ENSEIGNER
LES INCERTITUDES
Edgar
Morin, directeur de recherches émérite au CNRS,
a récemment publié "Les sept savoirs nécessaires
à l'éducation du futur", Seuil - 2000 - 129p
-
Qu'est-ce
qui a changé qui nécessite d'apprendre autrement
?
Edgar
Morin : Ce n'est pas tant la société qui s'est modifiée,
que les connaissances que nous en avons. Depuis une cinquantaine
d'années nous pouvons concevoir une relation entre le cosmos
et nous qui permet de mieux nous connaître. Les particules
qui sont dans le soleil ou dans les plantes sont aussi constitutives
de nous-mêmes, la différence, c'est leur organisation.
L'évolution est une histoire de ramifications, d'accidents,
de catastrophes (par exemple, la fin des dinausores). Il semblait
inconcevable il y a 20 ans d'étudier l'écologie
; aujourd'hui c'est évident, car elle lie tout et est l'un
des problèmes clefs de l'avenir. Les sciences progressent
en rassemblant des disciplines différentes pour créer
de nouveaux savoirs, mais celles enseignées à l'Université
restent les mêmes. Prendre en compte cette complexité
modifie considérablement le type d'enseignement. L'école
primaire est sans doute celle qui est le moins décalée
parce que les maîtres sont polyvalents, il n'y a pas encore
la compartimentation du savoirÉ
Mais peut-on mettre en connexion sans maîtriser les savoirs
disciplinaires au préalable?
E.M.
: Il ne s'agit pas de nier les disciplines, mais de les utiliser.
Les savoirs ne sont pas additifs, il faut montrer les noyaux organisateurs
des connaissances. La configuration des savoirs a beaucoup changé.
Si on analyse l'histoire de l'enseignement français, laïque,
le monde des instituteurs était animé par une grande
foi dans la raison, dans le progrès, dans la science, il
s'opposait au curé, défenseur de la conception théologico-politique
du monde. Depuis, la bataille a été gagnée.
Même du côté religieux on a cédé
à la rationalité. Mais aujourd'hui on ne peut plus
avoir cette idéologie quasi providentielle du progrès
qui guide l'humanité vers un avenir toujours meilleur.
On est obligé de revenir à l'idée première
de la laïcité : qu'est-ce que le Monde ? Qu'est-ce
que l'Homme ? Il faut prendre à bras le corps ces questions
: ne pas croire que le progrès est naturel, il faut le
vouloir. Ne pas croire que l'histoire avance de façon linéaire,
elle avance en zig-zag et parfois régresse. Se méfier
de la raison instrumentale qui peut servir des logiques de mort,
de la rationalisation qui est une construction absolument logique
qui manque de bases concrètesÉ
L'entrée dans le complexe, l'acceptation des incertitudes
rend plus importante la responsabilité de l'enseignant...
E.M.
: C'est difficile, mais nécessaire. La mondialisation ne
traduit pas seulement le néolibéralisme, mais aussi
la prise de conscience que tout est connecté. Les périls
fondamentaux, économiques ou écologiques rendent
nécessaire de penser l'ère planétaire. Le
tout est dans les parties, et inversement. Traiter la complexité
demande de changer la façon de penser, il faut apprendre
à relier dès l'enfance. Un enfant sépare,
en même temps qu'il demande à faire des liens. L'enseignement
primaire doit partir de l'interrogation fondamentale : qui sommes-nous
? à la fois des êtres psychiques, biologiques et
des êtres sociaux, de langage, de littérature...
Tout le savoir des disciplines doit alors être utilisé
dans la complexité .
Dans
le passé l'enseignant avait un rôle plus important,
parce que les médias n'existaient pas dans l'esprit des
enfants, aujourd'hui il doit faire l'analyse de ce qui s'y passe.
On est responsable de ce qu'on dit, de ce qu'on fait, même
si on n'est pas responsable de ce qu'en reçoit l'élève.
Mais plus c'est difficile, plus la tendance à l'esquiver,
à se fonctionnariser, est forte. Enseigner est une fonction,
mais aussi une mission. Il faudrait retrouver une source de jubilation
dans le savoir, pour retrouver le sens de cette mission. La finalité
de l'enseignement n'est pas d'apprendre à vivre, mais d'aider
à apprendre à vivre. C'est pour cela qu'il faut
enseigner les incertitudes. On ne sait pas ce que va devenir la
société humaine. Chacun est dans une existence aléatoire,
y compris dans sa sphère la plus privée. Les sciences
aident aussi à enseigner l'incertitude, ce que j'appelle
l'écologie de l'action.
Vous reconnaissez-vous dans la controverse entre enseignement
et éducation ?
E.M.
: Non. L'éducation et la pédagogie peuvent aider
à l'enseignement, mais ce n'est pas ce qui le contrôle.
Un enseignant, c'est celui qui a la passion pour ce qu'il enseigne,
qui s'intéresse aux enfants. Platon a dit la chose une
fois pour toutes : il faut de l'Eros pour enseigner, du plaisir,
de l'amour, de l'amitié. Tout le reste, c'est du bla-bla.
Qu'est-ce qui pourrait aider les enseignants ?
E.M.
: Qui éduquera les éducateurs ? disait MarxÉ
On ne peut que s'auto-éduquer, avec l'aide d'autrui, la
culture et le savoir. Je suis sûr que beaucoup d'enseignants
veulent bien faire, mais ils sont très dispersés
et l'institution résiste. Leur mise en réseau est
nécessaire. Il faut réorganiser les cadres, les
IUFM. Ce n'est pas si difficile.
Il
faut rebrasser les connaissances. Ce qui s'est aggravé
dans la société, c'est l'hyper-spécialisation.
On arrive à des postes de décideurs en ignorant
tout ce qui n'est pas sa spécialité. Ces nouveaux
barbares sont les experts qui décident à la place
des citoyens. C'est pour cela qu'il faut réformer l'enseignement,
pour une "démocratie cognitive" qui réduise
le pouvoir des éconocrates.
Syndicat National Unitaire des Instituteurs, Professeurs d'école
et Pegc
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ALERTE
EN MEDITERRANEE
(extraits
du discours de Barcelone*) Agence de presse, Episthèmes,
(Courrier Nord-Sud 1994
Si mes gènes, si mes chromosomes pouvaient parler, ils
vous raconteraient une odyssée méditerranéenne
qui partirait à peu près comme celle d'Ulysse, mais
plus au sud, de la Méditerranée asiatique, ce Moyen-Orient
d'aujourd'hui; ils vous raconteraient leurs voyages dans l'empire
romain, leur arrivée dans la péninsule ibérique
et en Provence, ils vous diraient plus d'un millénaire
d'enracinement et près de sept cent années dans
une Espagne plurielle aux divers royaumes et aux trois religions,
jusqu'à pour certains 1492, et pour d'autres le 17ème
siècle; mes gènes, mes chromosomes vous diraient
comment ces ancêtres conversos auront connu pendant deux
siècles le baptême de l'Église catholique;
puis ils vous narreraient leur séjour rejudaïsé
dans le grand duché de Toscane à Livourne jusqu'à
la fin du 18ème siècle, où, poussés
par les grands courants de l'expansion économique de l'occident,
ils avaient gagné, dans l'Empire Ottoman, la grande cité
de Salonique peuplée en grande majorité de séfarades
qui parlaient le vieil espagnol antérieur à la jota;
puis ils vous diraient le retour vers l'occident au début
du siècle, et enfin l'enracinement en France. Mes gènes
vous diraient que toutes ces identités méditerranéennes
successives se sont unies, symbiotisées en moi, et au cours
de ce périple bimillénaire, la Méditerranée
est devenue une patrie très profonde. Les papilles de ma
langue sont méditerranéennes, elles appellent l'huile
d'olive, elles s'exaltent d'aubergines et de poilons grillés,
elles désirent tapas ou mézés. Mes oreilles
adorent le flamenco et les mélopées orientales.
Et dans mon âme, il y a le je ne sais quoi qui me met en
résonance filiale avec son ciel, sa mer, ses îles
ses cotes, ses aridités, ses fertilités...
Mes
gènes vous confieraient aussi qu'ils ont vécu une
expérience typiquement ibérique, l'expérience
marrane. Le marranisme n'est pas seulement, comme beaucoup le
croient, une façon secrète d'être juif sous
le masque chrétien ou une façon d'avoir dissous
son ascendance juive dans un christianisme sincère, c'est
aussi l'expérience dans un même esprit et une même
âme de la rencontre de deux religions antagonistes. Ou bien
cet antagonisme produit la dissolution de ce que l'une et l'autre
religion ont de formel et dégage alors une prodigieuse
combustion mystique, et c'est Thérèse d'Avila. Ou
bien le choc des deux religions dissout l'une et l'autre pour
faire place au doute et à l'interrogation généralisée,
et c'est le cas de Montaigne, lui aussi issu de conversos. Ou
bien encore le Dieu transcendant se désintègre et
c'est la nature qui devient divine en devenant auto-créatrice,
et c'est Spinoza. Et moi oui, je suis mystique certes à
ma façon, je suis rationnel, je suis sceptique, et je n'aurais
pas été tel sans Séfarad, je veux dire les
Espagnes.
