coup, il y a dépolitisation de la politique,
qui s'autodissout dans l'administration, la technique (l’expertise),
l'économie, la pensée quantifiante (sondages, statistiques).
La politique en miettes perd la compréhension de la vie,
des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins
non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque
régression démocratique, les citoyens devenant dépossédés
des problèmes fondamentaux de la cité.
1.3
L’avenir de la démocratie
Les
démocraties du XXIe siècle seront de plus en plus
confrontées à un problème gigantesque, né
du développement de l’énorme machine où
science, technique et bureaucratie sont intimement associées.
Cette énorme machine ne produit pas que de la connaissance
et de l'élucidation, elle produit aussi de l'ignorance
et de l'aveuglement. Les développements disciplinaires
des sciences n'ont pas apporté que les avantages de la
division du travail ; elles ont aussi apporté les inconvénients
de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement
du savoir. Ce dernier est devenu de plus en plus ésotérique
(accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (concentré
dans des banques de données et utilisé par des instances
anonymes, au premier chef l'Etat). De même la connaissance
technique est réservée aux experts dont la compétence
dans un domaine clos s'accompagne d'une incompétence lorsque
ce domaine est parasité par des influences extérieures
ou modifié par un événement nouveau. Dans
de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance.
Il a le droit d'acquérir un savoir spécialisé
en faisant des études ad hoc, mais il est dépossédé
en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent.
L'arme atomique, par exemple, a totalement dépossédé
le citoyen de la possibilité de la penser et de la contrôler.
Son utilisation est généralement livrée à
la décision personnelle du seul chef de l'Etat sans consultation
d'aucune instance démocratique régulière.
Plus la politique devient technique, plus la compétence
démocratique régresse.
Le
problème ne se pose pas seulement pour la crise ou la guerre.
Il est de la vie quotidienne : le développement de la technobureaucratie
installe le règne des experts dans tous les domaines qui,
jusqu'alors, relevaient des discussions et décisions politiques,
et il supplante les citoyens dans les domaines ouverts aux manipulations
biologiques de la paternité, de la maternité, de
la naissance, de la mort. Ces problèmes ne sont pas entrés
dans la conscience politique ni dans le débat démocratique
du XXe siècle, à quelques exceptions près.
Plus
profondément, le fossé qui s'accroît entre
une technoscience ésotérique, hyperspécialisée
et les citoyens crée une dualité entre les connaissants
-dont la connaissance est du reste morcelée, incapable
de contextualiser et globaliser- et les ignorants, c'est-à-dire
l'ensemble des citoyens. Ainsi, se crée une nouvelle fracture
sociale entre une " nouvelle classe " et les citoyens.
Le même processus est en marche dans l’accès
aux nouvelles technologies de communication entre les pays riches
et les pays pauvres.
Les
citoyens sont rejetés hors des domaines politiques, de
plus en plus accaparés par les "experts", et
la domination de la " nouvelle classe " empêche
en fait la démocratisation de la connaissance.
Dans
ces conditions la réduction du politique au technique et
à l'économique, la réduction de l'économique
à la croissance, la perte des repères et des horizons,
tout cela produit l'affaiblissement du civisme, la fuite et le
refuge dans la vie privée, l'alternance entre apathie et
révoltes violentes, et ainsi, en dépit du maintien
des institutions démocratiques, la vie démocratique
dépérit.
Dans
ces conditions se pose aux sociétés réputées
démocratiques la nécessité de régénérer
la démocratie tandis que, dans une très grande partie
du monde, se pose le problème de générer
la démocratie et que les nécessités planétaires
nous demandent d’engendrer une nouvelle possibilité
démocratique à leur échelle.
La
régénération démocratique suppose
la régénération du civisme, la régénération
du civisme suppose la régénération de la
solidarité et de la responsabilité, c’est-à-dire
le développement de l’anthropo-éthique15.
2.
LA BOUCLE INDIVIDU / ESPECE : ENSEIGNER LA CITOYENNETE TERRESTRE
Le
lien éthique de l’individu à l’espèce
humaine a été affirmé dès les civilisations
de l’Antiquité. C’est l’auteur latin
Térence qui, au deuxième siècle avant l’ère
chrétienne, faisait dire à l’un des personnages
du Bourreau de soi-même : " homo sum, nihil a me alienum
puto " (" je suis humain, rien de ce qui est humain
ne m’est étranger ").
Cette
anthropo-éthique a été recouverte, obscurcie,
amoindrie par les éthiques culturelles diverses et closes,
mais elle n’a cessé d’être entretenue
dans les grandes religions universalistes et de réémerger
dans les éthiques universalistes, dans l’humanisme,
dans les droits de l'homme, dans l’impératif kantien.
Kant
disait déjà que la finitude géographique
de notre terre impose à ses habitants un principe d'hospitalité
universelle, reconnaissant à l'autre le droit de ne pas
être traité en ennemi. A partir du XXe siècle,
la communauté de destin terrestre nous impose de façon
vitale la solidarité.
3.
L’HUMANITE COMME DESTIN PLANETAIRE
La
communauté de destin planétaire permet d’assumer
et d’accomplir cette part de l’anthropo-éthique
qui concerne la relation entre l’individu singulier et l’espèce
humaine en tant que tout.
Elle
doit œuvrer pour que l’espèce humaine, sans
cesser de demeurer l’instance biologico-reproductrice de
l’humain, se développe et donne enfin, avec le concours
des individus et des sociétés, concrètement
naissance à l’Humanité comme conscience commune
et solidarité planétaire du genre humain.
L'Humanité
a cessé d'être une notion seulement biologique tout
en devant être pleinement reconnue dans son inclusion indissociable
dans la biosphère ; l'Humanité a cessé d'être
une notion sans racines : elle est enracinée dans une "
Patrie ", la Terre, et la Terre est une Patrie en danger.
L'Humanité a cessé d'être une notion abstraite
: c'est une réalité vitale, car elle est désormais
pour la première fois menacée de mort ; l'Humanité
a cessé d'être une notion seulement idéale,
elle est devenue une communauté de destin, et seule la
conscience de cette communauté peut la conduire à
une communauté de vie ; l’Humanité est désormais
surtout une notion éthique : elle est ce qui doit être
réalisé par tous et en tout un chacun.
Alors
que l’espèce humaine continue son aventure sous la
menace de l’autodestruction, l’impératif est
devenu : sauver l'Humanité en la réalisant.
Certes,
la domination, l'oppression, la barbarie humaines demeurent et
s’aggravent sur la planète. Il s'agit d'un problème
anthropo-historique fondamental, auquel il n'y a pas de solution
a priori, mais sur lequel il y a des améliorations possibles
et que seul pourrait traiter le processus multidimensionnel qui
tendrait à civiliser chacun de nous, nos sociétés,
la Terre.
Seules
et conjointement une politique de l’homme16, une politique
de civilisation17, une réforme de pensée, l’anthropo-éthique,
le véritable humanisme, la conscience de Terre-Patrie réduiraient
l'ignominie dans le monde.
Encore
pour longtemps (cf. chapitre III) l'épanouissement et la
libre expression des individus constituent notre dessein éthique
et politique pour la planète ; cela suppose à la
fois le développement de la relation individu øsociété
dans le sens démocratique et le développement de
la relation individu øespèce dans le sens de la
réalisation de l’Humanité ; c’est-à-dire
que les individus demeurent intégrés dans le développement
mutuel des termes de la triade individu øsociété
øespèce. Nous n’avons
pas
les clefs qui ouvriraient les portes d’un avenir meilleur.
Nous ne connaissons pas de chemin tracé. " El camino
se hace al andar18 " (Antonio Machado). Mais nous pouvons
dégager nos finalités : la poursuite de l’hominisation
en humanisation, via l’accession à la citoyenneté
terrestre. Pour une communauté planétaire organisée
: telle n’est-elle pas la mission d’une véritable
Organisation des Nations Unies ? 15 On peut se demander enfin
si l'école ne pourrait être pratiquement et concrètement
un laboratoire de vie démocratique. Bien sûr, il
s'agirait d'une démocratie limitée dans le sens
qu'un enseignant ne saurait être élu par ses élèves,
qu'une nécessaire autodiscipline collective ne saurait
éliminer une discipline imposée et dans le sens
également que l'inégalité de principe entre
ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait être abolie.
Toutefois, (et de toutes façons l'autonomie acquise par
la classe d’âge adolescente le requiert) l'autorité
ne saurait être inconditionnelle, et il pourrait être
instauré des règles de mise en question des décisions
jugées arbitraires, notamment avec l'institution d'un conseil
de classe élu par les élèves, voire d'instances
d'arbitrage extérieures. La réforme française
des lycées, mise en place en 1999, instaure ce genre de
mécanismes.
Mais surtout, la classe doit être le lieu d'apprentissage
du débat argumenté, des règles nécessaires
à la discussion, de la prise de conscience des nécessités
et des procédures de compréhension de la pensée
d'autrui, de l'écoute et du respect des voix minoritaires
et déviantes. Aussi, l'apprentissage de la compréhension
doit jouer un rôle capital dans l'apprentissage démocratique.
16
Cf. Edgar Morin, Introduction à une politique de l’homme,
nouvelle édition, Le Seuil Points, 1999.
17 Cf. Edgar Morin, Sami Naïr, Politique de civilisation,
Arlea, 1997.
18 « Le chemin se fait en marchant ».
Réalisation Agora 21 : ARMINES, Ecole Nationale Supérieure
des Mines de Saint Etienne © 1999.
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Pardonner,
c'est résister à la cruauté du monde Edgar
Morin
Je mets ici un lien avec un texte qui me semble très important
pour la mise en place d'une éthique. Il a été
publié dans "le Monde des Débats". En
cliquant sur la ligne ci dessous, vous accédez au directement
au texte sur le site de ce mensuel. Pour éviter des problèmes
de connexion j'ai néanmoins publié le texte in extenso
ci après.
P.S.
Pardonner,
c'est résister à la cruauté du monde
Comment
renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est tout le problème
d'une société civilisée. Pour Edgar Morin,
qui répond ici à Jacques Derrida (Le Monde des Débats
de décembre 1999), le pardon est un pari éthique.
Il suppose de ne pas réduire le criminel à son crime.
Même au terme d'un siècle marqué par les massacres
de masse, le pardon exprime la conviction qu'on peut faire reculer
le mal.
Sous
le titre « Le siècle et le pardon », Le Monde
des Débats a publié dans son numéro de décembre
1999 un entretien avec le philosophe Jacques Derrida. Le pardon,
expliquait-il, « devrait rester exceptionnel et extraordinaire,
à l'épreuve de l'impossible ». Il ajoutait
que « la seule chose qui appelle le pardon », c'est
précisément l'impardonnable. Et concluait «
le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement, dans
la nuit de l'inintelligible ». C'est une vision très
différente, éthique et rationnelle que propose ici
Egar Morin.
Derrida,
à mon sens, isole la question du pardon de ses contextes.
Moi, j'essaie de partir d'un point de vue qui imbrique le problème
du pardon dans ses contextes psychologiques, culturels, historiques,
et bien entendu le contexte d'un siècle marqué par
l'organisation de massacres de masse.
Partons
du problème, fondamental pour toute société,
que pose l'auteur d'un mal ou d'un dommage. La réponse
archaïque est le talion, c'est-à-dire le mal pour
le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde
en chacun d'entre nous et tout le problème de la civilisation
est de la dépasser. Le dépassement historique de
cette idée de châtiment, forme institutionnelle du
talion, commence avec Hobbes : pour lui, le but du châtiment
n'est pas la vengeance mais la terreur, il sert à intimider
le criminel potentiel. Beccaria, au XVIIIe siècle en Toscane,
va plus loin : la prison a pour fonction de protéger les
populations et non pas de punir. La justice telle qu'elle est
instituée par les États rompt certes avec la vengeance
opérée par les proches, mais elle l'institue sous
forme de châtiment pénal : on inflige un mal pour
le mal, et la mort pour la mort, là où existe la
peine capitale.Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition,
c'est tout le problème d'une société civilisée.
Je pense que justement existent entre les deux des « non-
vengeances » qui diffèrent du pardon : la clémence
qui ressemble au pardon mais ne l'est pas tout à fait ;
la miséricorde ou la pitié pour l'emprisonné,
le vaincu, qui précèdent peut-être le pardon,
et puis les formes institutionnelles que sont la grâce et
l'amnistie.
Il
est important de donner un sens positif à tout ce qui peut
exister hors de l'alternative châtiment-pardon. Les exemples
abondent d'une clémence liée à la victoire.
