Chapitre I : Les cécités de la connaissance
: l'erreur et l'illusion
Chapitre II : Les principes d'une connaissance pertinente
Chapitre III : Enseigner la condition humaine
Chapitre IV : Enseigner l'identité terrienne
Chapitre V : Affronter les incertitudes
Chapitre VI : Enseigner la compréhension
Chapitre VII : L'éthique du genre humain
Avant-propos
Ce
texte se veut antérieur à tout guide ou précis
d'enseignement. Il ne traite pas de l'ensemble des matières
qui sont ou devraient être enseignées : il tient
à exposer seulement et essentiellement des problèmes
centraux ou fondamentaux, qui demeurent totalement ignorés
ou oubliés, et qui sont nécessaires à enseigner
dans le siècle futur.
Il
y a sept savoirs " fondamentaux " que l'éducation
du futur devrait traiter dans toute société comme
dans toute culture, sans exclusive ni rejet, selon modes et règles
propres à chaque société et chaque culture.
Ajoutons
que le savoir scientifique sur lequel s'appuie ce texte pour situer
la condition humaine est non seulement provisoire, mais encore
débouche sur de profonds mystères concernant l'Univers,
la Vie, la naissance de l'Etre humain. Ici s'ouvre un indécidable
dans lequel interviennent les options philosophiques et les croyances
religieuses, à travers cultures et civilisations.
Les
sept savoirs nécessaires
Chapitre
I : Les cécités de la connaissance : l'erreur et
l'illusion
* Il est remarquable que l'éducation qui vise à
communiquer les connaissances soit aveugle sur ce qu'est la connaissance
humaine, ses dispositifs, ses infirmités, ses difficultés,
ses propensions à l'erreur comme à l'illusion, et
ne se préoccupe nullement de faire connaître ce qu'est
connaître.
* En effet, la connaissance ne peut être considérée
comme un outil ready made, que l'on peut utiliser sans examiner
sa nature. Aussi la connaissance de la connaissance doit-elle
apparaître comme une nécessité première
qui servirait de préparation à l'affrontement des
risques permanents d'erreur et d'illusion, qui ne cessent de parasiter
l'esprit humain. Il s'agit d'armer chaque esprit dans le combat
vital pour la lucidité.
* Il est nécessaire d'introduire et de développer
dans l'enseignement l'étude des caractères cérébraux,
mentaux, culturels des connaissances humaines, de ses processus
et de ses modalités, des dispositions tant psychiques que
culturelles qui lui font risquer l'erreur ou l'illusion.
Chapitre
II : Les principes d'une connaissance pertinente
* Il y a un problème capital, toujours méconnu,
qui est celui de la nécessité de promouvoir une
connaissance capable de saisir les problèmes globaux et
fondamentaux pour y inscrire les connaissances partielles et locales.
* La suprématie d'une connaissance fragmentée selon
les disciplines rend souvent incapable d'opérer le lien
entre les parties et les totalités et doit faire place
à un mode de connaissance capable de saisir ses objets
dans leurs contextes, leurs complexes, leurs ensembles.
* Il est nécessaire de développer l'aptitude naturelle
de l'esprit humain à situer toutes ses informations dans
un contexte et un ensemble. Il est nécessaire d'enseigner
les méthodes qui permettent de saisir les relations mutuelles
et influences réciproques entre parties et tout dans un
monde complexe.
Chapitre
III : Enseigner la condition humaine
* L'être humain est à la fois physique, biologique,
psychique, culturel, social, historique. C'est cette unité
complexe de la nature humaine qui est complètement désintégrée
dans l'enseignement, à travers les disciplines, et il est
devenu impossible d'apprendre ce que signifie être humain.
Il faut la restaurer, de façon à ce que chacun,
où qu'il soit, prenne connaissance et conscience à
la fois de son identité complexe et de son identité
commune avec tous les autres humains.
* Ainsi, la condition humaine devrait être un objet essentiel
de tout enseignement.
* Ce chapitre indique comment il est possible, à partir
des disciplines actuelles, de reconnaître l'unité
et la complexité humaines en rassemblant et organisant
des connaissances dispersées dans les sciences de la nature,
les sciences humaines, la littérature et la philosophie,
et de montrer le lien indissoluble entre l'unité et la
diversité de tout ce qui est humain.
Chapitre
IV : Enseigner l'identité terrienne
* Le destin désormais planétaire du genre humain
est une autre réalité clé ignoré par
l'enseignement. La connaissance des développements de l'ère
planétaire qui vont s'accroître dans le XXIe siècle,
et la reconnaissance de l'identité terrienne, qui sera
de plus en plus indispensable pour chacun et pour tous, doivent
devenir un des objets majeurs de l'enseignement.
* Il convient d'enseigner l'histoire de l'ère planétaire,
qui commence avec la communication de tous les continents au XVIe
siècle, et de montrer comment sont devenues inter-solidaires
toutes les parties du monde sans pourtant occulter les oppressions
et dominations qui ont ravagé l'humanité et n'ont
pas disparu.
* Il faudra indiquer le complexe de crise planétaire qui
marque le XXe siècle, montrant que tous les humains, désormais
confrontés aux mêmes problèmes de vie et de
mort, vivent une même communauté de destin.
Chapitre
V : Affronter les incertitudes
* Les sciences nous ont fait acquérir beaucoup de certitudes,
mais nous ont également révélé au
cours du XXe siècle d'innombrables domaines d'incertitudes.
L'enseignement devrait comporter un enseignement des incertitudes
qui sont apparues dans les sciences physiques (microphysiques,
thermodynamique, cosmologie), les sciences de l'évolution
biologique et les sciences historiques.
* Il faudrait enseigner des principes de stratégie, qui
permettent d'affronter les aléas, l'inattendu et l'incertain,
et de modifier leur développement, en vertu des informations
acquises en cours de route. Il faut apprendre à naviguer
dans un océan d'incertitudes à travers des archipels
de certitude.
* La formule du poète grec Euripide, vieille de vingt-cinq
siècles, est plus actuelle que jamais : " L'attendu
ne s'accomplit pas, et à l'inattendu un dieu ouvre la porte
". L'abandon des conceptions déterministes de l'histoire
humaine qui croyaient pouvoir prédire notre futur, l'examen
des grands événements et accidents de notre siècle
qui furent tous inattendus, le caractère désormais
inconnu de l'aventure humaine doivent nous inciter à préparer
les esprits à s'attendre à l'inattendu pour l'affronter.
Il est nécessaire que tous ceux qui ont la charge d'enseigner
se portent aux avant-postes de l'incertitude de nos temps.
Chapitre
VI : Enseigner la compréhension
* La compréhension est à la fois moyen et fin de
la communication humaine. Or, l'éducation à la compréhension
est absente de nos enseignements. La planète nécessite
dans tous les sens des compréhensions mutuelles. Etant
donné l'importance de l'éducation à la compréhension,
à tous les niveaux éducatifs et à tous les
âges, le développement de la compréhension
nécessite une réforme des mentalités. Telle
doit être l'oeuvre pour l'éducation du futur.
* La compréhension mutuelle entre humains, aussi bien proches
qu'étrangers, est désormais vitale pour que les
relations humaines sortent de leur état barbare d'incompréhension.
* D'où la nécessité d'étudier l'incompréhension,
dans ses racines, ses modalités et ses effets. Une telle
étude est d'autant plus nécessaire qu'elle porterait,
non sur les symptômes, mais sur les causes des racismes,
xénophobies, mépris. Elle constituerait en même
temps une des bases les plus sûres de l'éducation
pour la paix, à laquelle nous sommes attachés par
fondation et vocation.
Chapitre
VII : L'éthique du genre humain
* L'enseignement doit amener à une " anthropo-éthique
" par la considération du caractère ternaire
de la condition humaine, qui est d'être à la fois
individu ø société ø espèce.
Dans ce sens, l'éthique individu/espèce nécessite
un contrôle mutuel de la société par l'individu
et de l'individu par la société, c'est-à-dire
la démocratie ; l'éthique individu / espèce
appelle au XXIe siècle la citoyenneté terrestre.
* L'éthique ne saurait être enseignée par
des leçons de morale. Elle doit se former dans les esprits
à partir de la conscience que l'humain est à la
fois individu, partie d'une société, partie d'une
espèce. Nous portons en chacun de nous cette triple réalité.
Aussi, tout développement vraiment humain doit-il comporter
le développement conjoint des autonomies individuelles,
des participations communautaires et de la conscience d'appartenir
à l'espèce humaine.
A partir de cela s'esquissent les deux grandes finalités
éthico-politiques du nouveau millénaire : établir
une relation de contrôle mutuel entre la société
et les individus par la démocratie, accomplir l'Humanité
comme communauté planétaire. L'enseignement doit
contribuer, non seulement à une prise de conscience de
notre Terre-Patrie, mais aussi permettre que cette conscience
se traduise en une volonté de réaliser la citoyenneté
terrienne.
CHAPITRE
I
LES
CECITES DE LA CONNAISSANCE : L'ERREUR ET L'ILLUSION
Toute connaissance comporte en elle le risque de l'erreur et de
l'illusion. L'éducation du futur doit affronter le problème
à deux visages de l'erreur et de l'illusion. La plus grande
erreur serait de sous-estimer le problème de l'erreur,
la plus grande illusion serait de sous-estimer le problème
de l'illusion. La reconnaissance de l'erreur et de l'illusion
est d'autant plus difficile que l'erreur et l'illusion ne se reconnaissent
nullement comme telles.
Erreur
et illusion parasitent l'esprit humain dès l'apparition
de l'homo sapiens. Quand nous considérons le passé,
y compris récent, nous avons le sentiment qu'il a subi
l'emprise d'innombrables erreurs et illusions. Marx et Engels
ont justement énoncé dans L'Idéologie allemande
que les hommes ont toujours élaboré de fausses conceptions
d'eux-mêmes, de ce qu'ils font, de ce qu'ils doivent faire,
du monde où ils vivent. Mais ni Marx, ni Engels n'ont échappé
à ces erreurs.
1.
LE TALON D'ACHILLE DE LA CONNAISSANCE
L'éducation
doit montrer qu'il n'est pas de connaissance qui ne soit, à
quelque degré que ce soit, menacée par l'erreur
et par l'illusion. La théorie de l'information montre qu'il
y a risque d'erreur sous l'effet de perturbations aléatoires
ou bruits (noise), dans toute transmission d'information, toute
communication de message.
Une
connaissance n'est pas un miroir des choses ou du monde extérieur.
Toutes les perceptions sont à la fois des traductions et
reconstructions cérébrales à partir de stimuli
ou signes captés et codés par les sens. D'où,
nous le savons bien, les innombrables erreurs de perception qui
nous viennent pourtant de notre sens le plus fiable, celui de
la vision. A l'erreur de perception s'ajoute l'erreur intellectuelle.
La connaissance, sous forme de mot, d'idée, de théorie,
est le fruit d'une traduction/reconstruction par les moyens du
langage et de la pensée et, par là, elle connaît
le risque d'erreur. Cette connaissance, à la fois en tant
que traduction et en tant que reconstruction, comporte de l'interprétation,
ce qui introduit le risque d'erreur à l'intérieur
de la subjectivité du connaissant, de sa vision du monde,
de ses principes de connaissance. D'où les innombrables
erreurs de conception et d'idées qui surviennent en dépit
de nos contrôles rationnels. La projection de nos désirs
ou de nos craintes, les perturbations mentales qu'apportent nos
émotions multiplient les risques d'erreurs.
On
pourrait croire qu'on pourrait éliminer le risque d'erreur
en refoulant toute affectivité. Effectivement, le sentiment,
la haine, l'amour, l'amitié peuvent nous aveugler. Mais
il faut dire aussi que déjà dans le monde mammifère,
et surtout dans le monde humain, le développement de l'intelligence
est inséparable de celui de l'affectivité, c'est-à-dire
de la curiosité, de la passion, qui sont des ressorts de
la recherche philosophique ou scientifique. Aussi l'affectivité
peut étouffer la connaissance, mais elle peut aussi l'étoffer.
Il y a une relation étroite entre l'intelligence et l'affectivité
: la faculté de raisonner peut être diminuée,
voire détruite, par un déficit d'émotion
; l'affaiblissement de la capacité à réagir
émotionnellement peut être même à la
source de comportements irrationnels.
Donc
il n'y a pas d'étage supérieur de la raison dominant
l'émotion, mais une boucle intellect ø affect ;
et par certains côtés la capacité d'émotion
est indispensable à la mise en oeuvre de comportements
rationnels.
Le
développement de la connaissance scientifique est un moyen
puissant de détection des erreurs et de lutte contre les
illusions. Toutefois les paradigmes qui contrôlent la science
peuvent développer des illusions et nulle théorie
scientifique n'est immunisée à jamais contre l'erreur.
De plus, la connaissance scientifique ne peut traiter seule les
problèmes épistémologiques, philosophiques
et éthiques.
L'éducation
doit donc se vouer à la détection des sources d'erreurs,
d'illusions et d'aveuglements.
1.1
Les erreurs mentales
Aucun
dispositif cérébral ne permet de distinguer l'hallucination
de la perception, le rêve de la veille, l'imaginaire du
réel, le subjectif de l'objectif.
L'importance
du fantasme et de l'imaginaire chez l'être humain est inouïe
; étant donné que les voies d'entrée et de
sortie du système neuro-cérébral, qui mettent
en connexion l'organisme et le monde extérieur, ne représentent
que 2% de l'ensemble, alors que 98 % concernent le fonctionnement
intérieur, il s'est constitué un monde psychique
relativement indépendant, où fermentent besoins,
rêves, désirs, idées, images, fantasmes, et
ce monde s'infiltre dans notre vision ou conception du monde extérieur.
Il
existe de plus en chaque esprit une possibilité de mensonge
à soi-même (self-deception) qui est source permanente
d'erreurs et d'illusions. L'égocentrisme, le besoin d'autojustification,
la tendance à projeter sur autrui la cause du mal font
que chacun se ment à soi-même sans détecter
ce mensonge dont il est pourtant l'auteur.
Notre
mémoire est elle-même sujette à de très
nombreuses sources d'erreurs. Une mémoire, non régénérée
par la remémoration, tend à se dégrader,
mais chaque remémoration peut l'enjoliver ou l'enlaidir.
Notre esprit, inconsciemment, tend à sélectionner
les souvenirs qui nous sont avantageux et à refouler, voire
effacer, les défavorables et chacun peut s'y donner un
rôle flatteur. Il tend à déformer les souvenirs
par projections ou confusions inconscientes. Il y a parfois de
faux souvenirs qu'on est persuadé avoir vécus, comme
des souvenirs refoulés qu'on est persuadé n'avoir
jamais vécus. Ainsi, la mémoire, source irremplaçable
de vérité, peut-elle être sujette aux erreurs
et aux illusions.
1.2
Les erreurs intellectuelles
Nos
systèmes d'idées (théories, doctrines, idéologies)
sont non seulement sujets à l'erreur, mais aussi protègent
les erreurs et illusions qui sont inscrites en eux. Il est dans
la logique organisatrice de tout système d'idées
de résister à l'information qui ne lui convient
pas ou qu'il ne peut intégrer. Les théories résistent
à l'agression des théories ennemies ou des argumentations
adverses. Bien que les théories scientifiques soient les
seules à accepter la possibilité de leur réfutation,
elles tendent à manifester cette résistance. Quant
aux doctrines, qui sont des théories closes sur elles-mêmes
et absolument convaincues de leur vérité, elles
sont invulnérables à toute critique dénonçant
leurs erreurs.
1.3
Les erreurs de la raison
Ce
qui permet la distinction entre veille et rêve, imaginaire
et réel, subjectif et objectif, c'est l'activité
rationnelle de l'esprit qui fait appel au contrôle de l'environnement
(résistance physique du milieu au désir et à
l'imaginaire), au contrôle de la pratique (activité
vérificatrice), au contrôle de la culture (référence
au savoir commun), au contrôle d'autrui (est-ce que vous
voyez la même chose que moi?), au contrôle cortical
(mémoire, opérations logiques). Autrement dit, c'est
la rationalité qui est correctrice.
La
rationalité est le meilleur garde-fou contre l'erreur et
l'illusion. D'une part, il y a la rationalité constructive,
qui élabore des théories cohérentes en vérifiant
le caractère logique de l'organisation théorique,
la compatibilité entre les idées composant la théorie,
l'accord entre ses assertions et les données empiriques
auxquelles elle s'applique : une telle rationalité doit
demeurer ouverte à ce qui la conteste, sinon elle se refermerait
en doctrine et deviendrait rationalisation ; d'autre part, il
y a la rationalité critique qui s'exerce particulièrement
sur les erreurs et illusions des croyances, doctrines et théories.
Mais la rationalité porte aussi en son sein une possibilité
d'erreur et d'illusion quand elle se pervertit, nous venons de
l'indiquer, en rationalisation. La rationalisation se croit rationnelle
parce qu'elle constitue un système logique parfait, fondé
sur déduction ou induction, mais elle se fonde sur des
bases mutilées ou fausses, et elle se ferme à la
contestation d'arguments et à la vérification empirique.
La rationalisation est close, la rationalité est ouverte.
La rationalisation puise aux mêmes sources que la rationalité,
mais elle constitue une des plus puissantes sources d'erreurs
et d'illusions. Ainsi, une doctrine obéissant à
un modèle mécaniste et déterministe pour
considérer le monde n'est pas rationnelle mais rationalisatrice.
La
vraie rationalité, ouverte par nature, dialogue avec un
réel qui lui résiste. Elle opère une navette
incessante entre l'instance logique et l'instance empirique ;
elle est le fruit du débat argumenté des idées,
et non la propriété d'un système d'idées.
Un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité,
l'affectivité, la vie est irrationnel. La rationalité
doit reconnaître la part de l'affect, de l'amour, du repentir.
La vraie rationalité connaît les limites de la logique,
du déterminisme, du mécanisme ; elle sait que l'esprit
humain ne saurait être omniscient, que la réalité
comporte du mystère. Elle négocie avec l'irrationalisé,
l'obscur, l'irrationalisable. Elle est non seulement critique,
mais autocritique. On reconnaît la vraie rationalité
à sa capacité de reconnaître ses insuffisances.
La
rationalité n'est pas une qualité dont sont dotés
les esprits des scientifiques et techniciens et dont sont dénués
les autres. Les savants atomistes, rationnels dans leur domaine
de compétence et sous les contraintes du laboratoire, peuvent
être complètement irrationnels en politique ou dans
leur vie privée.
De
même, la rationalité n'est pas une qualité
dont disposerait en monopole la civilisation occidentale. L'Occident
européen s'est longtemps cru propriétaire de la
rationalité, ne voyant qu'erreurs, illusions et arriérations
dans les autres cultures, et jugeait toute culture à la
mesure des performances technologiques. Or, nous devons savoir
que dans toute société, y compris archaïque,
il y a rationalité dans la confection d'outils, la stratégie
de chasse, la connaissance des plantes, des animaux, du terrain
en même temps qu'il y a mythe, magie, religion. Dans nos
sociétés occidentales, il y a aussi présence
de mythes, de magie, de religion, y compris le mythe d'une raison
providentielle et y compris une religion du progrès. Nous
commençons à devenir vraiment rationnels quand nous
reconnaissons la rationalisation incluse dans notre rationalité
et reconnaissons nos propres mythes, dont le mythe de la toute-puissance
de notre raison et celui du progrès garanti.
D'où
la nécessité de reconnaître dans l'éducation
du futur un principe d'incertitude rationnel : la rationalité
risque sans cesse, si elle n'entretient pas sa vigilance autocritique,
de verser dans l'illusion rationalisatrice. C'est dire que la
vraie rationalité n'est pas seulement théorique,
pas seulement critique, mais aussi autocritique.
1.4
Les aveuglements paradigmatiques
Le
jeu de la vérité et de l'erreur ne se joue pas seulement
dans la vérification empirique et la cohérence logique
des théories. Il se joue aussi en profondeur dans la zone
invisible des paradigmes. C'est pourquoi l'éducation doit
en tenir compte.
Un
paradigme peut être défini par :
o La promotion/sélection des concepts maîtres de
l'intelligibilité. Ainsi l'Ordre dans les conceptions déterministes,
la Matière dans les conceptions matérialistes, l'Esprit
dans les conceptions spiritualistes, la Structure dans les conceptions
structuralistes sont les concepts maîtres, selectionnés/sélectionnants,
qui excluent ou subordonnent les concepts qui leur sont antinomiques
(le désordre, l'esprit, la matière, l'événement).
Ainsi, le niveau paradigmatique est celui du principe de sélection
des idées qui sont soit intégrées dans le
discours ou la théorie, soit écartées et
rejetées.
o La détermination des opérations logiques maîtresses.
Le paradigme est caché sous la logique et sélectionne
les opérations logiques qui deviennent à la fois
prépondérantes, pertinentes et évidentes
sous son empire (exclusion-inclusion, disjonction-conjonction,
implication-négation). C'est lui qui accorde le privilège
à certaines opérations logiques aux dépens
d'autres, comme la disjonction au détriment de la conjonction
; c'est lui qui donne validité et universalité à
la logique qu'il a élue. Par là même il donne
aux discours et théories qu'il contrôle les caractères
de la nécessité et de la vérité. Par
sa prescription et sa proscription, le paradigme fonde l'axiome
et s'exprime en l'axiome (" tout phénomène
naturel obéit au déterminisme ", " tout
phénomène proprement humain se définit par
opposition à la nature "...).
Ainsi
donc, le paradigme effectue la sélection et la détermination
de la conceptualisation et des opérations logiques. Il
désigne les catégories fondamentales de l'intelligibilité
et il opère le contrôle de leur emploi. Ainsi, les
individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes
inscrits culturellement en eux.