Mes
gènes ne m'ont pas parlé de Barcelone, mais mon
esprit a été marqué par Barcelone. J'avais
18 ans en janvier 1939 quand j'appris brutalement la chute de
Barcelone. J'ai écrit dans mon livre Autocritique: "je
pleurais, en regardant l'énorme manchette de Paris Soir,
cachant mon visage derrière le journal, dans le salon où
mes parents écoutaient les accordéons de radio-Ile
de France, et je ne savais pas qu'en même temps mon camarade
de classe Jacques Francis Rolland et des centaines d'autres cessaient
d'être des gamins et entraient dans l'adolescence, en pleurant
ensembles, seuls, la fin de l'espoir, et que tous les autres espoirs
qui se lèveraient plus tard seraient édifiés
avec ces ruines" (p.21).
Je
n'avais pas idéalisé l'Espagne républicaine
car je savais quels conflits internes, quelle guerre civile sporadique
au sein de la grande guerre civile avaient ravagé Barcelone,
provoquant notamment l'assassinat d'Andreu Nin par les services
secrets soviétiques du général Orlov. Mais
je pressentais obscurément que ce désastre était
le début d'un désastre historique plus terrible
encore, je sentais, comme d'autres, que la chute de Barcelone
était le début d'autres chutes, d'abord la chute
de la France à peine un an plus tard, puis la chute de
l'Europe...
Quand
j'ai découvert Barcelone, après la guerre, j'ai
subi ce qu'un écrivain allemand qui parle de Barcelone
justement, appelle une intoxication amoureuse. Et j'aime plus
que jamais le Barcelone d'aujourd'hui, ville d'espoir, ville de
paix, ville ouverte, riche de sa culture catalane, de sa culture
espagnole et des cultures des migrants ibériques qui se
sont catalanisés en son sein. C'est une ville qui dans
le même mouvement où elle se ressource dans son passé,
s'avance vers un futur d'association ibérique, européen,
méditerranéen.
Mais,
de même que j'ai ressenti la chute de Barcelone en 1939
comme le plus sinistre avertissement pour l'Europe, je ressens
depuis l'an dernier un choc de la même violence et aussi
lourd de funestes présages dans la décomposition
de la richesse polyéthnique de la Bosnie-Herzégovine
et dans le siège de Sarajevo. La Bosnie-Herzegovine n'était
elle pas déjà en elle même la préfiguration
de l'Europe que nous souhaitions? N'était-elle pas à
la fois laïque et polyreligieuse? Cet assassinat de la Bosnie-Herzegovine
frappe au coeur l'idée d'Europe et la possibilité
d'Europe.
Nous
voyons réapparaitre un mal que nous croyions avoir dépassés
en élaborant la communauté européenne. Certes,
l'État national a joué un rôle civilisateur
fécond dans l'histoire de l'Europe, mais il a porté
en lui la potentialité, trop souvent non inhibée,
de la purification.
La
purification nationale a d'abord été religieuse.
C'est 1492 en Espagne, puis c'est le triomphe du principe cujus
regio ejus religio, l'expulsion des catholiques d'Angleterre,
l'expulsion des protestants de France avec la révocation
de l'Edit de Nantes, un peu partout l'expulsion ou ghettoisation
des juifs.
Puis
au vingtième siècle la purification devint raciale
et ethnique. Les guerres gréco-turques ont suscité
les transferts massifs des Hellènes d'Asie Mineure en Macédoine,
des Turcs de Macédoine en Turquie, puis Hitler a voulu
purifier l'Allemagne des juifs, tsiganes, malades mentaux. La
fin de la guerre a chassé les allemands de Silésie,
des Sudètes, les polonais d'Ukraine.
Aujourd'hui
en ex-Yougoslavie, en Europe, en Méditerranée tous
les conflits prennent un aspect atroce de ségrégations
ethniques et religieuses.
Le
seul remède aux conceptions closes de l'ethnie et de la
nation est dans le principe associatif. Le destin de l'Europe
se joue dans l'alternative: association ou barbarie. Et ce n'est
pas seulement le destin de l'Europe, c'est celui de la Méditerranée.
Méditerranée!
notion trop évidente pour ne pas être mystérieuse!
Mer
qui porte en elle tant de diversités et tant d'unité!
Mer
des extrêmes fertilités et des extrêmes aridités!
Mer
dont le centre est formé par sa circonférence!
Mer
à la fois d'antagonismes et de complémentarités
dont la complémentarité conflictuelle de la mesure
et de la démesure!
Berceau
de toutes les cultures d'ouverture, d'échanges et d'aventure!
Matrice
de l'esprit le plus sacré et de l'esprit le plus profane!
Matrice
de religions polythéistes et des religions monothéistes!
Matrice
des cultes à mystère qui promettent la résurrection
après la mort et des sagesses qui demandent à accepter
le néant de la mort!
Matrice
de la philosophie, de la théosophie, de la gastrosophie
et de l'oenosophie!
Matrice
de la rationalité, de la laïcité et de la culture
humaniste!
Matrice
de la Renaissance et de la modernité de l'esprit européen!
Mer
de la communication des idées et des confluences des savoirs
qui a su faire passer Aristote de Bagdad à Fez avant de
le faire parvenir à la Sorbonne de Paris!
Mer
tricontinentale des rencontres fécondes et des ruptures
tragiques entre l'Est et l'Ouest, le Sud et le Nord
Mer
qui fut le Monde et qui demeure pour nous méditerranéensnotre
monde.
Notre
Méditerrannée s'est rétrécie, elle
est devenue un lac de l'ère planétaire baignant
le sud d'une Europe, elle même rétrécie aux
dimensions d'une Suisse face aux énormes masses continentales
qui bordent le Pacifique, nouveau centre de gravité du
monde. Cette Méditerranée qui devrait donc jouir
de la paix d'un lac, de la douceur d'un lac, redevient pourtant
un lieu de tempêtes. Cette Méditerranée marginalisée
redevient une des zones sismiques les plus importantes de la planète.
ALERTE
Je
dis alerte, parce que l'Europe tend à se détourner
de la Méditerranée au moment où justement
en Méditerranée s'accroissent les problèmes
et périls.
Les
processus de dislocation, dégradation, renfermement qui
se développent un peu partout affectent particulièrement
la Méditerranée.
Plus
encore: la mer de la communication devient la mer des ségrégations,
la mer des métissages devient la mer des purifications
religieuses, ethniques, nationales.
Les
grandes villes cosmopolites, véritables "cités-monde",
creusets de la culture méditerranéenne se sont éteintes
les unes après les autres dans la monochromie: Salonique,
Istambul, Alexandrie, Beyrouth. Sarajevo agonise.
Après
89, l'Europe de l'ouest, en se tournant vers l'est qui s'ouvrait,
s'est détournée des problèmes fondamentaux
de la Méditerranée qui la concernent vitalement.
L'économie européenne s'est tournée vers
les marchés potentiels de l'est, regardant au delà
l'énorme marché chinois. La Méditerranée
est de plus en plus oubliée.
Les
puissances européennes se sont montrées impuissantes
face au conflit israélo-palestinien, à la tragédie
de l'ex-Yougoslavie, et regardent hébétées
la tragédie algérienne.
Les
pays du sud européen, particulièrement de l'Arc
Latin, n'ont pas élaboré une conception commune
pour une politique méditerranéenne.
L'Europe
ouverte tend à redevenir l'Europe du rejet. Au moment où
avaient commencé les processus d'intégration européenne
de l'Islam, posthumes comme en Espagne qui réintègre
en son identité, son passé maure, modernes comme
en France et en Allemagne avec les immigrés maghrébins
et turcs, voilà que revient le vieux démon européen:
refouler, exclure l'Islam. L'offensive serbe en Bosnie n'est pas
seulement un accident, elle est la poursuite d'une reconquête.
On
a laissé détruire le caractère polyvalent
et poly-ethnique de la Bosnie Herzégovine et lorsqu'elle
se trouve tronquée pour n'être plus qu'un réduit
musulman , on s'effraie à l'idée d'un état
musulman.
Partout,
le partenaire nécessaire est de plus en plus considéré
comme l'adversaire potentiel et cela de chacun des quatre cotés
de la Méditerranée: nord sud et est ouest.
La
Méditerranée s'efface comme dénominateur
commun.
