Cet
article de Lacan, écrit à la demande de Wallon est
publié dans l’Encyclopédie Française,
tome VIII, en mars 1938. On trouvera ci-dessous le plan de cet
article reproduit à peu près tel qu’il figure
dans l’édition originale : les intertitres furent
imposés à Lacan par Lucien Febvre (responsable de
l’Encyclopédie Française) et Henri Wallon
(responsable du Tome VIII, intitulé : « La vie mentale
»). Ce travail hors du commun a son histoire : se rapporter
au memorandum de Lucien Febvre dont il est question dans Jacques
Lacan de Elisabeth Roudinesco .
DEUXIÈME PARTIE
CIRCONSTANCES ET OBJETS DE L’ACTIVITÉ PSYCHIQUE
SECTION
A : LA FAMILLE
INTRODUCTION
: L’INSTITUTION FAMILIALE Jacques-M. LACAN 8.40- 3
STRUCTURE CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE
La famille primitive : une institution
Chapitre
I
LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE Jacques-M.
LACAN 840- 5
Définition générale du complexe – Le
complexe et l’instinct – Le complexe freudien et l’imago
1.
Le complexe du sevrage 8.40- 6
Le sevrage, en tant qu’ablactation
Le sevrage, crise du psychisme
L’imago du sein maternel
Le sevrage : prématuration spécifique de la naissance
Le sentiment de la maternité – L’appétit
de la mort – Le lien domestique – La nostalgie du
Tout
2.
Le complexe de l’intrusion 8.40- 8
LA JALOUSIE, ARCHETYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX 8.40- 8
Identification mentale – L’imago du semblable –
Le sens de l’agressivité primordiale
Le stade du miroir
Puissance seconde de l’image spéculaire – Structure
narcissique du moi
LE DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI 8.40-10
3.
Le complexe d’Œdipe 8.40-
Schéma du complexe – Valeur objective du complexe
La FAMILLE SELON Freud
Le complexe de castration
LES FONCTIONS DU COMPLEXE : REVISION PSYCHOLOGIQUE
Maturation de la sexualité
Constitution de la réalité
Répression de LA SEXUALITE
Sublimation DE LA REALITE
Originalité de l’identification œdipienne –
L’imago du père
LE COMPLEXE ET LA RELATIVITE SOCIOLOGIQUE
Matriarcat et PATRIARCAT
L’homme MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE
Rôle de la formation familiale – Déclin de
l’imago paternelle
CHAPITRE
II
LES
COMPLEXES FAMILIAUX EN PATHOLOGIE Jacques-M. LACAN 8.42-
1. Les psychoses à thème familial
Fonction DES COMPLEXES DANS LES DELIRES
Réactions familiales – Thèmes familiaux
Déterminisme DE LA PSYCHOSE
Facteurs familiaux
2. Les névroses familiales 8.42- 3
Symptôme névrotique et drame individuel – De
l’expression du refoulé à la défense
contre l’angoisse – Déformations spécifiques
de la réalité humaine – Le drame existentiel
de l’individu – La forme dégradée de
l’Œdipe
Névroses DE TRANSFERT
L’hystérie – La névrose obsessionnelle
Névroses DE CARACTERE
La névrose d’autopunition – Introversion de
la personnalité et schizonoïa – Inversion de
la sexualité – Prévalence du principe mâle
SECTION
B : L’ÉCOLE
SECTION
C : LA PROFESSION
SECTION
D : VIE QUOTIDIENNE ET VIE PUBLIQUE
(8.40-3)SECTION
A : LA FAMILLE
INTRODUCTION
: L’INSTITUTION FAMILIALE
La famille paraît d’abord comme un groupe naturel
d’individus unis par une double relation biologique : la
génération, qui donne les composants du groupe ;
les conditions de milieu que postule le développement des
jeunes et qui maintiennent le groupe pour autant que les adultes
générateurs en assurent la fonction. Dans les espèces
animales, cette fonction donne lieu à des comportements
instinctifs, souvent très complexes. On a dû renoncer
à faire dériver des relations familiales ainsi définies
les autres phénomènes sociaux observés chez
les animaux. Ces derniers apparaissent au contraire si distincts
des instincts familiaux que les chercheurs les plus récents
les rapportent à un instinct original, dit d’interattraction.