Prenons
un exemple : il y a deux paradigmes opposés concernant
la relation homme ønature. Le premier inclut l'humain dans
la nature, et tout discours obéissant à ce paradigme
fait de l'homme un être naturel et reconnaît la "
nature humaine ". Le second paradigme prescrit la disjonction
entre ces deux termes et détermine ce qu'il y a de spécifique
en l'homme par exclusion de l'idée de nature. Ces deux
paradigmes opposés ont en commun d'obéir l'un et
l'autre à un paradigme plus profond encore, qui est le
paradigme de simplification, qui, devant toute complexité
conceptuelle, prescrit soit la réduction (ici de l'humain
au naturel), soit la disjonction (ici entre l'humain et le naturel).
L'un et l'autre de ces paradigmes empêchent de concevoir
l'unidualité (naturelle ø culturelle, cérébrale
ø psychique) de la réalité humaine, et empêche
également de concevoir la relation à la fois d'implication
et de séparation entre l'homme et la nature. Seul un paradigme
complexe d'implication/distinction/conjonction permettrait une
telle conception, mais il n'est pas encore inscrit dans la culture
scientifique.
Le
paradigme joue un rôle à la fois souterrain et souverain
dans toute théorie, doctrine ou idéologie. Le paradigme
est inconscient, mais il irrigue la pensée consciente,
la contrôle et, dans ce sens, il est aussi surconscient.
En
bref, le paradigme institue les relations primordiales qui constituent
les axiomes, détermine les concepts, commande les discours
et/ou les théories. Il en organise l'organisation et il
en génère la génération ou la régénération.
On
doit évoquer ici le " grand paradigme d'Occident "
formulé par Descartes et imposé par les développements
de l'histoire européenne depuis le XVIIe siècle.
Le paradigme cartésien disjoint le sujet et l'objet, avec
pour chacun sa sphère propre, la philosophie et la recherche
réflexive ici, la science et la recherche objective là.
Cette dissociation traverse de part en part l'univers :
Sujet / Objet
Ame
/ Corps
Esprit
/ Matière
Qualité
/ Quantité
Finalité
/ Causalité
Sentiment
/ Raison
Liberté
/ Déterminisme
Existence
/ Essence
Il
s'agit bien d'un paradigme : il détermine les Concepts
souverains et prescrit la relation logique : la disjonction. La
non-obéissance à cette disjonction ne peut être
que clandestine, marginale, déviante. Ce paradigme détermine
une double vision du monde, en fait un dédoublement du
même monde : d'une part, un monde d'objets soumis à
observations, expérimentations, manipulations ; d'autre
part, un monde de sujets se posant des problèmes d'existence,
de communication, de conscience, de destin. Ainsi, un paradigme
peut à la fois élucider et aveugler, révéler
et occulter. C'est en son sein que se trouve tapi un problème
clé du jeu de la vérité et de l'erreur.
2.
L'IMPRINTING ET LA NORMALISATION
Au
déterminisme des paradigmes et modèles explicatifs
s'associe le déterminisme des convictions et croyances
qui, lorsqu'elles règnent sur une société,
imposent à tous et à chacun la force impérative
du sacré, la force normalisatrice du dogme, la force prohibitive
du tabou. Les doctrines et idéologies dominantes disposent
également de la force impérative, qui apporte l'évidence
aux convaincus, et la force coercitive, qui suscite la crainte
inhibitrice chez les autres.
Le
pouvoir impératif et prohibitif conjoint des paradigmes,
croyances officielles, doctrines régnantes, vérités
établies détermine les stéréotypes
cognitifs, idées reçues sans examen, croyances stupides
non contestées, absurdités triomphantes, rejets
d'évidences au nom de l'évidence, et il fait régner,
sous tous les cieux, les conformismes cognitifs et intellectuels.
Toutes
les déterminations proprement sociales-économiques-politiques
(pouvoir, hiérarchie, division en classes, spécialisation
et, dans nos temps modernes, techno-bureaucratisation du travail)
et toutes les déterminations proprement culturelles convergent
et se synergisent pour emprisonner la connaissance dans un multidéterminisme
d'impératifs, normes, prohibitions, rigidités, blocages.
Il
y a ainsi, sous le conformisme cognitif, beaucoup plus que du
conformisme. Il y a un imprinting culturel, empreinte matricielle
qui inscrit le conformisme en profondeur, et il y a une normalisation
qui élimine ce qui pourrait le contester. L'imprinting
est un terme que Konrad Lorentz a proposé pour rendre compte
de la marque sans retour qu'imposent les premières expériences
du jeune animal (comme chez l'oisillon, sortant de l'oeuf, qui
suit comme sa mère le premier être vivant passant
à sa portée, ce que nous avait déjà
raconté Andersen à sa façon dans l'histoire
du vilain petit canard). L'imprinting culturel marque les humains,
dès la naissance, du sceau de la culture familiale d'abord,
scolaire ensuite, puis se poursuit dans l'université ou
la profession.
Ainsi,
la sélection sociologique et culturelle des idées
n'obéit que rarement à leur vérité
; elle peut au contraire être impitoyable pour la recherche
de vérité.
3.
LA NOOLOGIE : POSSESSION
Marx
disait justement : " les produits du cerveau humain ont l'aspect
d'êtres indépendants, doués de corps particuliers,
en communication avec les humains et entre eux. ".
Disons
plus : les croyances et les idées ne sont pas seulement
des produits de l'esprit, ce sont aussi des êtres d'esprit
ayant vie et puissance. Par là, elles peuvent nous posséder.
Nous
devons être bien conscients que, dès l'aube de l'humanité,
s'est levée la noosphère, sphère des choses
de l'esprit, avec le déploiement des mythes, des dieux,
et le formidable soulèvement de ces êtres spirituels
a poussé, entraîné l'homo sapiens à
des délires, massacres, cruautés, adorations, extases,
sublimités inconnus dans le monde animal. Depuis cette
aube, nous vivons au milieu de la forêt de mythes qui enrichissent
les cultures.
Issue
tout entière de nos âmes et de nos esprits, la noosphère
est en nous et nous sommes dans la noosphère. Les mythes
ont pris forme, consistance, réalité à partir
de fantasmes formés par nos rêves et nos imaginations.
Les idées ont pris forme, consistance, réalité
à partir des symboles et des pensées de nos intelligences.
Mythes et Idées sont revenus sur nous, nous ont envahis,
nous ont donné émotion, amour, haine, extase, fureur.
Les humains possédés sont capables de mourir ou
de tuer pour un dieu, pour une idée. Encore à l'aube
du troisième millénaire, comme les daimons des Grecs
et parfois comme les démons de l'Evangile, nos démons
" idééls " nous entraînent, submergent
notre conscience, nous rendent inconscients tout en nous donnant
l'illusion d'être hyperconscients.
Les
sociétés domestiquent les individus par les mythes
et les idées qui, à leur tour, domestiquent les
sociétés et les individus, mais les individus pourraient
réciproquement domestiquer leurs idées en même
temps qu'ils pourraient contrôler leur société
qui les contrôle. Dans le jeu si complexe (complémentaire-antagoniste-incertain)
d'asservissement-exploitation-parasitismes mutuels entre les trois
instances (individu ø société ø noosphère),
il y a peut être place pour une recherche symbiotique. Il
ne s'agit nullement de nous donner comme idéal de réduire
les idées à de purs instruments et à en faire
des choses. Les idées existent par et pour l'homme, mais
l'homme existe aussi par et pour les idées. Nous ne pouvons
bien nous en servir que si nous savons aussi les servir. Ne faut-il
pas prendre conscience de nos possessions pour pouvoir dialoguer
avec nos idées, les contrôler autant qu'elles nous
contrôlent et leur appliquer des tests de vérité
et d'erreur ?
Une
idée ou une théorie ne devrait ni être purement
et simplement instrumentalisée, ni imposer ses verdicts
de façon autoritaire ; elle devrait être relativisée
et domestiquée. Une théorie doit aider et orienter
les stratégies cognitives qui sont menées par des
sujets humains.
Il
nous est très difficile de distinguer le moment de séparation
et d'opposition entre ce qui est issu de la même source
: l'Idéalité, mode d'existence nécessaire
de l'Idée pour traduire le réel, et l'Idéalisme,
prise de possession du réel par l'idée ; la rationalité,
dispositif de dialogue entre l'idée avec le réel,
et la rationalisation, qui empêche ce même dialogue.
De même, il y a une très grande difficulté
à reconnaître le mythe caché sous le label
de science ou de raison.
Une
fois encore, nous voyons que le principal obstacle intellectuel
à la connaissance se trouve dans notre moyen intellectuel
de connaissance. Lénine a dit que les faits étaient
têtus. Il n'avait pas vu que l'idée fixe et l'idée-force,
donc les siennes, étaient plus têtues encore. Le
mythe et l'idéologie détruisent et dévorent
les faits.
Et
pourtant, ce sont des idées qui nous permettent de concevoir
les carences et les dangers de l'idée. D'où ce paradoxe
incontournable : nous devons mener une lutte cruciale contre les
idées, mais nous ne pouvons le faire qu'avec le secours
des idées. Nous ne devons jamais oublier de maintenir nos
idées dans leur rôle médiateur et nous devons
les empêcher de s'identifier avec le réel. Nous ne
devons reconnaître comme dignes de foi que les idées
qui comportent l'idée que le réel résiste
à l'idée. Telle est une tâche indispensable
dans la lutte contre l'illusion.
4.
L'INATTENDU...
L'inattendu
nous surprend. C'est que nous nous sommes installés en
trop grande sécurité dans nos théories et
nos idées, et que celles-ci n'ont aucune structure d'accueil
pour le nouveau. Or le nouveau jaillit sans cesse. On ne peut
jamais le prévoir tel qu'il se présentera, mais
on doit s'attendre à sa venue, c'est-à-dire s'attendre
à l'inattendu (cf. chapitre V Affronter les incertitudes).
Et une fois l'inattendu survenu, il faudrait être capable
de réviser nos théories et idées, plutôt
que de faire entrer au forceps le fait nouveau dans la théorie
incapable de vraiment l'accueillir.
5.
L'INCERTITUDE DE LA CONNAISSANCE
Que
de sources, de causes d'erreur et d'illusion, multiples et sans
cesse renouvelées dans toutes connaissances !
D'où
la nécessité, pour toute éducation, de dégager
les grandes interrogations sur notre possibilité de connaître.
Pratiquer ces interrogations constitue l'oxygène de toute
entreprise de connaissance. De même que l'oxygène
tuait les êtres vivants primitifs jusqu'à ce que
la vie utilise ce corrupteur comme détoxifiant, de même
l'incertitude, qui tue la connaissance simpliste, est le détoxifiant
de la connaissance complexe. De toute façon, la connaissance
reste une aventure pour laquelle l'éducation doit fournir
les viatiques indispensables.
La
connaissance de la connaissance, qui comporte l'intégration
du connaissant dans sa connaissance, doit apparaître à
l'éducation comme un principe et une nécessité
permanente.
Nous
devons comprendre qu'il y a des conditions bio-anthropologiques
(les aptitudes du cerveau øesprit humain), des conditions
socio-culturelles (la culture ouverte permettant les dialogues
et échanges d'idées) et des conditions noologiques
(les théories ouvertes) qui permettent de "vraies"
interrogations, c'est-à-dire des interrogations fondamentales
sur le monde, sur l'homme et sur la connaissance elle-même.
Nous
devons comprendre que, dans la recherche de la vérité,
les activités auto-observatrices doivent être inséparables
des activités observatrices, les autocritiques inséparables
des critiques, les processus réflexifs inséparables
des processus d'objectivation.
Ainsi,
nous devons apprendre que la recherche de vérité
nécessite la recherche et l'élaboration de métapoints
de vue permettant la réflexivité, comportant notamment
l'intégration de l'observateur-concepteur dans l'observation-conception
et comportant l'écologisation de l'observation-conception
dans le contexte mental et culturel qui est le sien.
Nous
pouvons même utiliser la possession que nous font subir
les idées pour nous laisser posséder par les idées
justement de critique, d'autocritique, d'ouverture, de complexité.
Les idées que je défends ici ne sont pas tant des
idées que je possède, ce sont surtout des idées
qui me possèdent.
Plus
largement, nous devons nous tenter de jouer sur les doubles possessions,
celle des idées par notre esprit, celle de notre esprit
par les idées, pour en arriver à des formes où
l'asservissement mutuel deviendrait convivialité.
Car
c'est là un problème clé : instaurer la convivialité
avec nos idées comme avec nos mythes.
L'esprit
humain doit se méfier de ses produits idéels, qui
en même temps lui sont vitalement nécessaires. Nous
avons besoin de contrôle permanent pour éviter idéalisme
et rationalisation. Nous avons besoin de négociations et
contrôles mutuels entre nos esprits et nos idées.
Nous avons besoin d'échanges et communications entre les
différentes régions de notre esprit. Il faut prendre
conscience du ça et du on qui parlent à travers
le je, et sans cesse être en alerte pour tenter de détecter
le mensonge à soi-même.
Nous
avons besoin de civiliser nos théories, c'est-à-dire
d'une nouvelle génération de théories ouvertes,
rationnelles, critiques, réflexives, autocritiques, aptes
à s'autoréformer.
Nous
avons besoin de trouver les métapoints de vue sur la noosphère,
qui ne peuvent advenir qu'avec l'aide des idées complexes,
en coopération avec nos esprits eux-mêmes cherchant
les métapoints de vue pour s'auto-observer et se concevoir.
Nous
avons besoin que se cristallise et s'enracine un paradigme permettant
la connaissance complexe.
Les
possibilités d'erreur et d'illusion sont multiples et permanentes
: celles issues de l'extérieur culturel et social inhibent
l'autonomie de l'esprit et prohibent la recherche de vérité
; celles issues de l'intérieur, tapies parfois au sein
de nos meilleurs moyens de connaissance, font que les esprits
se trompent d'eux-mêmes et sur eux-mêmes.Que de souffrances
et d'égarements ont été causés par
les erreurs et illusions tout au long de l'histoire humaine et,
de façon terrifiante, au XXe siècle ! Aussi le problème
cognitif est-il d'importance anthropologique, politique, sociale
et historique. S'il peut y avoir un progrès de base au
XXIe siècle, ce serait que les hommes et femmes ne soient
plus les jouets inconscients non seulement de leurs idées
mais de leurs propres mensonges à eux-mêmes. C'est
un devoir capital de l'éducation que d'armer chacun dans
le combat vital pour la lucidité.
CHAPITRE
II
LES
PRINCIPES D'UNE CONNAISSANCE PERTINENTE
1.
DE LA PERTINENCE DANS LA CONNAISSANCE
La
connaissance des problèmes clés du monde, des informations
clés concernant ce monde, si aléatoire et difficile
soit-elle, doit être tentée sous peine d'infirmité
cognitive. Et cela d'autant plus que le contexte, aujourd'hui,
de toute connaissance politique, économique, anthropologique,
écologique... est le monde lui-même. L'ère
planétaire nécessite de tout situer dans le contexte
et le complexe planétaire. La connaissance du monde en
tant que monde devient nécessité à la fois
intellectuelle et vitale. C'est le problème universel pour
tout citoyen du nouveau millénaire : comment acquérir
l'accès aux informations sur le monde et comment acquérir
la possibilité de les articuler et de les organiser ? Comment
percevoir et concevoir le Contexte, le Global (la relation tout/parties),
le Multidimensionnel, le Complexe ? Pour articuler et organiser
les connaissances, et par là reconnaître et connaître
les problèmes du monde, il faut une réforme de pensée.
Or, cette réforme est paradigmatique et non pas programmatique
: c'est la question fondamentale pour l'éducation, car
elle concerne notre aptitude à organiser la connaissance.
A
ce problème universel est confrontée l'éducation
du futur, car il y a inadéquation de plus en plus ample,
profonde et grave entre, d'une part, nos savoirs disjoints, morcelés,
compartimentés et, d'autre part, des réalités
ou problèmes de plus en plus polydisciplinaires, transversaux,
multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires.
Dans
cette inadéquation deviennent invisibles :
o Le contexte
o Le global
o Le multidimensionnel
o Le complexe
Pour
qu'une connaissance soit pertinente, l'éducation devra
donc rendre évidents :
1.1
Le contexte
La
connaissance des informations ou données isolées
est insuffisante. Il faut situer informations et données
dans leur contexte pour qu'elles prennent sens. Pour prendre sens
le mot a besoin du texte qui est son propre contexte et le texte
a besoin du contexte où il s'énonce. Ainsi, le mot
amour change de sens dans un contexte religieux et dans un contexte
profane, et une déclaration d'amour n'a pas le même
sens de vérité si elle est énoncée
par un séducteur ou par un séduit.
Claude
Bastien note que " l'évolution cognitive ne va pas
vers la mise en place de connaissances de plus en plus abstraites
mais, à l'inverse, vers leur mise en contexte1 " -laquelle
détermine les conditions de leur insertion et les limites
de leur validité. Bastien ajoute que " la contextualisation
est une condition essentielle de l'efficacité (du fonctionnement
cognitif). "
1.2
Le global (les relations entre tout et parties)
Le
global est plus que le contexte, c'est l'ensemble contenant des
parties diverses qui lui sont liées de façon inter-rétroactive
ou organisationnelle. Ainsi, une société est plus
qu'un contexte : c'est un tout organisateur dont nous faisons
partie. La Planète Terre est plus qu'un contexte : c'est
un tout à la fois organisateur et désorganisateur
dont nous faisons partie. Le tout a des qualités ou propriétés
qui ne se trouveraient pas dans les parties si elles étaient
isolées les unes des autres, et certaines qualités
ou propriétés des parties peuvent être inhibées
par les contraintes issues du tout. Marcel Mauss disait : "
Il faut recomposer le tout ". Il faut effectivement recomposer
le tout pour connaître les parties.
D'où
la vertu cognitive du principe de Pascal dont devra s'inspirer
l'éducation du futur : " toutes choses étant
causées et causantes, aidées et aidantes, médiates
et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel
et insensible qui lie les plus éloignées et les
plus différentes, je tiens impossible de connaître
les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître
le tout sans connaître particulièrement les parties
2"
De
plus, chez l'être humain comme chez les autres êtres
vivants, il y a présence du tout à l'intérieur
des parties : chaque cellule contient la totalité du patrimoine
génétique d'un organisme polycellulaire ; la société
en tant que tout est présente à l'intérieur
de chaque individu dans son langage, son savoir, ses obligations,
ses normes. Ainsi, de même que chaque point singulier d'un
hologramme contient la totalité de l'information de ce
qu'il représente, chaque cellule singulière, chaque
individu singulier contient de façon hologrammique le tout
dont il fait partie et qui en même temps fait partie de
lui.
1.3
Le multidimensionnel
Les
unités complexes, comme l'être humain ou la société,
sont multidimensionnelles : ainsi l'être humain est à
la fois biologique, psychique, social, affectif, rationnel. La
société comporte des dimensions historique, économique,
sociologique, religieuse... La connaissance pertinente doit reconnaître
cette multidimensionnalité et y insérer ses données
: on ne saurait non seulement isoler une partie du tout mais les
parties les unes des autres ; la dimension économique,
par exemple, est en inter-rétroactions permanentes avec
toutes les autres dimensions
humaines
; de plus, l'économie porte en elle de façon hologrammique
besoins, désirs, passions humaines qui outrepassent les
seuls intérêts économiques.
1.4
Le complexe
La
connaissance pertinente doit affronter la complexité. Complexus
signifie ce qui est tissé ensemble ; en effet, il y a complexité
lorsque sont inséparables les éléments différents
constituant un tout (comme l'économique, le politique,
le sociologique, le psychologique, l'affectif, le mythologique)
et qu'il y a tissu interdépendant, interactif et inter-rétroactif
entre l'objet de connaissance et son contexte, les parties et
le tout, le tout et les parties, les parties entre elles. La complexité,
c'est, de ce fait, le lien entre l'unité et la multiplicité.
Les développements propres à notre ère planétaire
nous confrontent de plus en plus souvent et de plus en plus inéluctablement
aux défis de la complexité.
Par
conséquent, l'éducation doit promouvoir une "
intelligence générale " apte à se référer
au complexe, au contexte, de façon multidimensionnelle
et dans une conception globale.
2.
L'INTELLIGENCE GENERALE
L'esprit
humain est, comme le disait H. Simon, un G.P.S, " General
Problems Setting and Solving ". Contrairement à une
opinion répandue, le développement des aptitudes
générales de l'esprit permet d'autant mieux le développement
des compétences particulières ou spécialisées.
Plus puissante est l'intelligence générale, plus
grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux.
Aussi la compréhension de données particulières
nécessite-t-elle l'activation de l'intelligence générale
qui opère et organise la mobilisation des connaissances
d'ensemble dans chaque cas particulier.
La
connaissance, en cherchant à se construire par référence
au contexte, au global, au complexe, doit mobiliser ce que le
connaissant sait du monde. Comme disait François Recanati,
" la compréhension des énoncés, loin
de se réduire à un pur et simple décodage,
est un processus non modulaire d'interprétation qui mobilise
l'intelligence générale et fait largement appel
à la connaissance du monde ". Ainsi, il y a corrélation
entre la mobilisation des connaissances d'ensemble et l'activation
de l'intelligence générale.
L'éducation
doit favoriser l'aptitude naturelle de l'esprit à poser
et à résoudre les problèmes essentiels et,
corrélativement, stimuler le plein emploi de l'intelligence
générale. Ce plein emploi nécessite le libre
exercice de la curiosité, faculté la plus répandue
et la plus vivante de l'enfance et de l'adolescence, que trop
souvent l'instruction éteint et qu'il s'agit au contraire
de stimuler ou, si elle dort, d'éveiller.
Dans
la mission de promouvoir l'intelligence générale
des individus, l'éducation du futur doit à la fois
utiliser les connaissances existantes, surmonter les antinomies
provoquées par le progrès dans les connaissances
spécialisées (cf. 2.1) et identifier la fausse rationalité
(cf. 3.3).
2.1
L'antinomie
Des
progrès gigantesques dans les connaissances se sont effectués
dans le cadre des spécialisations disciplinaires au cours
du XXe siècle. Mais ces progrès sont dispersés,
non reliés du fait justement de cette spécialisation
qui souvent brise les contextes, les globalités, les complexités.