Plus
encore: il faut comprendre que la grande ligne sismique, qui part
du Caucase, en Arménie/Azerbzadjian, qui a dévasté
depuis près de cinquante ans le Moyen-Orient, s'est étendue
vers l'ouest en Méditerranée; elle a saccagé
la Bosnie-Herzegovine, et elle ravage l'Algérie. C'est
la ligne où deviennent virulents et mortels les antagonismes
Est/Ouest, Nord/Sud, Richesse/Pauvreté, Vieillesse/Jeunesse,
Laïcité/Religion, Islam/Chrétienté/Judaïsme,...
Nous
pouvons aujourd'hui espérer, sans certitude aucune, en
une progressive pacification au Moyen-Orient, notamment par l'accession
de la Palestine à l'indépendance nationale, mais
le trou noir géo-historique y demeure, et deux nouveaux
trous noirs se sont formés en Bosnie et en Algérie.
En
Algérie, il y a eu les conséquences désastreuses
non seulement du vote FIS mais de la négation de ce vote,
et tout va vers l'implosion. Que sera l'Algérie? Quel bouleversement
géopolitique formidable ne va-t-il pas s'opérer?
Va-t-on vers une refermeture de la Méditerranée?
Un embrasement?
Dans
ces conditions tragiques les pires ennemis sont les seuls qui
collaborent entre eux: de même qu'il y eut en Italie les
mêmes méthodes et les mêmes objectifs entre
le terrorisme noir et le rouge qui avaient pour but commun de
détruire la démocratie, de même en Israël/Palestine
ce sont les fanatiques ennemis israéliens et arabes qui
coopèrent avec ardeur pour saboter la paix; de même
en Algérie, la terreur des attentats et la terreur de la
répression collaborent pour empêcher toute entente
démocratique. Partout les haines adverses ont un même
ennemi commun: la concorde, la réconciliation, la compassion,
le pardon.
Pourrons
nous sauver la Méditerranée? Pourrons nous restaurer
mieux développer sa fonction communicatrice? Pourrons nous
remettre en activité cette mer d'échanges, de rencontres
, ce creuset et bouillon de culture, cette machine à fabriquer
de la civilisation?
Il
y a des solutions économiques, mais les solutions seulement
économiques sont insuffisantes et parfois font problème:
ainsi le FMI met les États dans la nécessité
d'obéir à ses exigences pour avoir des crédits,
mais aussi dans la nécessité de leur désobéir
pour éviter le clash politique et social.
Il
faut du développement, mais il faut aussi entièrement
repenser et transformer notre concept de développement
lequel est sous-développé.
Ainsi
il n'y a pas que l'économie industrielle à installer,
il y a aussi à réinventer une économie de
convivialité.
Déjà
les innombrables retraités qui viennent sur les cotes nord-méditérranéennes
cherchent non seulement du soleil et du beau temps, mais une aménité
du vivre, un plaisir de vivre et un art de vivre. Dans l'art de
vivre méditerranéen il y a l'extraversion de la
place publique, du paseo, du corso, qui est aussi un art de la
communication. Il y a notre gastrosophie qui tend à chacun
le fruit et le rameau de l'olivier. Les continentaux qui viennent
s'installer pour leurs vacances ou durablement dans des lieux
encore préservés viennent chercher l'antidote à
la mécanisation, à la chronométisation, à
l'anonymisation, à la hâte. Nous avons dans nos cultures
les ressources pour résister à la standardisation
et à l'homogénéisation. Nos paysages, nos
sites, nos monuments, nos architectures du passé ne sont
pas seulement des objets esthétiques, ils irradient des
ondes qui nous pénètrent, ils distillent des sucs
qui nous épanchent, ils nous instillent des vérités
impalpables qui deviennent nos vérités. Et n'avons
nous pas mission de propager cet art de vivre dans le sillage
de nos pizzas de nos couscous de nos taramas, de nos tapas et
de nos vins?
Mais
la défense et l'illustration d'une qualité de la
vie exigent la résistance à ce qu'a de barbare le
développement techno-industriel incontrôlé,
le déferlement du profit au détriment des relations
d'entraide et de services mutuels, l'extension du béton
et du mitage qui ont déjà dénaturé
tant de nos cotes...
Ils
exigent une politique de régénération de
la Méditerranée qui comporte évidemment le
réassainissement de la mer, sa repopulation aquatique:
tout cela a commencé sporadiquement, mais cela devrait
devenir systématique et commun. Une telle politique comporterait
autant que faire se peut et partout où cela se peut, la
restauration des activités pastorales, le développement
du maraîchage et d'une agriculture de qualité, ce
qui déjà en viticulture se manifeste dans de nombreux
pays par les progrès qualitatifs obtenus par la sélection
des cépages, les procédés de vinification,
le caractère biologique de l'engrais. Enfin, il faut savoir
que, grâce à l'ingénierie génétique,
nous trouverons bientôt le moyen de cultiver des plantes
qui puiseront l'azote de l'air et le réintroduiront en
terre, et plus largement de rendre cultivables à nouveau
des terres peu fertiles.
C'est
enfin, non seulement la défense de la qualité de
la vie, mais la défense de la vie elle-même qui exigent
une politique de l'émigration, laquelle n'est possible
que si nous sachons remplacer la peur démographique et
la peur ethnique, hélas aujourd'hui liées, par la
résurrection du noble sens de l'hospitalité, le
sentiment de la complémentarité du voisin, le respect
de l'autre, l'amour de la diversité.
Mais
nous devons d'abord nous mobiliser contre la grande fracture sismique
qui a envahi la Méditerranée. Il nous faut cesser
de regarder l'Islam et l'arabisme comme monolithes ou comme agressions.
il nous faut penser à tant de brimades, de dénis,
de justice à deux poids et deux mesures, à tant
de déceptions...
Il
nous faut associer, lier, redonner la primauté à
ce qui est commun, restituer l'identité commune sous et
dans la diversité afin de faire émerger l'identité
de citoyen de la Méditerranée au sein de nos poly-identités,
car nous somme tous poly-identitaires et nos différentes
identités doivent s'enrouler en spirale les unes autour
des autres au lieu de s'entre-refouler les unes les autres.
Il
n' y a pas de fraternité profonde sans maternité:
il nous faut revitaliser notre mer mère.
Il
y a un mythe euphorique simpliste de la Méditerranée
qui ignore que tant de dislocations, destructions, intolérances,
viennent de la Méditerranée elle-même. Mais
nous avons besoin d'un mythe riche qui exprime nos aspirations
à l'accomplissement du meilleur de nos possibilités.
Ah!
il nous faut de la compréhension, beaucoup de compréhension.
Qu'est ce que la compréhension, qui la rend différente
et complémentaire de l'explication?
C'est
ce qui nous permet à nous sujets humains de considérer
autrui comme sujet à l'image de soi-même, ego alter,
et de comprendre de l'intérieur ses sentiments et ses réactions.
Comprendre l'autre est un impératif vital aujourd'hui.
Mais
cela suppose aussi une grande régénération
morale, un grand changement moral: il nous faut vouloir du fond
du coeur la concorde, la réconciliation, la compassion,
le pardon.
Et
je terminerai mon propos par la salutation première de
tout méditerranéen: que la paix soit avec vous.
Que
la paix soit avec nous.
*
discours prononcé à Barcelone lors de la remise
à l'auteur du prix international Catalunya 1994
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L'après-guerre
du Golfe vue par Cornélius CASTORIADIS et Edgar MORIN Entre
le vide occidental et le mythe arabe
Pour
tirer quelques leçons de la guerre du Golfe, nous avons
demandé à deux intellectuels, Cornélius Castoriadis
et Edgar Morin, de confronter leurs points de vue. Le premier
a surtout étudié les régimes totalitaires,
le second a théorisé la complexité des sociétés
modernes. Avant d'entamer le débat, Edgar Morin a souligné
que deux écueils guettent les intellectuels occidentaux
: soit se croire propriétaires de la rationalité
et ne voir autour d'eux qu'arriération, superstition, erreur
; soit au contraire tomber dans un pur masochisme et déclarer
que les autres ont toujours raison. Faute de juste milieu entre
les deux attitudes, il faut zigzaguer en s'aidant de l'auto-observation,
voire de l'autocritique. Pour traiter une réalité
à la fois complexe et conflictuelle, on ne peut se satisfaire
ni d'une causalité linéaire ni d'une pensée
binaire opposant vrai et faux absolus, insiste Edgar Morin. Comme
le montre l'affrontement israélo-arabe, le Moyen-Orient
est traversé par des causalités " en boucle
" où l'hostilité engendre l'hostilité,
la violence, la violence. Cornélius Castoriadis a, de son
côté, mis en avant son souci de relier les événements
du Golfe à leurs antécédents historiques,
notamment depuis la chute de l'Empire ottoman. Il a rappelé
les responsabilités historiques de l'Occident, qui a armé
l'Iran du Shah pour en faire le gendarme du Golfe, puis Saddam
Hussein, tout en favorisant le maintien sur place de régimes
" médiévaux ". La situation d'arriération
politique des pays arabes et la politique de puissance des Occidentaux,
dans laquelle Israël a joué le rôle d'un pion
avancé, nourrissent son pessimisme sur le devenir de la
question israélo-palestinienne.