Dans le monde musulman, l'aman consiste à octroyer la vie
sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c'est un acte
de magnanimité, qui est en même temps un acte d'intégration
ou de réintégration. Il y a de nombreux cas de clémence
politique. En 403 avant notre ère, la dictature des treize
est abolie ; les démocrates rentrés victorieux dans
Athènes rompent avec la pratique en vigueur dans les cités
grecques : ils renoncent à la vengeance et proclament l'amnistie.
La non-vengeance est-elle seulement l'acte magnanime d'un souverain,
comme Auguste pour Cinna ? Nullement. La souveraineté trouve
une forme morale chez des individus qui ne sont ni rois ni empereurs,
et qui peuvent se placer à un méta-niveau éthique.
Je pense au père de cet adolescent poignardé par
un jeune du même âge à Marseille et qui a dit
« je ne veux pas de vengeance ». Il ne pardonne pas,
mais il sait que le cas excède la vengeance, il se situe
bien à un méta-niveau par rapport au cycle vengeance-punition.
Magnanimité.
Il est juste, comme le fait Derrida, de considérer les
origines judéo-chrétiennes du pardon, qui est lié
au péché. Dans le Grand Pardon juif, Dieu lave les
péchés de son peuple élu, et la prière
du Kippour ajoute : « maintenant, entre-pardonnez vous vous-mêmes
». La miséricorde de Dieu permet de s'entre-pardonner.
La prière catholique du Notre-Père, « pardonnez-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés », est une extension de ce thème.
Mais Jésus sur la croix opère une discrimination
dans le pardon en disant : « pardonnez-leur parce qu'ils
ne savent pas ce qu'ils font ». Il n'y a là aucun
acte de souveraineté à ce moment-là
lui-même doute, puisqu'il dit « Seigneur, Seigneur,
pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Les origines de cet
événement métaphysique, on ne les discerne
ni dans la tradition juive, ni dans la tradition grecque qui ignore
le pardon, ni dans les religions extrême-orientales. Bien
qu'existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège,
la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans
de nombreuses il soit recommandé de pratiquer clémence
et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l'intérieur
du monde juif. Il se transforme en compréhension de l'aveuglement
humain dans le « ils ne savent pas ce qu'ils font »
ce qui rejoint une idée des stoïciens grecs
pour qui le méchant est un ignorant, un imbécile.
Et plus près de nous, il y a le constat de Karl Marx :
« Les hommes ne savent pas ce qu'ils sont ni ce qu'ils font.
» Avec en plus l'idée de pardon. Pardonner est un
acte limite très difficile, qui n'est pas seulement le
renoncement à la punition, il nécessite générosité
et bonté et comporte une dissymétrie essentielle
: au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors
que la clémence consiste seulement à arrêter
le mal et à s'abstenir de châtier. C'est un acte
individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.
Compréhension.
À la différence de Derrida, je pense que le pardon
n'est pas une notion isolable, ni une notion « folle »,
parce qu'à mon avis le pardon se base sur la compréhension.
Comprendre un être humain signifie ne pas réduire
sa personne au forfait ou au crime qu'il a commis. Hegel a fort
bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l'assassin
rien d'autre que cette qualité abstraite et détruit
en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le
reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument
fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire
un tout complexe à un seul de ses composants. Le théâtre
de Shakespeare, un film de gangster comme Le Parrain nous montrent
que des tueurs peuvent être de bons fils, de bons pères,
ressentir l'amour et l'amitié.
Comprendre,
c'est comprendre les raisons et déraisons d'autrui. C'est
comprendre que la self deception, ce processus mental si fréquent
qu'est le mensonge à soi-même, peut conduire à
l'aveuglement sur le mal que l'on commet et à l'autojustification,
où l'on considère comme justice ou représailles
l'assassinat d'autrui.L'aveuglement peut venir de l'empreinte
culturelle sur les esprits : l'esclave était un outil animé,
pour les anciens Grecs, pourtant fort civilisés. L'aveuglement
peut résulter d'une conviction fanatique, politique ou
religieuse. Quand des hommes sont possédés par des
idées vraiment possédés comme je l'ai
vu tant de fois chez des communistes, persuadés d'œuvrer
pour l'émancipation de l'humanité alors qu'ils contribuaient
à son esclavage, quelle est leur part de responsabilité
? Ce travail de compréhension a quelque chose de terrible,
parce que celui qui comprend se met en état de dissymétrie
totale avec le fanatique qui ne comprend rien, et qui ne comprend
évidemment pas qu'on le comprend.
Les
situations sont déterminantes : des virtualités
odieuses ou criminelles peuvent s'actualiser dans des circonstances
de guerre (que l'on retrouve au microscope dans les guerres conjugales).
Les actes terroristes sont dus à des groupes qui vivent
illusoirement une idéologie de guerre en temps de paix.
Ils sont comme hallucinés dans leur vase clos. Mais dès
que ce vase se brise, beaucoup redeviennent pacifiques.
Je
me suis intéressé aux dérives historiques
: comment, à partir d'un petit glissement, on dérive
et on devient infidèle à son idée de départ.
J'ai connu des pacifistes d'avant-guerre qui ont accepté
l'occupation de 1940 parce que rien n'est pire que la guerre,
puis se sont engagés dans la Collaboration, et ont participé
à partir de 1941 à la machine de guerre nazie. J'ai
eu des amis intelligents et sceptiques, qui, devenus communistes,
ont fini par assumer des stupidités et des monstruosités.
J'ai vu des débonnaires devenir des impitoyables au sein
de l'appareil stalinien puis redevenir débonnaires quand
ils en sont sortis. Tous ces aveuglés, à la fois
par eux-mêmes et par des mensonges politiques, me semblent
à la fois irresponsables et responsables, et ne peuvent
relever ni d'une condamnation simpliste ni d'un pardon naïf.
Proust,
dans Jean Santeuil, exprime son souci de comprendre l'adversaire,
comme si « celui-ci détenait une part de vérité
devenue folle ». Il dit : « Juifs, nous comprenons
l'antisémitisme ; partisans de Dreyfus, nous comprenons
le jury qui a condamné Zola ; par contre, notre esprit
est joyeux quand nous lisons une lettre de Monsieur Boutroux disant
que l'antisémitisme est abominable. » La part de
vérité est dans la singularité du destin
juif, le fait que beaucoup de Juifs sont dans les affaires, le
commerce, que beaucoup d'intellectuels d'origine juive ont été
révolutionnaires ; mais cette part de vérité
devient folle dans l'antisémitisme qui rend les juifs responsables
du capitalisme et / ou du bolchevisme.
Implacabilité
idéologique.
Ainsi, celui qui est tolérant, comme Proust, comprend l'implacabilité
idéologique ou religieuse qui pourrait même menacer
sa vie. Robert Antelme, dans le récit de sa déportation,
L'Espèce humaine, exprime très bien l'idée
que si les SS « veulent retrancher leurs victimes de l'espèce
humaine, ils n'y arrivent pas, mais nous non plus ne pouvons les
retrancher de l'espèce humaine ».
Il
y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance, et
à la limite le pardon. Victor Hugo dit : « Je tâche
de comprendre afin de pardonner. » Et j'en arrive à
ce point capital : le pardon c'est un pari éthique, c'est
un pari sur la régénération de celui qui
a failli, c'est un pari sur la possibilité de transformation
et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l'être
humain, répétons-le, n'est pas immuable : il peut
évoluer vers le meilleur ou vers le pire. Le docteur Stanislaw
Tomkiewicz, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes délinquants,
évoque « un enfant qui avait autour de lui tout pour
devenir une canaille mais qui, à six ans, a eu un instituteur
formidable qui l'a sorti de l'ornière ». Certains
adolescents ont puisé dans leur expérience aux limites
de la délinquance et du crime leur maturité et leur
rédemption.
Jean-Marie
Lustiger est allé jusqu'à proposer la béatification
de Jacques Fesch, assassin d'un policier, repenti en prison et
guillotiné en 1957, cet assassin étant devenu «
un saint ». Peut-on enfermer le criminel dans son crime,
quoi qu'il ait fait avant et surtout quoi qu'il soit devenu après,
ou ne peut-on pas faire plutôt le pari qu'un criminel peut
être transformé par une prise de conscience et le
repentir ?
Derrida
dit à peu près ceci : « Si vous ramenez le
pardon à sa fonction éthique ou bénéfique,
le pardon devient fonctionnel et perd sa qualité propre.
» Je ne suis pas d'accord : pour moi le pardon a toujours
un sens et peut toujours avoir éventuellement un sens pragmatique,
voire politique, sans que ce sens dissolve sa qualité qui
vient de cet élan, de cette générosité,
de cette compréhension. C'est ce que j'appelle le méta-niveau.
Je reviens à la parole clé : Jésus ne dit
pas seulement « pardonnez-leur », il ajoute «
parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il y a quand
même un sens de compréhension là-dedans.
Maintenant,
faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir ouvre
la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut ouvrir
la voie au repentir, et qu'il offre une chance de transformation.
Il y a de très beaux exemples littéraires. Raskolnikov,
dans Crime et châtiment, est amené au repentir par
la petite prostituée Sonia. Dans Les Misérables,
Monseigneur Miriel, à qui Jean Valjean a volé des
chandeliers, fait un pur acte de pardon. C'est un pari éthique
incertain : il n'était pas dit que Jean Valjean allait
se transformer à la suite de cet acte généreux.
Toujours chez Hugo, dans Quatre-vingt-treize, un pauvre paysan
sauve le marquis de Lantenac, le chef chouan, qui par la suite
fait fusiller trois femmes. Il a cette phrase merveilleuse : «
Une bonne action peut donc être une mauvaise action ? »
Nos actes éthiques peuvent se retourner contre nous, c'est
le pari de la vie.
J'en
arrive au pardon politique. Il y a la demande de pardon, et il
y a l'octroi du pardon. Chirac a demandé pardon aux Juifs,
l'Église leur a demandé également pardon,
le gouvernement japonais a présenté ses excuses
aux Coréens. Mais la demande de pardon de Chirac et celle
de l'Église résultent de pressions très fortes
des organisations juives.
L'héritage
Mandela.
Les excuses japonaises ne sont pas une demande de pardon. C'est
une reconnaissance de torts qui s'auto-suffit. Je ne crois donc
pas à un jaillissement de demandes spontanées qui
viendraient d'une contamination judéo-chrétienne
sur la planète. En revanche, la demande de pardon au peuple
russe d'un Eltsine démissionnaire est un acte émouvant,
profondément russe, qui réhabilite le vieil homme.
Quant
à l'octroi du pardon, il ne peut se réduire à
du calcul politique, encore qu'il le comporte. Prenons Nelson
Mandela. Il s'est fixé pour but non de dissocier l'Afrique
du Sud, mais d'y intégrer les Noirs, et, après sa
victoire politique, d'y intégrer les Blancs. Il a compris
la gravité de la situation où aurait conduit la
punition ou la vengeance. Mais il y a, de plus, en Mandela, l'héritage
universaliste du marxisme. Il y a une noblesse personnelle exemplaire.
Entre
Israël et la Palestine, le pardon mutuel de crimes effrayants
commis de part et d'autre est une nécessité de paix.
Mais il a fallu Rabin à un moment de son histoire, Arafat
à un moment de la sienne pour opérer une conjonction
morale qui intègre et dépasse le calcul politique.
En
deçà du pardon, il y a la mansuétude accordée
aux tenants du régime dictatorial déchu, comme en
Espagne. On est dans une sorte de contrat tacite où l'on
achète la paix et la démocratie au prix d'une amnistie
de fait ou de droit.
Il
existe des cas d'impossibilité, et du pardon, et de la
punition. Par exemple quand le mal est issu d'une des énormes
machines technobureaucratiques contemporaines, comme dans l'affaire
du sang contaminé. J'avais à l'époque écrit
un article « Cherchez l'irresponsable », parce que
le mal résultait de la somme d'aveuglements issus de la
bureaucratisation, de la compartimentation, de l'hyperspécialisation,
de la routine. Les rapports alarmants de quelques médecins
d'hôpitaux n'étaient même pas lus, et les grands
mandarins de la science et de la médecine ne pouvaient
croire qu'un virus pouvait provoquer le sida. La responsabilité
est morcelée, la culpabilité est dissoute. N'est-ce
pas le système qu'il faudrait juger, et réformer,
plutôt que de chercher le coupable dans un responsable ministériel
?
Venons-en
aux énormes hécatombes provoquées par l'État
nazi et par l'État soviétique. Il y a des responsabilités
en chaîne, depuis le sommet Hitler, Staline
jusqu'aux exécutants des camps de la mort. Mais ces responsabilités
sont morcelées. Quand Hannah Arendt écrit sur le
procès Eichmann, elle le voit comme un rouage de la machine
criminelle, et c'est la médiocrité de ce parfait
fonctionnaire qui la frappe. Elle voyait aussi que l'énormité
d'Auschwitz ne pouvait être compensée par une peine
de mort. Ici la punition est dérisoire, le pardon impossible.