De ce fait, d'énormes obstacles se sont accumulés
pour empêcher l'exercice de la connaissance pertinente,
au sein même de nos systèmes d'enseignement.
Ceux-ci
opèrent la disjonction entre les humanités et les
sciences, ainsi que la séparation des sciences en disciplines
devenues hyperspécialisées, fermées sur elles-mêmes.
Ainsi,
les réalités globales et complexes sont brisées
; l'humain est disloqué ; sa dimension biologique, cerveau
compris, est enfermée dans les départements biologiques
; ses dimensions psychique, sociale, religieuse, économique
sont à la fois reléguées et séparées
les unes des autres dans les départements de sciences humaines
; ses caractères subjectifs, existentiels, poétiques,
se trouvent cantonnés dans les départements de littérature
et poésie. La philosophie, qui est par nature une réflexion
sur tout problème humain, est devenue à son tour
un domaine clos sur lui-même.
Les
problèmes fondamentaux et les problèmes globaux
sont évacués des sciences disciplinaires. Ils ne
sont sauvegardés que dans la philosophie, mais cessent
d'être nourris par les apports des sciences.
Dans
ces conditions, les esprits formés par les disciplines
perdent leurs aptitudes naturelles à contextualiser les
savoirs, ainsi qu'à les intégrer dans leurs ensembles
naturels. L'affaiblissement de la perception du global conduit
à l'affaiblissement de la responsabilité (chacun
tendant à n'être responsable que de sa tâche
spécialisée), ainsi qu'à l'affaiblissement
de la solidarité (chacun ne ressentant plus son lien avec
ses concitoyens).
3.
LES PROBLEMES ESSENTIELS
3.1
Disjonction et spécialisation close
De
fait, l'hyperspécialisation3 empêche de voir le global
(qu'elle fragmente en parcelles) ainsi que l'essentiel (qu'elle
dissout). Elle empêche même de traiter correctement
les problèmes particuliers qui ne peuvent êtres posés
et pensés que dans leur contexte. Or, les problèmes
essentiels ne sont jamais parcellaires, et les problèmes
globaux sont de plus en plus essentiels. Alors que la culture
générale comportait l'incitation à chercher
la mise en contexte de toute information ou de toute idée,
la culture scientifique et technique disciplinaire parcellarise,
disjoint et compartimente les savoirs, rendant de plus en plus
difficile leur mise en contexte.
En
même temps le découpage des disciplines rend incapable
de saisir " ce qui est tissé ensemble ", c'est-à-dire,
selon le sens originel du terme, complexe.
La
connaissance spécialisée est une forme particulière
d'abstraction. La spécialisation " abs-trait ",
c'est-à-dire extrait un objet de son contexte et de son
ensemble, en rejette les liens et les intercommunications avec
son milieu, l'insère dans un secteur conceptuel abstrait
qui est celui de la discipline compartimentée, dont les
frontières brisent arbitrairement la systémicité
(la relation d'une partie au tout) et la multidimensionnalité
des phénomènes ; elle conduit à une abstraction
mathématique opérant d'elle-même une scission
avec le concret, en privilégiant tout ce qui est calculable
et formalisable.
Ainsi,
l'économie, par exemple, qui est la science sociale mathématiquement
la plus avancée, est la science socialement et humainement
la plus arriérée, car elle s'est abstraite des conditions
sociales, historiques, politiques, psychologiques, écologiques
inséparables des activités économiques. C'est
pourquoi ses experts sont de plus en plus incapables d'interpréter
les causes et conséquences des perturbations monétaires
et boursières, de prévoir et de prédire le
cours économique, même à court terme. Du coup,
l'erreur économique devient une conséquence première
de la science économique.
3.2
Réduction et disjonction
Jusqu'à
la moitié du XXe siècle, la plupart des sciences
obéissaient au principe de réduction qui ramène
la connaissance d'un tout à la connaissance de ses parties,
comme si l'organisation d'un tout ne produisait pas des qualités
ou propriétés nouvelles par rapport aux parties
considérées isolément.
Le
principe de réduction conduit naturellement à réduire
le complexe au simple. Ainsi, il applique aux complexités
vivantes et humaines la logique mécanique et déterministe
de la machine artificielle. Il peut aussi aveugler et conduire
à éliminer tout ce qui n'est pas quantifiable et
mesurable, éliminant ainsi l'humain de l'humain, c'est-à-dire
les passions, émotions, douleurs et bonheurs. De même,
quand il obéit strictement au postulat déterministe,
le principe de réduction occulte l'aléa, le nouveau,
l'invention.
Comme
notre éducation nous a appris à séparer,
compartimenter, isoler et non à relier les connaissances,
l'ensemble de celles-ci constitue un puzzle inintelligible. Les
interactions, les rétroactions, les contextes, les complexités
qui se trouvent dans le no man's land entre les disciplines deviennent
invisibles. Les grands problèmes humains disparaissent
au profit des problèmes techniques particuliers. L'incapacité
d'organiser le savoir épars et compartimenté conduit
à l'atrophie de la disposition mentale naturelle à
contextualiser et à globaliser.
L'intelligence
parcellaire, compartimentée, mécaniste, disjonctive,
réductionniste, brise le complexe du monde en fragments
disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui
est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel. C'est
une intelligence myope qui finit le plus souvent par être
aveugle. Elle détruit dans l'oeuf les possibilités
de compréhension et de réflexion, réduit
les chances d'un jugement correctif ou d'une vue à long
terme. Aussi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels,
plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité
; plus progresse la crise, plus progresse l'incapacité
à penser la crise ; plus les problèmes deviennent
planétaires, plus ils deviennent impensés. Incapable
d'envisager le contexte et le complexe planétaire, l'intelligence
aveugle rend inconscient et irresponsable.
3.3
La fausse rationalité
Dan
Simmons suppose dans sa tétralogie de science fiction (Hypérion
et la suite) qu'un techno-centre, issu de l'émancipation
des techniques et dominé par les I.A. (intelligences artificielles),
s'efforce de contrôler les humains eux-mêmes. Le problème
des humains est de bénéficier des techniques, mais
de ne pas s'y subordonner.
Or
nous sommes en voie de subordination aux I.A. qui sont implantés
profondément dans les esprits sous forme d'une pensée
technocratique ; celle-ci, pertinente pour tout ce qui concerne
les machines artificielles, est incapable de comprendre le vivant
et l'humain auxquels elle s'applique en se croyant la seule rationnelle.
De
fait, la fausse rationalité, c'est-à-dire la rationalisation
abstraite et unidimensionnelle, triomphe sur les terres4. Partout,
et pendant des dizaines d'années, des solutions prétendument
rationnelles apportées par des experts convaincus d'oeuvrer
pour la raison et le progrès et de ne rencontrer que superstitions
dans les coutumes et craintes des populations, ont appauvri en
enrichissant, ont détruit en créant. Partout sur
la planète, le défrichage et l'arrachage des arbres
sur des milliers d'hectares contribuent au déséquilibre
hydrique et à la désertification des terres. S'ils
ne sont pas régulés, les déboisements aveugles
transformeraient par exemple les sources tropicales du Nil en
oueds secs les trois quarts de l'année et ils tariraient
l'Amazone. Les grandes monocultures ont éliminé
les petites polycultures de subsistance, aggravant les disettes
et déterminant l'exode rural et la bidonvillisation urbaine.
Comme le dit François Garczynski, " cette agriculture-là
fait le désert au double sens du terme - érosion
des sols et exode rural ". La pseudo-fonctionnalité,
qui ne tient pas compte des besoins non quantifiables et non identifiables,
a multiplié les banlieues et villes nouvelles devenant
rapidement isolats d'ennui, de saleté, de dégradations,
d'incurie, de dépersonnalisation, de délinquance.
Les plus monumentaux chefs-d'oeuvre de cette rationalité
technobureaucratique ont été réalisés
par l'ancienne URSS : on y a par exemple détourné
le cours des fleuves pour irriguer, même aux heures les
plus chaudes, des hectares sans arbres de culture de coton, d'où
salinisation du sol par remontée du sel de la terre, volatilisation
des eaux souterraines, assèchement de la mer d'Aral. Les
dégradations étaient plus graves en URSS qu'à
l'Ouest du fait qu'en URSS les technobureaucraties n'ont pas eu
à subir la réaction des citoyens. Malheureusement,
après l'effondrement de l'empire, les dirigeants des nouveaux
Etats ont fait appel à des experts libéraux de l'Ouest
qui ignorent délibérément qu'une économie
concurrentielle de marché a besoin d'institutions, de lois
et de règles. Et, incapables d'élaborer l'indispensable
stratégie complexe qui, comme l'avait déjà
indiqué Maurice Allais -pourtant économiste libéral-,
impliquait de planifier la déplanification et de programmer
la déprogrammation, ils ont provoqué de nouveaux
désastres.
De
tout cela, il résulte des catastrophes humaines, dont les
victimes et les conséquences ne sont pas reconnues ni comptabilisées,
comme le sont les victimes des catastrophes naturelles.
Ainsi,
le XXe siècle a vécu sous le règne d'une
pseudo-rationalité qui s'est prétendue la seule
rationalité, mais a atrophié la compréhension,
la réflexion et la vision à long terme. Son insuffisance
pour traiter les problèmes les plus graves a constitué
un des problèmes les plus graves pour l'humanité.
D'où
le paradoxe : le XXe siècle a produit des progrès
gigantesques dans tous les domaines de la connaissance scientifique,
ainsi que dans tous les domaines de la technique. En même
temps, il a produit une nouvelle cécité aux problèmes
globaux, fondamentaux et complexes, et cette cécité
a pu générer d'innombrables erreurs et illusions,
à commencer chez les scientifiques, techniciens, spécialistes.
Pourquoi
? Parce que sont méconnus les principes majeurs d'une connaissance
pertinente. La parcellarisation et la compartimentation des savoirs
rendent incapable de saisir " ce qui est tissé ensemble
".
Le
nouveau siècle ne devrait-il pas s'affranchir du contrôle
de la rationalité mutilée et mutilante afin que
l'esprit humain puisse enfin la contrôler ?
Il
s'agit de comprendre une pensée qui sépare et qui
réduit par une pensée qui distingue et qui relie.
Il ne s'agit pas d'abandonner la connaissance des parties pour
la Connaissance des totalités, ni l'analyse pour la synthèse
; il faut les conjuguer. Il y a les défis de la complexité
auxquels les développements propres à notre ère
planétaire nous confrontent inéluctablement.
1
Claude Bastien, Le décalage entre logique et connaissance,
in Courrier du CNRS, n°79, Sciences cognitives, octobre 1992.
2 Pascal, Pensées, texte établi par Léon
Brunschwicg, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1976.
3 C'est-à-dire la spécialisation qui se renferme
sur elle-même sans permettre son intégration dans
une problématique globale ou une conception d'ensemble
de l'objet dont elle ne considère qu'un aspect ou une partie.
4 Il est arrivé que des intentions salutaires, lorsqu'elles
lui obéissent, produisent à terme des effets nocifs
qui contrebalancent, voire surpassent, leurs effets bénéfiques.
Ainsi, la Révolution verte promue pour nourrir le Tiers-Monde
y a accru considérablement les ressources alimentaires
et a permis d'éviter notablement les disettes ; toutefois,
il a fallu que l'on révise l'idée de départ,
apparemment rationnelle mais abstraitement maximisante, qui était
de sélectionner et multiplier sur de très vastes
surfaces un seul génome végétal - le plus
productif quantitativement. On s'est aperçu que l'absence
de variété génétique permettait à
l'agent pathogène, auquel ne pouvait résister ce
génome, d'anéantir dans la même saison toute
une récolte. Alors, on a été conduit à
rétablir une certaine variété génétique
afin d'optimiser et non plus maximiser les rendements. Par ailleurs,
les déversements massifs d'engrais dégradent les
sols, les irrigations qui ne tiennent pas compte du terrain provoquent
leur érosion, l'accumulation de pesticides détruit
les régulations entre espèces, éliminant
des utiles en même temps que des nuisibles, provoquant même
parfois la multiplication sans frein d'une espèce nuisible
immunisée contre les pesticides ; puis les substances toxiques
contenues dans les pesticides passent dans les aliments et altèrent
la santé des consommateurs.
CHAPITRE
III
ENSEIGNER
LA CONDITION HUMAINE
L'éducation
du futur devra être un enseignement premier et universel
portant sur la condition humaine. Nous sommes en l'ère
planétaire ; une aventure commune emporte les humains où
qu'ils soient. Ceux-ci doivent se reconnaître dans leur
humanité commune et en même temps reconnaître
la diversité culturelle inhérente à tout
ce qui est humain.
Connaître
l'humain, c'est d'abord le situer dans l'univers, non l'en retrancher.
Comme nous l'avons vu (chapitre I), toute connaissance doit contextualiser
son objet pour être pertinente. " Qui sommes-nous ?"
est inséparable d'un " où sommes-nous ? "
" d'où venons-nous ? " " où allons-nous
?".
Interroger
notre condition humaine, c'est donc interroger en premier notre
situation dans le monde. Un afflux de connaissances, à
la fin du XXe siècle, permet d'éclairer de façon
tout à fait nouvelle la situation de l'être humain
dans l'univers. Les progrès concomitants de la cosmologie,
des sciences de la Terre, de l'écologie, de la biologie,
de la préhistoire dans les années 60-70 ont modifié
les idées sur l'Univers, la Terre, la Vie et l'Homme lui-même.
Mais ces apports sont encore disjoints. L'Humain demeure écartelé,
fragmenté en morceaux d'un puzzle qui a perdu sa figure.
Ici se pose un problème épistémologique :
il y a impossibilité de concevoir l'unité complexe
de l'humain par la pensée disjonctive, qui conçoit
notre humanité de façon insulaire, en dehors du
cosmos qui l'entoure, de la matière physique et de l'esprit
dont nous sommes constitués, ainsi que par la pensée
réductrice, qui réduit l'unité humaine à
un substrat purement bio-anatomique. Les sciences humaines sont
elles-mêmes morcelées et compartimentées.
Ainsi, la complexité humaine devient-elle invisible et
l'homme s'évanouit " comme une trace sur le sable
". Aussi, le nouveau savoir, faute d'être relié,
n'est ni assimilé, ni intégré. Il y a paradoxalement
aggravation de l'ignorance du tout, alors qu'il y a progression
de la connaissance des parties.
D'où
la nécessité, pour l'éducation du futur,
d'un grand remembrement des connaissances issues des sciences
naturelles afin de situer la condition humaine dans le monde,
de celles issues des sciences humaines pour éclairer les
multidimensionnalités et complexités humaines, et
la nécessité d'y intégrer l'apport inestimable
des humanités, non seulement philosophie et histoire, mais
aussi littérature, poésie, arts...
1.
ENRACINEMENT ø DERACINEMENT HUMAIN
Nous
devons reconnaître notre double enracinement dans le cosmos
physique et dans la sphère vivante, en même temps
que notre déracinement proprement humain. Nous sommes à
la fois dans et hors de la nature.
1.1
La condition cosmique
Nous
avons récemment abandonné l'idée d'un Univers
ordonné, parfait, éternel pour un univers né
dans le rayonnement, en devenir dispersif, où jouent de
façon à la fois complémentaire, concurrente
et antagoniste, ordre, désordre et organisation.
Nous
sommes dans un gigantesque cosmos en expansion, constitué
de milliards de galaxies et de milliards de milliards d'étoiles,
et nous avons appris que notre terre était une minuscule
toupie tournant autour d'un astre errant à la périphérie
d'une petite galaxie de banlieue. Les particules de nos organismes
seraient apparues dès les premières secondes de
notre cosmos voici (peut-être ?) quinze milliards d'années,
nos atomes de carbone se sont constitués dans un ou plusieurs
soleils antérieurs au nôtre ; nos molécules
se sont groupées dans les premiers temps convulsifs de
la Terre ; ces macromolécules se sont associées
dans des tourbillons dont l'un, de plus en plus riche dans sa
diversité moléculaire, s'est métamorphosé
en une organisation de type nouveau par rapport à l'organisation
strictement chimique : une auto-organisation vivante.
Cette
épopée cosmique de l'organisation, sans cesse sujette
aux forces de désorganisation et de dispersion, est aussi
l'épopée de la reliance, qui a seule empêché
le cosmos de se disperser ou s'évanouir aussitôt
né. Au sein de l'aventure cosmique, à la pointe
du développement prodigieux d'un rameau singulier de l'auto-organisation
vivante, nous poursuivons à notre façon l'aventure.
1.2
La condition physique
Un
peu de substance physique s'est organisé de façon
thermodynamique sur cette terre ; à travers trempage marin,
mijotage chimique, décharges électriques, elle y
a pris Vie. La vie est solarienne : tous ses constituants ont
été forgés dans un soleil et rassemblés
sur une planète crachée par le soleil ; elle est
la transformation d'un ruissellement photonique issu des flamboyants
tourbillons solaires. Nous, vivants, constituons un fétu
de la diaspora cosmique, quelques miettes de l'existence solaire,
un menu bourgeonnement de l'existence terrienne.
1.3
La condition terrestre
Nous
faisons partie du destin cosmique, mais nous y sommes marginaux
: notre Terre est le troisième satellite d'un soleil détrôné
de son siège central, devenu astre pygmée errant
parmi des milliards d'étoiles dans une galaxie périphérique
d'un univers en expansion...
Notre
planète s'est agrégée il y a cinq milliards
d'années, à partir probablement de détritus
cosmiques issus de l'explosion d'un soleil antérieur, et
il y a quatre milliards d'années l'organisation vivante
a émergé d'un tourbillon macromoléculaire
dans les orages et les convulsions telluriques.
La
Terre s'est autoproduite et auto-organisée dans la dépendance
du soleil ; elle s'est constituée en complexe biophysique
à partir du moment où s'est développée
sa biosphère.
Nous
sommes à la fois des êtres cosmiques et terrestres.
La
vie est née dans des convulsions telluriques, et son aventure
a couru par deux fois au moins le danger d'extinction (fin du
primaire et cours du secondaire). Elle s'est développée
non seulement en espèces diverses mais aussi en écosystèmes
où les prédations et dévorations ont constitué
la chaîne trophique à double visage, celui de vie
et celui de mort.
Notre
planète erre dans le cosmos. Nous devons tirer les conséquences
de cette situation marginale, périphérique, qui
est la nôtre.
En
tant qu'êtres vivants de cette planète, nous dépendons
vitalement de la biosphère terrestre ; nous devons reconnaître
notre très physique et très biologique identité
terrienne.
1.4
L'humaine condition
L'importance
de l'hominisation est capitale pour l'éducation à
la condition humaine, car elle nous montre comment animalité
et humanité constituent ensemble notre humaine condition.
L'anthropologie
préhistorique nous montre comment l'hominisation est une
aventure de millions d'années, à la fois discontinue
- advenue de nouvelles espèces : habilis, erectus, neanderthal,
sapiens, et disparition des précédentes, surgissement
du langage et de la culture - et continue, dans le sens où
se poursuit un processus de bipédisation, de manualisation,
de redressement du corps, de cérébralisation5, de
juvénilisation (l'adulte conservant les caractères
non spécialisés de l'embryon et les caractères
psychologiques de la jeunesse), de complexification sociale, processus
au cours duquel apparaît le langage proprement humain en
même temps que se constitue la culture, capital acquis des
savoirs, savoir-faire, croyances, mythes, transmissibles de génération
en génération...
L'hominisation
aboutit à un nouveau commencement. L'hominien s'humanise.
Désormais, le concept d'homme a double entrée ;
une entrée biophysique, une entrée psycho-socio-culturelle,
les deux entrées se renvoyant l'une à l'autre.
Nous
sommes issus du cosmos, de la nature, de la vie, mais du fait
de notre humanité même, de notre culture, de notre
esprit, de notre conscience, nous sommes devenus étrangers
à ce cosmos qui nous demeure secrètement intime.
Notre pensée, notre conscience, qui nous font connaître
ce monde physique, nous en éloignent d'autant. Le fait
même de considérer rationnellement et scientifiquement
l'univers nous en sépare. Nous nous sommes développés
au-delà du monde physique et vivant. C'est dans cet au-delà
que s'opère le plein déploiement de l'humanité.
A
la façon d'un point d'hologramme, nous portons au sein
de notre singularité, non seulement toute l'humanité,
toute la vie, mais aussi presque tout le cosmos, y compris son
mystère qui gît sans doute au fond de la nature humaine.
Mais nous ne sommes pas des êtres que l'on pourrait connaître
et comprendre uniquement à partir de la cosmologie, de
la physique, de la biologie, de la psychologie...
2.
L'HUMAIN DE L'HUMAIN
2.1
Unidualité
L'humain
est un être à la fois pleinement biologique et pleinement
culturel, qui porte en lui cette unidualité originaire.
C'est un super- et un hypervivant : il a développé
de façon inouïe les potentialités de la vie.
Il exprime de façon hypertrophiée les qualités
égocentriques et altruistes de l'individu, atteint des
paroxysmes de vie dans des extases et ivresses, bouillonne d'ardeurs
orgiastiques et orgasmiques, et c'est dans cette hypervitalité
que l'homo sapiens est aussi homo demens.
L'homme
est donc un être pleinement biologique, mais s'il ne disposait
pas pleinement de la culture ce serait un primate du plus bas
rang. La culture accumule en elle ce qui est conservé,
transmis, appris, et elle comporte normes et principes d'acquisition.
2.2
La boucle cerveau ø esprit ø culture
L'homme
ne s'accomplit en être pleinement humain que par et dans
la culture. Il n'y a pas de culture sans cerveau humain (appareil
biologique doté de compétence pour agir, percevoir,
savoir, apprendre), mais il n'y pas d'esprit (mind, mente), c'est-à-dire
capacité de conscience et pensée sans culture. L'esprit
humain est une émergence qui naît et s'affirme dans
la relation cerveau-culture. Une fois que l'esprit a émergé,
il intervient dans le fonctionnement cérébral et
rétroagit sur lui. Il y a donc une triade en boucle entre
cerveau ø esprit øculture où chacun des termes
est nécessaire à chacun des autres. L'esprit est
une émergence du cerveau que suscite la culture, laquelle
n'existerait pas sans le cerveau.