Cornélius Castoriadis : La décision de faire la
guerre méprisait royalement les facteurs à long
terme, à savoir le risque que se creuse davantage le gouffre
culturel, social, politique et imaginaire existant entre les pays
occidentaux et le monde arabe.
Edgar
Morin : Maintenant, nous pouvons établir une première
rétro-prospective. Celle-ci s'est effectuée dans
une région où tous les problèmes sont non
seulement solidaires, mais impliqués les uns aux autres
en de multiples noeuds gordiens. C'est pourquoi j'ai pensé,
avant et pendant la guerre, que la démarcation principale
était non entre pacifistes et bellicistes, mais entre ceux
qui voulaient dénouer ces noeuds gordiens et ceux qui ne
voulaient que frapper l'Irak saddamiste et éviter le problème
palestinien.
Aujourd'hui
le problème est de savoir si la guerre a tranché
les noeuds gordiens, les a emmêlés davantage, ou
si elle permet d'en dénouer les plus graves. Il est important
que la guerre ait été courte, qu'elle n'ait employé
ni les gaz ni le terrorisme, qu'elle ne se soit pas généralisée,
qu'elle n'ait pas été jusqu'au bout puisque Bush
n'a pas poussé jusqu'à Bagdad, et enfin qu'elle
permette une réaction de rejet du peuple irakien à
l'égard de Saddam Hussein. Cela a permis, à notre
grand soulagement, d'éviter les catastrophes en chaîne
qu'aurait suscitées une guerre longue et inexpiable.
Mais
cela ne suffit pas pour prendre la mesure de cette guerre. Qui
aurait pu penser en 1919, après le traité de Versailles,
que l'effet principal de la guerre de 14-18 serait non l'affaiblissement
de l'Allemagne et la mise hors jeu de l'URSS, mais le déchaînement
de ces deux puissances sous le signe du totalitarisme ? C'est
seulement après 1933 qu'il est apparu que la Grande Guerre
avait engendré des effets inverses de ceux recherchés
par les vainqueurs. Aussi est-ce ce qui va advenir dans le futur
qui va donner à la guerre du Golfe sa signification.
Ce
futur dépend évidemment de la nouvelle situation
qui va se dessiner au Moyen-Orient. Je crois que cette situation
est d'ores et déjà modifiée par la responsabilité
globale prise par l'Amérique dans toute la région
après sa victoire. L'Amérique aujourd'hui n'est
plus seulement le glaive d'un Occident en guerre froide dont le
bastion oriental avancé est Israël. Elle tend à
devenir responsable d'une pacification généralisée
à l'égard de ses alliés arabes, européens,
et à l'égard de l'ONU. C'est dans ce sens que, dès
la fin des combats, Bush et Baker ont en fait établi le
" linkage " entre la question du Koweït et celle
du Moyen-Orient qu'ils avaient refusé jusqu'alors. "
Jetez le Coran et achetez des vidéo-clips "
Et
aujourd'hui, une chance existe qu'il y ait convergence des efforts
pour résoudre le plus virulent des problèmes, celui
qui lie l'indépendance de la Palestine à la sécurité
d'Israël, puisque c'est une idée commune aux Européens,
c'est l'idée du plan Mitterrand du 15 janvier, c'est l'idée
de l'URSS. En Israël même, la disparition de la menace
irakienne, l'impossibilité de réaliser dans la conjoncture
actuelle le rêve du Grand Israël qui chasserait les
Palestiniens de leurs terres, créent des conditions nouvelles
pour accepter la liberté d'un peuple que Tsahal a ghettoïsé
pendant toute la durée de cette guerre.
Enfin
l'ONU, qui avait été éclipsée au stade
de l'attaque terrestre contre l'Irak, redevient l'embryon d'instance
internationale qui, après le 2 août 1990, s'était
montré capable de réprimer la piraterie d'un Etat
et pourrait se montrer apte à réguler les tensions
internationales. Cela a dépendu de l'accord Etats-Unis-URSS,
lequel a dépendu de la révolution anti-totalitaire
entamée par Gorbatchev. Il est clair que si la contre-révolution
triomphe en URSS, cela fragilise l'ONU, mais nous sommes actuellement
dans une éclaircie, dont nous ne connaissons pas la durée,
propice à l'espoir et à l'action.
Cornélius
Castoriadis : Je ne partage nullement ta conception du rôle,
même hypothétique, de l'ONU. Je ne pense pas que
la situation d'accord entre l'URSS et les Etats-Unis, qui explique
le comportement du Conseil de sécurité, soit l'état
durable, normal, de la relation entre ces deux pays. Les Français
et les Anglais continueront à s'aligner sur les Etats-Unis.
Mais, à terme, l'URSS n'a pas renoncé à être
une grande puissance, pas plus que la Chine.
A
présent, la question posée est celle du Moyen-Orient.
L'unanimité du Conseil de sécurité y résistera-t-elle
? Tout le monde se ralliera-t-il à la position des faucons
américains et de la droite israélienne, qui verraient
bien les Palestiniens partir en Jordanie ? Il y a Jérusalem.
Il y a le problème kurde. Et qui voudra mettre en cause
Hafez El Assad ? S'il y a un accord, il risque de se faire une
fois de plus sur le dos des Palestiniens et des Kurdes.
L'ONU,
ce n'est jamais qu'un organe par lequel les grandes puissances
traitent leurs différends. Elle a la même valeur
que la Sainte-Alliance entre 1815 et 1848 ou le concert des puissances
après le congrès de Berlin de 1878. Elle peut sembler
agir aussi longtemps que valent des accords conjoncturels entre
les puissants.
Mais,
derrière tout cela, se pose la relation entre le monde
islamique et l'Occident. D'une part, il y a la formidable mythologisation
des Arabes par eux-mêmes, qui se présentent toujours
comme des éternellesvictimes de l'Histoire. Or, s'il y
a eu une nation conquérante, du VII au XI siècle,
ce sont bien les Arabes. Les Arabes ne poussaient pas naturellement
sur les pentes de l'Atlas au Maroc, ils étaient en Arabie.
En Egypte, il n'y avait pas un seul Arabe. La situation actuelle
est le résultat, d'abord, d'une conquête et de la
conversion plus ou moins forcée des populations soumises
; puis de la colonisation des Arabes non par l'Occident, mais
par leurs coreligionnaires, les Turcs, pendant des siècles
; enfin de la semi-colonisation occidentale pendant une période
comparativement beaucoup plus courte. " La laïcisation
permet seule la démocratisation "
Et
où en sont-ils politiquement, à l'heure actuelle?
Ce sont des pays où les structures du pouvoir sont soit
archaïques, soit un mélange d'archaïsme et de
stalinisme. On a pris le pire de l'Occident et on l'a plaqué
sur une société culturellement religieuse. Dans
ces sociétés, la théocratie n'a jamais été
secouée : le code pénal, c'est le Coran; la loi
n'est pas le résultat d'une volonté nationale, elle
est sacrée. Le Coran lui-même n'est pas un texte
révélé, consigné par des mains humaines,
il est substantiellement divin. Cette mentalité profonde
reste, et ressurgit face à la modernité.
Or
la modernité, ce sont aussi les mouvements émancipateurs
qui se sont produits depuis des siècles en Occident. Il
y a eu des luttes multiséculaires pour parvenir à
séparer le religieux du politique. Un tel mouvement ne
s'est jamais développé en Islam. Et cet Islam a
devant lui un Occident qui ne vit plus qu'en mangeant son héritage
: il maintient un statu quo libéral, mais ne crée
plus des significations émancipatrices. On dit à
peu près aux Arabes : jetez le Coran, et achetez des vidéo-clips
de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit
des Mirage.
S'il
y a une " responsabilité " historique de l'Occident
à cet égard, elle est bien là. Le vide de
signification de nos sociétés, au coeur des démocraties
modernes, ne peut pas être comblé par l'augmentation
des gadgets. Et il ne peut pas déloger les significations
religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble.
La lourde perspective de l'avenir est là. L'effet de la
guerre, c'est déjà, ce sera demain davantage l'accentuation
de ce clivage rejetant les musulmans vers leur passé.
Il
est d'ailleurs tragiquement amusant de voir aujourd'hui que, si
Saddam Hussein tombe, il y a de grandes chances pour qu'il soit
remplacé par un régime fondamentaliste chiite, c'est-à-dire
celui que l'Occident s'est empressé de combattre quand
il s'est installé en Iran.
Edgar
Morin : Avant la guerre, Jean Baudrillard avait démontré
de façon logique que, de toute façon, il ne pouvait
pas y avoir de guerre. Tu viens, à ton tour, de démontrer
logiquement qu'il n'est pas possible de progresser, compte tenu
de toutes les contradictions qui sont à l'oeuvre, etc.