Et
quand au bout de 20, 30, 40, 50 ans, il ne reste que quelques
survivants parmi les fonctionnaires obéissants de Berlin
ou de Vichy, doivent-ils assumer toute la responsabilité
? Faut-il qu'un octogénaire expie les crimes de la machine
à déporter ?
Plus
il est difficile de localiser l'auteur du mal, plus se développe
un besoin de trouver le coupable. On comprend la souffrance renouvelée
des parties civiles au procès Papon, qui revivent le départ
pour la mort de leurs proches. On comprend la souffrance des familles
des victimes du sang contaminé. Elle retrouvent inévitablement
le talion en réclamant le châtiment. C'est atroce,
mais je me dis que la chose qui importe est de faire en sorte
que de tels crimes ne se renouvellent pas.
N'oublions
pas.
La question est : le non-châtiment signifie-t-il l'oubli,
comme le pensent ceux pour qui punir servirait la mémoire
? Les deux notions sont en fait disjointes. Ce n'est pas parce
que Papon va passer éventuellement dix ans en prison que
la mémoire d'Auschwitz sera renforcée. Mandela a
dit « pardonnons, n'oublions pas ». L'opposant polonais
Adam Michnik lui fait écho avec sa formule « amnistie,
non amnésie ». Tous deux ont d'ailleurs tendu la
main à ceux qui les avaient emprisonnés. Les Indiens
d'Amérique n'ont pas oublié les spoliations et les
massacres qu'ils ont subis, bien que ceux qui les ont martyrisés
n'aient jamais été châtiés. Les Noirs
victimes de l'esclavage n'ont jamais vu leurs bourreaux punis,
et pourtant ils n'ont pas oublié. Quand des anciens du
goulag et autres victimes de la répression ont créé
l'association « Mémorial en Union soviétique
», ils réclamaient la mémoire et non le châtiment.
L'amnistie
n'est pas l'amnésie. Une grande nation démocratique
ne fait pas que commémorer des moments glorieux, elle doit
aussi se remémorer des moments sinistres : l'histoire de
France ne doit pas oublier la croisade contre les Albigeois ou
la révocation de l'Édit de Nantes. Il y a un autre
problème que pose très bien Steiner en disant :
« Oublier est un devoir, sinon on devient fou. » Cela
vaut pour une mémoire obsessionnelle, et c'est pour ça
aussi qu'en Israël il y a une minorité qui lutte contre
le culte d'Auschwitz, d'autant plus qu'elle se rend compte que
cette obsession sert les intérêts politiques de ceux
qui veulent absolument isoler et différencier les Juifs
des Gentils. Une mémoire historique ne doit pas tomber
ni dans l'obsession ni dans l'amnésie.
Je
poursuis mon propos. Jankélévitch, dont la culture
était essentiellement russe c'est-à-dire tout
imbibée de ce fonds culturel évangélique
de Tolstoï et Dostoïevski, avait un sentiment de l'impardonnable
en pensant aux crimes nazis contre les Juifs ; mais, à
la fin de son livre Le Pardon, tout son fonds culturel russe revient
et il dit « mais il y a aussi l'infini du pardon ».
Il termine par une sorte d'asymptote de deux infinis qui courent
l'un après l'autre, et il ne donne pas de solution. Alors
que Derrida fait une sorte de cercle vicieux : on ne peut pardonner
que l'impardonnable, mais comme l'impardonnable ne peut par définition
être pardonné, donc on ne pourrait pardonner ce qui
pourrait être pardonné. Pour moi, ce qui est terrible,
c'est le mal qui est au-delà de tout pardon et de tout
châtiment, le mal irréparable qui n'a cessé
de ravager l'histoire de l'humanité. C'est le désastre
de la condition humaine.
Éthique
universelle.
Je crois que la victime se doit d'être plus intelligente
et plus humaine que celui dont elle a souffert. Les valeurs de
compréhension sont universelles et les victimes n'en sont
pas exemptes, au contraire. Marx disait que ce sont les victimes
de l'exploitation qui pourraient accéder à une éthique
universelle et supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme.
Cela ne s'est pas réalisé mais demeure souhaitable.
Cela dit, je ne saurais demander à une victime ou à
sa famille de commencer à pardonner, ce serait odieux,
mais je souhaiterais la convaincre que la punition ne lui est
pas nécessaire.
Le
pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité
ou générosité : si l'on force au pardon,
ce n'est plus un pardon. Ce que je propose, c'est de tout tenter
pour échapper à la logique de la vengeance et de
la haine, ce qui comporterait un système d'éducation
que développerait notre capacité de compréhension
que je trouve très atrophiée.
La
compréhension est possible même en cas de guerre,
ce que j'ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais
anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l'on
est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui
a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation
où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction
entre une situation de combat la guerre ou la lutte contre
le terrorisme et ce qui se passe après. Effectivement,
ça n'a pas de sens de pardonner à un gang qui a
commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai
problème se pose ensuite, non plus tellement en termes
de pardon, mais de justice. La prison sert à protéger
la société, mais que doit-on faire à partir
du moment où les gens évoluent, quand certains reconnaissent
qu'ils ont eu tort, qu'ils ont commis des actes odieux, ou ressentent
des remords ?
Je
pense qu'il nous faudra résister à ce besoin revenu
en force au XXe siècle, qui, j'espère, s'atténuera
dans ce siècle nouveau, et qui a été une
demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent
l'archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le,
il n'y a pas que l'alternative pardon ou châtiment. Il y
a la non-vengeance, il y a l'« a-pardonnable », il
y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois
qu'il faut résister au talion, résister à
l'implacabilité, résister à l'incompréhension,
ne pas céder à la al en nous-mêmes.
Les
humiliés, les victimes, les haïs ne devraient pas
se transformer en humiliants, en haïssants et en oppresseurs,
comme cela arrive trop souvent et encore aujourd'hui au Kosovo.
L'éthique, qui pour moi est résistance à
la cruauté du monde, de la vie, de la société,
de l'être humain ne peut se passer de compréhension,
de magnanimité, de clémence et, si possible, de
pardon.
Propos
recueillis par Sophie Gherardi et Michel Wieviorka
©
Le Monde des Débats, Février 2000
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ENTRETIEN
AVEC EDGAR MORIN par Stefan Jaffrin
"Je
suis saturé par le téléphone, mais j'attendstoujours
l'appel miraculeux"
Voici presque cinquante ans qu'Edgar Morin parcourt inlassablement
le monde des idées et s'engage dans tous les combats .
Tour à tour sociologue du présent et des média,
épistémologue, il a ainsi écrit plus d'une
trentaine d'ouvrage sur l'Europe, la culture de masse, Parmi ceux-ci
: "Penser l'Europe" 1987 Gallimard, "Science avec
conscience" Ed du Seuil 1982 ou les cinq volumes de "La
méthode", sorte de bréviaire Bio-épistémo-anthropologique.
Pour parvenir à un tel don d'ubiquité, il faut avoir
un sacré sens de l'organisation et de la communication.
C'est peut être grâce à cette célérité,
qu'il a le premier sut analyser l 'avènement de la société
de consommation et l'explosion des mass média.
Vous êtes un des sociologues les plus connus, vous vous
êtes intéressé à de très nombreux
sujets. Mais il y a un aspect de vous que l'on connaît moins,
c'est la place que tient le téléphone dans l'organisation
de votre vie professionnelle et amicale.
Bien que je sois sur liste rouge, je reçois quand même
environ 30 appels téléphoniques chaque jour. Depuis
un an je mets en permanence mon répondeur. Je connais d'ailleurs
des gens qui change régulièrement de numéro.
Je suis envahi par les coups de fil depuis une dizaine d'années,
depuis que l'Europe et l'écologie, deux de mes thèmes
d'intérêt, sont devenus très actuels. J'ai
malheureusement trop de curiosité et des intérêts
trop divers et ça me retombe sur le nez.
Au delà d'un certain nombre, les coups de fil deviennent
complètement stressants. J'apprécie d'autant plus
le calme du dimanche ou de ma maison de campagne. La majorité
des choses (Colloques, cérémonies, articles... )
qu'on me propose par téléphone ne m'intéresse
pas. Vous êtes, par exemple, harcelé par un jeune
journaliste qui veut à tout prix de décrocher un
rendez-vous pour que sa rédactrice en chef soit contente.
Il y a aussi les "obsédés du téléphone"
qui appellent plusieurs fois sans laisser de message et attendent
le moment de faiblesse où vous finirez par décrocher.
Ceux qui raccrochent sans laisser de messages m'irritent autant
que ceux qui parlent au répondeur.
L'excès de téléphone appauvrit ma façon
de téléphoner et m'a fait perdre le plaisir de la
conversation. Les appels amicaux sont complètement recouverts
par les appels ennuyeux. La liste de personnes que je dois appeler
s'allonge de jours en jour. Ce n'est pas que je n'ai pas envie
de leur téléphoner, mais j'ai peur en décrochant
le téléphone de me laisser entraîner dans
une spirale infernale.
Et quelle utilisation avez-vous des autres moyens de télécommunication?
J'utilise assez peu le minitel. Pour avoir des informations ou
consulter des banques de données je préfère
passer par la documentaliste. Le fax par contre a été
pour moi une invention merveilleuse et ludique dont l'instaneïté
me charme. Ce média évite les longues discutions,
d'autant plus si c'est à une administration que vous avez
affaire. Je rêve d'avoir un radiotéléphone
pour pouvoir prévenir des retards. J'aime beaucoup le téléphone
cellulaire, le Téléfonino, comme l'appellent les
Italiens. Je trouve très amusant de voir dans les gares
ou les aéroports des gens marcher en étant absorbés
par leur conversation téléphonique. C'est beaucoup
plus rentré dans les moeurs des Italiens qui sont un peuple
plus vif et plus ludique que les Français.
Et dans vos relations amicales quelle place occupe le téléphone?
Comme vous l'avez remarqué, j'ai un rapport très
ambivalent avec le téléphone. Je ne pourrai pas
supporter que ma ligne soit coupée : J'ai trop peur du
vide téléphonique. Quand je suis à ma table
de travail et que le téléphone sonne sans arrêt,
je ne parviens jamais à débrancher la prise.
Car, c'est vrai que j'attend inconsciemment l'appel miraculeux:
soudain apparaît une voix amicale et chaleureuse que vous
n'avez pas entendu depuis des années. Quand je suis à
la campagne j'aime bien passer quatre ou cinq coups de fil à
des amis pour commenter à chaud les événements.
Ce qui m'intéresse dans le téléphone, ce
sont les coups de fil affectueux qui permettent un véritable
échange. Le téléphone c'est le besoin de
présence de la personne qu'on aime quand on est dans l'absence.
Je préfère Souvent voir la personne en face à
face. Quand c'est personnel ou important , que j'ai envie de prendre
mon temps, je choisis de manger avec elle . Cette dimension concrète
manque complètement au téléphone : on ne
peut pas se passer les plats et se toucher par téléphone.
Vous n'êtes donc opposés aux nouvelles technologies
de communication mais vous craignez leurs effets pervers de déshumanisation.
On retrouve le même phénomène avec tous les
moyens de communication qui deviennent de plus en plus anonymes
et envahissants, comme votre boîte à lettre qui se
remplit de tracts publicitaires. Autrefois le téléphone
était un moyen de communication personnel. Il est devenu
aujourd'hui un moyen de communication au même titre que
les autres. Ce dont témoignent les messageries télématiques
qui l'ont transformé en lieu de rencontre.
Toute cette surcharge de communication appauvrit les relations
humaines. Avec le téléphone le médecin se
décharge de ses responsabilités traditionnelles
en renvoyant les clients aux multiples Sos. On trouve beaucoup
plus difficilement des médecins de garde le Week End et
il faut faire appel à Sos Médecins quand on a un
ennui de santé. La bureaucratie une fois encore utilise
tout ses moyens techniques au détriment de l'individu.
------
Edgar Morin
Question : Cette année se mettent en place les travaux
personnels encadrés (TPE) dont le
ministère affirme qu’il s’agit d’interdisciplinarité.
Nous nous interrogeons sur ce qu’est
l’interdisciplinarité ? Pouvez vous nous aider à
clarifier les enjeux en terme de formation pour
les élèves ?
L’interdisciplinaire peut être conçu de façon
très pauvre. Si l’on prend l’exemple de l’ONU,
les nations se réunissent mais chacune pour garder son
territoire, son droit et c’est stérile.