2.3
La boucle raison ø affection ø pulsion
En
même temps, nous trouvons une triade bio-anthropologique
autre que celle cerveau / esprit / culture : elle ressort de la
conception du cerveau triunique de Mac Lean6. Le cerveau humain
intègre en lui : a) le paléocéphale, héritier
du cerveau reptilien, source de l'agressivité, du rut,
des pulsions primaires, b) le mésocéphale, héritier
du cerveau des anciens mammifères, où l'hippocampe
semble lier le développement de l'affectivité et
celui de la mémoire à long terme, c) le cortex qui,
déjà très développé chez les
mammifères jusqu'à envelopper toutes les structures
de l'encéphale et former les deux hémisphères
cérébraux, s'hypertrophie chez les humains en un
néocortex qui est le siège des aptitudes analytiques,
logiques, stratégiques que la culture permet d'actualiser
pleinement. Ainsi nous apparaît une autre face de la complexité
humaine qui intègre l'animalité7 (mammifère
et reptilienne) dans l'humanité et l'humanité dans
l'animalité. Les relations entre les trois instances sont
non seulement complémentaires mais aussi antagonistes,
comportant les conflits bien connus entre la pulsion, le coeur
et la raison ; corrélativement, la relation triunique n'obéit
pas à une hiérarchie raison / affectivité
/ pulsion ; il y a une relation instable, permutante, rotative
entre ces trois instances. La rationalité ne dispose donc
pas du pouvoir suprême. Elle est une instance, concurrente
et antagoniste aux autres instances d'une triade inséparable,
et elle est fragile : elle peut être dominée, submergée,
voire asservie par l'affectivité ou la pulsion. La pulsion
meurtrière peut se servir de la merveilleuse machine logique
et utiliser la rationalité technique pour organiser et
justifier ses entreprises.
2.4
La boucle individu ø société ø espèce
Enfin,
il y a une relation triadique individu / société
/ espèce. Les individus sont les produits du processus
reproducteur de l'espèce humaine, mais ce processus doit
lui-même être produit par deux individus. Les interactions
entre individus produisent la société et celle-ci,
qui témoigne de l'émergence de la culture, rétroagit
sur les individus par la culture.
On
ne peut absolutiser l'individu et en faire la fin suprême
de cette boucle ; on ne le peut non plus de la société
ou de l'espèce. Au niveau anthropologique, la société
vit pour l'individu, lequel vit pour la société
; la société et l'individu vivent pour l'espèce,
qui vit pour l'individu et la société. Chacun de
ces termes est à la fois moyen et fin : c'est la culture
et la société qui permettent l'accomplissement des
individus, et ce sont les interactions entre individus qui permettent
la perpétuation de la culture et l'auto-organisation de
la société. Toutefois, nous pouvons considérer
que l'épanouissement et la libre expression des individus-sujets
constituent notre dessein éthique et politique, sans toutefois
que nous pensions qu'ils constituent la finalité même
de la triade individu ø société øespèce.
La complexité humaine ne saurait être comprise dissociée
de ces éléments qui la constituent : tout développement
vraiment humain signifie développement conjoint des autonomies
individuelles, des participations communautaires et du sentiment
d'appartenance à l'espèce humaine.
3.
UNITAS MULTIPLEX : L'UNITE ET LA DIVERSITE HUMAINE
L'éducation
du futur devra veiller à ce que l'idée d'unité
de l'espèce humaine n'efface pas celle de sa diversité
et que celle de sa diversité n'efface pas celle de l'unité.
Il y a une unité humaine. Il y a une diversité humaine.
L'unité n'est pas seulement dans les traits biologiques
de l'espèce homo sapiens. La diversité n'est pas
seulement dans les traits psychologiques, culturels, sociaux de
l'être humain. Il y a aussi une diversité proprement
biologique au sein de l'unité humaine ; il y a une unité
non seulement cérébrale mais mentale, psychique,
affective, intellectuelle ; de plus, les cultures et les sociétés
les plus diverses ont des principes génératifs ou
organisateurs communs. C'est l'unité humaine qui porte
en elle les principes de ses multiples diversités. Comprendre
l'humain, c'est comprendre son unité dans la diversité,
sa diversité dans l'unité. Il faut concevoir l'unité
du multiple, la multiplicité de l'un.
L'éducation
devra illustrer ce principe d'unité/diversité dans
tous les domaines.
3.1
Le domaine individuel
Dans
le domaine individuel, il y a unité/diversité génétique.
Tout humain porte génétiquement en lui l'espèce
humaine et comporte génétiquement sa propre singularité,
anatomique, physiologique. Il y a unité/diversité
cérébrale, mentale, psychologique, affective, intellectuelle,
subjective : tout être humain porte en lui cérébralement,
mentalement, psychologiquement, affectivement, intellectuellement,
subjectivement, des caractères fondamentalement communs
et en même temps il a ses propres singularités cérébrales,
mentales, psychologiques, affectives, intellec-tuelles, subjectives...
3.2
Le domaine social
Dans
le domaine de la société, il y a unité/diversité
des langues (toutes diverses à partir d'une structure à
double articulation commune, ce qui fait que nous sommes jumeaux
par le langage et séparés par les langues), des
organisations sociales et des cultures.
3.3
Diversité culturelle et pluralité d'individus
On
dit justement La Culture, on dit justement les cultures.
La
culture est constituée par l'ensemble des savoirs, savoir-faire,
règles, normes, interdits, stratégies, croyances,
idées, valeurs, mythes qui se transmet de génération
en génération, se reproduit en chaque individu,
contrôle l'existence de la société et entretient
la complexité psychologique et sociale. Il n'est pas de
société humaine, archaïque ou moderne, qui
soit sans culture, mais chaque culture est singulière.
Ainsi, il y a toujours la culture dans les cultures, mais la culture
n'existe qu'à travers les cultures.
Les
techniques peuvent migrer d'une culture à l'autre, comme
ce fut le cas de la roue, de l'attelage, de la boussole, de l'imprimerie.
Il en est ainsi également de certaines croyances religieuses
puis d'idées laïques qui, nées dans une culture
singulière, ont pu s'universaliser. Mais il est dans chaque
culture un capital spécifique de croyances, idées,
valeurs, mythes et particulièrement ceux qui lient une
communauté singulière à ses ancêtres,
ses traditions, ses morts.
Ceux
qui voient la diversité des cultures tendent à minimiser
ou occulter l'unité humaine, ceux qui voient l'unité
humaine tendent à considérer comme secondaire la
diversité des cultures. Il est au contraire approprié
de concevoir une unité qui assure et favorise la diversité,
une diversité qui s'inscrit dans une unité.
Le
double phénomène de l'unité et de la diversité
des cultures est crucial. La culture maintient l'identité
humaine dans ce qu'elle a de spécifique ; les cultures
maintiennent les identités sociales dans ce qu'elles ont
de spécifique. Les cultures sont apparemment closes sur
elles-mêmes pour sauvegarder leur identité singulière.
Mais, en fait, elles sont aussi ouvertes : intégrant en
elles non seulement des savoirs et des techniques, mais aussi
des idées, des coutumes, des aliments, des individus venus
d'ailleurs. Les assimilations d'une culture à l'autre sont
enrichissantes. Il y a aussi de grandes réussites créatrices
dans des métissages culturels, comme ceux qui ont produit
le flamenco, les musiques d'Amérique latine, le raï.
Par contre, la désintégration d'une culture sous
l'effet destructeur d'une domination technico-civilisationnelle
est une perte pour toute l'humanité dont la diversité
des cultures constitue un de ses plus précieux trésors.
L'être
humain est lui-même à la fois un et multiple. Nous
avons dit que tout être humain, tel le point d'un hologramme,
porte le cosmos en lui. Nous devons voir aussi que tout être,
même le plus enfermé dans la plus banale des vies,
constitue en lui-même un cosmos. Il porte en lui ses multiplicités
intérieures, ses personnalités virtuelles, une infinité
de personnages chimériques, une poly-existence dans le
réel et l'imaginaire, le sommeil et la veille, l'obéissance
et la transgression, l'ostensible et le secret, des grouillements
larvaires dans ses cavernes et des gouffres insondables. Chacun
contient en lui des galaxies de rêves et de fantasmes, des
élans inassouvis de désirs et d'amours, des abîmes
de malheur, des immensités d'indifférence glacée,
des embrasements d'astre en feu, des déferlements de haine,
des égarements débiles, des éclairs de lucidité,
des orages déments...
3.4
Sapiens / demens
Le
XXIe siècle devra abandonner la vision unilatérale
définissant l'être humain par la rationalité
(homo sapiens), la technique (homo faber), les activités
utilitaires (homo economicus), les nécessités obligatoires
(homo prosaicus). L'être humain est complexe et porte en
lui de façon bipolarisée les caractères antagonistes
:
sapiens et demens (rationnel et délirant)
faber
et ludens (travailleur et joueur)
empiricus
et imaginarius (empirique et imaginaire)
economicus
et consumans (économe et dilapidateur)
prosaicus
et poeticus (prosaïque et poétique)
L'homme
de la rationalité est aussi celui de l'affectivité
du mythe et du délire (demens). L'homme du travail est
aussi l'homme du jeu (ludens). L'homme empirique est aussi l'homme
imaginaire (imaginarius). L'homme de l'économie est aussi
celui de la " consumation " (consumans). L'homme prosaïque
est aussi celui de la poésie, c'est-à-dire de la
ferveur, de la participation, de l'amour, de l'extase. L'amour
est poésie. Un amour naissant inonde le monde de poésie,
un amour qui dure irrigue de poésie la vie quotidienne,
la fin d'un amour nous rejette dans la prose.
Ainsi,
l'être humain ne vit pas que de rationalité et de
technique ; il se dépense, se donne, se voue dans les danses,
transes, mythes, magies, rites ; il croit dans les vertus du sacrifice
; il a vécu souvent pour préparer son autre vie
au-delà de la mort. Partout, une activité technique,
pratique, intellectuelle témoigne de l'intelligence empirico-rationnelle
; partout en même temps, les fêtes, cérémonies,
cultes avec leurs possessions, exaltations, gaspillages, "
consumations " témoignent de l'homo ludens, poeticus,
consumans, imaginarius, demens. Les activités de jeu, de
fête, de rite ne sont pas de simples détentes pour
se remettre à la vie pratique ou au travail, les croyances
aux dieux et aux idées ne peuvent être réduites
à des illusions ou superstitions : elles ont des racines
qui plongent dans les profondeurs anthropologiques ; elles concernent
l'être humain dans sa nature même. Il y a relation
manifeste ou souterraine entre le psychisme, l'affectivité,
la magie, le mythe, la religion. Il y a à la fois unité
et dualité entre homo faber, homo ludens, homo sapiens
et homo demens. Et, chez l'être humain, le développement
de la connaissance rationnelle-empirique-technique n'a jamais
annulé la connaissance symbolique, mythique, magique ou
poétique.
3.5
Homo complexus
Nous
sommes des êtres infantiles, névrotiques, délirants,
tout en étant aussi rationnels. Tout cela constitue l'étoffe
proprement humaine.
L'être
humain est un être raisonnable et déraisonnable,
capable de mesure et de démesure ; sujet d'une affectivité
intense et instable, il sourit, rit, pleure, mais sait aussi connaître
objectivement ; c'est un être sérieux et calculateur,
mais aussi anxieux, angoissé, jouisseur, ivre, extatique
; c'est un être de violence et de tendresse, d'amour et
de haine ; c'est un être qui est envahi par l'imaginaire
et qui peut reconnaître le réel, qui sait la mort
et qui ne peut y croire, qui secrète le mythe et la magie
mais aussi la science et la philosophie ; qui est possédé
par les Dieux et par les Idées, mais qui doute des Dieux
et critique les Idées ; il se nourrit de connaissances
vérifiées, mais aussi d'illusions et de chimères.
Et lorsque, dans la rupture des contrôles rationnels, culturels,
matériels, il y a confusion entre l'objectif et le subjectif,
entre le réel et l'imaginaire, lorsqu'il y a hégémonie
d'illusions, démesure déchaînée, alors
l'homo demens assujettit l'homo sapiens et subordonne l'intelligence
rationnelle au service de ses monstres.
Aussi
la folie est-elle un problème central de l'homme, et pas
seulement son déchet ou sa maladie. Le thème de
la folie humaine fut évident pour la philosophie de l'antiquité,
la sagesse orientale, les poètes de tous continents, les
moralistes, Erasme, Montaigne, Pascal, Rousseau. Il s'est volatilisé
non seulement dans l'euphorique idéologie humaniste qui
voua l'homme à régenter l'univers mais aussi dans
les sciences humaines et dans la philosophie.
La
démence n'a pas conduit l'espèce humaine à
l'extinction (seules les énergies nucléaires libérées
par la raison scientifique et seul le développement de
la rationalité technique aux dépens de la biosphère
pourraient la conduire à sa disparition). Et pourtant,
tant de temps semble avoir été perdu, gaspillé
à des rites, des cultes, des ivresses, des décorations,
des danses, et d'innombrables illusions... En dépit de
tout cela, le développement technique, puis scientifique,
a été foudroyant ; les civilisations ont produit
philosophie et science ; l 'Humanité a dominé la
Terre.
C'est
dire que les progrès de la complexité se sont faits
à la fois malgré, avec et à cause de la folie
humaine.
La
dialogique sapiens ø demens a été créatrice
tout en étant destructrice ; la pensée, la science,
les arts ont été irrigués par les forces
profondes de l'affectivité, par les rêves, angoisses,
désirs, craintes, espérances. Dans les créations
humaines il y a toujours le double pilotage sapiens ødemens.
Demens a inhibé mais aussi favorisé sapiens. Platon
avait déjà remarqué que Diké, la loi
sage, est fille d'Ubris, la démesure.
Telle
fureur aveugle brise les colonnes d'un temple de servitude, comme
la prise de la Bastille et, à l'inverse, tel culte de la
Raison nourrit la guillotine.
La
possibilité du génie vient de ce que l'être
humain n'est pas totalement prisonnier du réel, de la logique
(néocortex), du code génétique, de la culture,
de la société. La recherche, la découverte
s'avancent dans la béance de l'incertitude et de l'indécidabilité.
Le génie surgit dans la brèche de l'incontrôlable,
justement là où rôde la folie. La création
jaillit dans la liaison entre les profondeurs obscures psycho-affectives
et la flamme vive de la conscience.
Aussi,
l'éducation devrait montrer et illustrer le Destin à
multiples faces de l'humain : le destin de l'espèce humaine,
le destin individuel, le destin social, le destin historique,
tous destins entremêlés et inséparables. Ainsi,
l'une des vocations essentielles de l'éducation du futur
sera l'examen et l'étude de la complexité humaine.
Elle déboucherait sur la prise de connaissance, donc de
conscience, de la condition commune à tous les humains
et de la très riche et nécessaire diversité
des individus, des peuples, des cultures, sur notre enracinement
comme citoyens de la Terre...
5 Australopithèque (crâne 508 cm3), homo habilis
(680 cm3), homo erectus (800-1100cm3), homme moderne (1200-1500
cm3).
6 P.D. Mac Lean, The triune brain, in Smith (F.Q.) ed. The Neurosciences,
Second Study Program, Rockefeller University Press, New-York,
1970.
7 Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, cela
nous conduit à associer étroitement l'intelligence
à l'affectivité, ce qu'indiquent clairement les
travaux de : A. Damasio, L'erreur de Descartes, éd. O.
Jacob, Paris ; et de J.M.Vincent, Biologie des passions, éd.
O. Jacob, Paris.
CHAPITRE
IV
ENSEIGNER
L'IDENTITE TERRIENNE
"
Seul le sage ne cesse d'avoir le tout constamment à l'esprit,
n'oublie jamais le monde, pense et agit par rapport au cosmos.
"
Groethuysen
"
Pour la première fois, l'homme a réellement compris
qu'il est un habitant de la planète, et peut-être
doit-il penser ou agir sous un nouvel aspect, non seulement sous
l'aspect d'individu, de famille ou de genre, d'Etat ou de groupe
d'Etats, mais aussi sous l'aspect planétaire. "
Vernadski
Comment
les citoyens du nouveau millénaire pourraient-ils penser
leurs problèmes et les problèmes de leur temps ?
Il
leur faut comprendre à la fois la condition humaine dans
le monde et la condition du monde humain qui, au cours de l'histoire
moderne, est devenu celui de l'ère planétaire.
Nous
sommes entrés depuis le XVIe siècle dans l'ère
planétaire et nous sommes depuis la fin du XXe siècle
au stade de la mondialisation.
La
mondialisation, comme stade actuel de l'ère planétaire,
signifie d'abord, comme l'a très bien dit le géographe
Jacques Lévy : " l'émergence d'un objet nouveau,
le monde en tant que tel ". Mais, plus nous sommes saisis
par le monde, plus il nous est difficile de le saisir. A l'époque
des télécommunications, de l'information, d'Internet,
nous sommes submergés par la complexité du monde
et les innombrables informations sur le monde noient nos possibilités
d'intelligibilité.
D'où
l'espoir de dégager un problème vital par excellence,
qui subordonnerait tous les autres problèmes vitaux. Mais
ce problème vital est constitué par l'ensemble des
problèmes vitaux, c'est-à-dire l'intersolidarité
complexe de problèmes, antagonismes, crises, processus
incontrôlés. Le problème planétaire
est un tout, qui se nourrit d'ingrédients multiples, conflictuels,
crisiques ; il les englobe, les dépasse et les nourrit
en retour.
Ce
qui aggrave la difficulté de connaître notre Monde,
c'est le mode de pensée qui a atrophié en nous,
au lieu de la développer, l'aptitude à contextualiser
et à globaliser, alors que l'exigence de l'ère planétaire
est de penser sa globalité, la relation tout-parties, sa
multidimensionnalité, sa complexité. Ce qui nous
renvoie à la réforme de pensée, requise dans
le chapitre II, nécessaire pour concevoir le contexte,
le global, le multidimensionnel, le complexe.
C'est
la complexité (la boucle productive/destructive des actions
mutuelles des parties sur le tout et du tout sur les parties)
qui fait problème. Il nous faut, dès lors, concevoir
l'insoutenable complexité du monde dans le sens où
il faut considérer à la fois l'unité et la
diversité du processus planétaire, ses complémentarités
en même temps que ses antagonismes. La planète n'est
pas un système global, mais un tourbillon en mouvement,
dépourvu de centre organisateur.
Elle
demande une pensée polycentrique capable de viser à
un universalisme, non pas abstrait, mais conscient de l'unité/diversité
de l'humaine condition ; une pensée polycentrique nourrie
des cultures du monde. Eduquer pour cette pensée, telle
est la finalité de l'éducation du futur qui doit
oeuvrer, à l'ère planétaire, pour l'identité
et la conscience terrienne.
1.
L'ERE PLANETAIRE
Les
sciences contemporaines nous apprennent que nous serions à
15 milliards d'années après une catastrophe indicible
à partir de laquelle le cosmos s'est créé,
peut-être cinq millions d'années après qu'eut
commencé l'aventure de l'hominisation, qui nous aurait
différenciés des autres anthropoïdes, cent
mille années après l'émergence de l'homo
sapiens, dix mille ans après la naissance des civilisations
historiques, et nous entrons au début du troisième
millénaire dans l'ère dite chrétienne.
L'histoire
humaine a commencé par une diaspora planétaire sur
tous les continents, puis est entrée, à partir des
temps modernes, dans l'ère planétaire de la communication
entre les fragments de la diaspora humaine.
La
diaspora de l'humanité n'a pas produit de scission génétique
: pygmées, noirs, jaunes, indiens, blancs relèvent
de la même espèce, disposent des mêmes caractères
fondamentaux d'humanité. Mais elle a produit une extraordinaire
diversité de langues, de cultures, de destins, source d'innovations
et de créations dans tous les domaines. Le trésor
de l'humanité est dans sa diversité créatrice,
mais la source de sa créativité est dans son unité
génératrice.
A
la fin du XVe siècle européen, la Chine des Ming
et l'Inde mogole sont les plus importantes civilisations du Globe.
L'Islam, en Asie et en Afrique, est la plus ample religion de
la Terre. L'Empire ottoman, qui d'Asie a déferlé
sur l'Europe orientale, anéanti Byzance et menacé
Vienne, devient une grande puissance d'Europe. L'Empire des Incas
et l'Empire aztèque règnent sur les Amériques
et Cuzco, comme Tenochtitlán, dépasse en population,
monuments et splendeurs Madrid, Lisbonne, Paris, Londres -capitales
des jeunes et petites nations de l'Ouest européen.
Et
pourtant, à partir de 1492, ce sont ces jeunes et petites
nations qui s'élancent à la conquête du Globe
et, à travers l'aventure, la guerre, la mort, suscitent
l'ère planétaire qui fait désormais communiquer
les cinq continents pour le meilleur et pour le pire. La domination
de l'Occident européen sur le reste du monde provoque des
catastrophes de civilisation, dans les Amériques notamment,
des destructions culturelles irrémédiables, des
asservissements terribles. Ainsi, l'ère planétaire
s'ouvre et se développe dans et par la violence, la destruction,
l'esclavage, l'exploitation féroce des Amériques
et de l'Afrique. Les bacilles et virus d'Eurasie se ruent sur
les Amériques, faisant des hécatombes en semant
rougeole, herpès, grippe, tuberculose, tandis que d'Amérique
le tréponème de la syphilis bondit de sexe en sexe
jusqu'à Shanghai. Les Européens implantent chez
eux le maïs, la pomme de terre, le haricot, la tomate, le
manioc, la patate douce, le cacao, le tabac venus d'Amérique.
Ils apportent en Amérique les moutons, les bovins, les
chevaux, les céréales, vignes, oliviers, et les
plantes tropicales, riz, igname, café, canne à sucre.