Heureusement que la vie, dans ce qu'elle a d'innovateur, n'obéit
pas à la logique, ce que tu sais fort bien. Il y a de toute
façon une nouvelle conjoncture mondiale qui peut-être
permettra d'échapper au cycle infernal.
Mais
venons-en au fond.
Au
premier degré, on voit des masses maghrébines exaltées
prendre un asservisseur pour un libérateur. C'est vrai.
Mais ce n'est pas un trait arabe ou islamique : nous l'avons vécu
chez nous, ne serait-ce que l'idolâtrie pour Staline ou
Mao, qui n'est pas si ancienne. Nous avons connu les hystéries
religieuses, nationalistes et messianiques. Mais aujourd'hui notre
péninsule ouest-européenne vit une période
de basses eaux mythologiques. Nous n'avons plus de gigantesques
espérances. Alors nous croyons, dans cet état peut-être
provisoire, que les passions et les fanatismes sont le propre
des Arabes. " Une fraternité humaine "
A
un degré plus élevé, nous pouvons regretter
que la démocratie n'arrive pas à s'implanter hors
de l'Europe occidentale. Mais il suffit de penser à l'Espagne,
à la Grèce, à l'Allemagne hier nazie, à
la France elle-même pour comprendre que la démocratie
est un système difficile à enraciner. C'est un système
qui se nourrit de diversités et de conflits tant qu'il
est capable de les réguler et de les rendre productifs,
mais qui justement peut être détruit par les diversités
et les conflits. La démocratie n'a pu s'implanter dans
le monde arabo-islamique tout d'abord parce que celui-ci n'a pu
accomplir le stade historique de la laïcisation, qu'il portait
sans doute en germe du VIII au XIII siècle, mais que l'Occident
européen a pu entamer, lui, à partir du XVI siècle.
La laïcisation, qui est le recul de la religion par rapport
à l'Etat et la vie publique, permet seule la démocratisation.
Même
dans les pays arabo-islamiques où il y eut des mouvements
laïcisateurs puissants, la démocratie a semblé
une solution faible par rapport à la révolution,
qui permettait l'émancipation à la fois à
l'égard du passé religieux et à l'égard
de l'Occident dominateur. Or la promesse de la révolution
nationaliste comme celle de la révolution communiste étaient
en fait l'une et l'autre des promesses religieuses, l'une apportant
la religion de l'Etat-Nation, l'autre celle du salut terrestre.
Enfin,
n'oublions pas que le message laïque d'Occident arrivait
en même temps que la domination impérialiste et la
menace d'homogénéisation culturelle, de perte d'identité,
qu'apportait notre déferlement techno-industriel sur le
reste du monde.
Alors,
la résistance de l'identité menacée, obligée
de s'accrocher au passé fondateur autant qu'au futur émancipateur,
s'est trouvée récemment accrue par un phénomène
capital qui s'est aggravé dans les années 80 : l'écroulement
du futur émancipateur. Cette perte du futur, nous l'avons
nous-mêmes subie : nous avons perdu l'avenir " progressif
" promis par le développement de la science et de
la raison, qui ont révélé de plus en plus
leurs ambivalences, et nous avons perdu l'avenir " radieux
" du salut terrestre, qui s'est définitivement écroulé
avec le mur de Berlin.
Quand
le futur se perd, que reste-t-il ? Le présent, le passé.
Nous, ici, tant qu'on consomme, on vit au jour le jour dans le
présent. Eux, que peuvent-ils consommer du présent
? Que leur ont apporté les mirifiques recettes de développement,
modèle occidental ou modèle soviétique ?
Du sous-développement. Alors, quand il n'y a plus de futur
et que le présent est malade, il reste le passé.
C'est
pourquoi, les formidables poussées de fondamentalismes
ne doivent pas être vues comme une retombée des pays
arabes sur eux-mêmes, un soufflé qui s'effondre.
Elles sont les produits d'une boucle historique où la crise
de la modernité, c'est-à-dire du progrès,
suscite elle-même ce fondamentalisme.
Tu
parles justement du problème du sens. Pour nous, l'Histoire
n'a plus un sens téléguidé. Pour nous les
anciennes certitudes sont très malades.
Jusqu'à
présent, on a toujours considéré que l'être
humain avait besoin de certitudes pour vivre. Lorsque les grandes
religions porteuses de certitudes ont décliné, d'autres
certitudes rationalistes, scientistes ont apporté l'assurance
du progrès garanti. Pouvons-nous imaginer une humanité
qui accepte l'incertitude, l'interrogation, avec tout ce que cela
comporte de risques d'angoisse ? Il faudrait certainement une
très grande mutation dans notre mode d'être, de vivre,
de penser.
C'est
pourtant notre nouveau destin. Mais cela ne signifie pas que nous
puissions vivre sans enracinement, sans mythes ni sans espérances,
à condition que nous sachions que nos mythes et nos espérances
relèvent, comme le savait Pascal, de la foi religieuse,
du pari. L'enracinement, nous devons l'opérer de façon
nouvelle dans l'espace et dans le temps. Nous devons non pas vivre
dans le présent au jour le jour, mais nous ressourcer dans
le passé (" l'héritage que tu tiens de tes
pères, dit Goethe, il te faut le reconquérir "),
et nous devons nous projeter dans un futur non plus promis, mais
voulu. Notre espérance, c'est de vouloir sortir de l'âge
de fer planétaire. Notre mythe, c'est celui de la fraternité
humaine qui s'enracine dans notre terre-patrie.
Nous
sommes en un nouveau commencement, et c'est dans ce sens que je
crois qu'il est possible de donner vie à l'embryon onusien,
comme de tenter de désarmorcer ce qui demeure la poudrière
du monde dans cette zone de fracture entre Orient et Occident,
entre les trois religions monothéistes, entre la religion
et la laïcité, entre le modernisme et le fondamentalisme
et finalement entre un progrès d'humanité ou la
grande régression.
Cornélius
Castoriadis : Il me paraît clair que la situation mondiale
est intolérable et intenable, que l'Occident actuel n'a
ni les moyens ni la volonté de la modifier essentiellement
et que le mouvement émancipateur y est en panne. Il me
paraît tout autant clair que pour faire, il faut vouloir.
Encore faut-il voir la réalité en face. Quand Edgar
Morin évoque le problème d'identité, c'est
en fait celui du sens, qui confère une identité
au croyant : je suis un bon musulman, un bon chrétien,
ou même un mauvais chrétien. Car, même en tant
que mauvais chrétien, je suis quelque chose de défini.
Nous
sommes fils de...; mais nous sommes aussi ceux qui visons à...
C'est-à-dire, nous avons un projet qui n'est plus le paradis
sur Terre, qui n'est plus ni messianique ni apocalyptique, mais
qui dit quelque chose sur ce vers quoi nous allons. C'est cela
qui manque à l'Occident aujourd'hui. La seule poussée
de ces sociétés est la poussée vers larichesse
et la puissance nues.
Parenthèse
: on sait que les Arabes ont été pendant toute une
période plus civilisés que les Occidentaux. Puis,
disparition. Mais ce qu'ils ont capté de l'héritage
de l'Antiquité n'a jamais été d'ordre politique.
La problématique politique des Grecs, fondamentale pour
la démocratie, n'a fécondé ni les philosophes
ni les sociétés arabes. Les communes européennes
arrachent les libertés communales à la fin du X
siècle. Il ne s'agit pas de " juger " les Arabes
: on constate qu'il a fallu dix siècles à l'Occident
pour dégager, tant bien que mal, la société
politique de l'emprise religieuse.
Je
terminerai par une remarque presque anecdotique. George Bush,
avant la guerre, était considéré comme un
faiblard par ses concitoyens. Maintenant, c'est un héros.
Mais l'Amérique va se retrouver immédiatement devant
ses vrais problèmes internes devant lesquels M. Bush sera
impuissant. La crise de la société américaine
va continuer, avec la décrépitude des cités,
les déchirures sociales, et tout le reste que l'on connaît.
Et c'est aussi ce qui commence à se produire en Europe,
et qui s'aggravera aussi longtemps que les peuples resteront engourdis
et apathiques.
Edgar
Morin : Notre société continue cahin-caha. Tous
les processus nous conduisent vers une grande crise de civilisation.
Régressons-nous ou progressons-nous ? Une fois de plus,
attendons-nous à l'inattendu. Sauvons au moins en nous
le trésor le plus précieux de la culture européenne
: la rationalité critique et autocritique.
Cornélius
Castoriadis : Quand les Grecs, déjà, dans leur décadence,
ont conquis l'Orient, celui-ci a été hellénisé
en quelques décennies. Quand Rome a conquis le monde méditerranéen,
elle l'a romanisé. Quand l'Europe a joué le même
rôle, elle n'a pas su influencer en profondeur les cultures
locales. Elle les a détruites sans les remplacer.
