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1999-2018

 

Edgar MORIN

MELANGE 2

CHAPITRE VII, L’ETHIQUE DU GENRE HUMAIN
Pardonner, c'est résister à la cruauté du monde Edgar Morin
ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN par Stefan Jaffrin
Edgar Morin
ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN
Une politique de civilisation
«L'humanité est en rodage»
Extraits du manifeste, Pour une science responsable et solidaire
Guy ROCHER Entretien avec M. Edgar Morin
La parole est à EDGAR MORIN
Tisser une "toile de savoirs" -

 

CHAPITRE VII, L’ETHIQUE DU GENRE HUMAIN

Comme nous l’avons vu au chapitre III, la conception complexe du genre humain comporte la triade individu øsociété øespèce. Les individus sont plus que les produits du processus reproducteur de l'espèce humaine, mais ce même processus est produit par des individus à chaque génération. Les interactions entre individus produisent la société et celle-ci rétroagit sur les individus. La culture, au sens générique, émerge de ces interactions, relie celles-ci et leur donne une valeur. Individu øsociété øespèce s’entretiennent donc au sens fort : se soutiennent, s’entre-nourrissent et se relient.

Ainsi, individu øsociété øespèce sont non seulement inséparables mais coproducteurs l’un de l’autre. Chacun de ces termes est à la fois moyen et fin des autres. On n’en peut absolutiser aucun et faire de l’un seul la fin suprême de la triade ; celle-ci est en elle-même rotativement sa propre fin. Ces éléments ne sauraient par conséquent être entendus comme dissociés : toute conception du genre humain signifie développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et du sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Au sein de cette triade complexe émerge la conscience.

Dès lors, une éthique proprement humaine, c’est-à-dire une anthropo-éthique, doit être considérée comme une éthique de la boucle à trois termes individu øsociété ø espèce, d’où émergent notre conscience et notre esprit proprement humain. Telle est la base pour enseigner l’éthique à venir.

L’anthropo-éthique suppose la décision consciente et éclairée :

o D’assumer l’humaine condition individu øsociété øespèce dans la complexité de notre être.
o D’accomplir l'humanité en nous-mêmes dans notre conscience personnelle.
o D’assumer le destin humain dans ses antinomies et sa plénitude.

L’anthropo-éthique nous dit d’assumer la mission anthropologique du millénaire :

o Oeuvrer pour l'humanisation de l'humanité ;
o Effectuer le double pilotage de la planète : obéir à la vie, guider la vie ;
o Accomplir l'unité planétaire dans la diversité ;
o Respecter en autrui à la fois la différence d'avec soi et l'identité avec soi ;
o Développer l’éthique de la solidarité ;
o Développer l’éthique de la compréhension ;
o Enseigner l’développement de l’anthropo-éthique du genre humain.

L’anthropo-éthique comporte ainsi l’espérance en l’accomplissement de l'humanité comme conscience et citoyenneté planétaire. Elle comporte donc, comme toute éthique, une aspiration et une volonté, mais aussi un pari dans l’incertain. Elle est conscience individuelle au-delà de l’individualité.

1. LA BOUCLE INDIVIDU ø SOCIETE : ENSEIGNER LA DEMOCRATIE

Individu et Société existent mutuellement. La démocratie permet la relation riche et complexe individu ø société, où les individus et la société peuvent s’entraider, s’entre-épanouir, s’entre-réguler, s’entre-contrôler.

La démocratie se fonde sur le contrôle de l'appareil du pouvoir par les contrôlés et, par là, réduit l'asservissement (que détermine un pouvoir qui ne subit pas la rétroaction de ceux qu'il soumet) ; en ce sens, la démocratie est plus qu’un régime politique ; c’est la régénération continue d'une boucle complexe et rétroactive : les citoyens produisent la démocratie qui produit les citoyens.

A la différence des sociétés démocratiques fonctionnant grâce aux libertés individuelles et à la responsabilisation des individus, les sociétés autoritaires ou totalitaires colonisent les individus qui ne sont que sujets ; dans la démocratie, l’individu est citoyen, personne juridique et responsable ; d’une part exprimant ses vœux et ses intérêts, d’autre part responsable et solidaire de sa cité.

1.1 Démocratie et complexité

La démocratie ne peut être définie de façon simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte en même temps l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance aux lois et le transfert de souveraineté aux élus. La démocratie comporte en même temps l’autolimitation de l’emprise de l’Etat par la séparation des pouvoirs, la garantie des droits individuels et la protection de la vie privée.

La démocratie a évidemment besoin du consensus de la majorité des citoyens et du respect des règles démocratiques. Elle a besoin que le plus grand nombre de citoyens croie en la démocratie. Mais, en même temps que de consensus, la démocratie a besoin de diversité et d’antagonismes.

L'expérience du totalitarisme a mis en relief un caractère clé de la démocratie : son lien vital avec la diversité.

La démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts ainsi que la diversité des idées. Le respect de la diversité signifie que la démocratie ne peut être identifiée à la dictature de la majorité sur les minorités ; elle doit comporter le droit des minorités et des protestataires à l'existence et à l'expression, et elle doit permettre l'expression des idées hérétiques et déviantes. De même qu’il faut protéger la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère, il faut protéger celle des idées et des opinions, ainsi que la diversité des sources d'information et des moyens d'information (presse, médias) pour sauvegarder la vie démocratique.

La démocratie a en même temps besoin de conflits d'idées et d'opinions ; ils lui donnent sa vitalité et sa productivité. Mais la vitalité et la productivité des conflits ne peuvent s'épanouir que dans l'obéissance à la règle démocratique qui régule les antagonismes en remplaçant les batailles physiques par des batailles d'idées et qui détermine par l’intermédiaire de débats et d’élections le vainqueur provisoire des idées en conflit, lequel a, en échange, la responsabilité de rendre compte de l’application de ses idées.

Ainsi, exigeant à la fois consensus, diversité et conflictualité, la démocratie est-elle un système complexe d'organisation et de civilisation politiques qui nourrit et se nourrit de l'autonomie d'esprit des individus, de leur liberté d'opinion et d'expression, de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l'idéal Liberté ø Egalité ø Fraternité, lequel comporte une conflictualité créatrice entre ses trois termes inséparables.

La démocratie constitue donc un système politique complexe dans le sens où elle vit de pluralités, concurrences et antagonismes tout en demeurant une communauté.

Ainsi, la démocratie constitue l'union de l'union et de la désunion ; elle tolère et se nourrit endémiquement, parfois éruptivement, de conflits qui lui donnent sa vitalité. Elle vit de pluralité, y compris au sommet de l'Etat (division des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire) et doit entretenir cette pluralité pour s'entretenir elle-même.

Le développement des complexités politiques, économiques et sociales nourrit les développements de l'individualité et celle-ci s'y affirme dans ses droits (de l'homme et du citoyen) ; elle y acquiert des libertés existentielles (choix autonome du conjoint, de la résidence, des loisirs...).

1.2 La dialogique démocratique

Ainsi, tous les traits importants de la démocratie ont un caractère dialogique qui unit de façon complémentaire des termes antagonistes : consensus/conflictualité, liberté ø égalité ø fraternité, communauté nationale/antagonismes sociaux et idéologiques. Enfin, la démocratie dépend des conditions qui dépendent de son exercice (esprit civique, acceptation de la règle du jeu démocratique).

Les démocraties sont fragiles, elles vivent de conflits, mais ceux-ci peuvent la submerger. La démocratie n’est pas encore généralisée sur l’ensemble de la planète, qui comporte bien des dictatures et des résidus du totalitarisme du XXe siècle ou des germes de nouveaux totalitarismes. Elle demeurera menacée au XXIe siècle. De plus, les démocraties existantes sont non pas accomplies mais incomplètes ou inachevées.

La démocratisation des sociétés occidentales a été un long processus qui s'est poursuivi très irrégulièrement dans certains domaines comme l'accession des femmes à l’égalité avec les hommes dans le couple, le travail, l'accession aux carrières publiques. Le socialisme occidental n'a pu réussir à démocratiser l'organisation économique/sociale de nos sociétés. Les entreprises demeurent des systèmes autoritaires hiérarchiques, démocratisés très partiellement à la base par des conseils ou des syndicats. Il est certain qu'il y a des limites à la démocratisation dans des organisations dont l'efficacité est fondée sur l'obéissance, comme l'armée. Mais on peut se demander si, comme le découvrent certaines entreprises, on ne peut acquérir une autre efficacité en faisant appel à l'initiative et à la responsabilité des individus ou des groupes. De toute façon, nos démocraties comportent carences et lacunes. Ainsi, les citoyens concernés ne sont pas consultés sur les alternatives en matière par exemple de transports (TGV, avions gros porteurs, autoroutes, etc.).

Il n'y a pas que les inachèvements démocratiques. Il y a des processus de régression démocratique qui tendent à déposséder les citoyens des grandes décisions politiques (sous le motif que celles-ci sont très " compliquées " à prendre et doivent être prises par des " experts " technocrates), à atrophier leurs compétences, à menacer la diversité, à dégrader le civisme.

Ces processus de régression sont liés à l'accroissement de la complexité des problèmes et au mode mutilant de les traiter. La politique se fragmente en divers domaines et la possibilité de les concevoir ensemble s'amenuise ou disparaît.

Du même coup, il y a dépolitisation de la politique, qui s'autodissout dans l'administration, la technique (l’expertise), l'économie, la pensée quantifiante (sondages, statistiques). La politique en miettes perd la compréhension de la vie, des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque régression démocratique, les citoyens devenant dépossédés des problèmes fondamentaux de la cité.

1.3 L’avenir de la démocratie

Les démocraties du XXIe siècle seront de plus en plus confrontées à un problème gigantesque, né du développement de l’énorme machine où science, technique et bureaucratie sont intimement associées. Cette énorme machine ne produit pas que de la connaissance et de l'élucidation, elle produit aussi de l'ignorance et de l'aveuglement. Les développements disciplinaires des sciences n'ont pas apporté que les avantages de la division du travail ; elles ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. Ce dernier est devenu de plus en plus ésotérique (accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (concentré dans des banques de données et utilisé par des instances anonymes, au premier chef l'Etat). De même la connaissance technique est réservée aux experts dont la compétence dans un domaine clos s'accompagne d'une incompétence lorsque ce domaine est parasité par des influences extérieures ou modifié par un événement nouveau. Dans de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance. Il a le droit d'acquérir un savoir spécialisé en faisant des études ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. L'arme atomique, par exemple, a totalement dépossédé le citoyen de la possibilité de la penser et de la contrôler. Son utilisation est généralement livrée à la décision personnelle du seul chef de l'Etat sans consultation d'aucune instance démocratique régulière. Plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse.

Le problème ne se pose pas seulement pour la crise ou la guerre. Il est de la vie quotidienne : le développement de la technobureaucratie installe le règne des experts dans tous les domaines qui, jusqu'alors, relevaient des discussions et décisions politiques, et il supplante les citoyens dans les domaines ouverts aux manipulations biologiques de la paternité, de la maternité, de la naissance, de la mort. Ces problèmes ne sont pas entrés dans la conscience politique ni dans le débat démocratique du XXe siècle, à quelques exceptions près.

Plus profondément, le fossé qui s'accroît entre une technoscience ésotérique, hyperspécialisée et les citoyens crée une dualité entre les connaissants -dont la connaissance est du reste morcelée, incapable de contextualiser et globaliser- et les ignorants, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens. Ainsi, se crée une nouvelle fracture sociale entre une " nouvelle classe " et les citoyens. Le même processus est en marche dans l’accès aux nouvelles technologies de communication entre les pays riches et les pays pauvres.

Les citoyens sont rejetés hors des domaines politiques, de plus en plus accaparés par les "experts", et la domination de la " nouvelle classe " empêche en fait la démocratisation de la connaissance.

Dans ces conditions la réduction du politique au technique et à l'économique, la réduction de l'économique à la croissance, la perte des repères et des horizons, tout cela produit l'affaiblissement du civisme, la fuite et le refuge dans la vie privée, l'alternance entre apathie et révoltes violentes, et ainsi, en dépit du maintien des institutions démocratiques, la vie démocratique dépérit.

Dans ces conditions se pose aux sociétés réputées démocratiques la nécessité de régénérer la démocratie tandis que, dans une très grande partie du monde, se pose le problème de générer la démocratie et que les nécessités planétaires nous demandent d’engendrer une nouvelle possibilité démocratique à leur échelle.

La régénération démocratique suppose la régénération du civisme, la régénération du civisme suppose la régénération de la solidarité et de la responsabilité, c’est-à-dire le développement de l’anthropo-éthique15.

2. LA BOUCLE INDIVIDU / ESPECE : ENSEIGNER LA CITOYENNETE TERRESTRE

Le lien éthique de l’individu à l’espèce humaine a été affirmé dès les civilisations de l’Antiquité. C’est l’auteur latin Térence qui, au deuxième siècle avant l’ère chrétienne, faisait dire à l’un des personnages du Bourreau de soi-même : " homo sum, nihil a me alienum puto " (" je suis humain, rien de ce qui est humain ne m’est étranger ").