La
planétarisation se développe par l'apport sur les
continents de la civilisation européenne, de ses armes,
de ses techniques, de ses conceptions dans tous ses comptoirs,
avant-postes, zones de pénétration. L'industrie
et la technique prennent un essor que n'a connu encore nulle civilisation.
L'essor économique, le développement des communications,
l'inclusion des continents subjugués dans le marché
mondial déterminent de formidables mouvements de population
que va amplifier la croissance démographique8 généralisée.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, 21 millions
d'Européens ont traversé l'Atlantique pour les deux
Amériques. Des flux migratoires se produisent aussi en
Asie où les Chinois s'installent en commerçants
au Siam, à Java et dans la péninsule malaise, s'embarquent
pour la Californie, la Colombie britannique, la Nouvelle-Galles
du Sud, la Polynésie, tandis que des Indiens se fixent
au Natal et en Afrique orientale.
La
planétarisation engendre au XXe siècle deux guerres
mondiales, deux crises économiques mondiales et, après
1989, la généralisation de l'économie libérale
nommée mondialisation. L'économie mondiale est de
plus en plus un tout interdépendant : chacune de ses parties
est devenue dépendante du tout et, réciproquement,
le tout subit les perturbations et aléas qui affectent
les parties. La planète s'est rétrécie. Il
fallut trois ans à Magellan pour faire le tour du monde
par mer (1519-22). Il fallait encore 80 jours pour un hardi voyageur
du XIXe siècle utilisant routes, chemin de fer et navigation
à vapeur pour faire le tour de la Terre. A la fin du XXe
siècle, le jet accomplit la boucle en 24 heures. Mais,
surtout, tout est instantanément présent d'un point
de la planète à l'autre par télévision,
téléphone, fax, Internet...
Le
monde devient de plus en plus un tout. Chaque partie du monde
fait de plus en plus partie du monde, et le monde, en tant que
tout, est de plus en plus présent en chacune de ses parties.
Cela se vérifie non seulement pour les nations et les peuples
mais aussi pour les individus. De même que chaque point
d'un hologramme contient l'information du tout dont il fait partie,
de même désormais chaque individu reçoit en
lui ou consomme les informations et les substances venant de tout
l'univers.
Ainsi,
l'Européen par exemple s'éveille chaque matin en
ouvrant sa radio japonaise et en reçoit les événements
du monde : éruptions volcaniques, tremblements de terre,
coups d'Etat, conférences internationales lui arrivent
pendant qu'il prend son thé de Ceylan, Inde ou Chine à
moins que ce ne soit un moka d'Ethiopie ou un arabica d'Amérique
latine ; il met son tricot, son slip et sa chemise faits en coton
d'Egypte ou d'Inde ; il revêt veste et pantalon en laine
d'Australie, traitée à Manchester puis Roubaix-Tourcoing,
ou bien un blouson de cuir venu de Chine sur un jeans style USA.
Sa montre est suisse ou japonaise. Ses lunettes sont d'écaille
de tortue équatoriale. Il peut trouver à sa table
d'hiver les fraises et cerises d'Argentine ou du Chili, les haricots
verts frais du Sénégal, les avocats ou ananas d'Afrique,
les melons de la Guadeloupe. Il a ses bouteilles de rhum de la
Martinique, de vodka russe, de tequila mexicaine, de bourbon américain.
Il peut écouter chez lui une symphonie allemande dirigée
par un chef coréen à moins qu'il n'assiste devant
son écran vidéo à La Bohème avec la
Noire, Barbara Hendricks, en Mimi et l'Espagnol, Placido Domingo,
en Rodolphe.
Alors
que l'Européen est dans ce circuit planétaire de
confort, un très grand nombre d'Africains, Asiatiques,
Sud-Américains sont dans un circuit planétaire de
misère. Ils subissent dans leur vie quotidienne les contrecoups
du marché mondial qui affectent les cours du cacao, du
café, du sucre, des matières premières que
produisent leurs pays. Ils ont été chassés
de leurs villages par des processus mondialisés issus de
l'Occident, notamment les progrès de la monoculture industrielle
; de paysans autosuffisants ils sont devenus des suburbains en
quête d'un salaire ; leurs besoins sont désormais
traduits en termes monétaires. Ils aspirent à la
vie de bien-être à laquelle les font rêver
les publicités et les films d'Occident. Ils utilisent la
vaisselle d'aluminium ou de plastique, boivent de la bière
ou du Coca-Cola. Ils couchent sur des feuilles récupérées
de mousse polystyrène et portent des tee-shirts imprimés
à l'américaine. Ils dansent sur des musiques syncrétiques
où les rythmes de leur tradition entrent dans une orchestration
venue d'Amérique. Ainsi, pour le meilleur et le pire, chaque
humain, riche ou pauvre, du Sud ou du Nord, de l'Est ou de l'Ouest,
porte en lui, sans le savoir, la planète tout entière.
La mondialisation est à la fois évidente, subconsciente,
omniprésente.
La
mondialisation est certes unificatrice, mais il faut immédiatement
ajouter qu'elle est aussi conflictuelle dans son essence. L'unification
mondialisante est de plus en plus accompagnée par son propre
négatif qu'elle suscite par contre-effet : la balkanisation.
Le monde devient de plus en plus un, mais il devient en même
temps de plus en plus divisé. C'est paradoxalement l'ère
planétaire elle-même qui a permis et favorisé
le morcellement généralisé en Etats-nations
: en effet, la demande émancipatrice de nation est stimulée
par un mouvement de ressourcement dans l'identité ancestrale,
qui s'effectue en réaction au courant planétaire
d'homogénéisation civilisationnelle, et cette demande
est intensifiée par la crise généralisée
du futur.
Les
antagonismes entre nations, entre religions, entre laïcité
et religion, entre modernité et tradition, entre démocratie
et dictature, entre riches et pauvres, entre Orient et Occident,
entre Nord et Sud s'entrenourrissent, ce à quoi se mêlent
les intérêts stratégiques et économiques
antagonistes des grandes puissances et des multinationales vouées
au profit. Ce sont tous ces antagonismes qui se rencontrent dans
des zones à la fois d'interférences et de fracture
comme la grande zone sismique du Globe qui part d'Arménie/Azerbaïdjan,
traverse le Moyen-Orient et va jusqu'au Soudan. Ils s'exaspèrent
là où il y a religions et ethnies mêlées,
frontières arbitraires entre Etats, exaspérations
de rivalités et dénis de tous ordres, comme au Moyen-Orient.
Ainsi,
le XXe siècle a à la fois créé et
morcelé un tissu planétaire unique ; ses fragments
se sont isolés, hérissés, entre-combattus.
Les Etats dominent la scène mondiale en titans brutaux
et ivres, puissants et impuissants. En même temps, le déferlement
technico-industriel sur le Globe tend à supprimer bien
des diversités humaines, ethniques, culturelles. Le développement
lui même a créé plus de problèmes qu'il
n'en a résolu, et il conduit à la crise profonde
de civilisation qui affecte les sociétés prospères
d'Occident.
Conçu
de façon seulement technico-économique,le développement
est à terme insoutenable, y compris le développement
durable. Il nous faut une notion plus riche et complexe du développement
qui soit non seulement matériel mais aussi intellectuel,
affectif, moral...
Le
XXe siècle n'a pas quitté l'âge de fer planétaire
; il s'y est enfoncé.
2.
LE LEGS DU XXE SIECLE
Le
XXe siècle fut celui de l'alliance de deux barbaries :
la première vient du fond des âges et apporte la
guerre, le massacre, la déportation, le fanatisme. La seconde,
glacée, anonyme, vient de l'intérieur d'une rationalisation
qui ne connaît que le calcul et ignore les individus, leurs
chairs, leurs sentiments, leurs âmes et qui multiplie les
puissances de mort et d'asservissement technico-industrielles.
Pour
dépasser cette ère barbare, il faut d'abord reconnaître
son héritage. Cet héritage est double, à
la fois héritage de mort et héritage de naissance.
2.1
L'héritage de mort
Le
XXe siècle a semblé donner raison à la formule
atroce selon laquelle l'évolution humaine est une croissance
de la puissance de mort.
La
mort introduite par le XXe siècle n'est pas seulement celle
des dizaines de millions de tués des deux guerres mondiales
et des camps exterminateurs nazis et soviétiques, elle
est aussi celle de deux nouvelles puissances de mort.
2.1.1 Les armes nucléaires
La
première est celle de la possibilité de la mort
globale de toute l'humanité par l'arme nucléaire.
Cette menace ne s'est pas dissipée au début du troisième
millénaire ; au contraire, elle s'accroît avec la
dissémination et la miniaturisation de la bombe. La potentialité
d'auto-anéantissement accompagne désormais la marche
de l'humanité.
2.1.2 Les nouveaux périls
La
seconde est celle de la possibilité de la mort écologique.
Depuis les années 70, nous avons découvert que les
déjections, émanations, exhalaisons de notre développement
technico-industriel urbain dégradent notre biosphère
et menacent d'empoisonner irrémédiablement le milieu
vivant dont nous faisons partie : la domination effrénée
de la nature par la technique conduit l'humanité au suicide.
Par
ailleurs, des forces de mort que l'on croyait en cours de liquidation
se sont rebellées : le virus du SIDA nous a envahis, premier
en date de virus inconnus qui surgissent, tandis que les bactéries
que l'on croyait éliminées reviennent avec de nouvelles
résistances aux antibiotiques. Ainsi, la mort s'est réintroduite
avec virulence dans nos corps que l'on croyait désormais
aseptisés.
Enfin,
la mort a gagné du terrain à l'intérieur
de nos âmes. Les puissances d'autodestruction, latentes
en chacun d'entre nous, se sont particulièrement activées,
avec l'aide de drogues dures comme l'héroïne, partout
où se multiplient et s'accroissent les solitudes et les
angoisses.
Ainsi,
la menace plane sur nous avec l'arme thermonucléaire, elle
nous enveloppe avec la dégradation de la biosphère,
elle est potentielle dans chacune de nos étreintes ; elle
se tapit en nos âmes avec l'appel mortifère aux drogues.
2.2
Mort de la modernité
La
civilisation née en Occident, en larguant ses amarres avec
le passé, croyait se diriger vers un futur de progrès
à l'infini. Celui-ci était mû par les progrès
conjoints de la science, de la raison, de l'histoire, de l'économie,
de la démocratie. Or, nous avons appris, avec Hiroshima,
que la science était ambivalente ; nous avons vu la raison
régresser et le délire stalinien prendre le masque
de la raison historique ; nous avons vu qu'il n'y avait pas de
lois de l'Histoire guidant irrésistiblement vers un avenir
radieux ; nous avons vu que le triomphe de la démocratie
n'était nulle part définitivement assuré
; nous avons vu que le développement industriel pouvait
entraîner des ravages culturels et des pollutions mortifères
; nous avons vu que la civilisation du bien-être pouvait
produire en même temps du mal-être. Si la modernité
se définit comme foi inconditionnelle dans le progrès,
dans la technique, dans la science, dans le développement
économique, alors cette modernité est morte.
2.3
L'espérance
S'il
est vrai que le genre humain, dont la dialogique cerveau ø
esprit n'est pas close, possède en lui des ressources créatrices
inépuisées, alors on peut entrevoir pour le troisième
millénaire la possibilité d'une nouvelle création
dont le XXe siècle a apporté les germes et embryons
: celle d'une citoyenneté terrestre. Et l'éducation,
qui est à la fois transmission de l'ancien et ouverture
d'esprit pour accueillir le nouveau, est au coeur de cette nouvelle
mission.
2.3.1 L'apport des contre-courants
Le
XXe siècle a légué en héritage, sur
le tard, des contre-courants régénérateurs.
Souvent dans l'histoire, des contre-courants, suscités
en réaction aux courants dominants, peuvent se développer
et détourner le cours des événements. Il
nous faut noter :
o Le contre-courant écologique que l'accroissement des
dégradations et le surgissement de catastrophes techniques/
industrielles ne peuvent qu'accroître ;
o le contre-courant qualitatif qui, en réaction à
l'invasion du quantitatif et de l'uniformisation généralisée,
s'attache à la qualité en tous domaines, à
commencer par la qualité de la vie ;
o le contre-courant de résistance à la vie prosaïque
purement utilitaire, qui se manifeste par la recherche d'une vie
poétique, vouée à l'amour, l'émerveillement,
la passion, la fête ;
o le contre-courant de résistance au primat de la consommation
standardisée qui se manifeste de deux façons opposées
: l'une par la recherche d'une intensité vécue ("
consumation "), l'autre par la recherche d'une frugalité
et d'une tempérance ;
o le contre-courant, encore timide, d'émancipation à
l'égard de la tyrannie omniprésente de l'argent,
que l'on cherche à contrebalancer par des relations humaines
et solidaires faisant reculer le règne du profit ;
o le contre-courant, lui aussi timide qui, en réaction
aux déchaînements de la violence, nourrit des éthiques
de la pacification des âmes et des esprits.
On
peut également penser que toutes les aspirations qui ont
nourri les grandes espérances révolutionnaires du
XXe siècle, mais qui ont été trompées,
pourront renaître sous la forme d'une nouvelle recherche
de solidarité et de responsabilité.
On
pourrait espérer également que les besoins de ressourcement,
qui animent aujourd'hui les fragments dispersés de l'humanité
et qui provoquent la volonté d'assumer les identités
ethniques ou nationales, puissent s'approfondir et s'élargir,
sans se nier eux-mêmes, dans le ressourcement au sein de
l'identité humaine de citoyens de la Terre-Patrie.
On
peut espérer en une politique au service de l'être
humain, inséparable d'une politique de civilisation, qui
ouvrirait la voie pour civiliser la Terre comme maison et jardin
communs de l'humanité.
Tous
ces courants sont voués à s'intensifier et à
s'amplifier au cours du XXIe siècle et à constituer
de multiples débuts de transformation ; mais la vraie transformation
ne pourrait s'accomplir que lorsqu'ils s'entre-transformeraient
les uns les autres, opérant ainsi une transformation globale,
laquelle rétroagirait sur les transformations de chacun.
2.3.2 Dans le jeu contradictoire des possibles
Une
des conditions fondamentales d'une évolution positive serait
que les forces émancipatrices inhérentes à
la science et à la technique puissent en surmonter les
forces de mort et d'asservissement. Les développements
de la technoscience sont ambivalents. Ils ont rétréci
la Terre, permettent à tous les points du Globe d'être
en communication immédiate, donnent les moyens de nourrir
toute la planète et d'assurer à tous ses habitants
un minimum de bien-être, mais ils ont créé
les pires conditions de mort et de destruction. Les humains asservissent
les machines qui asservissent l'énergie, mais ils sont
en même temps eux-mêmes asservis par elles. La saga
de science-fiction d'Hypérion, de Dan Simmons, suppose
que dans un millénaire du futur les intelligences artificielles
(I.A.) auront domestiqué les humains, sans que ceux-ci
en soient conscients, et prépareraient leur élimination.
Le roman retrace des péripéties étonnantes
au terme desquelles une hybride d'humaine et d'I.A., porteuse
de l'âme du poète Keats, annonce une nouvelle sagesse.
Tel est le problème crucial qui se pose dès le XXe
siècle : serons-nous assujettis par la technosphère
ou saurons-nous vivre en symbiose avec elle ?
Les
possibilités offertes par le développement des biotechnologies
sont également prodigieuses pour le meilleur et pour le
pire. La génétique et la manipulation moléculaire
du cerveau humain vont permettre des normalisations et des standardisations
jamais encore réussies par les endoctrinements et les propagandes
sur l'espèce humaine. Mais elles vont permettre les éliminations
de tares handicapantes, une médecine prédictive,
le contrôle par l'esprit de son propre cerveau.
L'ampleur
et l'accélération actuelles des transformations
semble présager une mutation encore plus considérable
que celle qui fit passer au néolithique de petites sociétés
archaïques de chassseurs-ramasseurs sans État, sans
agriculture ni ville, aux sociétés historiques qui
depuis huit millénaires déferlent sur la planète.
Nous
pouvons aussi compter sur les inépuisables sources de l'amour
humain. Certes, le XXe siècle a horriblement souffert des
carences d'amour, des indifférences, des duretés
et des cruautés. Mais il a produit aussi un excès
d'amour qui s'est voué aux mythes menteurs, aux illusions,
aux fausses divinités ou qui s'est pétrifié
dans de petits fétichismes comme la collection de timbres-poste.
Nous
pouvons également espérer dans les possibilités
cérébrales de l'être humain qui sont encore
en très grande partie inexploitées ; l'esprit humain
pourrait développer des aptitudes encore inconnues dans
l'intelligence, la compréhension, la créativité.
Comme les possibilités sociales sont en relation avec les
possibilités cérébrales, nul ne peut assurer
que nos sociétés aient épuisé leurs
possibilités d'amélioration et de transformation
et que nous soyons arrivés à la fin de l'Histoire.
Nous pouvons espérer en un progrès dans les relations
entre humains, individus, groupes, ethnies, nations.
La
possibilité anthropologique, sociologique, culturelle,
spirituelle de progrès restaure le principe d'espérance,
mais sans certitude " scientifique ", ni promesse "
historique ". C'est une possibilité incertaine qui
dépend beaucoup des prises de conscience, des volontés,
du courage, de la chance... Aussi, les prises de conscience sont-elles
devenues urgentes et primordiales.
Ce
qui porte le pire péril porte aussi les meilleures espérances
: c'est l'esprit humain lui-même, et c'est pourquoi le problème
de la réforme de la pensée est devenu vital.
3.
L'IDENTITE ET LA CONSCIENCE TERRIENNE
L'union
planétaire est l'exigence rationnelle minimale d'un monde
rétréci et interdépendant. Une telle union
a besoin d'une conscience et d'un sentiment d'appartenance mutuelle
nous liant à notre Terre considérée comme
première et ultime Patrie.
Si
la notion de patrie comporte une identité commune, une
relation d'affiliation affective à une substance à
la fois maternelle et paternelle (incluse dans le terme féminin-masculin
de patrie), enfin une communauté de destin, alors on peut
avancer la notion de Terre-Patrie.
Comme
nous l'avons indiqué dans le chapitre III, nous avons tous
une identité génétique, cérébrale,
affective commune à travers nos diversités individuelles,
culturelles et sociales. Nous sommes issus du développement
de la vie dont la Terre a été matricielle et nourricière.
Enfin, tous les humains, depuis le XXe siècle, vivent les
mêmes problèmes fondamentaux de vie et de mort et
sont liés dans la même communauté de destin
planétaire.
Aussi
nous faut-il apprendre à "être-là"
sur la planète. Apprendre à être-là,
cela veut dire : apprendre à vivre, à partager,
à communiquer, à communier ; c'est ce qu'on apprenait
seulement dans et par les cultures singulières. Il nous
faut désormais apprendre à être, vivre, partager,
communiquer, communier aussi en tant qu'humains de la Planète
Terre. Non plus seulement être d'une culture, mais aussi
être terriens. Nous devons nous vouer, non à maîtriser,
mais à aménager, améliorer, comprendre. Nous
devons inscrire en nous :
o La conscience anthropologique, qui reconnaît notre unité
dans notre diversité.
o La conscience écologique, c'est-à-dire la conscience
d'habiter, avec tous les êtres mortels, une même sphère
vivante (biosphère) ; reconnaître notre lien consubstantiel
avec la biosphère nous conduit à abandonner le rêve
prométhéen de la maîtrise de l'univers pour
nourrir l'aspiration à la convivialité sur terre.
o La conscience civique terrienne, c'est-à-dire de la responsabilité
et de la solidarité pour les enfants de la Terre.
o La conscience spirituelle de l'humaine condition qui vient de
l'exercice complexe de la pensée et qui nous permet à
la fois de nous entre-critiquer, de nous autocritiquer et de nous
entre-comprendre.
Il
nous faut enseigner, non plus à opposer l'universel aux
patries, mais à lier concentriquement nos patries, familiales,
régionales, nationales, européennes, et à
les intégrer dans l'univers concret de la patrie terrienne.
Il ne faut plus opposer un futur radieux à un passé
de servitudes et de superstitions. Toutes les cultures ont leurs
vertus, leurs expériences, leurs sagesses, en même
temps que leurs carences et leurs ignorances. C'est en se ressourçant
dans son passé qu'un groupe humain trouve l'énergie
pour affronter son présent et préparer son futur.
La recherche d'un avenir meilleur doit être complémentaire
et non plus antagoniste avec les ressourcements dans le passé.
Tout être humain, toute collectivité doit irriguer
sa vie par une circulation incessante entre son passé où
il ressource son identité en se rattachant à ses
ascendants, son présent où il affirme ses besoins
et un futur où il projette ses aspirations et ses efforts.
Dans
ce sens, les Etats peuvent jouer un rôle décisif,
mais à condition qu'ils acceptent, dans leur propre intérêt,
d'abandonner leur souveraineté absolue sur tous les grands
problèmes d'utilité commune et surtout les problèmes
de vie ou de mort qui dépassent leur compétence
isolée. De toute façon, l'ère de fécondité
des Etats-nations dotés d'un pouvoir absolu est révolue,
ce qui signifie qu'il faut non pas les désintégrer,
mais les respecter en les intégrant dans des ensembles
et en leur faisant respecter l'ensemble dont ils font partie.
Le
monde confédéré doit être polycentrique
et acentrique non seulement politiquement mais aussi culturellement.
L'Occident qui se provincialise ressent en lui un besoin d'Orient,
tandis que l'Orient tient à demeurer lui-même en
s'occidentalisant. Le Nord a développé le calcul
et la technique, mais il a perdu la qualité de la vie,
tandis que le Sud, techniquement arriéré, cultive
encore les qualités de la vie. Une dialogique doit désormais
complémentariser Orient et Occident, Nord et Sud.
La
reliance doit se substituer à la disjonction et appeler
à la " symbiosophie ", la sagesse de vivre ensemble.