Ce
qui reste aujourd'hui comme héritage défendable
de la création européenne et comme germe d'un avenir
possible, c'est un projet d'autonomie de la société,
qui se trouve dans une phase critique. C'est notre responsabilité
de le faire revivre, avancer et féconder les autres traditions.
propos recueilli par Jean-Marie COLOMBANI © Le Monde du 19
mars 1991
-------
Réforme
de pensée, transdisciplinarité, réforme de
l'Université *
Nous
savons que le mode de pensée ou de connaissance parcellaire,
compartimenté, monodisciplinaire, quantificateur nous conduit
à une intelligence aveugle, dans la mesure même où
l'aptitude humaine normale à relier les connaissances s'y
trouve sacrifiée au profit de l'aptitude non moins normale
à séparer. Car connaître, c'est, dans une
boucle ininterrompue, séparer pour analyser, et relier
pour synthétiser ou complexifier. La prévalence
disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l'aptitude
à relier, l'aptitude à contextualiser, c'est-à-dire
à situer une information ou un savoir dans son contexte
naturel. Nous perdons l'aptitude à globaliser, c'est-à-dire
à introduire les connaissances dans un ensemble plus ou
moins organisé. Or les conditions de toute connaissance
pertinente sont justement la contextualisation, la globalisation.
Ces
conditions se rappellent à nous d'autant plus que s'ouvre
une ère planétaire d'inter-solidarité. Ajoutons
que la disjonction historique entre les deux cultures, la culture
des humanités, qui comportait la littérature, la
philosophie, mais surtout une possibilité de réflexion
et d'assimilation des savoirs, et la nouvelle culture scientifique,
fondée sur la spécialisation et la compartimentation,
aggrave les difficultés que nous pouvons avoir à
réfléchir sur les savoirs et, là encore,
à les intégrer. Ainsi, vivons-nous sous l'empire
de ce qu'on pourrait appeler un paradigme de disjonction. Or il
est évident que la réforme de pensée ne vise
pas à nous faire annuler nos capacités analytiques
ou séparatrices mais à y adjoindre une pensée
qui relie. Certes, il ne suffit pas de dire " Il faut relier
" pour relier : relier nécessite des concepts, des
conceptions, et ce que j'appelle des opérateurs de reliance.
*
Le système
La première notion ou conception, qui est maintenant bien
connue, c'est évidemment celle de système. C'est
une approche qui a réémergé récemment
dans notre connaissance, alors que dominait dans l'histoire scientifique
l'idée que la connaissance des parties ou des éléments
de base suffit pour connaître les ensembles, ceux-ci n'étant
finalement que des bricolages, des mécanos comportant des
pièces que la science a pour fonction de distinguer. En
effet, réémerge une idée connue depuis longtemps,
à savoir que le tout est quelque chose de plus que la somme
des parties; ou, dit autrement, qu'un tout organisé, un
système, produit ou favorise l'émergence d'un certain
nombre de qualités nouvelles qui n'étaient pas présentes
dans les parties séparées. N'est-ce pas l'un des
plus grands mystères de l'univers que la réunion
d'éléments dispersés, comme le fut, par exemple,
la réunion des macro-molécules, s'assemblant, aient
pu donner le premier être vivant ? Que de ce nouveau type
d'organisation aient émergé des qualités
nouvelles comme les qualités de connaissance, de mémoire,
de mouvement, d'auto-reproduction ?
On peut dire que la notion de système, ou encore d'organisation,
terme que je préfère, permet de connecter et de
relier les parties à un tout et de nous désemprisonner
de connaissances fragmentaires.
*
La causalité circulaire
Une deuxième notion importante est celle de circularité
ou de boucle. Cette notion a été souvent utilisée
mais sans être nommée. Quand Pascal disait "Je
tiens pour impossible de connaître le tout si je ne connais
les parties ni de connaître les parties si je ne connais
le tout", il soulignait avec force que la vraie connaissance,
c'est une connaissance qui fait le circuit de la connaissance
des parties vers celle du tout et de celle du tout vers celle
des parties. On peut en donner un exemple très simple :
quand nous faisons une version à partir d'une langue étrangère,
nous essayons de saisir un sens global provisoire de la phrase;
nous connaissons quelques mots, nous regardons dans le dictionnaire;
les mots nous aident à envisager le sens de la phrase,
laquelle nous aide à fixer les mots, à les faire
sortir de leur polysémie pour leur donner un sens univoque.
Par ce circuit nous arrivons, si nous y réussissons, à
avoir la bonne traduction. Norbert Wiener a explicité à
un niveau déjà assez intéressant, cette idée
de boucle : celle de la boucle régulatrice, où le
retour de l'effet sur la cause annule la déviance, assurant
ainsi une relative autonomie du système. C'est l'exemple
du système de chauffage qui, constitué par une chaudière
et un thermostat, maintient l'autonomie thermique d'une pièce.
Il est évident que cette idée d'autonomie relative
des systèmes est d'autant plus importante qu'elle était
antérieurement inconcevable dans le domaine des sciences,
puisque le déterminisme de la science classique se fondait
sur une causalité extérieure aux objets.
La notion de boucle est d'autant plus intéressante et féconde
qu'elle ne s'en tient pas à l'idée d'une boucle
régulatrice, annulant les déviances et permettant
de maintenir l'homéostasie d'un système ou d'un
organisme ; la notion la plus forte est celle de boucle auto-génératrice
ou récursive, c'est-à-dire où les effets
et les produits deviennent nécessaires à la production
et à la cause de ce qui les cause et de ce qui les produit.
Exemple évident de ce type de boucle, nous-mêmes,
qui sommes les produits d'un cycle de reproduction biologique
dont nous devenons, pour que le cycle continue, les producteurs.
Nous sommes des produits producteurs. Ainsi, la société
est le produit des interactions entre individus, mais au niveau
global, justement, émergent des qualités nouvelles
qui, rétroagissant sur les individus - le langage, la culture
- leur permet de s'accomplir comme individus. Les individus produisent
la société qui produit les individus.
On peut en tirer de suite deux conséquences importantes.
L'une, en quelque sorte logique, c'est que nous avons affaire
à un produit producteur, ce qui, évidemment, est
incompatible avec la logique classique. L'autre, c'est que nous
voyons apparaître la notion d'auto-production et d'auto-organisation.
Je dirais plus : dans cette notion d'auto-production et d'auto-organisation
- une notion clé pour beaucoup de réalités
physiques et surtout pour les réalités vivantes
- non seulement nous pouvons fonder de façon encore plus
forte l'idée d'autonomie, mais, plus encore, nous pouvons
comprendre le processus ininterrompu qui est celui de la réorganisation
ou de la régénération.
La régénération, nous la vivons à
chaque instant : nos molécules se dégradent et sont
remplacées par de nouvelles, nos cellules meurent et sont
remplacées par de nouvelles, notre sang circule et détoxifie
nos cellules par l'oxygène, notre cœur bat et fait
actionner par sa pompe la circulation du sang. Chaque moment de
notre vie est un moment de régénération.
C'est pourquoi je pense que le mouvement est nécessaire
à l'être. Je dirais que l'être ne peut s'auto-produire
et s'auto-maintenir que s'il s'auto-régénère.
D'ailleurs, les seuls êtres que nous connaissons dans la
nature sont organisés - et les êtres les plus présents,
ceux qui sont dotés de subjectivité et d'existence,
ce sont effectivement les êtres vivants, c'est-à-dire
ceux qui dépendent de ce processus permanent de régénération.
Quand nous réfléchissons au sens de l'auto-organisation
ou de l'auto-production, nous nous rendons compte, comme l'avait
remarqué Von Foerster, que l'auto-organisation est finalement
une notion paradoxale : un être, une réalité
auto-organisée, auto-productrice consomme de l'énergie,
donc la dégrade, donc a besoin de puiser de l'énergie
dans son environnement et, par là-même dépend
de cet environnement qui en même temps lui procure son autonomie.
La séparation des deux cultures faisait que l'autonomie
existait en métaphysique et non en science. Mais nous voici
dans une conception de l'autonomie qui existe non dans le ciel
métaphysique mais sur terre et en se construisant à
partir de dépendances. Plus notre esprit veut être
autonome, plus il doit lui-même se nourrir de cultures et
de connaissances différenciées. Schrödinger
avait déjà énoncé que dans notre identité,
nous portons l'altérité, ne serait-ce que l'altérité
du milieu. Dans notre identité d'individu social, nous
portons l'altérité de la société.
Dans notre identité de sujet pensant, nous portons l'altérité
de l'héritage génétique qui est celui de
l'humanité, et l'héritage pulsionnel qui est celui
de notre animalité. Nous en arrivons ainsi à un
certains nombre de notions qui nous permettent de relier au lieu
de séparer.