Cette anthropo-éthique a été recouverte, obscurcie, amoindrie par les éthiques culturelles diverses et closes, mais elle n’a cessé d’être entretenue dans les grandes religions universalistes et de réémerger dans les éthiques universalistes, dans l’humanisme, dans les droits de l'homme, dans l’impératif kantien.

Kant disait déjà que la finitude géographique de notre terre impose à ses habitants un principe d'hospitalité universelle, reconnaissant à l'autre le droit de ne pas être traité en ennemi. A partir du XXe siècle, la communauté de destin terrestre nous impose de façon vitale la solidarité.

3. L’HUMANITE COMME DESTIN PLANETAIRE

La communauté de destin planétaire permet d’assumer et d’accomplir cette part de l’anthropo-éthique qui concerne la relation entre l’individu singulier et l’espèce humaine en tant que tout.

Elle doit œuvrer pour que l’espèce humaine, sans cesser de demeurer l’instance biologico-reproductrice de l’humain, se développe et donne enfin, avec le concours des individus et des sociétés, concrètement naissance à l’Humanité comme conscience commune et solidarité planétaire du genre humain.

L'Humanité a cessé d'être une notion seulement biologique tout en devant être pleinement reconnue dans son inclusion indissociable dans la biosphère ; l'Humanité a cessé d'être une notion sans racines : elle est enracinée dans une " Patrie ", la Terre, et la Terre est une Patrie en danger. L'Humanité a cessé d'être une notion abstraite : c'est une réalité vitale, car elle est désormais pour la première fois menacée de mort ; l'Humanité a cessé d'être une notion seulement idéale, elle est devenue une communauté de destin, et seule la conscience de cette communauté peut la conduire à une communauté de vie ; l’Humanité est désormais surtout une notion éthique : elle est ce qui doit être réalisé par tous et en tout un chacun.

Alors que l’espèce humaine continue son aventure sous la menace de l’autodestruction, l’impératif est devenu : sauver l'Humanité en la réalisant.

Certes, la domination, l'oppression, la barbarie humaines demeurent et s’aggravent sur la planète. Il s'agit d'un problème anthropo-historique fondamental, auquel il n'y a pas de solution a priori, mais sur lequel il y a des améliorations possibles et que seul pourrait traiter le processus multidimensionnel qui tendrait à civiliser chacun de nous, nos sociétés, la Terre.

Seules et conjointement une politique de l’homme16, une politique de civilisation17, une réforme de pensée, l’anthropo-éthique, le véritable humanisme, la conscience de Terre-Patrie réduiraient l'ignominie dans le monde.

Encore pour longtemps (cf. chapitre III) l'épanouissement et la libre expression des individus constituent notre dessein éthique et politique pour la planète ; cela suppose à la fois le développement de la relation individu øsociété dans le sens démocratique et le développement de la relation individu øespèce dans le sens de la réalisation de l’Humanité ; c’est-à-dire que les individus demeurent intégrés dans le développement mutuel des termes de la triade individu øsociété øespèce. Nous n’avons

pas les clefs qui ouvriraient les portes d’un avenir meilleur. Nous ne connaissons pas de chemin tracé. " El camino se hace al andar18 " (Antonio Machado). Mais nous pouvons dégager nos finalités : la poursuite de l’hominisation en humanisation, via l’accession à la citoyenneté terrestre. Pour une communauté planétaire organisée : telle n’est-elle pas la mission d’une véritable Organisation des Nations Unies ? 15 On peut se demander enfin si l'école ne pourrait être pratiquement et concrètement un laboratoire de vie démocratique. Bien sûr, il s'agirait d'une démocratie limitée dans le sens qu'un enseignant ne saurait être élu par ses élèves, qu'une nécessaire autodiscipline collective ne saurait éliminer une discipline imposée et dans le sens également que l'inégalité de principe entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait être abolie.
Toutefois, (et de toutes façons l'autonomie acquise par la classe d’âge adolescente le requiert) l'autorité ne saurait être inconditionnelle, et il pourrait être instauré des règles de mise en question des décisions jugées arbitraires, notamment avec l'institution d'un conseil de classe élu par les élèves, voire d'instances d'arbitrage extérieures. La réforme française des lycées, mise en place en 1999, instaure ce genre de mécanismes.
Mais surtout, la classe doit être le lieu d'apprentissage du débat argumenté, des règles nécessaires à la discussion, de la prise de conscience des nécessités et des procédures de compréhension de la pensée d'autrui, de l'écoute et du respect des voix minoritaires et déviantes. Aussi, l'apprentissage de la compréhension doit jouer un rôle capital dans l'apprentissage démocratique.

16 Cf. Edgar Morin, Introduction à une politique de l’homme, nouvelle édition, Le Seuil Points, 1999.
17 Cf. Edgar Morin, Sami Naïr, Politique de civilisation, Arlea, 1997.
18 « Le chemin se fait en marchant ».

Réalisation Agora 21 : ARMINES, Ecole Nationale Supérieure des Mines de Saint Etienne © 1999.

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Pardonner, c'est résister à la cruauté du monde Edgar Morin

Je mets ici un lien avec un texte qui me semble très important pour la mise en place d'une éthique. Il a été publié dans "le Monde des Débats". En cliquant sur la ligne ci dessous, vous accédez au directement au texte sur le site de ce mensuel. Pour éviter des problèmes de connexion j'ai néanmoins publié le texte in extenso ci après.

P.S.

Pardonner, c'est résister à la cruauté du monde

Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est tout le problème d'une société civilisée. Pour Edgar Morin, qui répond ici à Jacques Derrida (Le Monde des Débats de décembre 1999), le pardon est un pari éthique. Il suppose de ne pas réduire le criminel à son crime. Même au terme d'un siècle marqué par les massacres de masse, le pardon exprime la conviction qu'on peut faire reculer le mal.

Sous le titre « Le siècle et le pardon », Le Monde des Débats a publié dans son numéro de décembre 1999 un entretien avec le philosophe Jacques Derrida. Le pardon, expliquait-il, « devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l'épreuve de l'impossible ». Il ajoutait que « la seule chose qui appelle le pardon », c'est précisément l'impardonnable. Et concluait « le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l'inintelligible ». C'est une vision très différente, éthique et rationnelle que propose ici Egar Morin.

Derrida, à mon sens, isole la question du pardon de ses contextes. Moi, j'essaie de partir d'un point de vue qui imbrique le problème du pardon dans ses contextes psychologiques, culturels, historiques, et bien entendu le contexte d'un siècle marqué par l'organisation de massacres de masse.

Partons du problème, fondamental pour toute société, que pose l'auteur d'un mal ou d'un dommage. La réponse archaïque est le talion, c'est-à-dire le mal pour le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde en chacun d'entre nous et tout le problème de la civilisation est de la dépasser. Le dépassement historique de cette idée de châtiment, forme institutionnelle du talion, commence avec Hobbes : pour lui, le but du châtiment n'est pas la vengeance mais la terreur, il sert à intimider le criminel potentiel. Beccaria, au XVIIIe siècle en Toscane, va plus loin : la prison a pour fonction de protéger les populations et non pas de punir. La justice telle qu'elle est instituée par les États rompt certes avec la vengeance opérée par les proches, mais elle l'institue sous forme de châtiment pénal : on inflige un mal pour le mal, et la mort pour la mort, là où existe la peine capitale.Comment renoncer au cycle infernal vengeance-punition, c'est tout le problème d'une société civilisée. Je pense que justement existent entre les deux des « non- vengeances » qui diffèrent du pardon : la clémence qui ressemble au pardon mais ne l'est pas tout à fait ; la miséricorde ou la pitié pour l'emprisonné, le vaincu, qui précèdent peut-être le pardon, et puis les formes institutionnelles que sont la grâce et l'amnistie.

Il est important de donner un sens positif à tout ce qui peut exister hors de l'alternative châtiment-pardon. Les exemples abondent d'une clémence liée à la victoire. Dans le monde musulman, l'aman consiste à octroyer la vie sauve à un rebelle ou un ennemi vaincu : c'est un acte de magnanimité, qui est en même temps un acte d'intégration ou de réintégration. Il y a de nombreux cas de clémence politique. En 403 avant notre ère, la dictature des treize est abolie ; les démocrates rentrés victorieux dans Athènes rompent avec la pratique en vigueur dans les cités grecques : ils renoncent à la vengeance et proclament l'amnistie. La non-vengeance est-elle seulement l'acte magnanime d'un souverain, comme Auguste pour Cinna ? Nullement. La souveraineté trouve une forme morale chez des individus qui ne sont ni rois ni empereurs, et qui peuvent se placer à un méta-niveau éthique. Je pense au père de cet adolescent poignardé par un jeune du même âge à Marseille et qui a dit « je ne veux pas de vengeance ». Il ne pardonne pas, mais il sait que le cas excède la vengeance, il se situe bien à un méta-niveau par rapport au cycle vengeance-punition.

Magnanimité.
Il est juste, comme le fait Derrida, de considérer les origines judéo-chrétiennes du pardon, qui est lié au péché. Dans le Grand Pardon juif, Dieu lave les péchés de son peuple élu, et la prière du Kippour ajoute : « maintenant, entre-pardonnez vous vous-mêmes ». La miséricorde de Dieu permet de s'entre-pardonner. La prière catholique du Notre-Père, « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », est une extension de ce thème. Mais Jésus sur la croix opère une discrimination dans le pardon en disant : « pardonnez-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il n'y a là aucun acte de souveraineté ­ à ce moment-là lui-même doute, puisqu'il dit « Seigneur, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Les origines de cet événement métaphysique, on ne les discerne ni dans la tradition juive, ni dans la tradition grecque qui ignore le pardon, ni dans les religions extrême-orientales. Bien qu'existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège, la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans de nombreuses il soit recommandé de pratiquer clémence et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l'intérieur du monde juif. Il se transforme en compréhension de l'aveuglement humain dans le « ils ne savent pas ce qu'ils font » ­ ce qui rejoint une idée des stoïciens grecs pour qui le méchant est un ignorant, un imbécile. Et plus près de nous, il y a le constat de Karl Marx : « Les hommes ne savent pas ce qu'ils sont ni ce qu'ils font. » Avec en plus l'idée de pardon. Pardonner est un acte limite très difficile, qui n'est pas seulement le renoncement à la punition, il nécessite générosité et bonté et comporte une dissymétrie essentielle : au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors que la clémence consiste seulement à arrêter le mal et à s'abstenir de châtier. C'est un acte individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.

Compréhension.
À la différence de Derrida, je pense que le pardon n'est pas une notion isolable, ni une notion « folle », parce qu'à mon avis le pardon se base sur la compréhension. Comprendre un être humain signifie ne pas réduire sa personne au forfait ou au crime qu'il a commis. Hegel a fort bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite et détruit en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire un tout complexe à un seul de ses composants. Le théâtre de Shakespeare, un film de gangster comme Le Parrain nous montrent que des tueurs peuvent être de bons fils, de bons pères, ressentir l'amour et l'amitié.

Comprendre, c'est comprendre les raisons et déraisons d'autrui. C'est comprendre que la self deception, ce processus mental si fréquent qu'est le mensonge à soi-même, peut conduire à l'aveuglement sur le mal que l'on commet et à l'autojustification, où l'on considère comme justice ou représailles l'assassinat d'autrui.L'aveuglement peut venir de l'empreinte culturelle sur les esprits : l'esclave était un outil animé, pour les anciens Grecs, pourtant fort civilisés. L'aveuglement peut résulter d'une conviction fanatique, politique ou religieuse. Quand des hommes sont possédés par des idées ­ vraiment possédés comme je l'ai vu tant de fois chez des communistes, persuadés d'œuvrer pour l'émancipation de l'humanité alors qu'ils contribuaient à son esclavage, quelle est leur part de responsabilité ? Ce travail de compréhension a quelque chose de terrible, parce que celui qui comprend se met en état de dissymétrie totale avec le fanatique qui ne comprend rien, et qui ne comprend évidemment pas qu'on le comprend.

Les situations sont déterminantes : des virtualités odieuses ou criminelles peuvent s'actualiser dans des circonstances de guerre (que l'on retrouve au microscope dans les guerres conjugales). Les actes terroristes sont dus à des groupes qui vivent illusoirement une idéologie de guerre en temps de paix. Ils sont comme hallucinés dans leur vase clos. Mais dès que ce vase se brise, beaucoup redeviennent pacifiques.

Je me suis intéressé aux dérives historiques : comment, à partir d'un petit glissement, on dérive et on devient infidèle à son idée de départ. J'ai connu des pacifistes d'avant-guerre qui ont accepté l'occupation de 1940 parce que rien n'est pire que la guerre, puis se sont engagés dans la Collaboration, et ont participé à partir de 1941 à la machine de guerre nazie. J'ai eu des amis intelligents et sceptiques, qui, devenus communistes, ont fini par assumer des stupidités et des monstruosités. J'ai vu des débonnaires devenir des impitoyables au sein de l'appareil stalinien puis redevenir débonnaires quand ils en sont sortis. Tous ces aveuglés, à la fois par eux-mêmes et par des mensonges politiques, me semblent à la fois irresponsables et responsables, et ne peuvent relever ni d'une condamnation simpliste ni d'un pardon naïf.