STRUCTURE
CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE
L’espèce
humaine se caractérise par un développement singulier
des relations sociales, que soutiennent des capacités exceptionnelles
de communication mentale, et corrélativement par une économie
paradoxale des instincts qui s’y montrent essentiellement
susceptibles de conversion et d’inversion et n’ont
plus d’effet isolable que de façon sporadique. Des
comportements adaptatifs d’une variété infinie
sont ainsi permis. Leur conservation et leur progrès, pour
dépendre de leur communication, sont avant tout œuvre
collective et constituent la culture ; celle-ci introduit une
nouvelle dimension dans la réalité sociale et dans
la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille humaine
comme, du reste, tous les phénomènes sociaux chez
l’homme.
Si, en effet, la famille humaine permet d’observer, dans
les toutes premières phases des fonctions maternelles,
par exemple, quelques traits de comportement instinctif, identifiables
à ceux de la famille biologique, il suffit de réfléchir
à ce que le sentiment de la paternité doit aux postulats
spirituels qui ont marqué son développement, pour
comprendre qu’en ce domaine les instances culturelles dominent
les naturelles, au point qu’on ne peut tenir pour paradoxaux
les cas où, comme dans l’adoption, elles s’y
substituent.
Cette structure culturelle de la famille humaine est-elle entièrement
accessible aux méthodes de la psychologie concrète
: observation et analyse ? Sans doute, ces méthodes suffisent-elles
à mettre en évidence des traits essentiels, comme
la structure hiérarchique de la famille, et à reconnaître
en elle l’organe privilégié de cette contrainte
de l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle
l’homme doit une étape originale et les bases archaïques
de sa formation morale.
Mais d’autres traits objectifs : les modes d’organisation
de cette autorité familiale, les lois de sa transmission,
les concepts de la descendance et de la parenté qui lui
sont joints, les lois de l’héritage et de la succession
qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois
du mariage – obscurcissent en les enchevêtrant les
relations psychologiques. Leur interprétation devra alors
s’éclairer des données comparées de
l’ethnographie, de l’histoire, du droit et de la statistique
sociale. Coordonnées par la méthode sociologique,
ces données établissent que la famille humaine est
une institution. L’analyse psychologique doit s’adapter
à cette structure complexe et n’a que faire des tentatives
philosophiques qui ont pour objet de réduire la famille
humaine soit à un fait biologique, soit à un élément
théorique de la société.
Ces tentatives ont pourtant leur principe dans certaines apparences
du phénomène familial ; pour illusoires que soient
ces apparences, elles méritent qu’on s’y arrête,
car elles reposent sur des convergences réelles entre des
causes hétérogènes. Nous en décrirons
le mécanisme sur deux points toujours litigieux pour le
psychologue.
Hérédité psychologique. – Entre tous
les groupes humains, la famille joue un rôle primordial
dans la transmission de la culture. Si les traditions spirituelles,
la garde des rites et des coutumes, la conservation des techniques
et du patrimoine lui sont disputées par d’autres
groupes sociaux, la famille prévaut dans la première
éducation, la répression des instincts, l’acquisition
de la langue justement nommée maternelle. Par là
elle préside aux processus fondamentaux du développement
psychique, à cette organisation des émotions selon
des types conditionnés par l’ambiance, qui est la
base des sentiments selon Shand ; plus largement, elle transmet
des structures de comportement et de représentation dont
le jeu déborde les limites de la conscience.
Elle établit ainsi entre les générations
une continuité psychique dont la causalité est d’ordre
mental. Cette continuité, si elle révèle
l’artifice de ses fondements dans les concepts mêmes
qui définissent l’unité de lignée,
depuis le totem jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste
pas moins par la transmission à la descendance de dispositions
psychiques qui confinent à l’inné ; Conn a
créé pour ces effets le terme d’hérédité
sociale. Ce terme, assez impropre en son ambiguïté,
a du moins le mérite de signaler combien il est difficile
au psychologue de ne pas majorer l’importance du biologique
dans les faits dits d’hérédité psychologique.