*
La dilalogique
Je signalerai encore une troisième notion que j'appelle
la dialogique, notion qui peut être considérée
comme l'équivalent ou l'héritière de la dialectique.
J'entends "dialectique" non pas à la façon
réductrice dont on comprend couramment la dialectique hegelienne,
à savoir comme un simple dépassement des contradictions
par une synthèse, mais comme la présence nécessaire
et complémentaire de processus ou d'instances antagonistes.
C'est l'association complémentaire des antagonismes qui
nous permet de relier des idées qui en nous se rejettent
l'une l'autre, comme par exemple l'idée de vie et de mort.
Car, qu'y a-t-il de plus antagonistes que vie et mort ? Bichat
définissait la vie comme l'ensemble des fonctions qui résistent
à la mort. Il n'y a pas si longtemps que nous comprenons
comment le processus de vie, le système de régénération
dont j'ai parlé, utilise la mort des cellules pour les
rajeunir. Autrement dit, la vie utilise la mort. De même,
le cycle trophique de l'écologie qui permet aux êtres
vivants de se nourrir les uns les autres fait qu'ils se nourrissent
par la mort d'autrui. Quand meurent des animaux, ceux-ci non seulement
font le festin d'insectes nécrophages et d'autres animalcules,
sans compter les unicellulaires, mais leurs sels minéraux
sont absorbés par les plantes. Autrement dit, la vie et
la mort sont l'envers l'un de l'autre. Ce qui fait que la formule
de Bichat peut être complexifiée : la vie est l'ensemble
des fonctions qui résistent à la mort tout en utilisant
les forces de mort pour elle-même. Ruse de la vie, qui ne
doit pas escamoter le fait que vie et mort demeurent deux notions
absolument antagonistes. Donc, là aussi, possibilité
de relier des notions sans nier leur opposition.
*
Le principe hologrammatique
Quatrième notion enfin, celle que j'appelle principe hologrammatique.
Il signifie que dans un système, dans un monde complexe,
non seulement une partie se trouve dans le tout (par exemple,
nous êtres humains, nous sommes dans le cosmos), mais le
tout se trouve dans la partie. Non seulement l'individu est dans
une société mais la société est à
l'intérieur de lui puisque dès sa naissance, elle
lui a inculqué le langage, la culture, ses prohibitions,
ses normes; mais il a aussi en lui les particules qui se sont
formées à l'origine de notre univers, les atomes
de carbone qui se sont formés dans des soleils antérieurs
au nôtre, les macro-molécules qui se sont formées
avant que naisse la vie. Nous avons en nous le règne minéral,
végétal, animal, les vertébrés, les
mammifères etc. Nous sommes, en quelque sorte, non pas,
à la façon ancienne, microcosmes du macrocosme,
miroirs du cosmos; c'est dans notre singularité que nous
portons la totalité de l'univers en nous, nous situant
dans la plus grande reliance qui puisse être établie.
La
pensée complexe
La
réforme de pensée, c'est celle qui permet d'intégrer
ces modes de reliance. J'appelle cela pensée complexe,
mais je me hâte de dire qu'il y a un malentendu sur le mot
: certains, en entendant sans cesse le mot complexe autour d'eux,
me disent "Vous voyez comme vos idées progressent".
Je leur réponds qu'ils se trompent car tel qu'on l'emploie
ou tel qu'on croit le comprendre le terme sert à signifier
la confusion, l'embarras et l'incapacité que l'on a à
décrire la réalité. Alors que ce que j'appelle
la pensée complexe, c'est celle qui surmonte la confusion,
l'embarras et la difficulté de penser à l'aide d'opérateurs
et à l'aide d'une pensée organisatrice : séparatrice
et reliante.
La
réforme de pensée rencontre des conditions favorables
et des conditions défavorables.
*
La révolution quantique
Les conditions favorables, ce sont les deux grandes révolutions
du siècle. La première, bien avancée mais
encore loin d'être achevée, est celle qui a commencé
au début du siècle avec la physique quantique, et
qui a entièrement bouleversé notre notion du réel,
abolissant totalement la conception purement mécaniste
de l'univers.
*
La révolution systémique
La deuxième révolution, qui en est à ses
débuts, s'est manifestée dans certaines sciences
que l'on peut appeler les sciences systémiques, où
nous voyons effectivement se créer des approches complexes,
polydisciplinaires, comme dans les sciences de la terre, de l'écologie
ou de la cosmologie. En écologie, l'écologue est
comme le chef d'orchestre qui prend en compte les déséquilibres,
les régulations, les dérèglements des écosystèmes,
et qui fait appel aux compétences spécifiques du
zoologiste, du botaniste, du biologiste, du physicien, du géologue,
etc. L'objet systémique n'est pas un objet découpé
à la tronçonneuse de disciplines devenues schizoïdes.
Dans l'ancienne conception, il n'y a aucun dialogue possible entre
des sciences qui éliminent l'idée de nature, de
cosmos, l'idée d'homme. A partir de la pensée complexe,
nous retrouvons la possibilité de parler de l'être
humain, de la nature et du cosmos, nous pouvons rétablir
la reliance entre les deux cultures, dialoguer, nous situer dans
l'univers où le local et le global sont reliés.
Ces deux révolutions encore inachevées l'une et
l'autre, mais en cours, représentent donc les conditions
favorables de la réforme de pensée.
Les conditions défavorables relèvent des structures
mentales, des structures institutionnelles, et du paradigme de
disjonction et de réduction qui fonctionne à l'intérieur
des esprits, même quand ceux-ci sont arrivés à
des conceptions qui ont dépassé et la disjonction
et la réduction. Nous voyons par exemple chez un René
Thom la croyance déterministe subsister alors que toute
sa pensée a su aller au-delà. Nous sommes de nouveau
dans la boucle des causalités : la réforme de pensée
nécessite une réforme des institutions qui nécessite
elle-même une réforme de pensée. Il s'agit
de transformer ce cercle vicieux en circuit productif. La condition
est que puisse apparaître quelque part une déviance
fructueuse qui permette d'essaimer et de devenir une tendance.
J'ai donné ailleurs l'exemple de l'université moderne
instituée par Humbolt dans un petit pays périphérique
d'alors, la Prusse, au début du siècle dernier.
Réforme
de pensée et éducation
Je
crois que la réforme, pour être porteuse d'un vrai
changement de paradigme, doit être pensée non seulement
au niveau de l'université, mais au niveau de l'enseignement
primaire. La difficulté est d'éduquer les éducateurs,
ce qui est le grand problème que posait Marx dans une de
ses thèses fameuses sur Feuerbach " Qui éduquera
les éducateurs ? " Il y a une réponse, c'est
qu'ils s'auto-éduquent eux-mêmes avec l'aide des
éduqués.
Je
suis convaincu que c'est à l'école primaire que
l'on peut essayer de mettre en place - en activité - la
pensée reliante car elle est présente potentiellement
chez tout enfant. Cela peut se faire à partir des grandes
interrogations, notamment la grande interrogation anthropologique
: " Qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous
? " Il est évident que si l'on pose cette question,
on peut répondre à l'enfant, à travers une
pédagogie adéquate et progressive, en quoi et comment
nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres
biologiques sont à la fois des êtres physico-chimiques,
des êtres psychiques, des êtres sociaux, des êtres
historiques, des êtres dans une société vivant
en économie d'échanges, etc. De là, nous
pouvons dériver, déboucher et ramifier vers les
sciences séparées, tout en montrant leurs liens.
A partir de ces bases, nous pouvons faire découvrir ce
que peut être la pensée, les modes systémique,
hologrammatique, dialogique, etc.
A
l'école primaire, partant, par exemple, du soleil, on pourra
en montrer son organisation étonnante, avec des explosions
incessantes qui soulèvent des problèmes d'ordre
et de désordre; on soulignera son rôle par rapport
à la terre, le rôle des photons, indispensable à
la vie : on pourra ainsi envisager gravitation, mouvement, lumière,
hydrosphère, lithosphère, atmosphère, photosynthèse.
On le reliera à son rôle dans les sociétés
humaines : institution des calendriers, des grands mythes solaires...
L'étape
du secondaire devrait être celle de la fécondation
de la culture générale, de la rencontre entre la
culture traditionnelle et la culture scientifique; le temps de
la réflexivité sur la science, sur sa situation
dans le temps, dans l'histoire ; le temps de la fécondation
réciproque de l'esprit scientifique et de l'esprit philosophique,
de la jonction des connaissances. La littérature, elle,
doit y tenir un rôle éminent car elle est une école
de vie. C'est l'école où nous apprenons à
nous connaître nous-mêmes, à nous reconnaître,
à reconnaître nos passions. La Rochefoucault disait
que sans roman d'amour, il n'y aurait pas d'amour; il exagérait
peut-être, mais les romans d'amour nous font reconnaître
notre façon d'aimer, nos besoins d'aimer, nos tendances,
nos désirs. Il est fondamental de donner à la littérature
son statut existentiel, psychologique et social, qu'on a tendance
à réduire à l'étude des modes d'expression.