Proust, dans Jean Santeuil, exprime son souci de comprendre l'adversaire, comme si « celui-ci détenait une part de vérité devenue folle ». Il dit : « Juifs, nous comprenons l'antisémitisme ; partisans de Dreyfus, nous comprenons le jury qui a condamné Zola ; par contre, notre esprit est joyeux quand nous lisons une lettre de Monsieur Boutroux disant que l'antisémitisme est abominable. » La part de vérité est dans la singularité du destin juif, le fait que beaucoup de Juifs sont dans les affaires, le commerce, que beaucoup d'intellectuels d'origine juive ont été révolutionnaires ; mais cette part de vérité devient folle dans l'antisémitisme qui rend les juifs responsables du capitalisme et / ou du bolchevisme.

Implacabilité idéologique.
Ainsi, celui qui est tolérant, comme Proust, comprend l'implacabilité idéologique ou religieuse qui pourrait même menacer sa vie. Robert Antelme, dans le récit de sa déportation, L'Espèce humaine, exprime très bien l'idée que si les SS « veulent retrancher leurs victimes de l'espèce humaine, ils n'y arrivent pas, mais nous non plus ne pouvons les retrancher de l'espèce humaine ».

Il y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance, et à la limite le pardon. Victor Hugo dit : « Je tâche de comprendre afin de pardonner. » Et j'en arrive à ce point capital : le pardon c'est un pari éthique, c'est un pari sur la régénération de celui qui a failli, c'est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l'être humain, répétons-le, n'est pas immuable : il peut évoluer vers le meilleur ou vers le pire. Le docteur Stanislaw Tomkiewicz, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes délinquants, évoque « un enfant qui avait autour de lui tout pour devenir une canaille mais qui, à six ans, a eu un instituteur formidable qui l'a sorti de l'ornière ». Certains adolescents ont puisé dans leur expérience aux limites de la délinquance et du crime leur maturité et leur rédemption.

Jean-Marie Lustiger est allé jusqu'à proposer la béatification de Jacques Fesch, assassin d'un policier, repenti en prison et guillotiné en 1957, cet assassin étant devenu « un saint ». Peut-on enfermer le criminel dans son crime, quoi qu'il ait fait avant et surtout quoi qu'il soit devenu après, ou ne peut-on pas faire plutôt le pari qu'un criminel peut être transformé par une prise de conscience et le repentir ?

Derrida dit à peu près ceci : « Si vous ramenez le pardon à sa fonction éthique ou bénéfique, le pardon devient fonctionnel et perd sa qualité propre. » Je ne suis pas d'accord : pour moi le pardon a toujours un sens et peut toujours avoir éventuellement un sens pragmatique, voire politique, sans que ce sens dissolve sa qualité qui vient de cet élan, de cette générosité, de cette compréhension. C'est ce que j'appelle le méta-niveau. Je reviens à la parole clé : Jésus ne dit pas seulement « pardonnez-leur », il ajoute « parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il y a quand même un sens de compréhension là-dedans.

Maintenant, faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir ouvre la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut ouvrir la voie au repentir, et qu'il offre une chance de transformation. Il y a de très beaux exemples littéraires. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, est amené au repentir par la petite prostituée Sonia. Dans Les Misérables, Monseigneur Miriel, à qui Jean Valjean a volé des chandeliers, fait un pur acte de pardon. C'est un pari éthique incertain : il n'était pas dit que Jean Valjean allait se transformer à la suite de cet acte généreux. Toujours chez Hugo, dans Quatre-vingt-treize, un pauvre paysan sauve le marquis de Lantenac, le chef chouan, qui par la suite fait fusiller trois femmes. Il a cette phrase merveilleuse : « Une bonne action peut donc être une mauvaise action ? » Nos actes éthiques peuvent se retourner contre nous, c'est le pari de la vie.

J'en arrive au pardon politique. Il y a la demande de pardon, et il y a l'octroi du pardon. Chirac a demandé pardon aux Juifs, l'Église leur a demandé également pardon, le gouvernement japonais a présenté ses excuses aux Coréens. Mais la demande de pardon de Chirac et celle de l'Église résultent de pressions très fortes des organisations juives.

L'héritage Mandela.
Les excuses japonaises ne sont pas une demande de pardon. C'est une reconnaissance de torts qui s'auto-suffit. Je ne crois donc pas à un jaillissement de demandes spontanées qui viendraient d'une contamination judéo-chrétienne sur la planète. En revanche, la demande de pardon au peuple russe d'un Eltsine démissionnaire est un acte émouvant, profondément russe, qui réhabilite le vieil homme.

Quant à l'octroi du pardon, il ne peut se réduire à du calcul politique, encore qu'il le comporte. Prenons Nelson Mandela. Il s'est fixé pour but non de dissocier l'Afrique du Sud, mais d'y intégrer les Noirs, et, après sa victoire politique, d'y intégrer les Blancs. Il a compris la gravité de la situation où aurait conduit la punition ou la vengeance. Mais il y a, de plus, en Mandela, l'héritage universaliste du marxisme. Il y a une noblesse personnelle exemplaire.

Entre Israël et la Palestine, le pardon mutuel de crimes effrayants commis de part et d'autre est une nécessité de paix. Mais il a fallu Rabin à un moment de son histoire, Arafat à un moment de la sienne pour opérer une conjonction morale qui intègre et dépasse le calcul politique.

En deçà du pardon, il y a la mansuétude accordée aux tenants du régime dictatorial déchu, comme en Espagne. On est dans une sorte de contrat tacite où l'on achète la paix et la démocratie au prix d'une amnistie de fait ou de droit.

Il existe des cas d'impossibilité, et du pardon, et de la punition. Par exemple quand le mal est issu d'une des énormes machines technobureaucratiques contemporaines, comme dans l'affaire du sang contaminé. J'avais à l'époque écrit un article « Cherchez l'irresponsable », parce que le mal résultait de la somme d'aveuglements issus de la bureaucratisation, de la compartimentation, de l'hyperspécialisation, de la routine. Les rapports alarmants de quelques médecins d'hôpitaux n'étaient même pas lus, et les grands mandarins de la science et de la médecine ne pouvaient croire qu'un virus pouvait provoquer le sida. La responsabilité est morcelée, la culpabilité est dissoute. N'est-ce pas le système qu'il faudrait juger, et réformer, plutôt que de chercher le coupable dans un responsable ministériel ?

Venons-en aux énormes hécatombes provoquées par l'État nazi et par l'État soviétique. Il y a des responsabilités en chaîne, depuis le sommet ­ Hitler, Staline ­ jusqu'aux exécutants des camps de la mort. Mais ces responsabilités sont morcelées. Quand Hannah Arendt écrit sur le procès Eichmann, elle le voit comme un rouage de la machine criminelle, et c'est la médiocrité de ce parfait fonctionnaire qui la frappe. Elle voyait aussi que l'énormité d'Auschwitz ne pouvait être compensée par une peine de mort. Ici la punition est dérisoire, le pardon impossible.

Et quand au bout de 20, 30, 40, 50 ans, il ne reste que quelques survivants parmi les fonctionnaires obéissants de Berlin ou de Vichy, doivent-ils assumer toute la responsabilité ? Faut-il qu'un octogénaire expie les crimes de la machine à déporter ?

Plus il est difficile de localiser l'auteur du mal, plus se développe un besoin de trouver le coupable. On comprend la souffrance renouvelée des parties civiles au procès Papon, qui revivent le départ pour la mort de leurs proches. On comprend la souffrance des familles des victimes du sang contaminé. Elle retrouvent inévitablement le talion en réclamant le châtiment. C'est atroce, mais je me dis que la chose qui importe est de faire en sorte que de tels crimes ne se renouvellent pas.

N'oublions pas.
La question est : le non-châtiment signifie-t-il l'oubli, comme le pensent ceux pour qui punir servirait la mémoire ? Les deux notions sont en fait disjointes. Ce n'est pas parce que Papon va passer éventuellement dix ans en prison que la mémoire d'Auschwitz sera renforcée. Mandela a dit « pardonnons, n'oublions pas ». L'opposant polonais Adam Michnik lui fait écho avec sa formule « amnistie, non amnésie ». Tous deux ont d'ailleurs tendu la main à ceux qui les avaient emprisonnés. Les Indiens d'Amérique n'ont pas oublié les spoliations et les massacres qu'ils ont subis, bien que ceux qui les ont martyrisés n'aient jamais été châtiés. Les Noirs victimes de l'esclavage n'ont jamais vu leurs bourreaux punis, et pourtant ils n'ont pas oublié. Quand des anciens du goulag et autres victimes de la répression ont créé l'association « Mémorial en Union soviétique », ils réclamaient la mémoire et non le châtiment.

L'amnistie n'est pas l'amnésie. Une grande nation démocratique ne fait pas que commémorer des moments glorieux, elle doit aussi se remémorer des moments sinistres : l'histoire de France ne doit pas oublier la croisade contre les Albigeois ou la révocation de l'Édit de Nantes. Il y a un autre problème que pose très bien Steiner en disant : « Oublier est un devoir, sinon on devient fou. » Cela vaut pour une mémoire obsessionnelle, et c'est pour ça aussi qu'en Israël il y a une minorité qui lutte contre le culte d'Auschwitz, d'autant plus qu'elle se rend compte que cette obsession sert les intérêts politiques de ceux qui veulent absolument isoler et différencier les Juifs des Gentils. Une mémoire historique ne doit pas tomber ni dans l'obsession ni dans l'amnésie.

Je poursuis mon propos. Jankélévitch, dont la culture était essentiellement russe ­ c'est-à-dire tout imbibée de ce fonds culturel évangélique de Tolstoï et Dostoïevski, avait un sentiment de l'impardonnable en pensant aux crimes nazis contre les Juifs ; mais, à la fin de son livre Le Pardon, tout son fonds culturel russe revient et il dit « mais il y a aussi l'infini du pardon ». Il termine par une sorte d'asymptote de deux infinis qui courent l'un après l'autre, et il ne donne pas de solution. Alors que Derrida fait une sorte de cercle vicieux : on ne peut pardonner que l'impardonnable, mais comme l'impardonnable ne peut par définition être pardonné, donc on ne pourrait pardonner ce qui pourrait être pardonné. Pour moi, ce qui est terrible, c'est le mal qui est au-delà de tout pardon et de tout châtiment, le mal irréparable qui n'a cessé de ravager l'histoire de l'humanité. C'est le désastre de la condition humaine.

Éthique universelle.
Je crois que la victime se doit d'être plus intelligente et plus humaine que celui dont elle a souffert. Les valeurs de compréhension sont universelles et les victimes n'en sont pas exemptes, au contraire. Marx disait que ce sont les victimes de l'exploitation qui pourraient accéder à une éthique universelle et supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme. Cela ne s'est pas réalisé mais demeure souhaitable. Cela dit, je ne saurais demander à une victime ou à sa famille de commencer à pardonner, ce serait odieux, mais je souhaiterais la convaincre que la punition ne lui est pas nécessaire.

Le pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité ou générosité : si l'on force au pardon, ce n'est plus un pardon. Ce que je propose, c'est de tout tenter pour échapper à la logique de la vengeance et de la haine, ce qui comporterait un système d'éducation que développerait notre capacité de compréhension que je trouve très atrophiée.

La compréhension est possible même en cas de guerre, ce que j'ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l'on est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction entre une situation de combat ­ la guerre ou la lutte contre le terrorisme ­ et ce qui se passe après. Effectivement, ça n'a pas de sens de pardonner à un gang qui a commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai problème se pose ensuite, non plus tellement en termes de pardon, mais de justice. La prison sert à protéger la société, mais que doit-on faire à partir du moment où les gens évoluent, quand certains reconnaissent qu'ils ont eu tort, qu'ils ont commis des actes odieux, ou ressentent des remords ?

Je pense qu'il nous faudra résister à ce besoin revenu en force au XXe siècle, qui, j'espère, s'atténuera dans ce siècle nouveau, et qui a été une demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent l'archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le, il n'y a pas que l'alternative pardon ou châtiment. Il y a la non-vengeance, il y a l'« a-pardonnable », il y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois qu'il faut résister au talion, résister à l'implacabilité, résister à l'incompréhension, ne pas céder à la al en nous-mêmes.

Les humiliés, les victimes, les haïs ne devraient pas se transformer en humiliants, en haïssants et en oppresseurs, comme cela arrive trop souvent et encore aujourd'hui au Kosovo. L'éthique, qui pour moi est résistance à la cruauté du monde, de la vie, de la société, de l'être humain ne peut se passer de compréhension, de magnanimité, de clémence et, si possible, de pardon.

Propos recueillis par Sophie Gherardi et Michel Wieviorka

© Le Monde des Débats, Février 2000

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ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN par Stefan Jaffrin

"Je suis saturé par le téléphone, mais j'attendstoujours l'appel miraculeux"

Voici presque cinquante ans qu'Edgar Morin parcourt inlassablement le monde des idées et s'engage dans tous les combats . Tour à tour sociologue du présent et des média, épistémologue, il a ainsi écrit plus d'une trentaine d'ouvrage sur l'Europe, la culture de masse, Parmi ceux-ci : "Penser l'Europe" 1987 Gallimard, "Science avec conscience" Ed du Seuil 1982 ou les cinq volumes de "La méthode", sorte de bréviaire Bio-épistémo-anthropologique. Pour parvenir à un tel don d'ubiquité, il faut avoir un sacré sens de l'organisation et de la communication. C'est peut être grâce à cette célérité, qu'il a le premier sut analyser l 'avènement de la société de consommation et l'explosion des mass média.