(8.40-4)Parenté biologique. – Une autre similitude,
toute contingente, se voit dans le fait que les composants normaux
de la famille telle qu’on l’observe de nos jours en
Occident : le père, la mère et les enfants, sont
les mêmes que ceux de la famille biologique. Cette identité
n’est rien de plus qu’une égalité numérique.
Mais l’esprit est tenté d’y reconnaître
une communauté de structure directement fondée sur
la constance des instincts, constance qu’il lui faut alors
retrouver dans les formes primitives de la famille. C’est
sur ces prémisses qu’ont été fondées
des théories purement hypothétiques de la famille
primitive, tantôt à l’image de la promiscuité
observable chez les animaux, par des critiques subversifs de l’ordre
familial existant ; tantôt sur le modèle du couple
stable, non moins observable dans l’animalité, par
des défenseurs de l’institution considérée
comme cellule sociale.
La famille primitive : une institution.
Les théories dont nous venons de parler ne sont appuyées
sur aucun fait connu. La promiscuité présumée
ne peut être affirmée nulle part, même pas
dans les cas dits de mariage de groupe : dès l’origine
existent interdictions et lois. Les formes primitives de la famille
ont les traits essentiels de ses formes achevées : autorité
sinon concentrée dans le type patriarcal, du moins représentée
par un conseil, par un matriarcat ou ses délégués
mâles ; mode de parenté, héritage, succession,
transmis, parfois distinctement (Rivers), selon une lignée
paternelle ou maternelle. Il s’agit bien là de familles
humaines dûment constituées. Mais loin qu’elles
nous montrent la prétendue cellule sociale, on voit dans
ces familles, à mesure qu’elles sont plus primitives,
non seulement un agrégat plus vaste de couples biologiques,
mais surtout une parenté moins conforme aux liens naturels
de consanguinité.
Le premier point est démontré par Durkheim et par
Fauconnet après lui, sur l’exemple historique de
la famille romaine ; à l’examen des noms de famille
et du droit successoral, on découvre que trois groupes
sont apparus successivement, du plus vaste au plus étroit
: la gens, agrégat très vaste de souches paternelles
; la famille agnatique, plus étroite mais indivise ; enfin
la famille qui soumet à la patria potestas de l’aïeul
les couples conjugaux de tous ses fils et petits-fils.
Pour le second point, la famille primitive méconnaît
les liens biologiques de la parenté : méconnaissance
seulement juridique dans la partialité unilinéale
de la filiation ; mais aussi ignorance positive ou peut-être
méconnaissance systématique (au sens de paradoxe
de la croyance que la psychiatrie donne à ce terme), exclusion
totale de ces liens qui, pour ne pouvoir s’exercer qu’à
l’égard de la paternité, s’observerait
dans certaines cultures matriarcales (Rivers et Malinovski). En
outre la parenté n’est reconnue que par le moyen
de rites qui légitiment les liens du sang et au besoin
en créent de fictifs : faits du totémisme, adoption,
constitution artificielle d’un groupement agnatique comme
la zadruga slave. De même, d’après notre code,
la filiation est démontrée par le mariage.
À mesure qu’on découvre des formes plus primitives
de la famille humaine, elles s’élargissent en groupements
qui, comme le clan, peuvent être aussi considérés
comme politiques. Que si l’on transfère dans l’inconnu
de la préhistoire la forme dérivée de la
famille biologique pour en faire naître par association
ni naturelle ou artificielle ces groupements, c’est là
une hypothèse contre laquelle échoue la preuve,
mais qui est d’autant moins probable que les zoologistes
refusent – nous l’avons vu – d’accepter
une telle genèse pour les sociétés animales
elles-mêmes.
D’autre part, si l’extension et la structure des groupements
familiaux primitifs n’excluent pas l’existence en
leur sein de familles limitées à leurs membres biologiques
– le fait est aussi incontestable que celui de la reproduction
bisexuée –, la forme ainsi arbitrairement isolée
ne peut rien nous apprendre de sa psychologie et on ne peut l’assimiler
à la forme familiale actuellement existante.
Le groupe réduit que compose la famille moderne ne parait
pas, en effet, à l’examen, comme une simplification
mais plutôt comme une contraction de l’institution
familiale. Il montre une structure profondément complexe,
dont plus d’un point s’éclaire bien mieux par
les institutions positivement connues de la famille ancienne que
par l’hypothèse d’une famille élémentaire
qu’on ne saisit nulle part. Ce n’est pas dire qu’il
soit trop ambitieux de chercher dans cette forme complexe un sens
qui l’unifie et peut-être dirige son évolution.