En fait, c’est plutôt du côté de la recherche
qu’il faut regarder, alors il s’agit d’un travail
plutôt polydisciplinaire : vous avez une finalité,
un village, vous l’étudiez sur le plan de la
démographie, de la technique, de l’espace. Les disciplines
convergent parce qu’elles ont un
objet commun. Ceci est utile lorsque les choses se passent bien,
ce qui n’est pas toujours le
cas. J’ai participé à une enquête dite
interdisciplinaire dans une commune de Bretagne, où
dans chaque discipline chacun s’arrangeait pour que le voisin
ne sache pas ce qu’il avait
comme information. Or, le but était la circulation des
connaissances, c’était en fait la
fermeture. En fait, il est possible de profiter des désaccords
des différentes disciplines pour
mieux comprendre comment construire ensemble.
Transdisciplinaire c’est avoir une conception qui traverse
les disciplines sans les nier.
L’écologie comme science est transdisciplinaire parce
que son objet c’est l’écosystème, ce
sont des interactions entre êtres vivants, végétaux
animaux, dans un cadre géographique,
climatique donné le biotope. Tout cela est un tissu d’interactions.
L’écologue ne sait pas tout
de toutes ces sciences, il sait un peu comment se régule
les écosystèmes, il va faire appel aux
compétences du zoologiste, du botaniste. Il n’englobe
pas toutes les sciences, mais il sait aller
de l’une à l’autre.
Aujourd’hui vous avez des sciences devenues poly ou transdisciplinaires.
Ce n’est pas
seulement l’écologie, vous avez les sciences de la
terre. Jusque dans les années 60, étaient
séparées : la vulcanologie, la météorologie,
la géologie ; aujourd’hui elles sont coordonnées
parce que la terre est vue comme un système complexe. C’est
une des sciences qui pourrait
faire l’union.
Dans le cadre du secondaire, il faut profiter de ce qui est déjà
polydisciplinaire.
Si l’on prend un cadre qui est l’univers ou le cosmos,
dans ce cadre là vous pouvez associer le
professeur de physique et de chimie et de sciences de la vie et
de la terre, le philosophe peut
apporter quelque chose. C’est plus important pour les élèves
de partir du concret que de leur
asséner la physique, la chimie, la géographie de
façon abstraite. Vous avez des cas où le
professeur de français et d‘histoire travaillent
en collaboration. L’histoire s’éclaire à
travers
les oeuvres littéraires et les oeuvres littéraires
s’éclairent à travers l’histoire. par
exemple au
XIXème avec Balzac, Tolstoi.
Aujourd’hui les enseignants des différentes disciplines
peuvent très bien se retrouver et se
mettre d’accord pour créer des grands cadres.
De ce point de vue, il faut jouer sur ce qui est déjà
polydisciplinaire, transdisciplinaire,
interdisciplinaire.
Question :
Les savoirs nécessaires à la compréhension
du monde évoluent, vaut-il partir des disciplines
déjà enseignées, les enrichir ou bien est-il
nécessaire de créer de nouvelles disciplines, de
nouveaux enseignements en collège et lycée ?
Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas seulement la
création de disciplines nouvelles c’est aussi
l’apparition d’ensembles qui regroupent des disciplines.
Si vous prenez l’histoire, aujourd’hui c’est
aussi l’histoire des moeurs, des coutumes, c’est une
histoire des croyances, une histoire économique. Elle est
très riche et devrait jouer un rôle très
important dans l’enseignement. Elle est multidimensionnelle,
nous devons faire de l’histoire
nationale mais aussi celle de l’Europe et du monde. C’est
une science clé qui fait ces
regroupements. Nous sommes dans une époque de rassemblement
des disciplines notamment
en biologie et en sciences humaines.
Si l’on accepte l’idée qu’à un
moment chaque enseignant peut faire appel à ses collègues
d’autres disciplines pour donner un éclairage à
ce qu’il veut travailler faire ou le faire
ensemble ce serait très utile pour les élèves.
On m’a attribué l’idée que je voulais
supprimer les disciplines, non seulement je ne veux pas
les supprimer mais je me nourris des disciplines. Mon idée
était qu’il fallait supprimer la
notion de programme au profit du guide d’orientation. Quelques
orientations comme l’étude
de la pollution et des indications suffisent, de façon
à laisser une liberté, une autonomie à
l’enseignant.
Ceci permettrait de résoudre l’empilement des connaissances,
car l’idée est d’organiser les
connaissances autour de fondamentaux.
Entretien réalisé par Gisèle Jean et Françoise
Dumont
Note
Les définitions d’interdisciplinarité, de
polydisciplinarité et transdisciplinarité sont dans
le
lexique de son ouvrage «La tête bien faite ».
A lire également «relier les connaissances »
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ENTRETIEN
AVEC EDGAR MORIN
Edgar
Morin : "L'humanisme et la Révolution française
ont battu la Révolution russe"
Dix
ans après la chute du communisme, le sociologue Edgar Morin
explore un monde sans Union soviétique, distingue les bonnes
et les mauvaises utopies, dessine les contours de ce qu'il appelle
la "société- monde" et explique pourquoi
l'islam intégriste ne durera pas plus que n'avait duré
le communisme stalinien.
LE
MONDE | 22.12.01 |
(...)
-
Le fondamentalisme islamique peut-il prendre la place de la religion,
laissée vide par le soviéto-marxisme ?
-
L'islam s'est montré historiquement beaucoup plus tolérant
que le christianisme ; le christianisme a exclu l'islam et même
les juifs, alors que l'islam a toléré chrétiens
et juifs, pas seulement en Andalousie, mais dans l'Empire ottoman,
pendant des siècles. Ce que n'a pas vécu le monde
islamique, ce sont ces siècles qui ont permis au monde
européen chrétien de rejeter le christianisme vers
la sphère privée et de créer un espace de
laïcité qui, par la suite, a produit de la pensée,
de la philosophie, de la politique et de l'Etat. C'est cela qui
a manqué à l'islam, à l'exception de la Turquie.
-
La modernité, c'est justement cette séparation de
la religion et de l'Etat ?
-
La modernité est difficile à définir, mais,
historiquement, c'est un des éléments, un autre
étant la croyance au progrès. Ce sont des éléments
de la modernité qui ne fonctionnent plus ; ils sont valables
mais ils sont en crise.
-
N'y a-t-il pas dans l'islam politique certaines des composantes
qui ont fait le succès de l'URSS, la capacité de
créer une surréalité, à laquelle les
gens finissent par adhérer, une sorte de schizophrénie,
un système qui fonctionne en dehors de la réalité
?
-
A mon avis, c'est une forme très provisoire. Regardez le
cas de l'Iran, qui a subi un régime très dur. La
société civile, parce qu'elle n'est pas organisée
politiquement, vomit le système à la base. Les femmes
ne sont plus voilées, elles commencent à se farder,
les étudiants, les jeunes manifestent... J'en arrive presque
à un paradoxe : de même que l'expérience du
communisme stalinien a été profondément libératrice
pour cesser de croire à cette illusion, de même que
ceux qui l'ont vécue ont été les plus désabusés,
de même l'expérience de cet islam intégriste
ne peut pas, à mon avis, durer. Ne serait-ce qu'à
cause des formidables aspirations de la jeunesse qui vit dans
un bain de culture planétaire. Et vous avez le problème
des femmes. Regardez en Afghanistan !
"Une
idée intéressante, qui aurait pu être féconde,
encore qu'elle fût une idée de Ben Laden, c'était
de reconstituer le califat, c'est-à-dire un vaste espace
de civilisation islamo-arabique, qui, par là même,
aurait surmonté les différences nationales. Un peu
comme pour l'Europe. Sur la base du "benladénisme",
c'est évidemment épouvantable. Mais il y a quelque
chose de fécond dans l'islam, dans une perspective éventuellement
démocratique, c'est l'idée d'"ouma", cette
communauté des croyants. Si vous la "débenladénisez",
cela ne me semble pas a priori une idée négative.
Je suis pour les grandes confédérations.
(...)
Propos
recueillis parAlain Frachon et Daniel Vernet
EDGAR
MORIN
Né le 8 juillet 1921, à Paris, dans une famille
juive émigrée de Salonique. Résistant, Adhère
au Parti communiste français en 1942. S'éloigne
dès 1948 et est exclu en 1951. Sociologue. Se définit
comme un "braconnier des savoirs". Entre au CNRS en
1950. Vingt ans plus tard, il est directeur de recherche. Enseigne
aux Etats-Unis et en Amérique latine.
--------------
Dans
son dernier ouvrage, Une politique de civilisation*,
Edgar Morin approfondit ses analyses sur l'état du monde,
déjà développées dans Terre-Patrie,
et propose une réforme de la politique et de la pensée,
capables de nous faire dépasser la crise multiforme et
planétaire que nous traversons.
Label
France : Depuis des années, on s'accorde à reconnaître
que nos sociétés traversent une crise économique,
sociale et politique. Pourquoi la jugez-vous fondamentale ?
Edgar
Morin : Tout ce qui a constitué le visage lumineux de la
civilisation occidentale présente aujourd'hui un envers
de plus en plus sombre. Ainsi, l'individualisme, qui est l'une
des grandes conquêtes de la civilisation occidentale, s'accompagne
de plus en plus de phénomènes d'atomisation, de
solitude, d'égocentrisme, de dégradation des solidarités.
Autre produit ambivalent de notre civilisation, la technique,
qui a libéré l'homme d'énormes dépenses
énergétiques pour les confier aux machines, a dans
le même temps asservi la société à
la logique quantitative de ces machines.
L'industrie,
qui satisfait les besoins d'un large nombre de personnes, est
à l'origine des pollutions et des dégradations qui
menacent notre biosphère. La voiture apparaît, à
cet égard, au carrefour des vertus et des vices de notre
civilisation. La science elle-même, dont on pensait qu'elle
répandait uniquement des bienfaits, a révélé
un aspect inquiétant avec la menace atomique ou celle de
manipulations génétiques.
Ainsi,
on peut dire que le mythe du progrès, qui est au fondement
de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement,
demain serait meilleur qu'aujourd'hui, et qui était commun
au monde de l'Ouest et au monde de l'Est, puisque le communisme
promettait un avenir radieux, s'est effondré en tant que
mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible,
mais qu'il ne peut plus être considéré comme
automatique et qu'il renferme des régressions de tous ordres.
Il nous faut reconnaître aujourd'hui que la civilisation
industrielle, technique et scientifique crée autant de
problèmes qu'elle en résout.
Cette crise ne concerne-t-elle que les sociétés
occidentales ?
Cette
situation est celle du monde dans la mesure où la civilisation
occidentale s'est mondialisée ainsi que son idéal,
qu'elle avait appelé le « développement ».
Ce dernier a été conçu comme une sorte de
machine, dont la locomotive serait technique et économique
et qui conduirait par elle-même les wagons, c'est-à-dire
le développement social et humain.
Or,
nous nous rendons compte que le développement, envisagé
uniquement sous un angle économique, n'interdit pas, au
contraire, un sous-développement humain et moral. D'abord
dans nos sociétés riches et développées,
et ensuite dans des sociétés traditionnelles.
L'ensemble
de nos anciennes solutions sont aujourd'hui, ainsi, remises en
question, ce qui provoque des défis gigantesques pour nous
et la planète notamment face à la menace venant
de l'économie dite mondialisée, dont on ignore encore
si les bienfaits qu'elle promet sous la forme d'élévation
du niveau de vie ne vont pas être payés par des dégradations
de la qualité même de la vie.
Cette
dégradation de la qualité par rapport à la
quantité est la marque de notre crise de civilisation car
nous vivons dans un monde dominé par une logique technique,
économique et scientifique. N'est réel que ce qui
est quantifiable, tout ce qui ne l'est pas est évacué,
de la pensée politique en particulier. Or, malheureusement,
ni l'amour, ni la souffrance, ni le plaisir, ni l'enthousiasme,
ni la poésie n'entrent dans la quantification.
Je
crains que la voie de la compétition économique
accélérée et amplifiée ne nous conduise
qu'à un accroissement du chômage. La tragédie,
c'est que nous n'avons pas de clé pour en sortir. Nos outils
de pensée, nos idéologies, comme le marxisme, qui
pensait malheureusement à tort qu'en supprimant la classe
dirigeante on supprimerait l'exploitation de l'homme par l'homme,
ont fait la preuve de leur échec. Nous sommes donc un peu
perdus.
Est-ce qu'une situation limite comparable à la nôtre
a déjà existé par le passé ?
Ce
développement technique, économique et scientifique,
avec ses effets propres, est un phénomène unique
dans l'histoire. Mais des situations limites se sont déjà
produites. Lorsqu'un système donné se trouve saturé
par des problèmes qu'il ne peut plus résoudre, il
y a deux possibilités : soit la régression générale,
soit un changement de système.