Vous êtes un des sociologues les plus connus, vous vous êtes intéressé à de très nombreux sujets. Mais il y a un aspect de vous que l'on connaît moins, c'est la place que tient le téléphone dans l'organisation de votre vie professionnelle et amicale.

Bien que je sois sur liste rouge, je reçois quand même environ 30 appels téléphoniques chaque jour. Depuis un an je mets en permanence mon répondeur. Je connais d'ailleurs des gens qui change régulièrement de numéro.

Je suis envahi par les coups de fil depuis une dizaine d'années, depuis que l'Europe et l'écologie, deux de mes thèmes d'intérêt, sont devenus très actuels. J'ai malheureusement trop de curiosité et des intérêts trop divers et ça me retombe sur le nez.

Au delà d'un certain nombre, les coups de fil deviennent complètement stressants. J'apprécie d'autant plus le calme du dimanche ou de ma maison de campagne. La majorité des choses (Colloques, cérémonies, articles... ) qu'on me propose par téléphone ne m'intéresse pas. Vous êtes, par exemple, harcelé par un jeune journaliste qui veut à tout prix de décrocher un rendez-vous pour que sa rédactrice en chef soit contente. Il y a aussi les "obsédés du téléphone" qui appellent plusieurs fois sans laisser de message et attendent le moment de faiblesse où vous finirez par décrocher. Ceux qui raccrochent sans laisser de messages m'irritent autant que ceux qui parlent au répondeur.

L'excès de téléphone appauvrit ma façon de téléphoner et m'a fait perdre le plaisir de la conversation. Les appels amicaux sont complètement recouverts par les appels ennuyeux. La liste de personnes que je dois appeler s'allonge de jours en jour. Ce n'est pas que je n'ai pas envie de leur téléphoner, mais j'ai peur en décrochant le téléphone de me laisser entraîner dans une spirale infernale.

Et quelle utilisation avez-vous des autres moyens de télécommunication?

J'utilise assez peu le minitel. Pour avoir des informations ou consulter des banques de données je préfère passer par la documentaliste. Le fax par contre a été pour moi une invention merveilleuse et ludique dont l'instaneïté me charme. Ce média évite les longues discutions, d'autant plus si c'est à une administration que vous avez affaire. Je rêve d'avoir un radiotéléphone pour pouvoir prévenir des retards. J'aime beaucoup le téléphone cellulaire, le Téléfonino, comme l'appellent les Italiens. Je trouve très amusant de voir dans les gares ou les aéroports des gens marcher en étant absorbés par leur conversation téléphonique. C'est beaucoup plus rentré dans les moeurs des Italiens qui sont un peuple plus vif et plus ludique que les Français.

Et dans vos relations amicales quelle place occupe le téléphone?

Comme vous l'avez remarqué, j'ai un rapport très ambivalent avec le téléphone. Je ne pourrai pas supporter que ma ligne soit coupée : J'ai trop peur du vide téléphonique. Quand je suis à ma table de travail et que le téléphone sonne sans arrêt, je ne parviens jamais à débrancher la prise.

Car, c'est vrai que j'attend inconsciemment l'appel miraculeux: soudain apparaît une voix amicale et chaleureuse que vous n'avez pas entendu depuis des années. Quand je suis à la campagne j'aime bien passer quatre ou cinq coups de fil à des amis pour commenter à chaud les événements. Ce qui m'intéresse dans le téléphone, ce sont les coups de fil affectueux qui permettent un véritable échange. Le téléphone c'est le besoin de présence de la personne qu'on aime quand on est dans l'absence.

Je préfère Souvent voir la personne en face à face. Quand c'est personnel ou important , que j'ai envie de prendre mon temps, je choisis de manger avec elle . Cette dimension concrète manque complètement au téléphone : on ne peut pas se passer les plats et se toucher par téléphone.

Vous n'êtes donc opposés aux nouvelles technologies de communication mais vous craignez leurs effets pervers de déshumanisation.

On retrouve le même phénomène avec tous les moyens de communication qui deviennent de plus en plus anonymes et envahissants, comme votre boîte à lettre qui se remplit de tracts publicitaires. Autrefois le téléphone était un moyen de communication personnel. Il est devenu aujourd'hui un moyen de communication au même titre que les autres. Ce dont témoignent les messageries télématiques qui l'ont transformé en lieu de rencontre.

Toute cette surcharge de communication appauvrit les relations humaines. Avec le téléphone le médecin se décharge de ses responsabilités traditionnelles en renvoyant les clients aux multiples Sos. On trouve beaucoup plus difficilement des médecins de garde le Week End et il faut faire appel à Sos Médecins quand on a un ennui de santé. La bureaucratie une fois encore utilise tout ses moyens techniques au détriment de l'individu.

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Edgar Morin
Question : Cette année se mettent en place les travaux personnels encadrés (TPE) dont le
ministère affirme qu’il s’agit d’interdisciplinarité. Nous nous interrogeons sur ce qu’est
l’interdisciplinarité ? Pouvez vous nous aider à clarifier les enjeux en terme de formation pour
les élèves ?
L’interdisciplinaire peut être conçu de façon très pauvre. Si l’on prend l’exemple de l’ONU,
les nations se réunissent mais chacune pour garder son territoire, son droit et c’est stérile.
En fait, c’est plutôt du côté de la recherche qu’il faut regarder, alors il s’agit d’un travail
plutôt polydisciplinaire : vous avez une finalité, un village, vous l’étudiez sur le plan de la
démographie, de la technique, de l’espace. Les disciplines convergent parce qu’elles ont un
objet commun. Ceci est utile lorsque les choses se passent bien, ce qui n’est pas toujours le
cas. J’ai participé à une enquête dite interdisciplinaire dans une commune de Bretagne, où
dans chaque discipline chacun s’arrangeait pour que le voisin ne sache pas ce qu’il avait
comme information. Or, le but était la circulation des connaissances, c’était en fait la
fermeture. En fait, il est possible de profiter des désaccords des différentes disciplines pour
mieux comprendre comment construire ensemble.
Transdisciplinaire c’est avoir une conception qui traverse les disciplines sans les nier.
L’écologie comme science est transdisciplinaire parce que son objet c’est l’écosystème, ce
sont des interactions entre êtres vivants, végétaux animaux, dans un cadre géographique,
climatique donné le biotope. Tout cela est un tissu d’interactions. L’écologue ne sait pas tout
de toutes ces sciences, il sait un peu comment se régule les écosystèmes, il va faire appel aux
compétences du zoologiste, du botaniste. Il n’englobe pas toutes les sciences, mais il sait aller
de l’une à l’autre.
Aujourd’hui vous avez des sciences devenues poly ou transdisciplinaires. Ce n’est pas
seulement l’écologie, vous avez les sciences de la terre. Jusque dans les années 60, étaient
séparées : la vulcanologie, la météorologie, la géologie ; aujourd’hui elles sont coordonnées
parce que la terre est vue comme un système complexe. C’est une des sciences qui pourrait
faire l’union.
Dans le cadre du secondaire, il faut profiter de ce qui est déjà polydisciplinaire.
Si l’on prend un cadre qui est l’univers ou le cosmos, dans ce cadre là vous pouvez associer le
professeur de physique et de chimie et de sciences de la vie et de la terre, le philosophe peut
apporter quelque chose. C’est plus important pour les élèves de partir du concret que de leur
asséner la physique, la chimie, la géographie de façon abstraite. Vous avez des cas où le
professeur de français et d‘histoire travaillent en collaboration. L’histoire s’éclaire à travers
les oeuvres littéraires et les oeuvres littéraires s’éclairent à travers l’histoire. par exemple au
XIXème avec Balzac, Tolstoi.
Aujourd’hui les enseignants des différentes disciplines peuvent très bien se retrouver et se
mettre d’accord pour créer des grands cadres.
De ce point de vue, il faut jouer sur ce qui est déjà polydisciplinaire, transdisciplinaire,
interdisciplinaire.
Question :
Les savoirs nécessaires à la compréhension du monde évoluent, vaut-il partir des disciplines
déjà enseignées, les enrichir ou bien est-il nécessaire de créer de nouvelles disciplines, de
nouveaux enseignements en collège et lycée ?
Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas seulement la création de disciplines nouvelles c’est aussi
l’apparition d’ensembles qui regroupent des disciplines.
Si vous prenez l’histoire, aujourd’hui c’est aussi l’histoire des moeurs, des coutumes, c’est une
histoire des croyances, une histoire économique. Elle est très riche et devrait jouer un rôle très
important dans l’enseignement. Elle est multidimensionnelle, nous devons faire de l’histoire
nationale mais aussi celle de l’Europe et du monde. C’est une science clé qui fait ces
regroupements. Nous sommes dans une époque de rassemblement des disciplines notamment
en biologie et en sciences humaines.
Si l’on accepte l’idée qu’à un moment chaque enseignant peut faire appel à ses collègues
d’autres disciplines pour donner un éclairage à ce qu’il veut travailler faire ou le faire
ensemble ce serait très utile pour les élèves.
On m’a attribué l’idée que je voulais supprimer les disciplines, non seulement je ne veux pas
les supprimer mais je me nourris des disciplines. Mon idée était qu’il fallait supprimer la
notion de programme au profit du guide d’orientation. Quelques orientations comme l’étude
de la pollution et des indications suffisent, de façon à laisser une liberté, une autonomie à
l’enseignant.
Ceci permettrait de résoudre l’empilement des connaissances, car l’idée est d’organiser les
connaissances autour de fondamentaux.
Entretien réalisé par Gisèle Jean et Françoise Dumont
Note
Les définitions d’interdisciplinarité, de polydisciplinarité et transdisciplinarité sont dans le
lexique de son ouvrage «La tête bien faite ».
A lire également «relier les connaissances »

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ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN

Edgar Morin : "L'humanisme et la Révolution française ont battu la Révolution russe"

Dix ans après la chute du communisme, le sociologue Edgar Morin explore un monde sans Union soviétique, distingue les bonnes et les mauvaises utopies, dessine les contours de ce qu'il appelle la "société- monde" et explique pourquoi l'islam intégriste ne durera pas plus que n'avait duré le communisme stalinien.

LE MONDE | 22.12.01 |

(...)

- Le fondamentalisme islamique peut-il prendre la place de la religion, laissée vide par le soviéto-marxisme ?

- L'islam s'est montré historiquement beaucoup plus tolérant que le christianisme ; le christianisme a exclu l'islam et même les juifs, alors que l'islam a toléré chrétiens et juifs, pas seulement en Andalousie, mais dans l'Empire ottoman, pendant des siècles. Ce que n'a pas vécu le monde islamique, ce sont ces siècles qui ont permis au monde européen chrétien de rejeter le christianisme vers la sphère privée et de créer un espace de laïcité qui, par la suite, a produit de la pensée, de la philosophie, de la politique et de l'Etat. C'est cela qui a manqué à l'islam, à l'exception de la Turquie.

- La modernité, c'est justement cette séparation de la religion et de l'Etat ?

- La modernité est difficile à définir, mais, historiquement, c'est un des éléments, un autre étant la croyance au progrès. Ce sont des éléments de la modernité qui ne fonctionnent plus ; ils sont valables mais ils sont en crise.

- N'y a-t-il pas dans l'islam politique certaines des composantes qui ont fait le succès de l'URSS, la capacité de créer une surréalité, à laquelle les gens finissent par adhérer, une sorte de schizophrénie, un système qui fonctionne en dehors de la réalité ?

- A mon avis, c'est une forme très provisoire. Regardez le cas de l'Iran, qui a subi un régime très dur. La société civile, parce qu'elle n'est pas organisée politiquement, vomit le système à la base. Les femmes ne sont plus voilées, elles commencent à se farder, les étudiants, les jeunes manifestent... J'en arrive presque à un paradoxe : de même que l'expérience du communisme stalinien a été profondément libératrice pour cesser de croire à cette illusion, de même que ceux qui l'ont vécue ont été les plus désabusés, de même l'expérience de cet islam intégriste ne peut pas, à mon avis, durer. Ne serait-ce qu'à cause des formidables aspirations de la jeunesse qui vit dans un bain de culture planétaire. Et vous avez le problème des femmes. Regardez en Afghanistan !

"Une idée intéressante, qui aurait pu être féconde, encore qu'elle fût une idée de Ben Laden, c'était de reconstituer le califat, c'est-à-dire un vaste espace de civilisation islamo-arabique, qui, par là même, aurait surmonté les différences nationales. Un peu comme pour l'Europe. Sur la base du "benladénisme", c'est évidemment épouvantable. Mais il y a quelque chose de fécond dans l'islam, dans une perspective éventuellement démocratique, c'est l'idée d'"ouma", cette communauté des croyants. Si vous la "débenladénisez", cela ne me semble pas a priori une idée négative. Je suis pour les grandes confédérations.

(...)