Ce sens se livre précisément quand, à la
lumière de cet examen comparatif, on saisit le remaniement
profond qui a conduit l’institution familiale à sa
forme actuelle ; on reconnaît du même coup qu’il
faut l’attribuer à l’influence prévalente
que prend ici le mariage, institution qu’on doit distinguer
de la famille. D’où l’excellence du terme «
famille conjugale », par lequel Durkheim la désigne.
(8.40.-5)CHAPITRE
I
LE
COMPLEXE, FACTEUR CONCRET
DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE
C’est
dans l’ordre original de réalité que constituent
les relations sociales qu’il faut comprendre la famille
humaine. Si, pour asseoir ce principe, nous avons eu recours aux
conclusions de la sociologie, bien que la somme des faits dont
elle l’illustre déborde notre sujet, c’est
que l’ordre de réalité en question est l’objet
propre de cette science. Le principe est ainsi posé sur
un plan où il a sa plénitude objective. Comme tel,
il permettra de juger selon leur vraie portée les résultats
actuels de la recherche psychologique. Pour autant, en effet,
qu’elle rompt avec les abstractions académiques et
vise, soit dans l’observation du behaviour soit par l’expérience
de la psychanalyse, à rendre compte du concret, cette recherche,
spécialement quand elle s’exerce sur les faits de
« la famille comme objet et circonstance psychique »,
n’objective jamais des instincts, mais toujours des complexes.
Ce résultat n’est pas le fait contingent d’une
étape réductible de la théorie ; il faut
y reconnaître, traduit en termes psychologiques mais conforme
au principe préliminairement posé, ce caractère
essentiel de l’objet étudié : son conditionnement
par des facteurs culturels, aux dépens des facteurs naturels.
Définition générale du complexe. –
Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée un ensemble
de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions
organiques depuis l’émotion jusqu’à
la conduite adaptée à l’objet. Ce qui définit
le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité
de l’ambiance, et doublement. 1° Sa forme représente
cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement
distinct à une étape donnée du développement
psychique ; cette étape spécifie sa genèse.
2° Son activité répète dans le vécu
la réalité ainsi fixée, chaque fois que se
produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation
supérieure de cette réalité ; ces expériences
spécifient le conditionnement du complexe.
Cette définition à elle seule implique que le complexe
est dominé par des facteurs culturels : dans son contenu,
représentatif d’un objet ; dans sa forme, liée
à une étape vécue de l’objectivation
; enfin dans sa manifestation de carence objective à l’égard
d’une situation actuelle, c’est-à-dire sous
son triple aspect de relation de connaissance, de forme d’organisation
affective et d’épreuve au choc du réel, le
complexe se comprend par sa référence à l’objet.
Or, toute identification objective exige d’être communicable,
c’est-à-dire repose sur un critère culturel
; c’est aussi par des voies culturelles qu’elle est
le plus souvent communiquée. Quant à l’intégration
individuelle des formes d’objectivation, elle est l’œuvre
d’un procès dialectique qui fait surgir chaque forme
nouvelle des conflits de la précédente avec le réel.
Dans ce procès il faut reconnaître le caractère
qui spécifie l’ordre humain, à savoir cette
subversion de toute fixité instinctive, d’où
surgissent les formes fondamentales, grosses de variations infinies,
de la culture.
Le
complexe et l’instinct. – Si le complexe dans son
plein exercice est du ressort de la culture, et si c’est
là une considération essentielle pour qui veut rendre
compte des faits psychiques de la famille humaine, ce n’est
pas dire qu’il n’y ait pas de rapport entre le complexe
et l’instinct. Mais, fait curieux, en raison des obscurités
qu’oppose à la critique de la biologie contemporaine
le concept de l’instinct, le concept du complexe, bien que
récemment introduit, s’avère mieux adapté
à des objets plus riches ; c’est pourquoi, répudiant
l’appui que l’inventeur du complexe croyait devoir
chercher dans le concept classique de l’instinct, nous croyons
que, par un renversement théorique, c’est l’instinct
qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence
au complexe.