Le
cas de la régression est illustré par celui de l'Empire
romain. Comme on le sait aujourd'hui, ce ne sont pas les barbares
qui ont provoqué sa chute, mais le fait qu'il a été
incapable de se transformer et de résoudre ses problèmes
économiques. A l'inverse, la naissance des sociétés
historiques, il y a dix mille ans au Moyen-Orient, avec le passage
de petits groupes nomades de chasseurs-ramasseurs à l'agriculture
et leur sédentarisation dans le cadre de villages..., constitue
un exemple réussi de dépassement d'un système
d'organisation trop compartimenté ou dispersé pour
résoudre les problèmes posés par une grande
concentration de populations.
Lors de ces mutations, on franchit un cap et on change d'échelle
en réalité. Est-il dans la logique du devenir des
sociétés humaines d'accéder à l'étape
de la mondialisation, que vous appelez aussi « l'ère
planétaire », et qui est surtout perçue comme
un danger aujourd'hui ?
En
effet, parce qu'incontrôlée elle s'accompagne de
régressions multiples. Mais, c'est une possibilité
qui pourrait être souhaitable. La mondialisation a évidemment
un aspect très destructeur, d'anonymisation, de ratissage
des cultures, d'homogénéisation des identités.
Mais, elle représente aussi une chance unique de faire
communiquer et se comprendre les hommes des différentes
cultures de la planète, et de favoriser les métissages.
Cette
étape nouvelle ne pourra venir que si nous enracinons dans
notre conscience le fait que nous sommes des citoyens de la Terre
tout en étant Européens, Français, Africains,
Américains..., qu'elle est notre patrie, ce qui ne nie
pas les autres patries. Cette prise de conscience de la communauté
de destin terrestre est la condition nécessaire de ce changement
qui nous permettrait de copiloter la planète, dont les
problèmes sont devenus inextricablement mêlés.
Faute de quoi, on connaîtra l'essor des phénomènes
de « balkanisation », de repli défensif et
violent sur des identités particulières, ethniques,
religieuses, qui est le négatif de ce processus d'unification
et de solidarisation de la planète.
Ces problèmes planétaires, qui dépassent
la compétence des Etats-nations, nécessiteraient
des réponses politiques planétaires. Est-ce à
dire qu'il faudrait instaurer un gouvernement mondial avec les
risques totalitaires que cela comporte ?
Pas
du tout. Ce que je crois, c'est qu'il faut incontestablement espérer
que se mette en place une confédération mondiale,
qui serait elle-même une confédération de
confédérations à l'échelle des continents,
dont l'Europe pourrait être un modèle et un exemple.
Il faudrait créer des instances mondiales pour réguler
des problèmes vitaux comme l'écologie, le nucléaire,
et le développement économique, qui, en raison de
ses conséquences socio-culturelles, ne devrait pas échapper
au contrôle politique.
Mais l'essentiel de la politique de civilisation devrait être
mis en oeuvre au niveau de chaque pays. Quelles en sont les finalités
et les grandes lignes ?
S'il
y a une crise de civilisation, c'est parce que les problèmes
fondamentaux sont considérés en général
par la politique comme des problèmes individuels et privés.
Cette dernière ne perçoit pas leur interdépendance
avec les problèmes collectifs et généraux.
La politique de civilisation vise à remettre l'homme au
centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à
promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Elle devrait
reposer sur deux axes essentiels, valables pour la France, mais
aussi pour l'Europe : humaniser les villes, ce qui nécessiterait
d'énormes investissements, et lutter contre la désertification
des campagnes.
On vous opposera alors le problème du financement de ces
grands projets en temps de crise...
Bien
sûr, mais parce que l'on réfléchit à
partir de budgets séparés. Il serait urgent de créer
un système comptable qui chiffre les conséquences
écologiques et sanitaires de nos maux de civilisation.
Des millions d'années après son apparition, l'homo
sapiens vous paraît en être encore au stade de la
préhistoire sur le plan de l'esprit et du comportement.
En quoi notre mode de pensée et d'appréhension de
la réalité est-il un handicap au dépassement
de nos problèmes actuels ?
Il
n'y a de connaissance pertinente que si on est capable de contextualiser
son information, de la globaliser et de la situer dans un ensemble.
Or, notre système de pensée, qui imprègne
l'enseignement de l'école primaire à l'université,
est un système qui morcelle la réalité et
rend les esprits incapables de relier les savoirs compartimentés
en disciplines. Cette hyperspécialisation des connaissances,
qui mène à découper dans la réalité
un seul aspect, peut avoir des conséquences humaines et
pratiques considérables dans le cas, par exemple, des politiques
d'infrastructures, qui négligent trop souvent l'environnement
social et humain. Elle contribue également à déposséder
les citoyens des décisions politiques au profit des experts.
La
réforme de la pensée enseigne à affronter
la complexité à l'aide de concepts capables de relier
les différents savoirs qui sont à notre disposition
en cette fin de XXe siècle. Elle est vitale à l'heure
de l'ère planétaire, où il est devenu impossible,
et artificiel, d'isoler au niveau national un problème
important. Cette réforme de pensée, qui elle-même
nécessite une réforme de l'éducation, n'est
en marche nulle part alors qu'elle est partout nécessaire.
Au
XVIIe siècle, Pascal avait déjà compris combien
tout est lié, reconnaissant que « toute chose est
aidée et aidante, causée et causante » - il
avait même le sens de la rétroaction, ce qui était
admirable à son époque -, « et tout étant
lié par un lien insensible qui relie les parties les plus
éloignées les unes des autres, je tiens pour impossible
de connaître les parties si je ne connais le tout comme
de connaître le tout si je ne connais les parties ».
Voilà la phrase clé. C'est à cet apprentissage
que devrait tendre l'éducation.
Mais,
malheureusement, nous avons suivi le modèle de Descartes,
son contemporain, qui prônait lui le découpage de
la réalité et des problèmes. Or, un tout
produit des qualités qui n'existent pas dans les parties
séparées. Le tout n'est jamais seulement l'addition
des parties. C'est quelque chose de plus.
Vous proposez de dépasser l'antagonisme traditionnel entre
le particulier et l'universel. Pourquoi n'est-il pas contradictoire
de « vouloir sauvegarder la diversité des cultures
et développer l'unité culturelle de l'humanité
» ?
Il
est indispensable de pouvoir penser l'unité du multiple
et la multiplicité de l'un. On a trop tendance à
ignorer l'unité du genre humain lorsque l'on voit la diversité
des cultures et des coutumes et à gommer la diversité
lorsque l'on perçoit l'unité. Le vrai problème
est d'être capable de voir l'un dans l'autre puisque le
propre de l'humain réside précisément dans
ce potentiel de diversité, laquelle ne saurait remettre
en cause l'unité humaine tout à la fois anatomique,
génétique, cérébrale, intellectuelle
et affective.
Ainsi,
on comprend que le général et le particulier ne
sont pas ennemis puisque le général lui-même
est singulier. L'espèce humaine est singulière par
rapport aux autres espèces, et elle produit des singularités
multiples. Notre univers lui-même est singulier, mais il
produit de la diversité. Il faut toujours être capable
de penser l'un et le multiple, car les esprits incapables de concevoir
l'unité du multiple et la multiplicité de l'un ne
peuvent que promouvoir l'unité qui homogénéise
ou les multiplicités qui se referment en elles-mêmes.
Pour régénérer la démocratie, vous
prônez de se ressourcer aux valeurs de la trinité
républicaine « liberté, égalité,
fraternité ». En quel sens doit-on repenser leurs
rapports ?
Ce
qui est intéressant, c'est que cette formule est complexe,
les trois termes sont à la fois complémentaires
et antagonistes. La liberté toute seule tue l'égalité
et même la fraternité. Imposée, l'égalité
détruit la liberté sans réaliser la fraternité.
Quant à la fraternité, qui ne peut être instituée
par décret, elle doit réguler la liberté
et réduire l'inégalité. C'est une valeur
qui relève en fait de la liaison de soi-même avec
l'intérêt général, c'est-à-dire
profondément du civisme. Là où dépérit
l'esprit citoyen, là où l'on cesse de se sentir
responsable et solidaire d'autrui, la fraternité disparaît.
Ces trois notions sont donc très importantes. Il y a des
moments historiques où le problème crucial est celui
de la liberté, surtout dans des conditions d'oppression,
comme sous l'Occupation en France, et il y en a où le problème
majeur est celui de la solidarité, ce qui est le cas aujourd'hui.
Au niveau européen, vous êtes favorable à
un modèle de fédération des Etats. Quel pourrait
être le rôle de la France ?
La
France pourrait jouer un rôle pionnier parce que sa culture
possède un héritage d'universalisme, de foi civique,
républicaine et patriotique, mais aussi parce que la France
est le seul pays européen qui, depuis le XIXe siècle,
est un pays d'immigration, alors que tous les autres sont des
pays d'émigration. Elle a hérité d'une tradition
d'intégration des étrangers, par l'école
et la naturalisation, automatique pour les enfants nés
en France depuis la Troisième République [1870].
Jamais euphorique au départ, cette intégration,
qui continue à fonctionner malgré des difficultés
particulières en temps de crise, explique qu'un quart de
la population française actuelle ait des ascendants étrangers.
Enfin, du fait de son ex-empire colonial, la France a pu reconnaître
comme Français des Martiniquais ou des Vietnamiens, c'est-à-dire
des personnes d'une autre couleur de peau. Dans le modèle
français, l'identité nationale a toujours été
transmise par l'école républicaine et l'enseignement
de l'histoire de France. Les enfants assimilaient Vercingétorix,
Rome, Clovis, c'est-à-dire une histoire très riche,
et du reste très intéressante, car la mythologie
française exalte à la fois un héros de l'indépendance,
Vercingétorix, mais ne traite pas de collaborateurs les
Gaulois, qui eux-mêmes ont été romanisés.
Ainsi, la France, dès son origine, accepte le métissage
avec les Romains, puis avec les Germains. Constituée à
partir d'un tout petit royaume, l'Ile-de-France, qu'elle a élargi
en intégrant au fil des siècles des régions
hétérogènes, la France se caractérise
en fait par un processus de francisation permanente.
Votre diagnostic conclut à une situation « logiquement
désespérée ». Qu'est-ce qui, pourtant,
vous porte à l'espoir ?
Je
pense que nous devons nous ouvrir aux échanges. De même
que l'Asie s'est ouverte à la technique occidentale, nous
devons nous ouvrir à l'apport des civilisations asiatiques,
bouddhiste et hindouiste notamment, pour la part qu'elles ont
faites au rapport entre soi et soi, entre son esprit, son âme
et son corps, que notre civilisation productiviste et activiste
a totalement négligé. Nous avons beaucoup à
apprendre des autres cultures. De même que la Renaissance
s'est produite parce que l'Europe médiévale est
revenue à la source grecque, nous devons aujourd'hui chercher
une nouvelle renaissance en puisant aux sources multiples de l'univers.
Les
raisons de l'espoir viennent aussi du fait que nous sommes dans
la préhistoire de l'esprit humain, ce qui signifie que
les capacités mentales humaines sont encore sous-exploitées,
notamment sur le plan des relations avec autrui. Nous sommes des
barbares dans nos relations avec autrui, pas seulement dans les
rapports entre religions et peuples différents mais au
sein même d'une famille, entre parents, où la compréhension
fait défaut.
D'autre
part, l'histoire nous enseigne qu'il faut miser sur l'improbable.
J'ai vécu historiquement deux fois la victoire de l'improbable.
D'abord, avec la défaite du nazisme en 1945, alors que
la victoire allemande était probable en Europe en 1941,
et puis avec l'effondrement du système communiste en 1989-90.
Le pire n'est jamais certain et « là où croît
le péril croît aussi ce qui sauve », comme
le dit Hölderlin qui nous rappelle que le danger va nous
aider peut-être à nous en sortir, à condition
d'en prendre conscience.
Propos recueillis par Anne Rapin
*
Dans lequel il expose ses analyses aux côtés de celles
du politologue et philosophe Sami Naïr.
Repères
Edgar
Morin est l'un des penseurs français les plus importants
de son époque, directeur de recherches émérite
au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Son oeuvre
multiple est commandée par le souci d'une connaissance
ni mutilée ni cloisonnée, apte à saisir la
complexité du réel, en respectant le singulier tout
en l'insérant dans son ensemble.
Dans
ce sens :
#
Sociologie contemporaine (l'Esprit du temps, éd. Grasset,
1962-1976).
#
Il s'est efforcé de concevoir la complexité anthropo-sociale
en y incluant la dimension biologique et la dimension imaginaire
(l'Homme et la Mort, Seuil, 1951, le Cinéma ou l'Homme
imaginaire, Minuit, 1956, le Paradigme perdu : la nature humaine,
Seuil, 1973).
#
Il énonce un diagnostic et une éthique pour les
problèmes fondamentaux de notre temps (Pour sortir du XXe
siècle, Nathan, 1981, Penser l'Europe, Gallimard, 1987,
Terre-Patrie, Seuil, 1993, Une politique de civilisation, avec
Sami Naïr, Arléa, 1997).