Propos recueillis parAlain Frachon et Daniel Vernet

EDGAR MORIN
Né le 8 juillet 1921, à Paris, dans une famille juive émigrée de Salonique. Résistant, Adhère au Parti communiste français en 1942. S'éloigne dès 1948 et est exclu en 1951. Sociologue. Se définit comme un "braconnier des savoirs". Entre au CNRS en 1950. Vingt ans plus tard, il est directeur de recherche. Enseigne aux Etats-Unis et en Amérique latine.

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Dans son dernier ouvrage, Une politique de civilisation*,
Edgar Morin approfondit ses analyses sur l'état du monde, déjà développées dans Terre-Patrie, et propose une réforme de la politique et de la pensée, capables de nous faire dépasser la crise multiforme et planétaire que nous traversons.

Label France : Depuis des années, on s'accorde à reconnaître que nos sociétés traversent une crise économique, sociale et politique. Pourquoi la jugez-vous fondamentale ?

Edgar Morin : Tout ce qui a constitué le visage lumineux de la civilisation occidentale présente aujourd'hui un envers de plus en plus sombre. Ainsi, l'individualisme, qui est l'une des grandes conquêtes de la civilisation occidentale, s'accompagne de plus en plus de phénomènes d'atomisation, de solitude, d'égocentrisme, de dégradation des solidarités. Autre produit ambivalent de notre civilisation, la technique, qui a libéré l'homme d'énormes dépenses énergétiques pour les confier aux machines, a dans le même temps asservi la société à la logique quantitative de ces machines.

L'industrie, qui satisfait les besoins d'un large nombre de personnes, est à l'origine des pollutions et des dégradations qui menacent notre biosphère. La voiture apparaît, à cet égard, au carrefour des vertus et des vices de notre civilisation. La science elle-même, dont on pensait qu'elle répandait uniquement des bienfaits, a révélé un aspect inquiétant avec la menace atomique ou celle de manipulations génétiques.

Ainsi, on peut dire que le mythe du progrès, qui est au fondement de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement, demain serait meilleur qu'aujourd'hui, et qui était commun au monde de l'Ouest et au monde de l'Est, puisque le communisme promettait un avenir radieux, s'est effondré en tant que mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible, mais qu'il ne peut plus être considéré comme automatique et qu'il renferme des régressions de tous ordres. Il nous faut reconnaître aujourd'hui que la civilisation industrielle, technique et scientifique crée autant de problèmes qu'elle en résout.

Cette crise ne concerne-t-elle que les sociétés occidentales ?

Cette situation est celle du monde dans la mesure où la civilisation occidentale s'est mondialisée ainsi que son idéal, qu'elle avait appelé le « développement ». Ce dernier a été conçu comme une sorte de machine, dont la locomotive serait technique et économique et qui conduirait par elle-même les wagons, c'est-à-dire le développement social et humain.

Or, nous nous rendons compte que le développement, envisagé uniquement sous un angle économique, n'interdit pas, au contraire, un sous-développement humain et moral. D'abord dans nos sociétés riches et développées, et ensuite dans des sociétés traditionnelles.

L'ensemble de nos anciennes solutions sont aujourd'hui, ainsi, remises en question, ce qui provoque des défis gigantesques pour nous et la planète notamment face à la menace venant de l'économie dite mondialisée, dont on ignore encore si les bienfaits qu'elle promet sous la forme d'élévation du niveau de vie ne vont pas être payés par des dégradations de la qualité même de la vie.

Cette dégradation de la qualité par rapport à la quantité est la marque de notre crise de civilisation car nous vivons dans un monde dominé par une logique technique, économique et scientifique. N'est réel que ce qui est quantifiable, tout ce qui ne l'est pas est évacué, de la pensée politique en particulier. Or, malheureusement, ni l'amour, ni la souffrance, ni le plaisir, ni l'enthousiasme, ni la poésie n'entrent dans la quantification.

Je crains que la voie de la compétition économique accélérée et amplifiée ne nous conduise qu'à un accroissement du chômage. La tragédie, c'est que nous n'avons pas de clé pour en sortir. Nos outils de pensée, nos idéologies, comme le marxisme, qui pensait malheureusement à tort qu'en supprimant la classe dirigeante on supprimerait l'exploitation de l'homme par l'homme, ont fait la preuve de leur échec. Nous sommes donc un peu perdus.

Est-ce qu'une situation limite comparable à la nôtre a déjà existé par le passé ?

Ce développement technique, économique et scientifique, avec ses effets propres, est un phénomène unique dans l'histoire. Mais des situations limites se sont déjà produites. Lorsqu'un système donné se trouve saturé par des problèmes qu'il ne peut plus résoudre, il y a deux possibilités : soit la régression générale, soit un changement de système.

Le cas de la régression est illustré par celui de l'Empire romain. Comme on le sait aujourd'hui, ce ne sont pas les barbares qui ont provoqué sa chute, mais le fait qu'il a été incapable de se transformer et de résoudre ses problèmes économiques. A l'inverse, la naissance des sociétés historiques, il y a dix mille ans au Moyen-Orient, avec le passage de petits groupes nomades de chasseurs-ramasseurs à l'agriculture et leur sédentarisation dans le cadre de villages..., constitue un exemple réussi de dépassement d'un système d'organisation trop compartimenté ou dispersé pour résoudre les problèmes posés par une grande concentration de populations.

Lors de ces mutations, on franchit un cap et on change d'échelle en réalité. Est-il dans la logique du devenir des sociétés humaines d'accéder à l'étape de la mondialisation, que vous appelez aussi « l'ère planétaire », et qui est surtout perçue comme un danger aujourd'hui ?

En effet, parce qu'incontrôlée elle s'accompagne de régressions multiples. Mais, c'est une possibilité qui pourrait être souhaitable. La mondialisation a évidemment un aspect très destructeur, d'anonymisation, de ratissage des cultures, d'homogénéisation des identités. Mais, elle représente aussi une chance unique de faire communiquer et se comprendre les hommes des différentes cultures de la planète, et de favoriser les métissages.

Cette étape nouvelle ne pourra venir que si nous enracinons dans notre conscience le fait que nous sommes des citoyens de la Terre tout en étant Européens, Français, Africains, Américains..., qu'elle est notre patrie, ce qui ne nie pas les autres patries. Cette prise de conscience de la communauté de destin terrestre est la condition nécessaire de ce changement qui nous permettrait de copiloter la planète, dont les problèmes sont devenus inextricablement mêlés. Faute de quoi, on connaîtra l'essor des phénomènes de « balkanisation », de repli défensif et violent sur des identités particulières, ethniques, religieuses, qui est le négatif de ce processus d'unification et de solidarisation de la planète.

Ces problèmes planétaires, qui dépassent la compétence des Etats-nations, nécessiteraient des réponses politiques planétaires. Est-ce à dire qu'il faudrait instaurer un gouvernement mondial avec les risques totalitaires que cela comporte ?

Pas du tout. Ce que je crois, c'est qu'il faut incontestablement espérer que se mette en place une confédération mondiale, qui serait elle-même une confédération de confédérations à l'échelle des continents, dont l'Europe pourrait être un modèle et un exemple. Il faudrait créer des instances mondiales pour réguler des problèmes vitaux comme l'écologie, le nucléaire, et le développement économique, qui, en raison de ses conséquences socio-culturelles, ne devrait pas échapper au contrôle politique.

Mais l'essentiel de la politique de civilisation devrait être mis en oeuvre au niveau de chaque pays. Quelles en sont les finalités et les grandes lignes ?

S'il y a une crise de civilisation, c'est parce que les problèmes fondamentaux sont considérés en général par la politique comme des problèmes individuels et privés. Cette dernière ne perçoit pas leur interdépendance avec les problèmes collectifs et généraux. La politique de civilisation vise à remettre l'homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Elle devrait reposer sur deux axes essentiels, valables pour la France, mais aussi pour l'Europe : humaniser les villes, ce qui nécessiterait d'énormes investissements, et lutter contre la désertification des campagnes.

On vous opposera alors le problème du financement de ces grands projets en temps de crise...

Bien sûr, mais parce que l'on réfléchit à partir de budgets séparés. Il serait urgent de créer un système comptable qui chiffre les conséquences écologiques et sanitaires de nos maux de civilisation.

Des millions d'années après son apparition, l'homo sapiens vous paraît en être encore au stade de la préhistoire sur le plan de l'esprit et du comportement. En quoi notre mode de pensée et d'appréhension de la réalité est-il un handicap au dépassement de nos problèmes actuels ?

Il n'y a de connaissance pertinente que si on est capable de contextualiser son information, de la globaliser et de la situer dans un ensemble. Or, notre système de pensée, qui imprègne l'enseignement de l'école primaire à l'université, est un système qui morcelle la réalité et rend les esprits incapables de relier les savoirs compartimentés en disciplines. Cette hyperspécialisation des connaissances, qui mène à découper dans la réalité un seul aspect, peut avoir des conséquences humaines et pratiques considérables dans le cas, par exemple, des politiques d'infrastructures, qui négligent trop souvent l'environnement social et humain. Elle contribue également à déposséder les citoyens des décisions politiques au profit des experts.

La réforme de la pensée enseigne à affronter la complexité à l'aide de concepts capables de relier les différents savoirs qui sont à notre disposition en cette fin de XXe siècle. Elle est vitale à l'heure de l'ère planétaire, où il est devenu impossible, et artificiel, d'isoler au niveau national un problème important. Cette réforme de pensée, qui elle-même nécessite une réforme de l'éducation, n'est en marche nulle part alors qu'elle est partout nécessaire.

Au XVIIe siècle, Pascal avait déjà compris combien tout est lié, reconnaissant que « toute chose est aidée et aidante, causée et causante » - il avait même le sens de la rétroaction, ce qui était admirable à son époque -, « et tout étant lié par un lien insensible qui relie les parties les plus éloignées les unes des autres, je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais le tout comme de connaître le tout si je ne connais les parties ». Voilà la phrase clé. C'est à cet apprentissage que devrait tendre l'éducation.

Mais, malheureusement, nous avons suivi le modèle de Descartes, son contemporain, qui prônait lui le découpage de la réalité et des problèmes. Or, un tout produit des qualités qui n'existent pas dans les parties séparées. Le tout n'est jamais seulement l'addition des parties. C'est quelque chose de plus.

Vous proposez de dépasser l'antagonisme traditionnel entre le particulier et l'universel. Pourquoi n'est-il pas contradictoire de « vouloir sauvegarder la diversité des cultures et développer l'unité culturelle de l'humanité » ?

Il est indispensable de pouvoir penser l'unité du multiple et la multiplicité de l'un. On a trop tendance à ignorer l'unité du genre humain lorsque l'on voit la diversité des cultures et des coutumes et à gommer la diversité lorsque l'on perçoit l'unité. Le vrai problème est d'être capable de voir l'un dans l'autre puisque le propre de l'humain réside précisément dans ce potentiel de diversité, laquelle ne saurait remettre en cause l'unité humaine tout à la fois anatomique, génétique, cérébrale, intellectuelle et affective.

Ainsi, on comprend que le général et le particulier ne sont pas ennemis puisque le général lui-même est singulier. L'espèce humaine est singulière par rapport aux autres espèces, et elle produit des singularités multiples. Notre univers lui-même est singulier, mais il produit de la diversité. Il faut toujours être capable de penser l'un et le multiple, car les esprits incapables de concevoir l'unité du multiple et la multiplicité de l'un ne peuvent que promouvoir l'unité qui homogénéise ou les multiplicités qui se referment en elles-mêmes.

Pour régénérer la démocratie, vous prônez de se ressourcer aux valeurs de la trinité républicaine « liberté, égalité, fraternité ». En quel sens doit-on repenser leurs rapports ?

Ce qui est intéressant, c'est que cette formule est complexe, les trois termes sont à la fois complémentaires et antagonistes. La liberté toute seule tue l'égalité et même la fraternité. Imposée, l'égalité détruit la liberté sans réaliser la fraternité. Quant à la fraternité, qui ne peut être instituée par décret, elle doit réguler la liberté et réduire l'inégalité. C'est une valeur qui relève en fait de la liaison de soi-même avec l'intérêt général, c'est-à-dire profondément du civisme. Là où dépérit l'esprit citoyen, là où l'on cesse de se sentir responsable et solidaire d'autrui, la fraternité disparaît. Ces trois notions sont donc très importantes. Il y a des moments historiques où le problème crucial est celui de la liberté, surtout dans des conditions d'oppression, comme sous l'Occupation en France, et il y en a où le problème majeur est celui de la solidarité, ce qui est le cas aujourd'hui.

Au niveau européen, vous êtes favorable à un modèle de fédération des Etats. Quel pourrait être le rôle de la France ?