Ainsi pourrait-on confronter point par point : 1° la relation
de connaissance qu’implique le complexe, à cette
connaturalité de l’organisme à l’ambiance
où sont suspendues les énigmes de l’instinct
; 2° la typicité générale du complexe
en rapport avec les lois d’un groupe social, à la
typicité générique de l’instinct en
rapport avec la fixité de l’espèce ; 3°
le protéisme des manifestations du complexe qui, sous des
formes équivalentes d’inhibition, de compensation,
de méconnaissance, de rationalisation, exprime la stagnation
devant un même objet, à la stéréotypie
des phénomènes de l’instinct, dont l’activation,
soumise à la loi du « tout ou rien », reste
rigide aux variations de la situation vitale. Cette stagnation
dans le complexe tout autant que cette rigidité dans l’instinct
– tant qu’on les réfère aux seuls postulats
de l’adaptation vitale, déguisement mécaniste
du finalisme, on se condamne à en faire des énigmes
; leur problème exige l’emploi des concepts plus
riches qu’impose l’étude de la vie psychique.
Le
complexe Freudien et l’imago. – Nous avons défini
le complexe dans un sens très large qui n’exclut
pas que le sujet ait conscience de ce qu’il représente.
Mais c’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il
fut d’abord défini par Freud. Son unité est
en effet frappante sous cette forme, où elle se révèle
comme la cause d’effets psychiques non dirigés par
la conscience, actes manqués, rêves, symptômes.
Ces effets ont des caractères tellement distincts et contingents
qu’ils forcent d’admettre comme élément
fondamental du complexe cette entité paradoxale : une représentation
inconsciente, désignée sous le nom d’imago.
Complexes et imago ont révolutionné la psychologie
et spécialement celle de la famille qui s’est révélée
comme le lieu d’élection des complexes les plus (8.40–6)stables
et les plus typiques : de simple sujet de paraphrases moralisantes,
la famille est devenue l’objet d’une analyse concrète.
Cependant les complexes se sont démontrés comme
jouant un rôle d’ « organiseurs » dans
le développement psychique ; ainsi dominent-ils les phénomènes
qui, dans la conscience, semblent les mieux intégrés
à la personnalité ; ainsi sont motivées dans
l’inconscient non seulement des justifications passionnelles,
mais d’objectivables rationalisations. La portée
de la famille comme objet et circonstance psychique s’en
est du même coup trouvée accrue.
Ce progrès théorique nous a incité à
donner du complexe une formule généralisée,
qui permette d’y inclure les phénomènes conscients
de structure semblable. Tels les sentiments où il faut
voir des complexes émotionnels conscients, les sentiments
familiaux spécialement étant souvent l’image
inversée de complexes inconscients. Telles aussi les croyances
délirantes, où le sujet affirme un complexe comme
une réalité objective ; ce que nous montrerons particulièrement
dans les psychoses familiales. Complexes, imagos, sentiments et
croyances vont être étudiés dans leur rapport
avec la famille et en fonction du développement psychique
qu’ils organisent depuis l’enfant élevé
dans la famille jusqu’à l’adulte qui la reproduit.
1.
– Le complexe du sevrage
Le
complexe du sevrage fixe dans le psychisme la relation du nourrissage,
sous le mode parasitaire qu’exigent les besoins du premier
âge de l’homme ; il représente la forme primordiale
de l’imago maternelle. Partant, il fonde les sentiments
les plus archaïques et les plus stables qui unissent l’individu
à la famille. Nous touchons ici au complexe le plus primitif
du développement psychique, à celui qui se compose
avec tous les complexes ultérieurs ; il n’est que
plus frappant de le voir entièrement dominé par
des facteurs culturels et ainsi, dès ce stade primitif,
radicalement différent de l’instinct.
Le
sevrage en tant qu’ablactation. – Il s’en rapproche
pourtant par deux caractères : le complexe du sevrage,
d’une part, se produit avec des traits si généraux
dans toute l’étendue de l’espèce qu’on
peut le tenir pour générique ; d’autre part,
il représente dans le psychisme une fonction biologique,
exercée par un appareil anatomiquement différencié
: la lactation. Aussi comprend-on qu’on ait voulu rapporter
à un instinct, même chez l’homme, les comportements
fondamentaux, qui lient la mère à l’enfant.