#
Enfin, il a élaboré en vingt ans (1977-1991) une
Méthode (Seuil) qui permettrait une réforme de la
pensée.
La
Complexité humaine (Flammarion, 1994) rassemble des concepts
clés de l'oeuvre d'Edgar Morin (extraits de ses principaux
ouvrages) et permet une première approche de la «
pensée complexe ».
La
plupart de ces ouvrages ont été traduits (ou sont
en cours de traduction) en allemand, anglais, chinois, coréen,
espagnol, grec, italien, japonais, polonais, portugais, russe,
suédois, turc.
-----------
«L'humanité est en rodage»
Construire No 49, 4-12-2001
Qui
sommes-nous? Des êtres complexes, embarqués dans
une folle aventure, sur une planète marginale, à
en croire le sociologue français Edgar Morin
Le
dernier livre d'Edgar Morin, L'identité humaine, s'ouvre
sur un rappel qui incite à la modestie: à l'échelle
du cosmos, nous sommes des êtres totalement anecdotiques.
Il se termine par une série d'interrogations, dont celle-ci:
«Pourrons-nous inhiber la mégalomanie humaine et
régénérer l'humanisme?» Entre les deux,
il y a l'humain: vous et moi. Des assemblages de neurones, des
sujets parlants, des êtres sociaux, culturels et historiques,
épris de rationalité tout autant qu'en proie à
la folie. L'humain, c'est tout cela à la fois, en interdépendance.
Complexe.
Pourtant,
dit Edgar Morin, il faut reconnaître les contradictions
inhérentes à tous les aspects de l'identité
humaine. Ce n'est qu'à ce prix que nous avons des chances
de sortir de ce qu'il appelle l'âge de fer de l'ère
planétaire.
Mais
ne restons pas sur le paillasson, décoré de deux
écureuils face à face, de son appartement parisien.
Edgar Morin a 80 ans et en paraît quinze de moins. Qu'est-ce
qui lui donne un tel tonus? La conviction que rien n'est jamais
sûr. Pas même le pire. Et que l'improbable peut se
produire.
Nous
sommes le chaînon manquant entre le singe et l'homme, a
dit Pierre Dac. Qu'en pensez-vous?
Il
n'y a aucune raison, en effet, de croire que l'être humain
actuel soit le couronnement de l'évolution. Nous savons
depuis cinquante ans seulement que le processus évolutif
qui a fait de nous ce que nous sommes est une aventure commencée
il y a sept millions d'années.
»Plus
notre connaissance de l'humain progresse, plus le mystère
s'épaissit et plus on est obligé de constater que
l'esprit humain n'en est qu'à sa préhistoire. Tout
porte à croire, donc, que le processus d'hominisation aboutit
à un nouveau commencement. L'humanité est en rodage.
Alors,
cet homo, pas si sapiens que cela?
Sapiens,
c'est-à-dire rationnel, oui. Et faber, c'est-à-dire
technicien, certainement. Mais réduire l'homme à
ces deux caractères est trop simple. J'essaie, dans L'identité
humaine, de donner une définition plus complexe de l'humain.
En montrant que pour le cerner il faut associer des notions qui
normalement se repoussent. Homo demens (le fou), par exemple,
est l'autre pôle d'homo sapiens. L'affectivité est
présente dans l'un et l'autre. Les travaux de neuropsychologues
ont d'ailleurs montré qu'un mathématicien met de
la passion dans ses calculs rationnels.
Quels
autres caractères pourraient définir l'humain?
Le
jeu, la fête, la gratuité, le don, la ferveur, l'amour,
la poésie: autant d'aspects très profonds, irréductibles
à l'homo oeconomicus, que la monétarisation accrue
de nos sociétés hypertrophie. Sans oublier l'homme
prosaïque: on fait des choses ennuyeuses parce qu'on y est
contraint pour survivre.
»Mais
l'originalité humaine se manifeste aussi dans le déferlement
de mythologie et de magie, ce que les scientistes dénoncent
comme irrationalité. Pourtant, celle-ci fait autant partie
de l'humanité que la rationalité. Il faut donc aussi
compter avec l'homme nourri de mythes, depuis toujours. Dès
Neandertal, les hommes sont enterrés avec des armes et
de la nourriture, d'autres le sont en position fœtale: preuves
que la croyance en une survie et en une renaissance est là
depuis le fond des temps.
Mais,
nous n'avons plus de mythes...
Aucune
civilisation n'est purement mythique ou purement technique. Pas
plus la nôtre que celle de l'homme de Neandertal. Nous avons
eu le mythe du progrès... qui se défait. Nous avons
eu le mythe de la raison providentielle.
»Dans
la vie quotidienne de chacun coexistent, se succèdent et
se mêlent croyances, superstitions, rationalité,
technicité, illusions, magie. Quant à Dieu, il ressurgit
sans arrêt. La nation la plus techniquement développée
a pour devise: «In God We trust» et pour maître
livre la Bible.
Pourtant
nos sociétés sont tout de même laïques
C'est
vrai, mais leur laïcisation a conduit au développement
d'une religion de la nation. Celle-ci est une force souveraine
de protection, de communauté et d'amour qui protège
du monde extérieur. Elle est affectivement présente
dans son symbole, le drapeau - déployé partout aux
Etats-Unis en ce moment. Mais il serait temps de réaliser
que notre patrie, c'est la Terre - une petite planète d'un
soleil périphérique - et de travailler à
l'émergence d'une «société-monde».
Cette
«société-monde» n'est-elle pas en route?
Elle
n'en est qu'au stade d'embryon. Pour qu'une société
existe, il faut un réseau de communication: nous l'avons.
Nous avons également une économie mondialisée,
mais pas de contrôle planétaire, malheureusement.
Pas davantage que d'instances de décision communes, ne
serait-ce qu'en matière d'environnement.
»Et
ce qui nous fait défaut, c'est la conscience d'appartenir
à une patrie commune, la «Terre-Patrie», qui
nous donne le sens de la fraternité. Dans le mot patrie,
il y a à la fois le maternel (la «mère-patrie»)
et le paternel (l'autorité de l'Etat). La patrie de la
société-monde, c'est la Terre.
»Et
l'existence d'un terrorisme mondial peut être une étape
vers cette société-monde que nous essayons de faire
émerger, dans un effort pour sortir de ce que j'appelle
l'âge de fer planétaire. Car nous sommes aussi en
pleine barbarie et nous risquons la catastrophe.
La
catastrophe, il vient de s'en produire une de taille...
Justement.
C'est le moment où jamais de prendre conscience du péril
extrême et d'opérer le sursaut salvateur. Mais nous
n'en sommes pas là. Nous sommes déjà retombés
dans les oppositions stériles: d'un côté,
tout ce qui est américain est beau, de l'autre, l'Amérique
est responsable de tous les maux.
»Or,
l'organisation qui a frappé les Etats-Unis utilise tous
les réseaux déjà présents de la société-monde.
Sa guerre religieuse est une guerre civile au sein de la société-monde.
Et la lutte contre elle relève non seulement de la police
mais aussi de la politique et de la pensée. C'est à
un changement de mentalité, une prise de conscience radicale
que les récents événements nous appellent.
Elle doit se faire à l'occasion du danger. Il en va de
notre intérêt vital.
Quelle
prise de conscience? Moins de pauvreté contre moins de
terrorisme?
Ce
que j'appelle l'ère planétaire a désormais
rassemblé tous les humains et les a mis en communication.
Cela nous impose des devoirs, surtout dans nos sociétés
démocratiques. Quand des populations dans le dénuement
voient un monde hyper-riche et hyper-soigné, le ressentiment
est inévitable. Il est particulièrement vif dans
le monde musulman, qui voit l'injustice de l'Occident dans le
traitement subi par les Palestiniens.
Nous
voilà en plein «choc des civilisations»?
C'est
un piège dans lequel il ne faut pas se laisser entraîner.
Nous devons au contraire déclarer la paix à l'islam.
Celui-ci se trouve, pour des raisons historiques, emporté
dans un double courant de repli identitaire et de désir
de modernité. Et, dans les pays arabes, les populations
sont aux prises avec des dictatures, des régimes policiers
ou militaires. Plus de passé glorieux, un présent
misérable et pas d'avenir: de véritables viviers
pour les djihadistes à la Ben Laden.
»La
question israélo-palestienne est, par ailleurs, cruciale.
Mais on ne comprend pas l'urgence formidable de la situation.
S'il n'y a pas de pression suffisante de la part des Etats-Unis,
une force internationale doit s'imposer et s'interposer. Cela
dit, de manière plus générale, c'est à
une politique de civilisation planétaire qu'il faut s'atteler.
Mais
quelles mesures pourrait-on prendre pour aller vers une civilisation
planétaire?
Il
y a un ensemble d'éléments qui montreraient tout
de suite que l'Occident, la partie aisée de la planète,
est solidaire de la partie déshéritée. Je
parle de choses concrètes et directes, pas de ces aides
à des Etats plus ou moins corrompus, qui se noient dans
les combines.
»Une
agence mondiale qui impose la distribution de médicaments,
alors que certains pays sont ravagés par le sida et les
maladies infectieuses, pourrait être une mesure. C'est la
différence d'espérance et de conditions de vie qui
est scandaleuse, plus que la mesure en dollars de revenu par tête.
Dans une économie de subsistance, non monétaire,
on peut vivre très bien avec peu de dollars par jour et
les calculs de PIB n'ont pas de sens.
»Et
pourquoi ne pas mobiliser la formidable énergie de la jeunesse
dans un service civil international, alors que, dans des pays
comme la France, on supprime le service national? Ce ne sont que
quelques exemples.
Finalement,
tout n'est pas désespéré?
Non,
si nous savons à la fois éviter le pire et aller
dans la bonne direction: vers la société-monde et
la terre-patrie. Il reste beaucoup à faire pour développer
les potentialités de l'individu et de la société.
Ce qui compte, c'est de nourrir ce sentiment d'une communauté
de destin humain. Pour pouvoir un jour, peut-être, habiter
poétiquement la Terre.»
Elisabeth
Gilles
A
lire
«L'identité
humaine» (Seuil, 2001) est le cinquième volume de
«La méthode», œuvre majeure d'Edgar Morin,
entreprise en 1977. Le prochain et dernier (?) tome est annoncé
et devrait s'intituler «la complexité éthique».
L'ensemble de son œuvre aborde des disciplines aussi différentes
que la sociologie, l'anthropologie, l'épistémologie
des sciences, voire la poésie et l'autobiographie. Il a
publié un nombre considérable d'ouvrages, parmi
lesquels on peut citer «Terre-Patrie» (Seuil 1993).
D'autre part, «Le fil des idées, une éco-biographie
intellectuelle d'Edgar Morin», de Françoise Bianchi
(Seuil 2001), vient également de paraître.
--------
Extraits
du manifeste, Pour une science responsable et solidaire
Jamais
l'humanité n'a accumulé autant de connaissances
scientifiques et techniques. Pourtant, l'illusion que science
et technique assureraient de façon automatique le progrès
de l'humanité s'est évanouie. Certes, science et
technique ont apporté à l'humanité de multiples
bienfaits mais " le partage inégal de tous ces bienfaits
a contribué à creuser le fossé entre les
pays industrialisés et les pays en développement.
L'exploitation des acquis scientifiques a débouché
sur une dégradation de l'environnement et provoqué
des catastrophes écologiques en même temps qu'elle
a été source de déséquilibre social
ou d'exclusion ".
La
liberté totale de chercher est communément présentée
comme la conséquence directe des droits de l'homme. Mais,
progressivement, la science, qui n'était qu'un moyen au
service de l'humanité, est devenue une fin en soi. Or "
on ne peut plaider en faveur du progrès de la science en
invoquant uniquement la quête de savoir " d'autant
plus que la liberté de la recherche n'existe pas. La recherche
est conditionnée par les structures qui la produisent et
les financements qui la permettent. Elle est profondément
dépendante des logiques professionnelles et économiques
dans lesquels elle est insérée. Elle est certes
poussée en avant par le plaisir de chercher et de découvrir
mais elle résout avant tout les problèmes de ceux
qui la financent. Elle est largement déterminée
par les rapports de force entre les disciplines scientifiques,
entre les pays et entre les secteurs de la société.[…]
L'humanité
est par sa puissance et sa science en train de transformer son
environnement de façon irréversible. Si par imprévoyance,
avidité, égoïsme, inconscience, par orgueil,
ignorance ou indifférence nous oublions nos responsabilités
et nos devoirs de solidarité à l'égard des
autres et à l'égard de la terre, nous finirons par
nous auto-détruire. Des mutations urgentes sont à
entreprendre. En particulier, en matière d'environnement,
seul un changement de cap rapide et profond des tendances actuelles
pourra empêcher qu'un dommage irréversible ne soit
causé à l'habitabilité de la planète
terre.