La France pourrait jouer un rôle pionnier parce que sa culture possède un héritage d'universalisme, de foi civique, républicaine et patriotique, mais aussi parce que la France est le seul pays européen qui, depuis le XIXe siècle, est un pays d'immigration, alors que tous les autres sont des pays d'émigration. Elle a hérité d'une tradition d'intégration des étrangers, par l'école et la naturalisation, automatique pour les enfants nés en France depuis la Troisième République [1870]. Jamais euphorique au départ, cette intégration, qui continue à fonctionner malgré des difficultés particulières en temps de crise, explique qu'un quart de la population française actuelle ait des ascendants étrangers. Enfin, du fait de son ex-empire colonial, la France a pu reconnaître comme Français des Martiniquais ou des Vietnamiens, c'est-à-dire des personnes d'une autre couleur de peau. Dans le modèle français, l'identité nationale a toujours été transmise par l'école républicaine et l'enseignement de l'histoire de France. Les enfants assimilaient Vercingétorix, Rome, Clovis, c'est-à-dire une histoire très riche, et du reste très intéressante, car la mythologie française exalte à la fois un héros de l'indépendance, Vercingétorix, mais ne traite pas de collaborateurs les Gaulois, qui eux-mêmes ont été romanisés. Ainsi, la France, dès son origine, accepte le métissage avec les Romains, puis avec les Germains. Constituée à partir d'un tout petit royaume, l'Ile-de-France, qu'elle a élargi en intégrant au fil des siècles des régions hétérogènes, la France se caractérise en fait par un processus de francisation permanente.

Votre diagnostic conclut à une situation « logiquement désespérée ». Qu'est-ce qui, pourtant, vous porte à l'espoir ?

Je pense que nous devons nous ouvrir aux échanges. De même que l'Asie s'est ouverte à la technique occidentale, nous devons nous ouvrir à l'apport des civilisations asiatiques, bouddhiste et hindouiste notamment, pour la part qu'elles ont faites au rapport entre soi et soi, entre son esprit, son âme et son corps, que notre civilisation productiviste et activiste a totalement négligé. Nous avons beaucoup à apprendre des autres cultures. De même que la Renaissance s'est produite parce que l'Europe médiévale est revenue à la source grecque, nous devons aujourd'hui chercher une nouvelle renaissance en puisant aux sources multiples de l'univers.

Les raisons de l'espoir viennent aussi du fait que nous sommes dans la préhistoire de l'esprit humain, ce qui signifie que les capacités mentales humaines sont encore sous-exploitées, notamment sur le plan des relations avec autrui. Nous sommes des barbares dans nos relations avec autrui, pas seulement dans les rapports entre religions et peuples différents mais au sein même d'une famille, entre parents, où la compréhension fait défaut.

D'autre part, l'histoire nous enseigne qu'il faut miser sur l'improbable. J'ai vécu historiquement deux fois la victoire de l'improbable. D'abord, avec la défaite du nazisme en 1945, alors que la victoire allemande était probable en Europe en 1941, et puis avec l'effondrement du système communiste en 1989-90. Le pire n'est jamais certain et « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », comme le dit Hölderlin qui nous rappelle que le danger va nous aider peut-être à nous en sortir, à condition d'en prendre conscience.

Propos recueillis par Anne Rapin

* Dans lequel il expose ses analyses aux côtés de celles du politologue et philosophe Sami Naïr.

Repères

Edgar Morin est l'un des penseurs français les plus importants de son époque, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Son oeuvre multiple est commandée par le souci d'une connaissance ni mutilée ni cloisonnée, apte à saisir la complexité du réel, en respectant le singulier tout en l'insérant dans son ensemble.

Dans ce sens :

# Sociologie contemporaine (l'Esprit du temps, éd. Grasset, 1962-1976).

# Il s'est efforcé de concevoir la complexité anthropo-sociale en y incluant la dimension biologique et la dimension imaginaire (l'Homme et la Mort, Seuil, 1951, le Cinéma ou l'Homme imaginaire, Minuit, 1956, le Paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973).

# Il énonce un diagnostic et une éthique pour les problèmes fondamentaux de notre temps (Pour sortir du XXe siècle, Nathan, 1981, Penser l'Europe, Gallimard, 1987, Terre-Patrie, Seuil, 1993, Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa, 1997).

# Enfin, il a élaboré en vingt ans (1977-1991) une Méthode (Seuil) qui permettrait une réforme de la pensée.

La Complexité humaine (Flammarion, 1994) rassemble des concepts clés de l'oeuvre d'Edgar Morin (extraits de ses principaux ouvrages) et permet une première approche de la « pensée complexe ».

La plupart de ces ouvrages ont été traduits (ou sont en cours de traduction) en allemand, anglais, chinois, coréen, espagnol, grec, italien, japonais, polonais, portugais, russe, suédois, turc.

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«L'humanité est en rodage»
Construire No 49, 4-12-2001

Qui sommes-nous? Des êtres complexes, embarqués dans une folle aventure, sur une planète marginale, à en croire le sociologue français Edgar Morin

Le dernier livre d'Edgar Morin, L'identité humaine, s'ouvre sur un rappel qui incite à la modestie: à l'échelle du cosmos, nous sommes des êtres totalement anecdotiques. Il se termine par une série d'interrogations, dont celle-ci: «Pourrons-nous inhiber la mégalomanie humaine et régénérer l'humanisme?» Entre les deux, il y a l'humain: vous et moi. Des assemblages de neurones, des sujets parlants, des êtres sociaux, culturels et historiques, épris de rationalité tout autant qu'en proie à la folie. L'humain, c'est tout cela à la fois, en interdépendance. Complexe.

Pourtant, dit Edgar Morin, il faut reconnaître les contradictions inhérentes à tous les aspects de l'identité humaine. Ce n'est qu'à ce prix que nous avons des chances de sortir de ce qu'il appelle l'âge de fer de l'ère planétaire.

Mais ne restons pas sur le paillasson, décoré de deux écureuils face à face, de son appartement parisien. Edgar Morin a 80 ans et en paraît quinze de moins. Qu'est-ce qui lui donne un tel tonus? La conviction que rien n'est jamais sûr. Pas même le pire. Et que l'improbable peut se produire.

Nous sommes le chaînon manquant entre le singe et l'homme, a dit Pierre Dac. Qu'en pensez-vous?

Il n'y a aucune raison, en effet, de croire que l'être humain actuel soit le couronnement de l'évolution. Nous savons depuis cinquante ans seulement que le processus évolutif qui a fait de nous ce que nous sommes est une aventure commencée il y a sept millions d'années.

»Plus notre connaissance de l'humain progresse, plus le mystère s'épaissit et plus on est obligé de constater que l'esprit humain n'en est qu'à sa préhistoire. Tout porte à croire, donc, que le processus d'hominisation aboutit à un nouveau commencement. L'humanité est en rodage.

Alors, cet homo, pas si sapiens que cela?

Sapiens, c'est-à-dire rationnel, oui. Et faber, c'est-à-dire technicien, certainement. Mais réduire l'homme à ces deux caractères est trop simple. J'essaie, dans L'identité humaine, de donner une définition plus complexe de l'humain. En montrant que pour le cerner il faut associer des notions qui normalement se repoussent. Homo demens (le fou), par exemple, est l'autre pôle d'homo sapiens. L'affectivité est présente dans l'un et l'autre. Les travaux de neuropsychologues ont d'ailleurs montré qu'un mathématicien met de la passion dans ses calculs rationnels.

Quels autres caractères pourraient définir l'humain?

Le jeu, la fête, la gratuité, le don, la ferveur, l'amour, la poésie: autant d'aspects très profonds, irréductibles à l'homo oeconomicus, que la monétarisation accrue de nos sociétés hypertrophie. Sans oublier l'homme prosaïque: on fait des choses ennuyeuses parce qu'on y est contraint pour survivre.

»Mais l'originalité humaine se manifeste aussi dans le déferlement de mythologie et de magie, ce que les scientistes dénoncent comme irrationalité. Pourtant, celle-ci fait autant partie de l'humanité que la rationalité. Il faut donc aussi compter avec l'homme nourri de mythes, depuis toujours. Dès Neandertal, les hommes sont enterrés avec des armes et de la nourriture, d'autres le sont en position fœtale: preuves que la croyance en une survie et en une renaissance est là depuis le fond des temps.

Mais, nous n'avons plus de mythes...

Aucune civilisation n'est purement mythique ou purement technique. Pas plus la nôtre que celle de l'homme de Neandertal. Nous avons eu le mythe du progrès... qui se défait. Nous avons eu le mythe de la raison providentielle.

»Dans la vie quotidienne de chacun coexistent, se succèdent et se mêlent croyances, superstitions, rationalité, technicité, illusions, magie. Quant à Dieu, il ressurgit sans arrêt. La nation la plus techniquement développée a pour devise: «In God We trust» et pour maître livre la Bible.

Pourtant nos sociétés sont tout de même laïques

C'est vrai, mais leur laïcisation a conduit au développement d'une religion de la nation. Celle-ci est une force souveraine de protection, de communauté et d'amour qui protège du monde extérieur. Elle est affectivement présente dans son symbole, le drapeau - déployé partout aux Etats-Unis en ce moment. Mais il serait temps de réaliser que notre patrie, c'est la Terre - une petite planète d'un soleil périphérique - et de travailler à l'émergence d'une «société-monde».

Cette «société-monde» n'est-elle pas en route?

Elle n'en est qu'au stade d'embryon. Pour qu'une société existe, il faut un réseau de communication: nous l'avons. Nous avons également une économie mondialisée, mais pas de contrôle planétaire, malheureusement. Pas davantage que d'instances de décision communes, ne serait-ce qu'en matière d'environnement.

»Et ce qui nous fait défaut, c'est la conscience d'appartenir à une patrie commune, la «Terre-Patrie», qui nous donne le sens de la fraternité. Dans le mot patrie, il y a à la fois le maternel (la «mère-patrie») et le paternel (l'autorité de l'Etat). La patrie de la société-monde, c'est la Terre.

»Et l'existence d'un terrorisme mondial peut être une étape vers cette société-monde que nous essayons de faire émerger, dans un effort pour sortir de ce que j'appelle l'âge de fer planétaire. Car nous sommes aussi en pleine barbarie et nous risquons la catastrophe.

La catastrophe, il vient de s'en produire une de taille...

Justement. C'est le moment où jamais de prendre conscience du péril extrême et d'opérer le sursaut salvateur. Mais nous n'en sommes pas là. Nous sommes déjà retombés dans les oppositions stériles: d'un côté, tout ce qui est américain est beau, de l'autre, l'Amérique est responsable de tous les maux.

»Or, l'organisation qui a frappé les Etats-Unis utilise tous les réseaux déjà présents de la société-monde. Sa guerre religieuse est une guerre civile au sein de la société-monde. Et la lutte contre elle relève non seulement de la police mais aussi de la politique et de la pensée. C'est à un changement de mentalité, une prise de conscience radicale que les récents événements nous appellent. Elle doit se faire à l'occasion du danger. Il en va de notre intérêt vital.

Quelle prise de conscience? Moins de pauvreté contre moins de terrorisme?

Ce que j'appelle l'ère planétaire a désormais rassemblé tous les humains et les a mis en communication. Cela nous impose des devoirs, surtout dans nos sociétés démocratiques. Quand des populations dans le dénuement voient un monde hyper-riche et hyper-soigné, le ressentiment est inévitable. Il est particulièrement vif dans le monde musulman, qui voit l'injustice de l'Occident dans le traitement subi par les Palestiniens.

Nous voilà en plein «choc des civilisations»?

C'est un piège dans lequel il ne faut pas se laisser entraîner. Nous devons au contraire déclarer la paix à l'islam. Celui-ci se trouve, pour des raisons historiques, emporté dans un double courant de repli identitaire et de désir de modernité. Et, dans les pays arabes, les populations sont aux prises avec des dictatures, des régimes policiers ou militaires. Plus de passé glorieux, un présent misérable et pas d'avenir: de véritables viviers pour les djihadistes à la Ben Laden.

»La question israélo-palestienne est, par ailleurs, cruciale. Mais on ne comprend pas l'urgence formidable de la situation. S'il n'y a pas de pression suffisante de la part des Etats-Unis, une force internationale doit s'imposer et s'interposer. Cela dit, de manière plus générale, c'est à une politique de civilisation planétaire qu'il faut s'atteler.

Mais quelles mesures pourrait-on prendre pour aller vers une civilisation planétaire?

Il y a un ensemble d'éléments qui montreraient tout de suite que l'Occident, la partie aisée de la planète, est solidaire de la partie déshéritée. Je parle de choses concrètes et directes, pas de ces aides à des Etats plus ou moins corrompus, qui se noient dans les combines.

»Une agence mondiale qui impose la distribution de médicaments, alors que certains pays sont ravagés par le sida et les maladies infectieuses, pourrait être une mesure. C'est la différence d'espérance et de conditions de vie qui est scandaleuse, plus que la mesure en dollars de revenu par tête. Dans une économie de subsistance, non monétaire, on peut vivre très bien avec peu de dollars par jour et les calculs de PIB n'ont pas de sens.

»Et pourquoi ne pas mobiliser la formidable énergie de la jeunesse dans un service civil international, alors que, dans des pays comme la France, on supprime le service national? Ce ne sont que quelques exemples.

Finalement, tout n'est pas désespéré?

Non, si nous savons à la fois éviter le pire et aller dans la bonne direction: vers la société-monde et la terre-patrie. Il reste beaucoup à faire pour développer les potentialités de l'individu et de la société. Ce qui compte, c'est de nourrir ce sentiment d'une communauté de destin humain. Pour pouvoir un jour, peut-être, habiter poétiquement la Terre.»