Du même coup, à partir des grandes œuvres d'introspection
comme les Essais de Montaigne, on inciterait à la nécessité
d'auto-connaissance pour chacun ; on réfléchirait
aux problèmes et difficultés qu'elle pose, à
commencer par la présence en chacun d'une tendance permanente
à l'auto-justification et à l'auto-mythifi-cation,
à la self deception ou mensonge sur soi-même.
Il
s'agit aussi d'affermir et de complexifier l'enseignement de l'histoire.
L'histoire, ce n'est pas seulement l'histoire des événements,
des processus économiques, des dominations et des soumissions
des peuples entre eux. C'est aussi les changements dans les conceptions
de la vie, de la mort, des moeurs, etc.
Il
faut que l'histoire devienne davantage encore multidimensionnnelle
et réintroduise les événements qu'elle a
voulu chasser pendant un temps. L'histoire nous rattache au passé
: passé de la nation, des continents, de l'humanité,
et par ces passés à notre poly-identité naturelle,
européenne, humaine.
Alors,
l'Université ? J'ai déjà dit qu'il nous fallait
dépasser l'alternative : l'Université doit-elle
s'adapter à la modernité, ou adapter la modernité
à elle. Elle doit faire l'un et l'autre alors qu'elle est
violemment entraînée vers le premier pôle.
Adapter la modernité à l'Université, c'est
rééquilibrer la tendance vers la professionnalisation.
La sur-adaptativité est un danger qu'avait bien vu Humbolt
puisqu'il disait que l'Université a pour mission de donner
les bases de connaissances de la culture et que l'enseignement
professionnel doit relever d'écoles spécialisées.
L'Université est avant tout le lieu de transmission et
de transformation de l'ensemble des savoirs, des idées,
des valeurs, de la culture. A partir du moment où l'on
pense que l'Université a principalement ce rôle,
elle apparaît dans sa dimension trans-séculaire;
elle porte en elle un héritage culturel, collectif, qui
n'est pas seulement celui de la nation mais de l'humanité,
elle est trans-nationale. Il s'agit maintenant de la rendre trans-disciplinaire.
Pour ce faire, il faudrait y introduire les principes et les opérateurs
de la réforme de pensée que j'ai évoqués.
Ce sont ces principes et ces opérateurs qui permettront
de relier les disciplines à travers une relation organique,
systémique, tout en les laissant librement se développer.
La
boucle des sciences
Je
retiens au passage comme très prometteuse la proposition
d'une dîme payée par chaque université au
profit des enseignements transdisciplinaires. Ceux-ci porteraient,
par exemple, sur la relation cosmo-physico-bio-anthropologique
et par la boucle des sciences décrite par Piaget. Que veut
dire cette idée? Rapportée aux sciences humaines,
cela signifie qu'il faut leur donner un socle, celui des sciences
physiques, puisque nous sommes aussi des êtres physiques.
Mais l'idée de la boucle vient aussi du fait que la physique
elle-même s'est développée au cours de l'histoire
des sociétés, notamment au XIXe siècle, c'est-à-dire
que la physique n'est pas la base ultime de la connaissance; elle
est elle-même un produit historico-anthropologico-social,
ce qui la replace dans la boucle. C'est une idée-clé
qui permet de dépasser et réduction et disjonction.
La
réforme de pensée et l'éthique
Je
crois qu'il est très important de parler des conséquences
éthiques que la boucle des connaissances peut entraîner.
En effet, morale, solidarité, responsabilité ne
peuvent être dictées in abstracto; on ne peut pas
les faire ingurgiter à des esprits comme on gave les oies
en leur mettant un entonnoir et en leur donnant la nourriture
adéquate. Je pense qu'elles doivent être induites
par le mode de pensée et par l'expérience vécue.
La pensée qui relie montre la solidarité des phénomènes.
La pensée qui nous relie au cosmos ne nous réduit
pas à l'état physique. Non, c'est une pensée
qui nous montre nos origines physico-cosmiques mais qui montre
que nous sommes aussi des émergences. Nous sommes dans
la nature mais nous sommes hors de cette nature dans une relation
dialogique. Or, une pensée qui relie nous rend la solidarité.
Ainsi, aujourd'hui, les pensées écologiques nous
montrent notre différence, puisque nous tendons à
détruire cette nature, et par là même, elles
rappellent notre solidarité vitale avec la nature.
Mais
qu'est-ce qui détruit la solidarité et la responsabilité?
C'est le mode compartimenté et parcellaire dans lesquels
vivent non seulement les spécialistes, techniciens, experts,
mais aussi ceux qui sont compartimentés dans les administrations
et les bureaucraties. Si nous perdons de vue le regard sur l'ensemble,
celui dans lequel nous travaillons et bien entendu la cité
dans laquelle nous vivons, nous perdons ipso facto le sens de
la responsabilité; tout au plus nous avons un minimum de
responsabilité professionnelle pour notre petite tâche.
Pour le reste, comme le disait Eichmann, et comme l'ont dit ceux
qui donnaient du sang contaminé aux hémophiles :
" J'obéis aux ordres ". Nous obéissons
aux ordres, nous obéissons aux instructions. Tant que nous
n'aurons pas essayé de réformer ce mode d'organisation
du savoir, qui est en même temps un mode d'organisation
sociale, tous les discours sur la responsabilité et sur
la solidarité seront vains.
La
réforme de pensée peut réveiller les aspirations
et le sens de la responsabilité inné en chacun de
nous, faire renaître le sentiment de solidarité qui
se manifeste peut-être plus particulièrement chez
certains, mais qui est potentiel en tout être humain. La
réforme de pensée et la réforme de l'enseignement
ne sont pas les seuls éléments qui peuvent agir
en ce sens mais elles représentent un élément
constitutif essentiel.
Une
deuxième conséquence importante du point de vue
éthique, c'est que la pensée transdisciplinaire
nous incite à l'éthique de la compréhension.
Un être humain est une galaxie; il est non seulement extraordinairement
complexe, mais il possède sa multiplicité intérieure.
Il n'est pas le même à tout moment de son existence;
il n'est pas le même en colère, il n'est pas le même
quand il aime, il n'est pas le même en famille, il n'est
pas le même au bureau etc. Nous sommes des êtres de
multiplicité en quête d'unité et les phénomènes
de dédoublement et de triplement de personnalité,
considérés comme cas pathologiques, sont en fait
l'exaspération de ce qui est absolument normal.
Nous
sommes multiples et susceptibles de dériver au cours des
événements, des hasards, des circonstances. Combien
en ai-je vus dériver sous l'occupation, qui par pacifisme
sont devenus collaborateurs. Combien en ai-je vus dériver
dans le stalinisme, qui voulaient régénérer
l'humanité et qui en sont devenus les bourreaux. Ils dérivaient,
soumis à des processus dont ils n'étaient pas conscients.
Si nous savons cette multiplicité humaine, si nous voyons
tout ce qu'elle peut subir, nous entendrons ce que nous dit Hegel
: Si vous nommez criminel quelqu'un qui a commis un crime, vous
le réduisez et l'enfermez dans un comportement qui ne résume
pas l'ensemble de ses traits de caractère. Réduire
une personne à son passé, c'est le mutiler de ses
évolutions possibles. Récemment, on m'a demandé
: "Cioran, saviez-vous que, jeune, il était nazi,
Garde de Fer ?" ; j'ai répondu : " C'est horrible,
mais on ne réduit pas quelqu'un à son passé,
à sa jeunesse; il a évolué depuis".
C'est
la tendance à la réduction qui nous prive des potentialités
de la compréhension : entre les peuples, entre les nations,
entre les religions. C'est elle qui fait que l'incompréhension
règne au sein de nous-mêmes, dans la cité,
dans nos relations avec autrui, au sein des couples, entre parents
et enfants.
Sans
la compréhension, il n'y a pas de civilisation possible.
Nous sommes encore barbares par rapport au processus et à
l'éthique de la compréhension. Des phénomènes
de barbarie surgissent dans divers points du globe, cela pourrait
à nouveau apparaître chez nous. Dans nos pays dits
civilisés, nous sentons ou pressentons tous que les conséquences
éthiques d'une réforme de pensée seraient
incalculables. C'est pour cela qu'effectivement nous nous rendons
compte que la réforme de l'Université porte en elle
des virtualités qui dépassent la réforme
de l'Université elle-même.
EDGAR
MORIN
*
Communication au Congrès International "Quelle Université
pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de
l'Université " (Locarno, Suisse, 30 avril - 2 mai
1997) ; texte publié dans Motivation, N° 24, 1997.Bulletin
Interactif du Centre International de Recherches et Études
transdisciplinaires n° 12 - Février 1998
Liens
brisés
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