L'unité,
le métissage et la diversité doivent se développer
contre l'homogénéisation et la fermeture. Le métissage
n'est pas seulement une création de nouvelles diversités
à partir de la rencontre ; il devient, dans le processus
planétaire, produit et producteur de reliance et d'unité.
Il introduit la complexité au coeur de l'identité
métisse (culturelle ou raciale). Certes, chacun peut et
doit, en l'ère planétaire, cultiver sa poly-identité,
qui permet d'intégrer en elle l'identité familiale,
l'identité régionale, l'identité ethnique,
l'identité nationale, l'identité religieuse ou philosophique,
l'identité continentale et l'identité terrienne.
Mais le métis, lui, peut trouver aux racines de sa poly-
identité une bipolarité familiale, une bipolarité
ethnique, nationale, voire continentale, lui permettant de constituer
en lui une identité complexe pleinement humaine.
Le
double impératif anthropologique s'impose : sauver l'unité
humaine et sauver la diversité humaine. Développer
nos identités à la fois concentriques et plurielles
: celle de notre ethnie, celle de notre patrie, celle de notre
communauté de civilisation, celle enfin de citoyens terrestres.
Nous
sommes engagés, à l'échelle de l'humanité
planétaire, à l'oeuvre essentielle de la vie qui
est de résister à la mort. Civiliser et Solidariser
la Terre, Transformer l'espèce humaine en véritable
humanité, deviennent l'objectif fondamental et global de
toute éducation aspirant non seulement à un progrès
mais à la survie de l'humanité. La conscience de
notre humanité dans cette ère planétaire
devrait nous conduire à une solidarité et une commisération
réciproque de chacun à chacun, de tous à
tous. L'éducation du futur devra apprendre une éthique
de la compréhension planétaire9.
8 En un siècle, l'Europe est passée de 190 à
423 millions d'habitants, le globe de 900 millions à 1
milliard 600 millions.
9 Voir supra chapitre VI.
CHAPITRE
V
AFFRONTER
LES INCERTITUDES
" Les dieux nous créent bien des surprises : l'attendu
ne s'accomplit pas, et à l'inattendu un dieu ouvre la voie.
" Euripide
Nous
n'avons pas encore incorporé en nous le message d'Euripide
qui est de s'attendre à l'inattendu. La fin du XXe siècle
a été propice, pourtant, pour comprendre l'incertitude
irrémédiable de l'histoire humaine.
Les
siècles précédents ont toujours cru en un
futur, soit répétitif soit progressif. Le XXe siècle
a découvert la perte du futur, c'est-à-dire son
imprédictibilité. Cette prise de conscience doit
être accompagnée par une autre, rétroactive
et corrélative : celle que l'histoire humaine a été
et demeure une aventure inconnue. Une grande conquête de
l'intelligence serait de pouvoir enfin se débarrasser de
l'illusion de prédire le destin humain. L'avenir reste
ouvert et imprédictible. Certes, il existe des déterminations
économiques, sociologiques et autres dans le cours de l'histoire,
mais celles-ci sont en relation instable et incertaine avec des
accidents et aléas innombrables qui font bifurquer ou détourner
son cours.
Les
civilisations traditionnelles vivaient dans la certitude d'un
temps cyclique dont il fallait assurer le bon fonctionnement par
des sacrifices parfois humains. La civilisation moderne a vécu
dans la certitude du progrès historique. La prise de conscience
de l'incertitude historique se fait aujourd'hui dans l'effondrement
du mythe du Progrès. Un progrès est certes possible,
mais il est incertain. A cela s'ajoutent toutes les incertitudes
dues à la vélocité et à l'accélération
des processus complexes et aléatoires de notre ère
planétaire que ni l'esprit humain, ni un super-ordinateur,
ni aucun démon de Laplace ne sauraient embrasser.
1. L'INCERTITUDE HISTORIQUE
Qui
pensait au printemps 1914 qu'un attentat commis à Sarajevo
déclencherait une guerre mondiale qui durerait quatre ans
et ferait des millions de victimes ?
Qui
pensait en 1916 que l'armée russe se décomposerait
et qu'un petit parti marxiste, marginal, provoquerait, contrairement
à sa propre doctrine, une révolution communiste
en octobre 1917 ?
Qui
pensait en 1918 que le traité de paix signé portait
en lui les germes d'une deuxième guerre mondiale qui éclaterait
en 1939 ?
Qui
pensait dans la prospérité de 1927 qu'une catastrophe
économique, commencée en 1929 à Wall Street,
déferlerait sur la planète ?
Qui
pensait en 1930 qu'Hitler arriverait légalement au pouvoir
en 1933 ?
Qui
pensait en 1940-41, à part quelques irréalistes,
que la formidable domination nazie sur l'Europe, puis les progrès
foudroyants de la Wehrmacht en URSS jusqu'aux portes de Leningrad
et Moscou seraient suivis en 1942 d'un renversement total de la
situation ?
Qui
pensait en 1943, en pleine alliance entre Soviétiques et
Occidentaux, que la guerre froide surviendrait trois ans plus
tard entre ces mêmes alliés ?
Qui
pensait en 1980, à part quelques illuminés, que
l'Empire soviétique imploserait en 1989 ?
Qui
imaginait en 1989 la guerre du Golfe et la guerre qui décomposerait
la Yougoslavie ?
Qui,
en janvier 1999, avait songé aux frappes aériennes
sur la Serbie de mars 1999 et qui, au moment où sont écrites
ces lignes, peut en mesurer les conséquences ?
Nul
ne peut répondre à ces questions au moment de l'écriture
de ces lignes qui, peut-être, resteront encore sans réponse
durant le XXIe siècle. Comme disait Patocka : " Le
devenir est désormais problématisé et le
sera à jamais ". Le futur se nomme incertitude.
2.
L'HISTOIRE CREATRICE ET DESTRUCTRICE
Le
surgissement du nouveau ne peut être prédit, sinon
il ne serait pas nouveau. Le surgissement d'une création
ne saurait être connu à l'avance, sinon il n'y aurait
pas création.
L'histoire
s'avance, non de façon frontale comme un fleuve, mais par
déviations qui viennent d'innovations ou créations
internes, ou d'événements ou accidents externes.
La transformation interne commence à partir de créations
d'abord locales et quasi microscopiques, s'effectuant dans un
milieu restreint initialement à quelques individus et apparaissant
comme déviances par rapport à la normalité.
Si la déviance n'est pas écrasée, alors elle
peut dans des conditions favorables, souvent formées par
des crises, paralyser la régulation qui la refrénait
ou la réprimait, puis proliférer de façon
épidémique, se développer, se propager et
devenir une tendance de plus en plus puissante produisant la nouvelle
normalité. Ainsi en fut-il de toutes les inventions techniques,
de l'attelage, de la boussole, de l'imprimerie, de la machine
à vapeur, du cinéma, jusqu'à l'ordinateur
; ainsi en fut-il du capitalisme dans les villes-Etats de la Renaissance
; ainsi en fut-il de toutes les grandes religions universelles,
nées d'une prédication singulière avec Siddhârta,
Moïse, Jésus, Mohammed, Luther ; ainsi en fut-il de
toutes les grandes idéologies universelles, nées
chez quelques esprits marginaux.
Les
despotismes et totalitarismes savent que les individus porteurs
de différence constituent une déviance potentielle
; ils les éliminent et ils anéantissent les microfoyers
de déviance. Toutefois, les despotismes finissent par s'amollir,
et la déviance surgit, parfois même au sommet de
l'État, souvent de façon inattendue, dans l'esprit
d'un nouveau souverain ou d'un nouveau secrétaire général.
Toute
évolution est le fruit d'une déviance réussie
dont le développement transforme le système où
elle a pris naissance : elle désorganise le système
en le réorganisant. Les grandes transformations sont des
morphogenèses, créatrices de formes nouvelles, qui
peuvent constituer de véritables métamorphoses.
De toute façon, il n'est pas d'évolution qui ne
soit désorganisatrice/réorganisatrice dans son processus
de transformation ou de métamorphose.
Il
n'y a pas que les innovations et créations. Il y a aussi
les destructions. Celles-ci peuvent venir des développements
nouveaux : ainsi, les développements de la technique, de
l'industrie et du capitalisme ont entraîné la destruction
des civilisations traditionnelles. Les destructions massives et
brutales arrivent de l'extérieur, par la conquête
et l'extermination qui anéantirent les empires et cités
de l'Antiquité. Au XVIe siècle, la conquête
espagnole constitue une catastrophe totale pour les empires et
civilisations des Incas et des Aztèques. Le XXe siècle
a vu l'effondrement de l'Empire ottoman, celui de l'Empire austro-hongrois
et l'implosion de l'Empire soviétique. En outre, bien des
acquis sont perdus à jamais à la suite de cataclysmes
historiques. Tant de savoirs, tant d'oeuvres de pensée,
tant de chefs-d'oeuvre littéraires, inscrits dans les livres,
ont été détruits avec ces livres. Il y a
une très faible intégration de l'expérience
humaine acquise et une très forte déperdition de
cette expérience, dissipée en très grande
partie à chaque génération. En fait, il y
a une déperdition énorme de l'acquis dans l'histoire.
Enfin, bien des idées salutaires ne sont pas intégrées
mais au contraire rejetées par les normes, tabous, interdits.
L'histoire
nous montre donc aussi bien d'étonnantes créations,
comme à Athènes cinq siècles avant notre
ère où apparurent à la fois la démocratie
et la philosophie, et de terribles destructions, non seulement
de sociétés, mais de civilisations.
L'histoire
ne constitue donc pas une évolution linéaire. Elle
connaît des turbulences, des bifurcations, des dérives,
des phases immobiles, des stases, des périodes de latence
suivies de virulences comme pour le christianisme, qui incuba
deux siècles avant de submerger l'Empire romain ; des processus
épidémiques extrêmement rapides comme la diffusion
de l'Islam. C'est un chevauchement de devenirs heurtés,
avec aléas, incertitudes, comportant des évolutions,
des involutions, des progressions, des régressions, des
brisures. Et, lorsqu'il s'est constitué une histoire planétaire,
celle-ci a comporté comme on l'a vu en ce siècle
deux guerres mondiales et les éruptions totalitaires. L'histoire
est un complexe d'ordre, de désordre et d'organisation.
Elle obéit à la fois à des déterminismes
et à des hasards où surgissent sans cesse le "
bruit et la fureur ". Elle a toujours deux visages contraires
: civilisation et barbarie, création et destruction, genèses
et mises à mort...
3.
UN MONDE INCERTAIN
L'aventure
incertaine de l'humanité ne fait que poursuivre dans sa
sphère l'aventure incertaine du cosmos, née d'un
accident pour nous impensable et se continuant dans un devenir
de créations et de destructions.
Nous
avons appris à la fin du XXe siècle qu'à
la vision d'un univers obéissant à un ordre impeccable,
il faut substituer une vision où cet univers est le jeu
et l'enjeu d'une dialogique (relation à la fois antagoniste,
concurrente et complémentaire) entre l'ordre, le désordre
et l'organisation.
La
Terre, à l'origine probablement ramassis de détritus
cosmiques issus d'une explosion solaire, s'est elle-même
auto-organisée dans une dialogique entre ordre ø
désordre ø organisation, subissant non seulement
éruptions et tremblements de terre mais aussi le choc violent
d'aérolithes, dont l'un a peut être suscité
l'arrachage de la lune10.
4.
AFFRONTER LES INCERTITUDES
Une
conscience nouvelle commence à émerger : l'homme,
confronté de tous côtés aux incertitudes,
est emporté dans une nouvelle aventure. Il faut apprendre
à affronter l'incertitude, car nous vivons une époque
changeante où les valeurs sont ambivalentes, où
tout est lié. C'est pourquoi, l'éducation du futur
doit revenir sur les incertitudes liées à la connaissance
(cf. Chapitre II), car il y a :
o Un principe d'incertitude cérébro-mental, qui
découle du processus de traduction/reconstruction propre
à toute connaissance ;
o Un principe d'incertitude logique. Comme le disait Pascal si
clairement : " ni la contradiction n'est marque de fausseté,
ni l'incontradiction n'est marque de vérité ".
o Un principe d'incertitude rationnel, car la rationalité,
si elle n'entretient pas sa vigilance autocritique, verse dans
la rationalisation ;
o Un principe d'incertitude psychologique : il y a l'impossibilité
d'être totalement conscient de ce qui se passe dans la machinerie
de notre esprit, lequel conserve toujours quelque chose de fondamentalement
inconscient. Il y a donc la difficulté d'un auto-examen
critique pour lequel notre sincérité n'est pas garantie
de certitude, et il y a les limites à toute auto-connaissance.
Tant
de problèmes dramatiquement liés font penser que
le monde n'est pas seulement en crise, il est dans cet état
violent où s'affrontent les forces de mort et les forces
de vie, que l'on peut appeler agonie. Bien que solidaires, les
humains demeurent ennemis les uns des autres, et le déferlement
des haines de race, religion, idéologie entraîne
toujours guerres, massacres, tortures, haines, mépris.
Les processus sont destructeurs d'un monde ancien, là multimillénaire,
ailleurs multiséculaire. L'humanité n'arrive pas
à accoucher de l'Humanité. Nous ne savons pas encore
s'il s'agit seulement de l'agonie d'un vieux monde, qui annonce
une nouvelle naissance, ou d'une agonie mortelle. Une conscience
nouvelle commence d'émerger : l'humanité est emportée
dans une aventure inconnue.
4.1
L'incertitude du réel
Ainsi,
la réalité n'est pas lisible de toute évidence.
Les idées et théories ne reflètent pas, mais
traduisent la réalité qu'elles peuvent traduire
de façon erronée. Notre réalité n'est
autre que notre idée de la réalité.
Aussi
importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial
(s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au
sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité),
il importe d'être réaliste au sens complexe : comprendre
l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore
invisible dans le réel.
Ceci
nous montre qu'il faut savoir interpréter la réalité
avant de reconnaître où est le réalisme.
Une
fois encore nous arrivons à des incertitudes sur la réalité
qui frappent d'incertitude les réalismes et révèlent
parfois que d'apparents irréalismes étaient réalistes.
4.2
L'incertitude de la connaissance
La
connaissance est donc bien une aventure incertaine qui comporte
en elle-même, et en permanence, le risque d'illusion et
d'erreur.
Or,
c'est dans les certitudes doctrinaires, dogmatiques et intolérantes
que se trouvent les pires illusions ; au contraire, la conscience
du caractère incertain de l'acte cognitif constitue une
chance d'arriver à une connaissance pertinente, laquelle
nécessite examens, vérifications et convergence
des indices ; ainsi, dans les mots croisés, 'on arrive
à la justesse pour chaque mot à la fois dans l'adéquation
avec sa définition et sa congruence avec les autres mots
qui comportent des lettres communes ; puis, la concordance générale
qui s'établit entre tous les mots constitue une vérification
d'ensemble qui confirme la légitimité des différents
mots inscrits. Mais la vie, à la différence des
mots croisés, comporte des cases sans définition,
des cases à fausses définitions, et surtout l'absence
d'un cadre général clos ; ce n'est que là
où l'on peut isoler un cadre et traiter d'éléments
classables, comme dans le tableau de Mendeleïev, que l'on
peut arriver à des certitudes. Une fois de plus, répétons-le,
la connaissance est une navigation dans un océan d'incertitudes
à travers des archipels de certitudes.
4.3
Les incertitudes et l'écologie de l'action
On
a parfois l'impression que l'action simplifie car, dans une alternative,
on décide, on tranche. Or, l'action est décision,
choix, mais c'est aussi pari. Et dans la notion de pari, il y
a la conscience du risque et de l'incertitude.
Ici
intervient la notion de l'écologie de l'action. Dès
qu'un individu entreprend une action, quelle qu'elle soit, celle-ci
commence à échapper à ses intentions. Cette
action entre dans un univers d'interactions et c'est finalement
l'environnement qui s'en saisit dans un sens qui peut devenir
contraire à l'intention initiale. Souvent l'action eviendra
en boomerang sur notre tête. Cela nous oblige à suivre
l'action, à essayer de la corriger – s'il est encore
temps – et parfois de la torpiller comme les responsables
de la NASA qui, si une fusée dévie de sa trajectoire,
la font exploser.
L'écologie
de l'action c'est en somme tenir compte de la complexité
qu'elle suppose, c'est-à-dire aléa, hasard, initiative,
décision, inattendu, imprévu, conscience des dérives
et des transformations11.
Un
des plus grands acquis du XXe siècle a été
l'établissement de théorèmes limitant la
connaissance, tant dans le raisonnement (théorème
de Gödel, théorème de Chaitin) que dans l'action.
Dans ce domaine, signalons le théorème d'Arrow érigeant
l'impossibilité d'agréger un intérêt
collectif à partir des intérêts individuels
comme de définir un bonheur collectif à partir de
la collection des bonheurs individuels. Plus largement, il y a
l'impossibilité de poser un algorithme d'optimisation dans
les problèmes humains : la recherche de l'optimisation
dépasse toute puissance de recherche disponible et rend
finalement non optimale, voire pessimale, la recherche d'un optimum.
On est amené à une nouvelle incertitude entre la
recherche du plus grand bien et celle du moindre mal.
Par
ailleurs, la théorie des jeux de von Neumann nous indique
qu'au-delà d'un duel entre deux acteurs rationnels on ne
peut décider de façon certaine de la meilleure stratégie.
Or, les jeux de la vie comportent rarement deux acteurs, et encore
plus rarement des acteurs rationnels.
Enfin,
la grande incertitude à affronter vient de ce que nous
appelons l'écologie de l'action et qui comporte quatre
principes.
4.3.1 La boucle risque ø précaution
Le
principe d'incertitude issu de la double nécessité
du risque et de la précaution. Pour toute action entreprise
en milieu incertain, il y a contradiction entre le principe de
risque et le principe de précaution, l'un et l'autre étant
nécessaires ; il s'agit de pouvoir les lier en dépit
de leur opposition, selon la parole de Périclès
: " nous savons tous à la fois faire preuve d'une
audace extrême et n'entreprendre rien qu'après mûre
réflexion. Chez les autres la hardiesse est un effet de
l'ignorance tandis que la réflexion engendre l'indécision
", in Thucydide, Guerre du Péloponnèse.
4.3.2 La boucle fins ø moyens
Le
principe d'incertitude de la fin et des moyens. Comme les moyens
et les fins inter-rétro-agissent les uns sur les autres,
il est presque inévitable que des moyens ignobles au service
de fins nobles pervertissent celles-ci et finissent par se substituer
aux fins. Les moyens asservissants employés pour une fin
libératrice peuvent non eulement contaminer cette fin,
mais aussi s'autofinaliser. Ainsi la Tcheka, après avoir
perverti le projet socialiste, s'est autofinalisée en devenant,
sous les noms successifs de Guépéou, NKVD, KGB,
une puissance policière suprême destinée à
s'autoperpétuer. Toutefois, la ruse, le mensonge, la force
au service d'une juste cause peuvent sauver celle-ci sans la contaminer
à condition d'avoir été des moyens exceptionnels
et provisoires. A l'inverse, il est possible que des actions perverses
aboutissent, justement par les réactions qu'elles provoquent,
à des résultats heureux. Il n'est donc pas absolument
certain que la pureté des moyens aboutisse aux fins souhaitées,
ni que leur impureté soit nécessairement néfaste.
4.3.3 La boucle action ø contexte
Toute
action échappe à la volonté de son auteur
en entrant dans le jeu des inter-rétro-actions du milieu
où elle intervient. Tel est le principe propre à
l'écologie de l'action. L'action risque non seulement l'échec
mais aussi le détournement ou la perversion de son sens
initial, et elle peut même se retourner contre ses initiateurs.
Ainsi, le déclenchement de la révolution d'octobre
1917 a suscité non pas une dictature du prolétariat
mais une dictature sur le prolétariat. Plus largement,
les deux voies vers le socialisme, la voie réformiste social-démocrate
et la voie révolutionnaire léniniste ont l'une et
l'autre abouti à tout autre chose que leurs finalités.
L'installation du roi uan Carlos en Espagne, selon l'intention
du général Franco de consolider son ordre despotique,
a au contraire fortement contribué à diriger l'Espagne
vers la démocratie.
Aussi
l'action peut-elle avoir trois types de conséquences insoupçonnées,
comme l'a recensé Hirschman :
o L'effet pervers (l'effet néfaste inattendu est plus important
que l'effet bénéfique espéré) ;
o L'inanité de l'innovation (plus ça change, plus
c'est la même chose) ;
o La mise en péril des acquis obtenus (on a voulu améliorer
la société, mais on n'a réussi qu'à
supprimer des libertés ou des sécurités).
Les effets pervers, vains, nocifs de la révolution d'octobre
1917 se sont manifestés dans l'expérience soviétique.
5.
L'IMPREDICTIBILITE A LONG TERME
L'on
peut certes envisager ou supputer les effets à court terme
d'une action, mais ses effets à long terme sont imprédictibles.
Ainsi les conséquences en chaîne de 1789 ont-elle
été toutes inattendues. La Terreur, puis Thermidor,
puis l'Empire, puis le rétablissement des Bourbons et,
plus largement, les conséquences européennes et
mondiales de la Révolution française ont été
imprévisibles jusqu'en octobre 1917 inclus, comme ont été
ensuite imprévisibles les conséquences d'octobre
1917, depuis la formation jusqu'à la chute d'un empire
totalitaire.
Ainsi,
nulle action n'est assurée d'oeuvrer dans le sens de son
intention.
L'écologie
de l'action nous invite toutefois non pas à l'inaction
mais au pari qui reconnaît ses risques et à la stratégie
qui permet de modifier voire d'annuler l'action entreprise.
5.1
Le pari et la stratégie
Il
y a effectivement deux viatiques pour affronter l'incertitude
de l'action. Le premier est la pleine conscience du pari que comporte
la décision, le second le recours à la stratégie.
Une
fois effectué le choix réfléchi d'une décision,
la pleine conscience de l'incertitude devient la pleine conscience
d'un pari. Pascal avait reconnu que sa foi relevait d'un pari.