Après
la seconde guerre mondiale, un véritable pacte social s'est
établi entre la science et la société. Il
a justifié le soutien public massif au développement
scientifique. Aux termes de ce pacte, la recherche libre assurait
les conditions de l'innovation technique, celle-ci, à son
tour, stimulait la croissance assurant ainsi la cohésion
sociale et la paix. Ce pacte a montré son intérêt
mais aussi ses limites. Il faut refonder les relations entre science
et société.
L'ampleur
et la rapidité des changements qu'a connus l'humanité
depuis un siècle, la croissance rapide de la population,
les atteintes à la diversité des cultures et des
êtres vivants, l'épuisement progressif de ses ressources
et leur mauvaise répartition entre les êtres humains,
les risques que font courir les applications des biotechnologies,
les inégalités entre les sociétés
et au sein des sociétés rendent nécessaire
et urgent un nouveau pacte entre les êtres humains, par
lequel ils se reconnaissent partenaires pour la survie et le développement
de l'humanité et pour la sauvegarde de la planète.
"
Pour instaurer un débat sur la science et l'éthique
sous tous les angles, qui débouche sur un code des valeurs
universelles, il est nécessaire de reconnaître les
nombreux cadres éthiques dans les civilisations du monde
" et inscrire la réflexion sur la science dans un
contexte plus large, celui des droits et responsabilités
de l'humanité.
Cinq
principes généraux gouvernent ces droits et responsabilités
:
# Pour sauvegarder l'humanité dans sa richesse et la planète
dans son intégrité, il faut à tous niveaux
concilier l'unité et la diversité ;
# La reconnaissance de l'autre est le fondement de toute relation
et de toute paix ;
# L'acceptation des contraintes liées à la préservation
du bien commun est nécessaire à l'exercice de la
liberté ;
# Le développement matériel est au service du développement
humain ;
# Le changement n'est pas un but en soi mais un moyen au service
du développement humain et de la sauvegarde de la planète.
Appliqués à la science, ces principes définissent
les fondements d'une science citoyenne, responsable et solidaire.
1.
La science doit refléter et respecter l'unité du
monde et la diversité de l'humanité et de la planète
: (1) Le premier objectif de la science est de permettre de comprendre
l'unité et la diversité du monde vivant, d'en préserver
l'intégrité et de situer l'homme au sein de la communauté
et de la biosphère ; (2) L'humanité est riche de
la diversité de ses sources de connaissance, de situations
et d'expériences. La science doit se reconnaître
comme une de ces sources majeures sans en revendiquer l'exclusivité.
Elle doit être attentive à, et respectueuse de, la
diversité de représentations du monde.
2.
L'activité scientifique doit s'inscrire dans un contrat
social au service de la société : (1) L'effort de
recherche doit être réorienté en fonction
des priorités actuelles de l'humanité ; (2) Le milieu
scientifique doit être lucide et engagé ; (3) La
recherche doit se développer dans le cadre d'un contrat
social élaboré de façon démocratique.
3.
Un équilibre doit s'instaurer entre les droits et les responsabilités
de la communauté scientifique. (1) La liberté de
la recherche scientifique s'arrête quand elle menace la
dignité des personnes ou la nécessité de
sauvegarder l'humanité et le monde vivant. (2) Toute personne
et toute institution conduisant des recherches contracte à
l'égard de l'humanité une responsabilité
imprescriptible à l'égard de l'usage qui en sera
fait. (3) Les connaissances acquises par l'humanité, en
particulier celles qui sont nécessaires à la préservation
de son intégrité et à la satisfaction de
ses besoins essentiels font partie du bien commun. À ce
titre, elles ne sauraient être privatisées.
4.
La science doit être guidée par la sagesse plutôt
que par l'appétit du pouvoir. Le principal enjeu du prochain
siècle est la marge qui sépare le pouvoir que le
genre humain a à sa disposition et la sagesse dont il est
capable de faire preuve dans l'utilisation de ce pouvoir.
5.
La précaution doit être la mesure des incertitudes
et de l'imprévisibilité des effets de la science.
(1) La science doit rester modeste. Elle a pour vocation d'éclairer
notre compréhension du monde, elle ne saurait répondre
aux questions du sens.[...]
Texte
complet disponible à la FPH, 38, rue Saint-Sabin, 75011
Paris - 01 43 14 75 75.
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Edgar
MORIN / Guy ROCHER Entretien avec M. Edgar Morin
Témoin
privilégié des Rencontres "Sciences et Citoyens"
par sa formation de sociologue et sa fonction de président
du comité scientifique depuis 1990, Edgar Morin nous livre
ici ses impressions et aspirations pour l'édition 2001
de la manifestation "Science et Société".
1
–Pouvez-vous nous rappeler l’objectif du CNRS lors
de la création des ces Rencontres Sciences et Citoyens
et en quelle mesure la manifestationScience et Société
reflète ces objectifs ?
A
l’occasion de son anniversaire en 1989, le CNRS a décidé
de réaliser un événement basé sur
des ateliers destiné aux jeunes. Devant le succès
de la formule, il a alors été décidé
de continuer. Les rencontres Sciences et Citoyens ont eu un développement
heureux au cours des années. Les scientifiques ne s’adressent
pas aux jeunes seulement en tant que jeunes mais en tant que citoyens
ou futurs citoyens. Science et Société est une manifestation
très proche par la formule. Le titre est différent,
et cette manifestation s’adresse aux jeunes citoyens mais
en insistant sur les questions de société, les problèmes
sociaux que posent la science aujourd’hui.
2 - En quoi Science et Société peut-elle contribuer
à un réel échange de connaissances et d’expériences
entre scientifiques ?
La
manifestation comporte des ateliers dans lesquels sont abordés
des questions de science et de société. Ces ateliers
regroupent des scientifiques qui ne sont pas d’une même
discipline, ce qui apporte un caractère interdisciplinaire
ou multidisciplinaire au débat. Pour mieux me faire comprendre,
prenons pour exemple la douleur. Elle sera traitée lors
des tables rondes d’un point de vue biochimique, d’un
point de vue du corporel, d’un point de vue psychologique
, d’un point de vue social. par des personnes de compétences
différentes. Les sujets choisis comportent souvent des
dimensions biologique, physique, matérielle mais aussi
psychologique, sociale ou historique. Ces rencontres sont donc
aussi très utiles pour les scientifiques eux-mêmes,
car cela les fait sortir de leur compartiment disciplinaire. Ce
qui est intéressant à observer, c’est qu’au
début, les scientifiques contactés pour les premières
rencontres Sciences et Citoyens étaient assez méfiants.
Après les rencontres, leur vision était totalement
différente car ils étaient très heureux des
échanges qu’ils avaient eus avec leurs collègues
de disciplines différentes et surtout avec les jeunes.
Parfois même ils étaient surpris de leur soif d’apprendre.
Ces occasions d’aller à la rencontre d’autres
scientifiques ou d’un jeune public avide de connaissances
les fait sortir de leur " tour d’ivoire ", de
leur spécialisation, et apporte une nouvelle dimension
à leur esprit.
3
– Ces Rencontres sont très chères à
votre cœur pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Tout
d’abord pour des raisons personnelles. Je suis l’un
des fondateurs de Science et Citoyens. J’en préside
encore le comité scientifique et j’entretiensdes
rapports de très grandes cordialité avec les autres
participants ; je m’enrichis à chaque fois de nos
débats. En plus, je trouve qu’il est bon et nécessaire
qu’une communication se crée entre des gens qui,
habituellement, ne communiquent pas ou seulement à travers
une hiérarchie. Les uns, du haut de leur chaire, et les
autres en prenant des notes. Le climat de telles rencontres permet
d’arriver à créer une communauté. Et
j’aime les communautés. Et puis, en général,
il y a toujours une séance de danse et j’aime beaucoup
la danse…
Ensuite,
pour des raisons plus profondes. La science moderne s’est
développée à partir du XVIIème siècle
sur un grand principe : la science ne devait s’occuper que
de faits et pas des valeurs, ni de morale, ni de politique et
encore moins de religion. Ceci était une nécessité
pour pouvoir être indépendante. Maintenant que la
science produit des pouvoirs, le problème est de la relier
à une éthique. Qu’on le veuille ou non, les
problèmes éthiques existent et ils ne peuvent s’imposer
que par une politique. Ce qui était donc autrefois séparé
(science, éthique, politique), aujourd’hui se doit
d’avoir des liens car une telle séparation est devenue
dommageable et dangereuse. Il devient alors nécessaire
de fournir des espaces de réflexion aux citoyens.
Le
deuxième grand problème est le développement
depuis le XXème siècle d’une techno-science.
La science contribue de plus en plus au développement technique
et les techniques elles-mêmes contribuent au développement
de la science. L’alliance de la science et de la technique
s’est élargie à l’économie et
au profit. Tous ces problèmes se posent aux citoyens. Je
trouve qu’il est donc très important de leur fournir
des incitations à la réflexion comme dans les manifestations
Science et Société.
4
– On assiste à de nouvelles formes de débats
entre d’une part des experts, scientifiques ou non, et des
citoyens qui veulent être impliqués dans des processus
de décision de politique scientifique. Que pensez-vous
de ces nouvelles formes de conférences ?
Je
pense que ces nouvelles formes de conférences, les conférences
de citoyens ou de consensus, sont tout à fait nécessaires.
Il me semble que les grandes décisions ne peuvent venir
que du corps social car les scientifiques ne sont pas les régisseurs
de la société. Ce ne sont pas des personnes omniscientes.
Certains ont une sagesse assez large, comme Einstein, mais même
Einstein a pu faire des erreurs. On peut retourner la formule
célèbre : " La guerre est une chose trop sérieuse
pour être laissée entre les mains des généraux
". De même la science…
5
– Toutes ces actions vous semblent-elles aller dans le sens
du défi du XXIeme siècle qui est de hausser la culture
scientifique de l’ensemble d’une population, culture
nécessaire à la pleine citoyenneté d’une
société ?
Ces
diverses actions sont initiatrices d’un processus de diffusion
des connaissances que l’on doit multiplier. Des clubs Sciences
et Citoyens existent déjà. Bientôt des clubs
Science et Société apparaîtront. Il faudrait
arriver à ce que chaque localité importante possède
une structure de rencontre entre scientifiques et citoyens. Malraux
a été à l’initiative des maisons de
la culture. Il faudrait qu’elles ouvrent leurs portes à
la culture scientifique. La culture a besoin d’intégrer
les connaissances scientifiques et les scientifiques ont besoin
de culture pour réfléchir sur ce qu’ils font.
Toutes les actions qui mènent à cette rencontre
entre science et culture ne peuvent être que bonnes.
6
– Vous avez participé aux premières manifestations
Science et Société – Québec. Quelles
ont été vos impressions sur cette première
édition et notamment sur la participation des jeunes québécois
?
La
première édition Science et Société
– Québec m’a enchanté. C’est pourquoi
j’ai accepté d’être co-président
cette année. J’ai trouvé que les jeunesquébécois
sont moins timides, plus à l’aise en général,
que les jeunes français. Et au Québec on ressent
un double sentiment : on est à la fois étranger
et chez soi. On s’y sent très bien et ça fait
plaisir.
7
– Enfin, quel est le " message " que vous souhaiteriez
donner aux jeunes ?
Essayez
de vous faire une culture la plus vaste possible tout en vous
spécialisant. Ne vous enfermez pas dans une spécialisation.
Connaître c’est être capable de contextualiser
une information. Par exemple, comment comprendre quelque chose
à la guerre en Macédoine si on ne connaît
pas le contexte historique, sociologique, religieux ? Et regardez
un être vivant. Vous ne le comprenez que dans son écosystème.
Donc, connaître, c’est situer les choses dans leur
contexte. On entre de plus en plus dans une ère de mondialisation
il nous faut situer tous nos problèmes locaux ou particuliers
dans ce contexte global afin de pouvoir affronter les grand défis
de notre ère planétaire.
La Techno-science dans la société du XXIe siècleGuy
ROCHER
Département de sociologie et Centre de recherche en droit
public
Université de Montréal
Depuis
le début du XIXe siècle, les sciences ont progressé
à la fois plus rapidement et plus fondamentalement, plus
en étendue et plus en profondeur, qu’au cours de
tous les millénaires qui ont précédé.
Les acquis des deux derniers siècles en chimie, biologie,
physique, astronomie, cosmologie ont transformé notre vision
du monde : l’univers intellectuel de l’homme moyen
du XXIe siècle est profondément différent
de ce qu’était celui de ses arrière-grands-parents
du début du XIXe siècle. À cela s’ajoute
l’apparition et le développement des sciences sociales
et humaines au cours du XIXe et du XXe siècle : une nouvelle
réflexivité sur soi et sur son environnement socioculturel
s’est substituée à une pensée qui était
depuis toujours ancrée dans des prémisses métahumaines
et métasociales.