Elisabeth Gilles

A lire

«L'identité humaine» (Seuil, 2001) est le cinquième volume de «La méthode», œuvre majeure d'Edgar Morin, entreprise en 1977. Le prochain et dernier (?) tome est annoncé et devrait s'intituler «la complexité éthique». L'ensemble de son œuvre aborde des disciplines aussi différentes que la sociologie, l'anthropologie, l'épistémologie des sciences, voire la poésie et l'autobiographie. Il a publié un nombre considérable d'ouvrages, parmi lesquels on peut citer «Terre-Patrie» (Seuil 1993). D'autre part, «Le fil des idées, une éco-biographie intellectuelle d'Edgar Morin», de Françoise Bianchi (Seuil 2001), vient également de paraître.

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Extraits du manifeste, Pour une science responsable et solidaire

Jamais l'humanité n'a accumulé autant de connaissances scientifiques et techniques. Pourtant, l'illusion que science et technique assureraient de façon automatique le progrès de l'humanité s'est évanouie. Certes, science et technique ont apporté à l'humanité de multiples bienfaits mais " le partage inégal de tous ces bienfaits a contribué à creuser le fossé entre les pays industrialisés et les pays en développement. L'exploitation des acquis scientifiques a débouché sur une dégradation de l'environnement et provoqué des catastrophes écologiques en même temps qu'elle a été source de déséquilibre social ou d'exclusion ".

La liberté totale de chercher est communément présentée comme la conséquence directe des droits de l'homme. Mais, progressivement, la science, qui n'était qu'un moyen au service de l'humanité, est devenue une fin en soi. Or " on ne peut plaider en faveur du progrès de la science en invoquant uniquement la quête de savoir " d'autant plus que la liberté de la recherche n'existe pas. La recherche est conditionnée par les structures qui la produisent et les financements qui la permettent. Elle est profondément dépendante des logiques professionnelles et économiques dans lesquels elle est insérée. Elle est certes poussée en avant par le plaisir de chercher et de découvrir mais elle résout avant tout les problèmes de ceux qui la financent. Elle est largement déterminée par les rapports de force entre les disciplines scientifiques, entre les pays et entre les secteurs de la société.[…]

L'humanité est par sa puissance et sa science en train de transformer son environnement de façon irréversible. Si par imprévoyance, avidité, égoïsme, inconscience, par orgueil, ignorance ou indifférence nous oublions nos responsabilités et nos devoirs de solidarité à l'égard des autres et à l'égard de la terre, nous finirons par nous auto-détruire. Des mutations urgentes sont à entreprendre. En particulier, en matière d'environnement, seul un changement de cap rapide et profond des tendances actuelles pourra empêcher qu'un dommage irréversible ne soit causé à l'habitabilité de la planète terre.

Après la seconde guerre mondiale, un véritable pacte social s'est établi entre la science et la société. Il a justifié le soutien public massif au développement scientifique. Aux termes de ce pacte, la recherche libre assurait les conditions de l'innovation technique, celle-ci, à son tour, stimulait la croissance assurant ainsi la cohésion sociale et la paix. Ce pacte a montré son intérêt mais aussi ses limites. Il faut refonder les relations entre science et société.

L'ampleur et la rapidité des changements qu'a connus l'humanité depuis un siècle, la croissance rapide de la population, les atteintes à la diversité des cultures et des êtres vivants, l'épuisement progressif de ses ressources et leur mauvaise répartition entre les êtres humains, les risques que font courir les applications des biotechnologies, les inégalités entre les sociétés et au sein des sociétés rendent nécessaire et urgent un nouveau pacte entre les êtres humains, par lequel ils se reconnaissent partenaires pour la survie et le développement de l'humanité et pour la sauvegarde de la planète.

" Pour instaurer un débat sur la science et l'éthique sous tous les angles, qui débouche sur un code des valeurs universelles, il est nécessaire de reconnaître les nombreux cadres éthiques dans les civilisations du monde " et inscrire la réflexion sur la science dans un contexte plus large, celui des droits et responsabilités de l'humanité.

Cinq principes généraux gouvernent ces droits et responsabilités :
# Pour sauvegarder l'humanité dans sa richesse et la planète dans son intégrité, il faut à tous niveaux concilier l'unité et la diversité ;
# La reconnaissance de l'autre est le fondement de toute relation et de toute paix ;
# L'acceptation des contraintes liées à la préservation du bien commun est nécessaire à l'exercice de la liberté ;
# Le développement matériel est au service du développement humain ;
# Le changement n'est pas un but en soi mais un moyen au service du développement humain et de la sauvegarde de la planète. Appliqués à la science, ces principes définissent les fondements d'une science citoyenne, responsable et solidaire.

1. La science doit refléter et respecter l'unité du monde et la diversité de l'humanité et de la planète : (1) Le premier objectif de la science est de permettre de comprendre l'unité et la diversité du monde vivant, d'en préserver l'intégrité et de situer l'homme au sein de la communauté et de la biosphère ; (2) L'humanité est riche de la diversité de ses sources de connaissance, de situations et d'expériences. La science doit se reconnaître comme une de ces sources majeures sans en revendiquer l'exclusivité. Elle doit être attentive à, et respectueuse de, la diversité de représentations du monde.

2. L'activité scientifique doit s'inscrire dans un contrat social au service de la société : (1) L'effort de recherche doit être réorienté en fonction des priorités actuelles de l'humanité ; (2) Le milieu scientifique doit être lucide et engagé ; (3) La recherche doit se développer dans le cadre d'un contrat social élaboré de façon démocratique.

3. Un équilibre doit s'instaurer entre les droits et les responsabilités de la communauté scientifique. (1) La liberté de la recherche scientifique s'arrête quand elle menace la dignité des personnes ou la nécessité de sauvegarder l'humanité et le monde vivant. (2) Toute personne et toute institution conduisant des recherches contracte à l'égard de l'humanité une responsabilité imprescriptible à l'égard de l'usage qui en sera fait. (3) Les connaissances acquises par l'humanité, en particulier celles qui sont nécessaires à la préservation de son intégrité et à la satisfaction de ses besoins essentiels font partie du bien commun. À ce titre, elles ne sauraient être privatisées.

4. La science doit être guidée par la sagesse plutôt que par l'appétit du pouvoir. Le principal enjeu du prochain siècle est la marge qui sépare le pouvoir que le genre humain a à sa disposition et la sagesse dont il est capable de faire preuve dans l'utilisation de ce pouvoir.

5. La précaution doit être la mesure des incertitudes et de l'imprévisibilité des effets de la science. (1) La science doit rester modeste. Elle a pour vocation d'éclairer notre compréhension du monde, elle ne saurait répondre aux questions du sens.[...]

Texte complet disponible à la FPH, 38, rue Saint-Sabin, 75011 Paris - 01 43 14 75 75.

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Edgar MORIN / Guy ROCHER Entretien avec M. Edgar Morin

Témoin privilégié des Rencontres "Sciences et Citoyens" par sa formation de sociologue et sa fonction de président du comité scientifique depuis 1990, Edgar Morin nous livre ici ses impressions et aspirations pour l'édition 2001 de la manifestation "Science et Société".

1 –Pouvez-vous nous rappeler l’objectif du CNRS lors de la création des ces Rencontres Sciences et Citoyens et en quelle mesure la manifestationScience et Société reflète ces objectifs ?

A l’occasion de son anniversaire en 1989, le CNRS a décidé de réaliser un événement basé sur des ateliers destiné aux jeunes. Devant le succès de la formule, il a alors été décidé de continuer. Les rencontres Sciences et Citoyens ont eu un développement heureux au cours des années. Les scientifiques ne s’adressent pas aux jeunes seulement en tant que jeunes mais en tant que citoyens ou futurs citoyens. Science et Société est une manifestation très proche par la formule. Le titre est différent, et cette manifestation s’adresse aux jeunes citoyens mais en insistant sur les questions de société, les problèmes sociaux que posent la science aujourd’hui.


2 - En quoi Science et Société peut-elle contribuer à un réel échange de connaissances et d’expériences entre scientifiques ?

La manifestation comporte des ateliers dans lesquels sont abordés des questions de science et de société. Ces ateliers regroupent des scientifiques qui ne sont pas d’une même discipline, ce qui apporte un caractère interdisciplinaire ou multidisciplinaire au débat. Pour mieux me faire comprendre, prenons pour exemple la douleur. Elle sera traitée lors des tables rondes d’un point de vue biochimique, d’un point de vue du corporel, d’un point de vue psychologique , d’un point de vue social. par des personnes de compétences différentes. Les sujets choisis comportent souvent des dimensions biologique, physique, matérielle mais aussi psychologique, sociale ou historique. Ces rencontres sont donc aussi très utiles pour les scientifiques eux-mêmes, car cela les fait sortir de leur compartiment disciplinaire. Ce qui est intéressant à observer, c’est qu’au début, les scientifiques contactés pour les premières rencontres Sciences et Citoyens étaient assez méfiants. Après les rencontres, leur vision était totalement différente car ils étaient très heureux des échanges qu’ils avaient eus avec leurs collègues de disciplines différentes et surtout avec les jeunes. Parfois même ils étaient surpris de leur soif d’apprendre. Ces occasions d’aller à la rencontre d’autres scientifiques ou d’un jeune public avide de connaissances les fait sortir de leur " tour d’ivoire ", de leur spécialisation, et apporte une nouvelle dimension à leur esprit.

3 – Ces Rencontres sont très chères à votre cœur pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Tout d’abord pour des raisons personnelles. Je suis l’un des fondateurs de Science et Citoyens. J’en préside encore le comité scientifique et j’entretiensdes rapports de très grandes cordialité avec les autres participants ; je m’enrichis à chaque fois de nos débats. En plus, je trouve qu’il est bon et nécessaire qu’une communication se crée entre des gens qui, habituellement, ne communiquent pas ou seulement à travers une hiérarchie. Les uns, du haut de leur chaire, et les autres en prenant des notes. Le climat de telles rencontres permet d’arriver à créer une communauté. Et j’aime les communautés. Et puis, en général, il y a toujours une séance de danse et j’aime beaucoup la danse…

Ensuite, pour des raisons plus profondes. La science moderne s’est développée à partir du XVIIème siècle sur un grand principe : la science ne devait s’occuper que de faits et pas des valeurs, ni de morale, ni de politique et encore moins de religion. Ceci était une nécessité pour pouvoir être indépendante. Maintenant que la science produit des pouvoirs, le problème est de la relier à une éthique. Qu’on le veuille ou non, les problèmes éthiques existent et ils ne peuvent s’imposer que par une politique. Ce qui était donc autrefois séparé (science, éthique, politique), aujourd’hui se doit d’avoir des liens car une telle séparation est devenue dommageable et dangereuse. Il devient alors nécessaire de fournir des espaces de réflexion aux citoyens.

Le deuxième grand problème est le développement depuis le XXème siècle d’une techno-science. La science contribue de plus en plus au développement technique et les techniques elles-mêmes contribuent au développement de la science. L’alliance de la science et de la technique s’est élargie à l’économie et au profit. Tous ces problèmes se posent aux citoyens. Je trouve qu’il est donc très important de leur fournir des incitations à la réflexion comme dans les manifestations Science et Société.

4 – On assiste à de nouvelles formes de débats entre d’une part des experts, scientifiques ou non, et des citoyens qui veulent être impliqués dans des processus de décision de politique scientifique. Que pensez-vous de ces nouvelles formes de conférences ?

Je pense que ces nouvelles formes de conférences, les conférences de citoyens ou de consensus, sont tout à fait nécessaires. Il me semble que les grandes décisions ne peuvent venir que du corps social car les scientifiques ne sont pas les régisseurs de la société. Ce ne sont pas des personnes omniscientes. Certains ont une sagesse assez large, comme Einstein, mais même Einstein a pu faire des erreurs. On peut retourner la formule célèbre : " La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains des généraux ". De même la science…

5 – Toutes ces actions vous semblent-elles aller dans le sens du défi du XXIeme siècle qui est de hausser la culture scientifique de l’ensemble d’une population, culture nécessaire à la pleine citoyenneté d’une société ?

Ces diverses actions sont initiatrices d’un processus de diffusion des connaissances que l’on doit multiplier. Des clubs Sciences et Citoyens existent déjà. Bientôt des clubs Science et Société apparaîtront. Il faudrait arriver à ce que chaque localité importante possède une structure de rencontre entre scientifiques et citoyens. Malraux a été à l’initiative des maisons de la culture. Il faudrait qu’elles ouvrent leurs portes à la culture scientifique. La culture a besoin d’intégrer les connaissances scientifiques et les scientifiques ont besoin de culture pour réfléchir sur ce qu’ils font. Toutes les actions qui mènent à cette rencontre entre science et culture ne peuvent être que bonnes.

6 – Vous avez participé aux premières manifestations Science et Société – Québec. Quelles ont été vos impressions sur cette première édition et notamment sur la participation des jeunes québécois ?

La première édition Science et Société – Québec m’a enchanté. C’est pourquoi j’ai accepté d’être co-président cette année. J’ai trouvé que les jeunesquébécois sont moins timides, plus à l’aise en général, que les jeunes français. Et au Québec on ressent un double sentiment : on est à la fois étranger et chez soi. On s’y sent très bien et ça fait plaisir.

7 – Enfin, quel est le " message " que vous souhaiteriez donner aux jeunes ?