La notion de pari doit être généralisée
à toute foi, la foi en un monde meilleur, la foi en la
fraternité ou en la justice, ainsi qu'à toute décision
éthique.La stratégie doit prévaloir sur le
programme. Le programme établit une séquence d'actions
qui doivent être exécutées sans variation
dans un environnement stable, mais, dès qu'il y a modification
des conditions extérieures, le programme est bloqué.
La stratégie, par contre, élabore un scénario
d'action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation,
les probabilités, les improbabilités. Le scénario
peut et doit être modifié selon les informations
recueillies, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes rencontrés
en cours de route. Nous pouvons, au sein de nos stratégies,
utiliser de courtes séquences programmées, mais,
pour tout ce qui s'effectue dans un environnement instable et
incertain, la stratégie s'impose. Elle doit tantôt
privilégier la prudence, tantôt l'audace et, si possible,
les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent
effectuer des compromis. Jusqu'où ? Il n'y a pas de réponse
générale à cette question, mais, là
encore, il y a un risque, soit celui de l'intransigeance qui conduit
à la défaite, soit celui de la transigeance qui
conduit à l'abdication. C'est dans la stratégie
que se pose toujours de façon singulière, en fonction
du contexte et en vertu de son propre développement, le
problème de la dialogique entre fins et moyens.
Enfin,
il nous faut considérer les difficultés d'une stratégie
au service d'une finalité complexe comme celle qu'indique
la devise " liberté égalité fraternité
". Ces trois termes complémentaires sont en même
temps antagonistes ; la liberté tend à détruire
l'égalité ; celle-ci, si elle est imposée,
tend à détruire la liberté ; enfin la fraternité
ne peut tre ni édictée, ni imposée, mais
incitée. Selon les conditions historiques, une stratégie
devra favoriser soit la liberté, soit l'égalité,
soit la fraternité, mais sans jamais s'opposer véritablement
aux deux autres termes.
Ainsi,
la riposte aux incertitudes de l'action est constituée
par le choix réfléchi d'une décision, la
conscience du pari, l'élaboration d'une stratégie
qui tienne compte des complexités inhérentes à
ses propres finalités, qui puisse en cours d'action se
modifier en fonction des aléas, informations, changements
de contexte et qui puisse envisager l'éventuel torpillage
de l'action qui aurait pris un cours nocif. Aussi peut-on et doit-on
lutter contre les incertitudes de l'action ; on peut même
les surmonter à court ou moyen terme, mais nul ne saurait
prétendre les avoir éliminées à long
terme. La stratégie, comme la connaissance, demeure une
navigation dans un océan d'incertitudes à travers
des archipels de certitudes.
Le
désir de liquider l'Incertitude peut alors nous apparaître
comme la maladie propre à nos esprits, et tout acheminement
vers la grande Certitude ne pourrait être qu'une grossesse
nerveuse.
La
pensée doit donc s'armer et s'aguerrir pour affronter l'incertitude.
Tout ce qui comporte chance comporte risque, et la pensée
doit reconnaître les chances des isques comme les risques
des chances.
L'abandon
du progrès garanti par les " lois de l'Histoire "
n'est pas l'abandon du progrès, mais la reconnaissance
de son caractère incertain et fragile. Le renoncement au
meilleur des mondes n'est nullement le renoncement à un
monde meilleur.
Dans
l'histoire, nous avons vu souvent, hélas, que le possible
devient impossible, et nous pouvons pressentir que les plus riches
possibilités humaines demeurent encore impossibles à
réaliser. Mais nous avons vu aussi que l'inespéré
devient possible et se réalise ; nous avons souvent vu
que l'improbable se réalise plutôt que le probable
; sachons donc espérer en l'inespéré et oeuvrer
pour l'improbable.
10 Voir supra Chapitre III « Enseigner la condition humaine
», 1.3 « La condition terrestre ».
11 Cf. E. Morin, « Introduction à la pensée
complexe », ESF éditeur, Paris, 1990.
CHAPITRE
VI
ENSEIGNER
LA COMPREHENSION
La situation est paradoxale sur notre Terre. Les interdépendances
se sont multipliées. La conscience d'être solidaires
de leur vie et de leur mort lie désormais les humains les
uns aux autres. La communication triomphe, la planète est
traversée par des réseaux, fax, téléphones
portables, modems, Internet. Et pourtant, l'incompréhension
demeure générale. Il y a certes de grands et multiples
progrès de la compréhension, mais les progrès
de l'incompréhension semblent encore plus grands.
Le
problème de la compréhension est devenu crucial
pour les humains. Et, à ce titre, il se doit d'être
une des finalités de l'éducation du futur.
Rappelons
que nulle technique de communication, du téléphone
à Internet, n'apporte d'elle-même la compréhension.
La compréhension ne saurait être numérisée.
Eduquer pour comprendre les mathématiques ou telle discipline
est une chose ; éduquer pour la compréhension humaine
en est une autre. L'on retrouve ici la mission proprement spirituelle
de l'éducation : enseigner la compréhension entre
les personnes comme condition et garant de la solidarité
intellectuelle et morale de l'humanité.Le problème
de la compréhension est doublement polarisé :
o Un pôle, devenu planétaire, est celui de la compréhension
entre humains, les rencontres et relations se multipliant entre
personnes, cultures, peuples relevant de cultures différentes.
o Un pôle individuel : c'est celui des relations privées
entre proches. Celles-ci sont de plus en plus menacées
par l'incompréhension (comme on l'indiquera plus loin).
L'axiome " plus on est proche, mieux on se comprend "
n'a de vérité que relative, et on peut lui opposer
l'axiome contraire " plus on est proche, moins on se comprend
", car la proximité peut nourrir malentendus, jalousies,
agressivités, y compris dans les milieux apparemment les
plus évolués intellectuellement.
1.
LES DEUX COMPREHENSIONS
La
communication n'apporte pas la compréhension.
L'information,
si elle est bien transmise et comprise, apporte l'intelligibilité,
première condition nécessaire mais non suffisante
à la compréhension.
Il
y a deux compréhensions : la compréhension intellectuelle
ou objective et la compréhension humaine intersubjective.
Comprendre signifie intellectuellement appréhender ensemble,
com-prehendere, saisir ensemble (le texte et son contexte, les
parties et le tout, le multiple et l'un). La compréhension
intellectuelle passe par l'intelligibilité et par l'explication.
Expliquer,
c'est considérer ce qu'il faut connaître comme un
objet et lui appliquer tous les moyens objectifs de connaissance.
L'explication est bien entendue nécessaire à la
compréhension intellectuelle ou objective.
La
compréhension humaine dépasse l'explication. L'explication
est suffisante pour la compréhension intellectuelle ou
objective des choses anonymes ou matérielles. Elle est
insuffisante pour la compréhension humaine.
Celle-ci
comporte une connaissance de sujet à sujet. Ainsi, si je
vois un enfant en pleurs, je vais le comprendre, non en mesurant
le degré de salinité de ses larmes, mais en retrouvant
en moi mes détresses enfantines, en l'identifiant à
moi et en m'identifiant à lui. Autrui n'est pas seulement
perçu objectivement, il est perçu comme un autre
sujet auquel on s'identifie et qu'on identifie à soi, un
ego alter devenant alter ego. Comprendre inclut nécessairement
un processus d'empathie, d'identification et de projection. Toujours
intersubjective, la compréhension nécessite ouverture,
sympathie, générosité.
2.
UNE EDUCATION POUR LES OBSTACLES A LA COMPREHENSION
Les
obstacles extérieurs à la compréhension intellectuelle
ou objective sont multiples.
La
compréhension du sens de la parole d'autrui, de ses idées,
de sa vision du monde est toujours menacée de partout.
o Il y a le "bruit" qui parasite la transmission de
l'information, crée le malentendu ou le non-entendu.
o Il y a la polysémie d'une notion qui, énoncée
dans un sens, est entendue dans un autre ; ainsi le mot "
culture ", véritable caméléon conceptuel,
peut signifier tout ce qui, n'étant pas naturellement inné,
doit être appris et acquis ; il peut signifier les usages,
valeurs, croyances d'une ethnie ou d'une nation ; il peut signifier
tout ce qu'apportent les humanités, la littérature,
l'art, la philosophie.
o Il y a l'ignorance des rites et coutumes d'autrui, notamment
des rites de courtoisie, qui peut conduire à offenser inconsciemment
ou à se disqualifier soi-même à l'égard
d'autrui.
o Il y a l'incompréhension des Valeurs impératives
répandues au sein d'une autre culture, comme le sont dans
les sociétés traditionnelles le respect des vieillards,
l'obéissance inconditionnelle des enfants, la croyance
religieuse ou, au contraire, dans nos sociétés démocratiques
contemporaines, le culte de l'individu et le respect des libertés.
o Il y a l'incompréhension des impératifs éthiques
propres à une culture, l'impératif de la vengeance
dans les sociétés tribales, l'impératif de
la loi dans les sociétés évoluées.
o Il y a souvent l'impossibilité, au sein d'une vision
du monde, de comprendre les idées ou arguments d'une autre
vision du monde, comme du reste au sein d'une philosophie de comprendre
une autre philosophie.
o Il y a enfin et surtout l'impossibilité d'une compréhension
d'une structure mentale à une autre.
Les
obstacles intérieurs aux deux compréhensions sont
énormes ; ils sont non seulement l'indifférence
mais aussi l'égocentrisme, l'ethnocentrisme, le sociocentrisme
qui ont pour trait commun de se mettre au centre du monde et de
considérer soit comme secondaire, insignifiant ou hostile
tout ce qui est étranger ou éloigné.
2.1
L'égocentrisme
L'égocentrisme entretient la self-deception, tromperie
à l'égard de soi-même, engendrée par
l'autojustification, l'autoglorification et la tendance à
rejeter sur autrui, étranger ou non, la cause de tous maux.
La self-deception est un jeu rotatif complexe de mensonge, sincérité,
conviction, duplicité qui nous conduit à percevoir
de façon péjorative les paroles ou actes d'autrui,
à sélectionner ce qui leur est défavorable,
à éliminer ce qui leur est favorable, à sélectionner
nos souvenirs gratifiants, à éliminer ou transformer
les déshonorants.
Le
Cercle de la croix, de Iain Pears, montre bien à travers
quatre récits différents des mêmes événements
et d'un même meurtre l'incompatibilité entre ces
récits due non seulement à la dissimulation et au
mensonge mais aux idées préconçues, aux rationalisations,
à l'égocentrisme ou à la croyance religieuse.
La Féerie pour une autre fois, de Louis-Ferdinand Céline,
est un témoignage unique de l'autojustification frénétique
de l'auteur, de son incapacité à s'autocritiquer,
de son raisonnement paranoïaque.
En
fait, l'incompréhension de soi est une source très
importante de l'incompréhension d'autrui. On se masque
à soi-même ses carences et faiblesses, ce qui rend
impitoyable pour les carences et faiblesses d'autrui.
L'égocentrisme
s'amplifie dans le relâchement des contraintes et obligations
qui faisaient autrefois renoncer aux désirs individuels
quand ils s'opposaient aux désirs desparents ou des conjoints.
Aujourd'hui, l'incompréhension ravage les relations parents-enfants,
époux-épouses. Partout, elle se répand en
cancer de la vie quotidienne, suscitant des calomnies, des agressions,
des meurtres psychiques (souhaits de morts). Le monde des intellectuels,
écrivains ou universitaires, qui devrait être le
plus compréhensif, est le plus gangrené sous l'effet
d'une hypertrophie du moi nourrie par un besoin de consécration
et de gloire.
2. Ethnocentrisme et sociocentrisme
Ils
nourrissent les xénophobies et racismes et peuvent aller
jusqu'à retirer à l'étranger la qualité
d'humain. Aussi, la vraie lutte contre les racismes s'opérerait-elle
mieux contre leurs racines égo-socio-centriques que contre
leurs symptômes.
Les
idées préconçues, les rationalisations à
partir de prémisses arbitraires, l'autojustification frénétique,
l'incapacité de s'autocritiquer, le raisonnement paranoïaque,
l'arrogance, le déni, le mépris, la fabrication
et la condamnation de coupables sont les causes et les conséquences
des pires incompréhensions issues à la fois de l'égocentrisme
et de l'ethnocentrisme.
L'incompréhension
produit autant d'abêtissement que celui-ci produit de l'incompréhension.
L'indignation fait l'économie de l'examen et de l'analyse.
Comme ditClément Rosset : " la disqualification pour
raisons d'ordre moral permet d'éviter tout effort d'intelligence
de l'objet disqualifié, en sorte qu'un jugement moral traduit
toujours un refus d'analyser et même un refus de penser12
". Comme le remarquait Westermarck : " le caractère
distinctif de l'indignation morale reste l'instinctif désir
de rendre peine pour peine ".
L'incapacité
de concevoir un complexe et la réduction de la connaissance
d'un ensemble à celle d'une de ses parties provoquent des
conséquences encore plus funestes dans le monde des relations
humaines que dans celui de la connaissance du monde physique.
2.3
L'esprit réducteur
Ramener
la connaissance d'un complexe à celle d'un de ses éléments,
jugé seul significatif, a des conséquences pires
en éthique qu'en connaissance physique. Or, c'est aussi
bien le mode de penser dominant, réducteur et simplificateur,
allié aux mécanismes d'incompréhension, qui
détermine la réduction d'une personnalité,
multiple par nature, à l'un seul de ses traits. Si le trait
est favorable, il y aura méconnaissance des aspects négatifs
de cette personnalité. S'il est défavorable, il
y aura méconnaissance de ses traits positifs. Dans l'un
et l'autre cas, il y aura incompréhension. La compréhension
nous demande, par exemple, de ne pas enfermer, de ne pas réduire
un êtrehumain à son crime, ni même, s'il a
commis plusieurs crimes, à sa criminalité. Comme
disait Hegel : " La pensée abstraite ne voit dans
l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite (tirée
hors de son complexe) et (détruit) en lui, à l'aide
de cette seule qualité, tout le reste de son humanité
".
De
plus, rappelons que la possession par une idée, une foi,
qui donne la conviction absolue de sa vérité, annihile
toute possibilité de compréhension de l'autre idée,
de l'autre foi, de l'autre personne.
Ainsi,
les obstacles à la compréhension sont-ils multiples
et multiformes : les plus graves sont constitués par la
boucle égocentrisme ø autojustification ø
self-deception, par les possessions et les réductions,
ainsi que par le talion et la vengeance, structures enracinées
de façon indélébile dans l'esprit humain,
qu'il ne peut arracher, mais qu'il peut et doit surmonter.
La
conjonction des incompréhensions, l'intellectuelle et l'humaine,
l'individuelle et la collective, constitue des obstacles majeurs
à l'amélioration des relations entre individus,
groupes, peuples, nations.
Ce
ne sont pas seulement les voies économiques, juridiques,
sociales, culturelles qui faciliteront les voies de la compréhension
; il faut aussi des voies intellectuelles etdes voies éthiques
qui pourront développer la double compréhension,
intellectuelle et humaine.
3.
L'ETHIQUE DE LA COMPREHENSION
L'éthique
de la compréhension est un art de vivre qui nous demande
d'abord de comprendre de façon désintéressée.
Elle demande un grand effort, car elle ne peut attendre aucune
réciprocité : celui qui est menacé de mort
par un fanatique comprend pourquoi le fanatique veut le tuer,
en sachant que celui-ci ne le comprendra jamais. Comprendre le
fanatique qui est incapable de nous comprendre, c'est comprendre
les racines, les formes et les manifestations du fanatisme humain.
C'est comprendre pourquoi et comment on hait et on méprise.
L'éthique de la compréhension nous demande de comprendre
l'incompréhension.
L'éthique
de la compréhension demande d'argumenter, de réfuter
au lieu d'excommunier et d'anathématiser. Enfermer dans
la notion de traître ce qui relève d'une intelligibilité
plus ample empêche de reconnaître l'erreur, le fourvoiement,
les idéologies, les dérives.
La
compréhension n'excuse ni n'accuse : elle nous demande
d'éviter la condamnation péremptoire, irrémédiable,
comme si l'on n'avait jamais soi-même connu la défaillance
ni commis des erreurs. Si nous savons comprendre avant de condamner,
nous serons sur la voie de l'humanisation des relations humaines.Ce
qui favorise la compréhension c'est :
3.1
Le " bien penser "
Celui-ci
est le mode de penser qui permet d'appréhender ensemble
le texte et le contexte, l'être et son environnement, le
local et le global, le multidimensionnel, bref le complexe, c'est-à-dire
les conditions du comportement humain. Il nous permet d'en comprendre
également les conditions objectives et subjectives (self-deception,
possession par une foi, délires et hystéries).
3.2
L'introspection
La
pratique mentale de l'auto-examen permanent de soi est nécessaire,
car la compréhension de nos propres faiblesses ou manques
est la voie pour la compréhension de ceux d'autrui. Si
nous découvrons que nous sommes tous des êtres faillibles,
fragiles, insuffisants, carencés, alors nous pouvons découvrir
que nous avons tous un besoin mutuel de compréhension.
L'auto-examen
critique nous permet de nous décentrer relativement par
rapport à nous-mêmes, donc de reconnaître et
juger notre égocentrisme. Il nous permet de nepas nous
poser en juges de toutes choses.13
4.
LA CONSCIENCE DE LA COMPLEXITE HUMAINE
La
compréhension d'autrui nécessite une conscience
de la complexité humaine.
Ainsi
pouvons-nous puiser dans la littérature romanesque et le
cinéma la conscience que l'on ne doit pas réduire
un être à la plus petite partie de lui-même,
ni au plus mauvais fragment de son passé. Alors que dans
la vie ordinaire nous nous hâtons d'enfermer dans la notion
de criminel celui qui a commis un crime, réduisant tous
les autres aspects de sa vie et de sa personne à ce seul
trait, nous découvrons dans leurs multiples aspects les
rois gangsters de Shakespeare et les gangsters royaux des films
noirs. Nous pouvons voir comment un criminel peut se transformer
et se racheter comme Jean Valjean et Raskolnikov.
Nous
pouvons enfin y apprendre les plus grandes leçons de la
vie, la compassion pour la souffrance de tous les humiliés
et la véritable compréhension.
4.1
L'ouverture subjective (sympathique) à autrui
Nous
sommes ouverts à certains proches privilégiés,
mais demeurons la plupart du temps fermés à autrui.
Le cinéma, en favorisant le plein emploi de notre subjectivité
par projection et identification, nous fait sympathiser et comprendre
ceux qui nous seraient étrangers ou antipathiques dans
les temps ordinaires. Celui qui a répugnance pour le vagabond
rencontré dans la rue sympathise de tout son coeur, au
cinéma, avec le vagabond Charlot. Alors que dans la vie
quotidienne nous sommes quasi indifférents aux misères
physiques et morales, nous ressentons à la lecture du roman
ou à la vision du film la compassion et la commisération.
4.2
L'intériorisation de la tolérance
La
vraie tolérance n'est pas indifférence aux idées
ou scepticismes généralisés. Elle suppose
une conviction, une foi, un choix éthique et en même
temps l'acceptation que soient exprimés les idées,
convictions, choix contraires aux nôtres. La tolérance
suppose une souffrance à supporter l'expression d'idées
négatives ou, selon nous, néfastes, et une volonté
d'assumer cette souffrance.
Il
y a quatre degrés de tolérance : le premier, qu'a
exprimé Voltaire, nous contraint à respecter le
droit de proférer un propos qui nous semble ignoble ; cela
n'est pas respecter l'ignoble, c'est éviter que nous imposions
notre propre conception de l'ignoble pour prohiber une parole.
Le second degré est inséparable de l'option démocratique
: le propre de la démocratie est de se nourrir d'opinions
diverses et antagonistes ; ainsi, le principe démocratique
enjoint à chacun de respecterl'expression des idées
antagonistes aux siennes. Le troisième degré obéit
à la conception de Niels Bohr pour qui le contraire d'une
idée profonde est une autre idée profonde ; autrement
dit, il y a une vérité dans l'idée antagoniste
à la nôtre, et c'est cette vérité qu'il
faut respecter. Le quatrième degré vient de la conscience
des possessions humaines par les mythes, idéologies, idées
ou dieux, ainsi que de la conscience des dérives qui emportent
les individus bien plus loin et ailleurs que là où
ils voulaient se rendre. La tolérance vaut bien sûr
pour les idées, non pour les insultes, agressions, actes
meurtriers.
5.
COMPREHENSION, ETHIQUE ET CULTURE PLANETAIRES
Nous
devons lier l'éthique de la compréhension entre
personnes avec l'éthique de l'ère planétaire
qui demande de mondialiser la compréhension. La seule vraie
mondialisation qui serait au service du genre humain est celle
de la compréhension, de la solidarité intellectuelle
et morale de l'humanité.
Les
cultures doivent apprendre les unes des autres, et l'orgueilleuse
culture occidentale, qui s'est posée en culture enseignante,
doit devenir aussi une culture apprenante. Comprendre, c'est aussi,
sans cesse, apprendre et ré-apprendre.
Comment
les cultures peuvent-elles communiquer ? Magoroh Maruyama nous
donne une utile indication14. Dans chaque culture les mentalités
dominantes sont ethno-ou sociocentriques, c'est-à-dire
plus ou moins fermées à l'égard des autres
cultures. Mais il y a aussi au sein de chaque culture des mentalités
ouvertes, curieuses, non orthodoxes, déviantes, et il y
a aussi les métis, fruits de mariages mixtes, qui constituent
des ponts naturels entre les cultures. Souvent, les déviants
sont des écrivains ou poètes dont le message peut
rayonner dans leur propre pays comme dans le monde extérieur.
Quand
il s'agit d'art, de musique, de littérature, de pensée,
la mondialisation culturelle n'est pas homogénéisante.