Il
en résulte un certain nombre de paradoxes. J’en relève
deux. Les connaissances scientifiques sont largement répandues
dans la population dessociétés modernes, grâce
à l’éducation généralisée
et aux médias d’information. Mais en même temps,
l’écart entre les connaissances des scientifiques
et celles des "profanes" ne cesse de se creuser. Il
est bien difficile au non initié de comprendre les exposés
savants d’un microbiologiste ou d’un physicien des
quanta. Il suffit de feuilleter une revue scientifique ou d’aller
s’asseoir dans l’auditoire d’un congrès
de scientifiques pour s’en convaincre rapidement. Il en
résulte que ce n’est pas parce que l’on a un
diplôme universitaire, fût-ce un doctorat, que l’on
n’est pas un "profane" dans les sciences naturelles,
physiques, sociales et humaines.
Un
second paradoxe s’ajoute encore. L’ensemble des connaissances
acquises a jeté beaucoup de lumière sur notre univers
physique, humain, social. Mais on a vu du même coup des
certitudes anciennes se muer en incertitudes et des dilemmes nouveaux
remplacer les assurances d’autrefois. Il y a peu de temps
encore, on savait (on croyait savoir) comment, quand, par qui
et pourquoi le monde avait été créé.
Aujourd’hui, l’origine du cosmos demeure toujours
entourée de mystère et les théories évolutionnistes,
malgré tout ce qu’elle nous apprennent, ne rendent
que plus étonnante la très grande diversité
et richesse des espèces vivantes, végétales
et animales, terrestres et maritimes. Et plus profondément
encore, la désacralisation du monde et de son histoire
engendrée par la science moderne, que Max Weber a appelée
le désenchantement du monde, est source d’une perplexité
spirituelle et morale que les croyances traditionnelles ne satisfont
plus.
Un
des facteurs qui a contribué à la puissance de la
science moderne, c’est la jonction qu’elle a faite
avec la technique. Depuis toujours, la technique appartenait à
l’univers de la connaissance exclusivement pratique, cumulativement
acquise, mais sans aucun fondement ni théorique ni scientifiquement
expérimental. De son côté, la science se distinguait
de la technique par ses intentions et ses ambitions théoriques,
sa recherche d’universalité, sa prétention
à éclairer tous les mystères. La technique
était l’affaire de l’artisan, la science était
l’affaire des "docteurs" (c’est-à-dire
des "doctes") et des "écolâtres".
Depuis
le XXe siècle, cette distinction traditionnelle a perdu
son sens. Une grande partie de la connaissance scientifique est
acquise grâce à une technologie hautement raffinée.
La technique est maintenant partie inhérente de la science.
L’on doit aujourd’hui parler de la technoscience pour
se référer à cette réalité
nouvelle.À
ce titre, la technoscience est bénéficiaire d’un
double héritage : celui de l’esprit pragmatique et
de la tradition empirique qui ont longtemps fait la force de la
technique et, en même temps, des connaissances progressivement
acquises des sciences et sans doute surtout de leur ambition.
Cette fusion de la science et de la technique explique l’hégémonie
intellectuelle, économique et sociale de la technoscience.
En
conséquence, ce qui caractérise tout particulièrement
la société à l’aube du XXIe siècle,
c’est que la technoscience, le train de ses effets et son
"esprit" ont envahi la vie sociale, économique,
politique et culturelle de nos contemporains et que cette nouvelle
réalité est devenue planétaire. Jusqu’à
la Deuxième guerre mondiale, une partie de la population
humaine pouvait, dans de grandes régions du monde et même
à l’intérieur des pays industrialisés,
vivre et travailler selon le mode traditionnel de vie et de pensée.
Aujourd’hui, la modernité techno-scientifique a rejoint
à peu près tous les coins du monde et secoué
d’une manière ou d’une autre presque toute
la population du monde.
Et
lorsqu’on parle des sciences, on a facilement tendance à
n’avoir à l’esprit que les sciences physiques
et les sciences naturelles, celles qu’on appelle les "sciences
dures". On ne pense généralement pas à
inclure dans la définition des sciences l’ensemble
composite des sciences sociales et humaines,malgré le changement
qu’elles ont apporté dans l’esprit, la mentalité
et le discours des contemporains, un changement mal connu parce
qu’il fait partie de notre vie quotidienne. Les sciences
sociales et humaines —qu’on appelle trop facilement
les "sciences nobles", font donc aussi partie de l’univers
scientifique d’aujourd’hui.
Le
défi du XXIe siècle sera donc de hausser la culture
scientifique de l’ensemble de la population. En effet, cette
culture sera essentielle à une pleine citoyenneté
dans une société qui se veut démocratique.
C’est parce que je crois à cette démocratie
et aux exigences d’une véritable culture scientifique
que j’ai accepté cette co-présidence avec
un grand enthousiasme.
Forum international
Les 2,3,4 novembre 2001
Cégep de Limoilou, Campus de Charlesbourg, Québec
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La
parole est à EDGAR
MORIN
Nous sommes en cette heure de l'histoire où le mot mystérieux
de réalité virtuelle nous indique que l'imaginaire
se moule de plus en plus sur le réel et que le réel
lui-même se moule dans l'imaginaire ; ils se renvoient,
se confondent. Le réel ne devient pas seulement surréel
comme il l'a été si souvent, mais selon le mot de
René outre-réel. C'est l'heure des nouvelles machines
qui prennent intelligence et vie, qui s'infiltrent dans nos intelligences,
qui fabriquent cet outre-réel, autrement dit c'est l'heure
du Berger, c'est l'heure de notre Socrate.
René
Berger, 80 ans, le zéro accolé au huit clignote,
parce que je le vois à la fois ayant 8 ans dans ses 80
ans et 80 ans dans ses 8 ans. Et effectivement, il a gardé
ce génie de l'enfance qui sort parfois et où s'allie
la conscience à la spontanéité. Mais je ne
me bornerai pas à dire que Berger est un enfant âgé
de 80 ans ; pour être un peu plus complexe et je me souviens
qu'à un très beau colloque à Cita Di Castello,
consacré à l'enfant Mozart ou plutôt dont
l'enfant Mozart était le terme qui pouvait nous amener
à nous interroger sur la génialité, sur la
génialité évidemment de l'enfance, j'avais
dit que chacun porte en lui tous les âges de la vie, que
l'on est frappé de voir le nouveau-né avoir une
sorte de gravité de vieillard et que l'enfance, l'adolescence
subsistent chez l'adulte et bien entendu réapparaissent
parfois chez l'homme quand il quitte les activités dites
normales de l'adulte. Mais on a beau avoir tous les âges
de la vie, l'enfance, l'adolescence y sont compartimentées,
y sont refoulées et je terminais en disant que ce qui serait
souhaitable, c'est que si on demandait à quelqu'un quel
est ton âge, il puisse répondre : j'ai tous les âges
de la vie. René peut répondre parfaitement de cette
façon.
Il
y a chez René Berger, je l'ai dit, cette source vive de
l'étonnement, de la curiosité et de l'émerveillement
et cette source qui dans l'adolescence devient une recherche active
et devient une ardeur, et qui malheureusement s'éteint
chez la plupart et devient refoulée, comme je l'ai dit,
et qui est si vivante chez Berger. Et c'est pour cela que je répète,
que je réitère ce que j'ai dit: c'est le plus jeune
d'entre nous.
Mais
bien entendu, il n'a pas oublié d'être adulte, dans
le sens où ce terme signifie pensée et action réfléchie.
Bien des adultes ne sont pas adultes, et, bien, Berger l'est aussi.
Mais alors, je dirais 80 ans, on dit mais c'est un vieux, un vieux
si peu vieux et je crois que l'âge effectivement qui est
là sans rien faire perdre de la qualité vitale de
Berger, cet âge l'a de plus en plus socratisé. Et
je dirais aussi que toutes ces qualités, curiosité,
amour de la vie donnent chez lui une aptitude au bonheur, cette
chose que chacun devrait avoir et surtout aptitude au bonheur
nécessaire quand on a subi dans la vie de très grandes
épreuves, ce qui arrive à chacun de façon
singulière, ce qui est arrivé aussi à notre
ami. Je crois que l'aptitude au bonheur c'est aussi l'aptitude
à la souffrance, mais garder cette source là c'est
une sorte de don et je pense au message que nous donne Berger
et c'est pour ça que je pense que l'épanouissement
permanent de Berger est un exemple.
Aussi
je ne peux conclure qu'en disant : suivons le bon Berger.
Bulletin
Interactif du Centre International de Recherches et Études
transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996
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Tisser
une "toile de savoirs" -
Jean-Pierre
SIREROLS. Les pouvoirs publics ne reconnaissent pas ces corps
intermédiaires que sont les associations et les fédérations
d’éducation populaire. Et ce ne sont pas les grandes
messes, comme les Assises nationales de la vie associative dont
on attend toujours des suites concrètes, qui vont aller
dans le sens d’une reconnaissance…
Edgar
MORIN. Nous avons affaire à un immobilisme total. La France
est victime de cette paralysie des politiques : ce n’est
que dans les périodes de grâce, ou dans les périodes
convulsives que quelque chose peut avancer. On a vu que tout s’est
résorbé après mai 1968. Nos politiques n’ont
pas fait un investissement intellectuel suffisant : ils gèrent
au jour le jour, avec la chance inouïe de la décomposition
actuelle de la droite. Toute la culture politique de la gauche
s’est désintégrée : dans le marxisme,
il y a beaucoup de choses caduques, mais aussi un certain nombre
d’idées clés intéressantes. Claude
Allègre avait quelques idées, mais s’est retrouvé
bloqué.
"Recenser
toutes ces expériences dans le but de les faire connaître"
Jean-Pierre
SIREROLS. En l’absence de positions politiques affirmées,
nous avons l’impression qu’il faut continuer à
faire vivre toutes ces expériences qui émergent
sur le terrain, comme par exemple celle de la Friche la Belle
de Mai à Marseille, où les artistes ont investi
des vieilles usines pour se rencontrer et briser les barrières
qui existaient entre eux. Se pose ensuite la question de la mise
en réseau : va-t-on compter sur des organisations de type
Maisons des Jeunes et de la Culture pour mettre ces réseaux
en place, alors que l’on sait que nous avons également
des corporatismes internes ?
"Nous
passons notre temps à construire des murs au lieu de construire
des ponts"
Jean-Michel
DJIAN. Géographiquement, professionnellement, intellectuellement,
cette fin de siècle est truffée de corporatismes
: je me demande si ce n’est pas l’obstacle majeur
à cette remise en chantier de la révision des connaissances.
Edgar
MORIN. Nous passons notre temps à construire des murs au
lieu de construire des ponts. Cela vaudrait le coup de briser
les corporatismes ! On voit partout de multiples expériences
se développer dans tous les domaines, y compris dans les
lycées. La France est un pays qui grouille d’un vouloir
vivre, d’un vouloir se régénérer, et
tous ces gens ne se connaissent pas ! Il faudrait pouvoir recenser
toutes ces expériences, pour ensuite les faire connaître
les unes aux autres, ce qui créerait une sorte d’encouragement.
Quand les agriculteurs "bio" se rencontrent, venus de
tous les pays d’Europe, autour d’une passion commune,
ils ne luttent pas seulement contre la "mal bouffe",
mais contre la dégueulasserie de tout le système
agroalimentaire. En effet, tout ce qui concerne la qualité
de l’alimentation a des répercussions en chaîne
sur la politique agricole et sur la qualité de la vie dans
les villes. Vous pourriez utiliser votre réseau associatif
pour recenser toutes ces expériences dans le but de les
faire connaître !
Jean-Michel
DJIAN. Les nouvelles technologies d’information et de communication
peuvent être utilisées théoriquement aujourd’hui
pour faciliter ces actions, comme un outil transversal. Pratiquement,
j’ai l’impression qu’Internet contribue à
renforcer les clivages entre les conservateurs qui considèrent
que les nouvelles technologies ne sont pas pour eux, et les progressistes
qui ont envie de participer à cette aventure, avec sa part
de risques. Par contre, que vont devenir ceux qui s’excluent
de ce mouvement technologique qui fait en sorte de changer le
paradigme de l’information ?
Edgar
MORIN. Beaucoup de gens de cinquante ou soixante ans utilisent
ces technologies ; par contre, certaines personnes isolées
dans leurs expériences ne pensent pas forcément
à l’Internet. Mais peut-être y viendront-ils
par les phénomènes de diffusion, de communication,
de bouche à oreille…
---------------
Liens
brisés
©
E Morin |