Essayez de vous faire une culture la plus vaste possible tout en vous spécialisant. Ne vous enfermez pas dans une spécialisation.
Connaître c’est être capable de contextualiser une information. Par exemple, comment comprendre quelque chose à la guerre en Macédoine si on ne connaît pas le contexte historique, sociologique, religieux ? Et regardez un être vivant. Vous ne le comprenez que dans son écosystème.
Donc, connaître, c’est situer les choses dans leur contexte. On entre de plus en plus dans une ère de mondialisation il nous faut situer tous nos problèmes locaux ou particuliers dans ce contexte global afin de pouvoir affronter les grand défis de notre ère planétaire.


La Techno-science dans la société du XXIe siècle
Guy ROCHER
Département de sociologie et Centre de recherche en droit public
Université de Montréal

Depuis le début du XIXe siècle, les sciences ont progressé à la fois plus rapidement et plus fondamentalement, plus en étendue et plus en profondeur, qu’au cours de tous les millénaires qui ont précédé. Les acquis des deux derniers siècles en chimie, biologie, physique, astronomie, cosmologie ont transformé notre vision du monde : l’univers intellectuel de l’homme moyen du XXIe siècle est profondément différent de ce qu’était celui de ses arrière-grands-parents du début du XIXe siècle. À cela s’ajoute l’apparition et le développement des sciences sociales et humaines au cours du XIXe et du XXe siècle : une nouvelle réflexivité sur soi et sur son environnement socioculturel s’est substituée à une pensée qui était depuis toujours ancrée dans des prémisses métahumaines et métasociales.

Il en résulte un certain nombre de paradoxes. J’en relève deux. Les connaissances scientifiques sont largement répandues dans la population dessociétés modernes, grâce à l’éducation généralisée et aux médias d’information. Mais en même temps, l’écart entre les connaissances des scientifiques et celles des "profanes" ne cesse de se creuser. Il est bien difficile au non initié de comprendre les exposés savants d’un microbiologiste ou d’un physicien des quanta. Il suffit de feuilleter une revue scientifique ou d’aller s’asseoir dans l’auditoire d’un congrès de scientifiques pour s’en convaincre rapidement. Il en résulte que ce n’est pas parce que l’on a un diplôme universitaire, fût-ce un doctorat, que l’on n’est pas un "profane" dans les sciences naturelles, physiques, sociales et humaines.

Un second paradoxe s’ajoute encore. L’ensemble des connaissances acquises a jeté beaucoup de lumière sur notre univers physique, humain, social. Mais on a vu du même coup des certitudes anciennes se muer en incertitudes et des dilemmes nouveaux remplacer les assurances d’autrefois. Il y a peu de temps encore, on savait (on croyait savoir) comment, quand, par qui et pourquoi le monde avait été créé. Aujourd’hui, l’origine du cosmos demeure toujours entourée de mystère et les théories évolutionnistes, malgré tout ce qu’elle nous apprennent, ne rendent que plus étonnante la très grande diversité et richesse des espèces vivantes, végétales et animales, terrestres et maritimes. Et plus profondément encore, la désacralisation du monde et de son histoire engendrée par la science moderne, que Max Weber a appelée le désenchantement du monde, est source d’une perplexité spirituelle et morale que les croyances traditionnelles ne satisfont plus.

Un des facteurs qui a contribué à la puissance de la science moderne, c’est la jonction qu’elle a faite avec la technique. Depuis toujours, la technique appartenait à l’univers de la connaissance exclusivement pratique, cumulativement acquise, mais sans aucun fondement ni théorique ni scientifiquement expérimental. De son côté, la science se distinguait de la technique par ses intentions et ses ambitions théoriques, sa recherche d’universalité, sa prétention à éclairer tous les mystères. La technique était l’affaire de l’artisan, la science était l’affaire des "docteurs" (c’est-à-dire des "doctes") et des "écolâtres".

Depuis le XXe siècle, cette distinction traditionnelle a perdu son sens. Une grande partie de la connaissance scientifique est acquise grâce à une technologie hautement raffinée. La technique est maintenant partie inhérente de la science. L’on doit aujourd’hui parler de la technoscience pour se référer à cette réalité nouvelle.À ce titre, la technoscience est bénéficiaire d’un double héritage : celui de l’esprit pragmatique et de la tradition empirique qui ont longtemps fait la force de la technique et, en même temps, des connaissances progressivement acquises des sciences et sans doute surtout de leur ambition. Cette fusion de la science et de la technique explique l’hégémonie intellectuelle, économique et sociale de la technoscience.

En conséquence, ce qui caractérise tout particulièrement la société à l’aube du XXIe siècle, c’est que la technoscience, le train de ses effets et son "esprit" ont envahi la vie sociale, économique, politique et culturelle de nos contemporains et que cette nouvelle réalité est devenue planétaire. Jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, une partie de la population humaine pouvait, dans de grandes régions du monde et même à l’intérieur des pays industrialisés, vivre et travailler selon le mode traditionnel de vie et de pensée. Aujourd’hui, la modernité techno-scientifique a rejoint à peu près tous les coins du monde et secoué d’une manière ou d’une autre presque toute la population du monde.

Et lorsqu’on parle des sciences, on a facilement tendance à n’avoir à l’esprit que les sciences physiques et les sciences naturelles, celles qu’on appelle les "sciences dures". On ne pense généralement pas à inclure dans la définition des sciences l’ensemble composite des sciences sociales et humaines,malgré le changement qu’elles ont apporté dans l’esprit, la mentalité et le discours des contemporains, un changement mal connu parce qu’il fait partie de notre vie quotidienne. Les sciences sociales et humaines —qu’on appelle trop facilement les "sciences nobles", font donc aussi partie de l’univers scientifique d’aujourd’hui.

Le défi du XXIe siècle sera donc de hausser la culture scientifique de l’ensemble de la population. En effet, cette culture sera essentielle à une pleine citoyenneté dans une société qui se veut démocratique. C’est parce que je crois à cette démocratie et aux exigences d’une véritable culture scientifique que j’ai accepté cette co-présidence avec un grand enthousiasme.
Forum international
Les 2,3,4 novembre 2001
Cégep de Limoilou, Campus de Charlesbourg, Québec

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La parole est à EDGAR MORIN


Nous sommes en cette heure de l'histoire où le mot mystérieux de réalité virtuelle nous indique que l'imaginaire se moule de plus en plus sur le réel et que le réel lui-même se moule dans l'imaginaire ; ils se renvoient, se confondent. Le réel ne devient pas seulement surréel comme il l'a été si souvent, mais selon le mot de René outre-réel. C'est l'heure des nouvelles machines qui prennent intelligence et vie, qui s'infiltrent dans nos intelligences, qui fabriquent cet outre-réel, autrement dit c'est l'heure du Berger, c'est l'heure de notre Socrate.

René Berger, 80 ans, le zéro accolé au huit clignote, parce que je le vois à la fois ayant 8 ans dans ses 80 ans et 80 ans dans ses 8 ans. Et effectivement, il a gardé ce génie de l'enfance qui sort parfois et où s'allie la conscience à la spontanéité. Mais je ne me bornerai pas à dire que Berger est un enfant âgé de 80 ans ; pour être un peu plus complexe et je me souviens qu'à un très beau colloque à Cita Di Castello, consacré à l'enfant Mozart ou plutôt dont l'enfant Mozart était le terme qui pouvait nous amener à nous interroger sur la génialité, sur la génialité évidemment de l'enfance, j'avais dit que chacun porte en lui tous les âges de la vie, que l'on est frappé de voir le nouveau-né avoir une sorte de gravité de vieillard et que l'enfance, l'adolescence subsistent chez l'adulte et bien entendu réapparaissent parfois chez l'homme quand il quitte les activités dites normales de l'adulte. Mais on a beau avoir tous les âges de la vie, l'enfance, l'adolescence y sont compartimentées, y sont refoulées et je terminais en disant que ce qui serait souhaitable, c'est que si on demandait à quelqu'un quel est ton âge, il puisse répondre : j'ai tous les âges de la vie. René peut répondre parfaitement de cette façon.

Il y a chez René Berger, je l'ai dit, cette source vive de l'étonnement, de la curiosité et de l'émerveillement et cette source qui dans l'adolescence devient une recherche active et devient une ardeur, et qui malheureusement s'éteint chez la plupart et devient refoulée, comme je l'ai dit, et qui est si vivante chez Berger. Et c'est pour cela que je répète, que je réitère ce que j'ai dit: c'est le plus jeune d'entre nous.

Mais bien entendu, il n'a pas oublié d'être adulte, dans le sens où ce terme signifie pensée et action réfléchie. Bien des adultes ne sont pas adultes, et, bien, Berger l'est aussi. Mais alors, je dirais 80 ans, on dit mais c'est un vieux, un vieux si peu vieux et je crois que l'âge effectivement qui est là sans rien faire perdre de la qualité vitale de Berger, cet âge l'a de plus en plus socratisé. Et je dirais aussi que toutes ces qualités, curiosité, amour de la vie donnent chez lui une aptitude au bonheur, cette chose que chacun devrait avoir et surtout aptitude au bonheur nécessaire quand on a subi dans la vie de très grandes épreuves, ce qui arrive à chacun de façon singulière, ce qui est arrivé aussi à notre ami. Je crois que l'aptitude au bonheur c'est aussi l'aptitude à la souffrance, mais garder cette source là c'est une sorte de don et je pense au message que nous donne Berger et c'est pour ça que je pense que l'épanouissement permanent de Berger est un exemple.

Aussi je ne peux conclure qu'en disant : suivons le bon Berger.

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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Tisser une "toile de savoirs" -

Jean-Pierre SIREROLS. Les pouvoirs publics ne reconnaissent pas ces corps intermédiaires que sont les associations et les fédérations d’éducation populaire. Et ce ne sont pas les grandes messes, comme les Assises nationales de la vie associative dont on attend toujours des suites concrètes, qui vont aller dans le sens d’une reconnaissance…

Edgar MORIN. Nous avons affaire à un immobilisme total. La France est victime de cette paralysie des politiques : ce n’est que dans les périodes de grâce, ou dans les périodes convulsives que quelque chose peut avancer. On a vu que tout s’est résorbé après mai 1968. Nos politiques n’ont pas fait un investissement intellectuel suffisant : ils gèrent au jour le jour, avec la chance inouïe de la décomposition actuelle de la droite. Toute la culture politique de la gauche s’est désintégrée : dans le marxisme, il y a beaucoup de choses caduques, mais aussi un certain nombre d’idées clés intéressantes. Claude Allègre avait quelques idées, mais s’est retrouvé bloqué.

"Recenser toutes ces expériences dans le but de les faire connaître"

Jean-Pierre SIREROLS. En l’absence de positions politiques affirmées, nous avons l’impression qu’il faut continuer à faire vivre toutes ces expériences qui émergent sur le terrain, comme par exemple celle de la Friche la Belle de Mai à Marseille, où les artistes ont investi des vieilles usines pour se rencontrer et briser les barrières qui existaient entre eux. Se pose ensuite la question de la mise en réseau : va-t-on compter sur des organisations de type Maisons des Jeunes et de la Culture pour mettre ces réseaux en place, alors que l’on sait que nous avons également des corporatismes internes ?

"Nous passons notre temps à construire des murs au lieu de construire des ponts"

Jean-Michel DJIAN. Géographiquement, professionnellement, intellectuellement, cette fin de siècle est truffée de corporatismes : je me demande si ce n’est pas l’obstacle majeur à cette remise en chantier de la révision des connaissances.

Edgar MORIN. Nous passons notre temps à construire des murs au lieu de construire des ponts. Cela vaudrait le coup de briser les corporatismes ! On voit partout de multiples expériences se développer dans tous les domaines, y compris dans les lycées. La France est un pays qui grouille d’un vouloir vivre, d’un vouloir se régénérer, et tous ces gens ne se connaissent pas ! Il faudrait pouvoir recenser toutes ces expériences, pour ensuite les faire connaître les unes aux autres, ce qui créerait une sorte d’encouragement. Quand les agriculteurs "bio" se rencontrent, venus de tous les pays d’Europe, autour d’une passion commune, ils ne luttent pas seulement contre la "mal bouffe", mais contre la dégueulasserie de tout le système agroalimentaire. En effet, tout ce qui concerne la qualité de l’alimentation a des répercussions en chaîne sur la politique agricole et sur la qualité de la vie dans les villes. Vous pourriez utiliser votre réseau associatif pour recenser toutes ces expériences dans le but de les faire connaître !

Jean-Michel DJIAN. Les nouvelles technologies d’information et de communication peuvent être utilisées théoriquement aujourd’hui pour faciliter ces actions, comme un outil transversal. Pratiquement, j’ai l’impression qu’Internet contribue à renforcer les clivages entre les conservateurs qui considèrent que les nouvelles technologies ne sont pas pour eux, et les progressistes qui ont envie de participer à cette aventure, avec sa part de risques. Par contre, que vont devenir ceux qui s’excluent de ce mouvement technologique qui fait en sorte de changer le paradigme de l’information ?

Edgar MORIN. Beaucoup de gens de cinquante ou soixante ans utilisent ces technologies ; par contre, certaines personnes isolées dans leurs expériences ne pensent pas forcément à l’Internet. Mais peut-être y viendront-ils par les phénomènes de diffusion, de communication, de bouche à oreille…

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Liens brisés

 © E Morin