Il se constitue de grandes vagues transnationales qui favorisent
en même temps l'expression des originalités nationales
en leur sein. Ainsi en a-t-il été en Europe pour
le Classicisme, les Lumières, le Romantisme, le Réalisme,
le Surréalisme. Aujourd'hui, les romans japonais, latino-américains,
africains sont publiés dans les grandes langues européennes,
et les romans européens sont publiés en Asie, en
Orient, en Afrique et dans les Amériques. Les traductions
d'une langue à l'autre des romans, essais, livres philosophiques
permettent à chaque pays d'accéder aux oeuvres des
autres pays et de se nourrir des cultures du monde tout en nourrissant
par ses oeuvres propres un bouillon de culture planétaire.
Certes, celui-ci, qui recueille les apports originaux de multiples
cultures, est encore cantonné à des sphères
restreintes dans chaque nation ; mais son développement
est un trait marquant de la seconde partie du XXe siècle
et il devrait s'amplifier dans le XXIe, ce qui serait un atout
pour la compréhension entre les humains
Parallèlement,
les cultures orientales suscitent en Occident diverses curiosités
et interrogations. Déjà l'Occident avait traduit
l'Avesta et les Upanishads au XVIIIe siècle, Confucius
et Lao Tseu au XIXe, mais les messages d'Asie demeuraient seulement
objets d'études érudites. C'est seulement au XXe
siècle que l'art africain, les philosophies et mystiques
de l'Islam, les textes sacrés de l'Inde, la pensée
du Tao, celle du bouddhisme deviennent des sources vives pour
l'âme occidentale entrainée/enchaînée
dans le monde de l'activisme, du productivisme, de l'efficacité,
du divertissement et qui aspire à la paix intérieure
et à la relation harmonieuse avec le corps.
L'ouverture
de la culture occidentale peut paraître pour certains à
la fois incompréhensive et incompréhensible. Mais
la rationalité ouverte et autocritique issue de la culture
européenne permet la compréhension et l'intégration
de ce que d'autres cultures ont développé et qu'elle
a atrophié. L'Occident doit aussi intégrer en lui
les vertus des autres cultures afin de corriger l'activisme, le
pragmatisme, le quantitativisme, le consommationnisme effrénés
qu'il a déchaînés en son sein et hors de lui.
Mais il doit aussi sauvegarder, régénérer
et propager le meilleur de sa culture qui a produit la démocratie,
les droits humains, la protection de la sphère privée
du citoyen.
La
compréhension entre sociétés suppose des
sociétés démocratiques ouvertes, ce qui veut
dire que le chemin de la Compréhension entre cultures,
peuples et nationspasse par la généralisation des
sociétés démocratiques ouvertes.
Mais
n'oublions pas que même dans les sociétés
démocratiques ouvertes demeure le problème épistémologique
de la compréhension : pour qu'il puisse y avoir compréhension
entre structures de pensée, il faut pouvoir passer à
une métastructure de pensée qui comprenne les causes
de l'incompréhension des unes à l'égard des
autres et qui puisse les dépasser.
La
compréhension est à la fois moyen et fin de la communication
humaine. La planète nécessite dans tous les sens
des compréhensions mutuelles. Etant donné l'importance
de l'éducation à la compréhension, à
tous les niveaux éducatifs et à tous les âges,
le développement de la compréhension nécessite
une réforme planétaire des mentalités ; telle
doit être l'oeuvre pour l'éducation du futur.
12 C. Rosset, Le démon de la tautologie, suivi de cinq
pièces morales, Minuit, 1997, p.68.
13 « C'est un con », « c'est un salaud »,
sont les deux expressions qui expriment à la fois la totale
incompréhension et la prétention à la souveraineté
intellectuelle et morale.
14 Mindiscapes, individuals and cultures in management, in Journal
of Management Inquiry, vol. 2, n° 2, juin 1993, p. 138-154.
Sage Publication.
CHAPITRE
VII
L'ETHIQUE
DU GENRE HUMAIN
Comme
nous l'avons vu au chapitre III, la conception complexe du genre
humain comporte la triade individu øsociété
øespèce. Les individus sont plus que les produits
du processus reproducteur de l'espèce humaine, mais ce
même processus est produit par des individus à chaque
génération. Les interactions entre individus produisent
la société et celle-ci rétroagit sur les
individus. La culture, au sens générique, émerge
de ces interactions, relie celles-ci et leur donne une valeur.
Individu øsociété øespèce s'entretiennent
donc au sens fort : se soutiennent, s'entre-nourrissent et se
relient.
Ainsi,
individu øsociété øespèce sont
non seulement inséparables mais coproducteurs l'un de l'autre.
Chacun de ces termes est à la fois moyen et fin des autres.
On n'en peut absolutiser aucun et faire de l'un seul la fin suprême
de la triade ; celle-ci est en elle-même rotativement sa
propre fin. Ces éléments ne sauraient par conséquent
être entendus comme dissociés : toute conception
du genre humain signifie développement conjoint des autonomies
individuelles, des participations communautaires et du sentiment
d'appartenance à l'espèce humaine. Au sein de cette
triade complexe émerge la conscience.
Dès
lors, une éthique proprement humaine, c'est-à-dire
une anthropo-éthique, doit être considérée
comme une éthique de la boucle à trois termes individu
øsociété ø espèce, d'où
émergent notre conscience et notre esprit proprement humain.
Telle est la base pour enseigner l'éthique à venir.
L'anthropo-éthique
suppose la décision consciente et éclairée
:
o D'assumer l'humaine condition individu øsociété
øespèce dans la complexité de notre être.
o D'accomplir l'humanité en nous-mêmes dans notre
conscience personnelle.
o D'assumer le destin humain dans ses antinomies et sa plénitude.
L'anthropo-éthique
nous dit d'assumer la mission anthropologique du millénaire
:
# Oeuvrer pour l'humanisation de l'humanité ;
# Effectuer le double pilotage de la planète : obéir
à la vie, guider la vie ;
# Accomplir l'unité planétaire dans la diversité
;
# Respecter en autrui à la fois la différence d'avec
soi et l'identité avec soi ;
# Développer l'éthique de la solidarité ;
# Développer l'éthique de la compréhension
;
# Enseigner l'développement de l'anthropo-éthique
du genre humain.
L'anthropo-éthique
comporte ainsi l'espérance en l'accomplissement de l'humanité
comme conscience et citoyenneté planétaire. Elle
comporte donc, comme toute éthique, une aspiration et une
volonté, mais aussi un pari dans l'incertain. Elle est
conscience individuelle au-delà de l'individualité.
1.
LA BOUCLE INDIVIDU ø SOCIETE : ENSEIGNER LA DEMOCRATIE
Individu
et Société existent mutuellement. La démocratie
permet la relation riche et complexe individu ø société,
où les individus et la société peuvent s'entraider,
s'entre-épanouir, s'entre-réguler, s'entre-contrôler.
La
démocratie se fonde sur le contrôle de l'appareil
du pouvoir par les contrôlés et, par là, réduit
l'asservissement (que détermine un pouvoir qui ne subit
pas la rétroaction de ceux qu'il soumet) ; en ce sens,
la démocratie est plus qu'un régime politique ;
c'est la régénération continue d'une boucle
complexe et rétroactive : les citoyens produisent la démocratie
qui produit les citoyens.
A
la différence des sociétés démocratiques
fonctionnant grâce aux libertés individuelles et
à la responsabilisation des individus, les sociétés
autoritaires ou totalitaires colonisent les individus qui ne sont
que sujets ; dans la démocratie, l'individu est citoyen,
personne juridique et responsable ; d'une part exprimant ses voeux
et ses intérêts, d'autre part responsable et solidaire
de sa cité.
1.1
Démocratie et complexité
La
démocratie ne peut être définie de façon
simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte en même
temps l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance
aux lois et le transfert de souveraineté aux élus.
La démocratie comporte en même temps l'autolimitation
de l'emprise de l'Etat par la séparation des pouvoirs,
la garantiedes droits individuels et la protection de la vie privée.
La
démocratie a évidemment besoin du consensus de la
majorité des citoyens et du respect des règles démocratiques.
Elle a besoin que le plus grand nombre de citoyens croie en la
démocratie. Mais, en même temps que de consensus,
la démocratie a besoin de diversité et d'antagonismes.
L'expérience
du totalitarisme a mis en relief un caractère clé
de la démocratie : son lien vital avec la diversité.
La
démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts
ainsi que la diversité des idées. Le respect de
la diversité signifie que la démocratie ne peut
être identifiée à la dictature de la majorité
sur les minorités ; elle doit comporter le droit des minorités
et des protestataires à l'existence et à l'expression,
et elle doit permettre l'expression des idées hérétiques
et déviantes. De même qu'il faut protéger
la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère,
il faut protéger celle des idées et des opinions,
ainsi que la diversité des sources d'information et des
moyens d'information (presse, médias) pour sauvegarder
la vie démocratique.
La
démocratie a en même temps besoin de conflits d'idées
et d'opinions ; ils lui donnent sa vitalité et sa productivité.
Mais la vitalité et la productivité des conflits
ne peuvent s'épanouir que dans l'obéissance à
la règle démocratique qui régule les antagonismes
en remplaçant les batailles physiques par des batailles
d'idées et qui étermine par l'intermédiaire
de débats et d'élections le vainqueur provisoire
des idées en conflit, lequel a, en échange, la responsabilité
de rendre compte de l'application de ses idées.
Ainsi,
exigeant à la fois consensus, diversité et conflictualité,
la démocratie est-elle un système complexe d'organisation
et de civilisation politiques qui nourrit et se nourrit de l'autonomie
d'esprit des individus, de leur liberté d'opinion et d'expression,
de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l'idéal Liberté
ø Egalité ø Fraternité, lequel comporte
une conflictualité créatrice entre ses trois termes
inséparables.
La
démocratie constitue donc un système politique complexe
dans le sens où elle vit de pluralités, concurrences
et antagonismes tout en demeurant une communauté.
Ainsi,
la démocratie constitue l'union de l'union et de la désunion
; elle tolère et se nourrit endémiquement, parfois
éruptivement, de conflits qui lui donnent sa vitalité.
Elle vit de pluralité, y compris au sommet de l'Etat (division
des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire) et
doit entretenir cette pluralité pour s'entretenir elle-même.
Le
développement des complexités politiques, économiques
et sociales nourrit les développements de l'individualité
et celle-ci s'y affirme dans ses droits (de l'homme et du citoyen)
; elle y acquiert des libertés existentielles (choix autonome
du conjoint, de la résidence, des loisirs...).
1.2 La dialogique démocratique
Ainsi,
tous les traits importants de la démocratie ont un caractère
dialogique qui unit de façon complémentaire des
termes antagonistes : consensus/conflictualité, liberté
ø égalité ø fraternité, communauté
nationale/antagonismes sociaux et idéologiques. Enfin,
la démocratie dépend des conditions qui dépendent
de son exercice (esprit civique, acceptation de la règle
du jeu démocratique).
Les
démocraties sont fragiles, elles vivent de conflits, mais
ceux-ci peuvent la submerger. La démocratie n'est pas encore
généralisée sur l'ensemble de la planète,
qui comporte bien des dictatures et des résidus du totalitarisme
du XXe siècle ou des germes de nouveaux totalitarismes.
Elle demeurera menacée au XXIe siècle. De plus,
les démocraties existantes sont non pas accomplies mais
incomplètes ou inachevées.
La
démocratisation des sociétés occidentales
a été un long processus qui s'est poursuivi très
irrégulièrement dans certains domaines comme l'accession
des femmes à l'égalité avec les hommes dans
le couple, le travail, l'accession aux carrières publiques.
Le socialisme occidental n'a pu réussir à démocratiser
l'organisation économique/sociale de nos sociétés.
Les entreprises demeurent des systèmes autoritaires hiérarchiques,
démocratisés très partiellement à
la base par des conseils oudes syndicats. Il est certain qu'il
y a des limites à la démocratisation dans des organisations
dont l'efficacité est fondée sur l'obéissance,
comme l'armée. Mais on peut se demander si, comme le découvrent
certaines entreprises, on ne peut acquérir une autre efficacité
en faisant appel à l'initiative et à la responsabilité
des individus ou des groupes. De toute façon, nos démocraties
comportent carences et lacunes. Ainsi, les citoyens concernés
ne sont pas consultés sur les alternatives en matière
par exemple de transports (TGV, avions gros porteurs, autoroutes,
etc.).
Il
n'y a pas que les inachèvements démocratiques. Il
y a des processus de régression démocratique qui
tendent à déposséder les citoyens des grandes
décisions politiques (sous le motif que celles-ci sont
très " compliquées " à prendre
et doivent être prises par des " experts " technocrates),
à atrophier leurs compétences, à menacer
la diversité, à dégrader le civisme.
Ces
processus de régression sont liés à l'accroissement
de la complexité des problèmes et au mode mutilant
de les traiter. La politique se fragmente en divers domaines et
la possibilité de les concevoir ensemble s'amenuise ou
disparaît.
Du
même coup, il y a dépolitisation de la politique,
qui s'autodissout dans l'administration, la technique (l'expertise),
l'économie, la pensée quantifiante (sondages,statistiques).
La politique en miettes perd la compréhension de la vie,
des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins
non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque
régression démocratique, les citoyens devenant dépossédés
des problèmes fondamentaux de la cité.
1.3
L'avenir de la démocratie
Les
démocraties du XXIe siècle seront de plus en plus
confrontées à un problème gigantesque, né
du développement de l'énorme machine où science,
technique et bureaucratie sont intimement associées. Cette
énorme machine ne produit pas que de la connaissance et
de l'élucidation, elle produit aussi de l'ignorance et
de l'aveuglement. Les développements disciplinaires des
sciences n'ont pas apporté que les avantages de la division
du travail ; elles ont aussi apporté les inconvénients
de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement
du savoir. Ce dernier est devenu de plus en plus ésotérique
(accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (concentré
dans des banques de données et utilisé par des instances
anonymes, au premier chef l'Etat). De même la connaissance
technique est réservée aux experts dont la compétence
dans un domaine clos s'accompagne d'une incompétence lorsque
ce domaine est parasité par des influences extérieures
ou modifié par un événement nouveau. Dans
de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance.
Il a le droit d'acquérir un savoir spécialisé
en faisant des études ad hoc, mais ilest dépossédé
en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent.
L'arme atomique, par exemple, a totalement dépossédé
le citoyen de la possibilité de la penser et de la contrôler.
Son utilisation est généralement livrée à
la décision personnelle du seul chef de l'Etat sans consultation
d'aucune instance démocratique régulière.
Plus la politique devient technique, plus la compétence
démocratique régresse.
Le
problème ne se pose pas seulement pour la crise ou la guerre.
Il est de la vie quotidienne : le développement de la technobureaucratie
installe le règne des experts dans tous les domaines qui,
jusqu'alors, relevaient des discussions et décisions politiques,
et il supplante les citoyens dans les domaines ouverts aux manipulations
biologiques de la paternité, de la maternité, de
la naissance, de la mort. Ces problèmes ne sont pas entrés
dans la conscience politique ni dans le débat démocratique
du XXe siècle, à quelques exceptions près.
Plus
profondément, le fossé qui s'accroît entre
une technoscience ésotérique, hyperspécialisée
et les citoyens crée une dualité entre les connaissants
-dont la connaissance est du reste morcelée, incapable
de contextualiser et globaliser- et les ignorants, c'est-à-dire
l'ensemble des citoyens. Ainsi, se crée une nouvelle fracture
sociale entre une " nouvelle classe " et les citoyens.
Le même processus est en marche dans l'accès aux
nouvelles technologies de communication entre les pays riches
et les pays pauvres.
Les
citoyens sont rejetés hors des domaines politiques, de
plus en plus accaparés par les "experts", et
la domination de la " nouvelle classe " empêche
en fait la démocratisation de la connaissance.
Dans
ces conditions la réduction du politique au technique et
à l'économique, la réduction de l'économique
à la croissance, la perte des repères et des horizons,
tout cela produit l'affaiblissement du civisme, la fuite et le
refuge dans la vie privée, l'alternance entre apathie et
révoltes violentes, et ainsi, en dépit du maintien
des institutions démocratiques, la vie démocratique
dépérit.
Dans
ces conditions se pose aux sociétés réputées
démocratiques la nécessité de régénérer
la démocratie tandis que, dans une très grande partie
du monde, se pose le problème de générer
la démocratie et que les nécessités planétaires
nous demandent d'engendrer une nouvelle possibilité démocratique
à leur échelle.
La
régénération démocratique suppose
la régénération du civisme, la régénération
du civisme suppose la régénération de la
solidarité et de la responsabilité, c'est-à-dire
le développement de l'anthropo-éthique15.
2.
LA BOUCLE INDIVIDU / ESPECE : ENSEIGNER LA CITOYENNETE TERRESTRE
Le
lien éthique de l'individu à l'espèce humaine
a été affirmé dès les civilisations
de l'Antiquité. C'est l'auteur latin Térence qui,
au deuxième siècle avant l'ère chrétienne,
faisait dire à l'un des personnages du Bourreau de soi-même
: " homo sum, nihil a me alienum puto " (" je suis
humain, rien de ce qui est humain ne m'est étranger ").
Cette
anthropo-éthique a été recouverte, obscurcie,
amoindrie par les éthiques culturelles diverses et closes,
mais elle n'a cessé d'être entretenue dans les grandes
religions universalistes et de réémerger dans les
éthiques universalistes, dans l'humanisme, dans les droits
de l'homme, dans l'impératif kantien.
Kant
disait déjà que la finitude géographique
de notre terre impose à ses habitants un principe d'hospitalité
universelle, reconnaissant à l'autre le droit de ne pas
être traité en ennemi. A partir du XXe siècle,
la communauté de destin terrestre nous impose de façon
vitale la solidarité.
3.
L'HUMANITE COMME DESTIN PLANETAIRE
La
communauté de destin planétaire permet d'assumer
et d'accomplir cette part de l'anthropo-éthique qui concerne
la relation entre l'individu singulier et l'espèce humaine
en tant que tout.
Elle
doit oeuvrer pour que l'espèce humaine, sans cesser de
demeurer l'instance biologico-reproductrice de l'humain, se développe
et donne enfin, avec le concours des individus et des sociétés,
concrètement naissance à l'Humanité comme
conscience commune et solidarité planétaire du genre
humain.
L'Humanité
a cessé d'être une notion seulement biologique tout
en devant être pleinement reconnue dans son inclusion indissociable
dans la biosphère ; l'Humanité a cessé d'être
une notion sans racines : elle est enracinée dans une "
Patrie ", la Terre, et la Terre est une Patrie en danger.
L'Humanité a cessé d'être une notion abstraite
: c'est une réalité vitale, car elle est désormais
pour la première fois menacée de mort ; l'Humanité
a cessé d'être une notion seulement idéale,
elle est devenue une communauté de destin, et seule la
conscience de cette communauté peut la conduire à
une communauté de vie ; l'Humanité est désormais
surtout une notion éthique : elle est ce qui doit être
réalisé par tous et en tout un chacun.
Alors
que l'espèce humaine continue son aventure sous la menace
de l'autodestruction, l'impératif est devenu : sauver l'Humanité
en la réalisant.
Certes,
la domination, l'oppression, la barbarie humaines demeurent et
s'aggravent sur la planète. Il s'agit d'un problème
anthropo-historique fondamental, auquel il n'y a pas de solution
a priori, mais sur lequel il y a des améliorations possibles
et que seul pourrait traiter le processus multidimensionnel qui
tendrait à civiliser chacun de nous, nos sociétés,
la Terre.
Seules
et conjointement une politique de l'homme16, une politique de
civilisation17, une réforme de pensée, l'anthropo-éthique,
le véritable humanisme, la conscience de Terre-Patrie réduiraient
l'ignominie dans le monde.
Encore
pour longtemps (cf. chapitre III) l'épanouissement et la
libre expression des individus constituent notre dessein éthique
et politique pour la planète ; cela suppose à la
fois le développement de la relation individu øsociété
dans le sens démocratique et le développement de
la relation individu øespèce dans le sens de la
réalisation de l'Humanité ; c'est-à-dire
que les individus demeurent intégrés dans le développement
mutuel des termes de la triade individu øsociété
øespèce. Nous n'avons pas les clefs qui ouvriraient
les portes d'un avenir meilleur. Nous ne connaissons pas de chemin
tracé. " El camino se hace al andar18 " (Antonio
Machado). Mais nous pouvons dégager nos finalités
: la poursuite de l'hominisation en humanisation, via l'accession
à la citoyenneté terrestre. Pour une communauté
planétaire organisée : telle n'est-elle pas la mission
d'une véritable Organisation des Nations Unies ?
15 On peut se demander enfin si l'école ne pourrait être
pratiquement et concrètement un laboratoire de vie démocratique.
Bien sûr, il s'agirait d'une démocratie limitée
dans le sens qu'un enseignant ne saurait être élu
par ses élèves, qu'une nécessaire autodiscipline
collective ne saurait &eaèves, qu'une nécessaire
autodiscipline collective ne saurait éliminer une discipline
imposée et dans le sens également que l'inégalité
de principe entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait
être abolie.
Toutefois, (et de toutes façons l'autonomie acquise par
la classe d'âge adolescente le requiert) l'autorité
ne saurait être inconditionnelle, et il pourrait être
instauré des règles de mise en question des décisions
jugées arbitraires, notamment avec l'institution d'un conseil
de classe élu par les élèves, voire d'instances
d'arbitrage extérieures. La réforme française
des lycées, mise en place en 1999, instaure ce genre de
mécanismes.
Mais surtout, la classe doit être le lieu d'apprentissage
du débat argumenté, des règles nécessaires
à la discussion, de la prise de conscience des nécessités
et des procédures de compréhension de la pensée
d'autrui, de l'écoute et du respect des voix minoritaires
et déviantes. Aussi, l'apprentissage de la compréhension
doit jouer un rôle capital dans l'apprentissage démocratique.
16
Cf. Edgar Morin, Introduction à une politique de l'homme,
nouvelle édition, Le Seuil Points, 1999.
17 Cf. Edgar Morin, Sami Naïr, Politique de civilisation,
Arlea, 1997.
18 « Le chemin se fait en marchant ».
Liens
brisés
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