Mais c’est négliger un caractère essentiel
de l’instinct : sa régulation physiologique manifeste
dans le fait que l’instinct maternel cesse d’agir
chez l’animal quand la fin du nourrissage est accomplie.
Chez l’homme, au contraire, c’est une régulation
culturelle qui conditionne le sevrage. Elle y apparaît comme
dominante, même si on le limite au cycle de l’ablactation
proprement dite, auquel répond pourtant la période
physiologique de la glande commune à la classe des Mammifères.
Si la régulation qu’on observe en réalité
n’apparaît comme nettement contre nature que dans
des pratiques arriérées – qui ne sont pas
toutes en voie de désuétude – ce serait céder
à une illusion grossière que de chercher dans la
physiologie la base instinctive de ces règles, plus conformes
à la nature, qu’impose au sevrage comme à
l’ensemble des mœurs l’idéal des cultures
les plus avancées. En fait, le sevrage, par l’une
quelconque des contingences opératoires qu’il comporte,
est souvent un traumatisme psychique dont les effets individuels,
anorexies dites mentales, toxicomanies par la bouche, névroses
gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse.
Le
sevrage, crise du psychisme. – Traumatisant ou non, le sevrage
laisse dans le psychisme humain la trace permanente de la relation
biologique qu’il interrompt. Cette crise vitale se double
en effet d’une crise du psychisme, la première sans
doute dont la solution ait une structure dialectique. Pour la
première fois, semble-t-il, une tension vitale se résout
en intention mentale. Par cette intention, le sevrage est accepté
ou refusé ; l’intention certes est fort élémentaire,
puisqu’elle ne peut pas même être attribuée
à un moi encore à l’état de rudiments
; l’acceptation ou le refus ne peuvent être conçus
comme un choix, puisqu’en l’absence d’un moi
qui affirme ou nie ils ne sont pas contradictoires ; mais, pôles
coexistants et contraires, ils déterminent une attitude
ambivalente par essence, quoique l’un d’eux y prévale.
Cette ambivalence primordiale, lors des crises qui assurent la
suite du développement, se résoudra en différenciations
psychiques d’un niveau dialectique de plus en plus élevé
et d’une irréversibilité croissante. La prévalence
originelle y changera plusieurs fois de sens et pourra de ce fait
y subir des destinées très diverses ; elle s’y
retrouvera pourtant et dans le temps et dans le ton, à
elle propres, qu’elle imposera et à ces crises et
aux catégories nouvelles dont chacune dotera le vécu.
L’IMAGO
DU SEIN MATERNEL
C’est
le refus du sevrage qui fonde le positif du complexe, à
savoir l’imago de la relation nourricière qu’il
tend à rétablir. Cette imago est donnée dans
son contenu par les sensations propres au premier âge, mais
n’a de forme qu’à mesure qu’elles s’organisent
mentalement. Or, ce stade étant antérieur à
l’avènement de la forme de l’objet, il ne semble
pas que ces contenus puissent se représenter dans la conscience.
Ils s’y reproduisent pourtant dans les structures mentales
qui modèlent, avons-nous dit, les expériences psychiques
ultérieures. Ils seront réévoqués
par association à l’occasion de celles-ci, mais inséparables
des contenus objectifs qu’ils auront informés. Analysons
ces contenus et ces formes.
L’étude du comportement de la prime enfance permet
d’affirmer que les sensations extéro-, proprio- et
intéroceptives ne sont pas encore, après le douzième
mois, suffisamment coordonnées pour que soit achevée
la reconnaissance du corps propre, ni corrélativement la
notion de ce qui lui est extérieur.
Forme
extéroceptive : la présence humaine. – Très
tôt pourtant, certaines sensations extéroceptives
s’isolent sporadiquement en unités de perception.
Ces éléments d’objets répondent, comme
il est à prévoir, aux premiers intérêts
affectifs. En témoignent la précocité et
l’électivité des réactions de l’enfant
à l’approche et au départ des personnes qui
prennent soin de lui. Il faut pourtant mentionner à part,
comme un fait de (8’40-7)structure, la réaction d’intérêt
que l’enfant manifeste devant le visage humain : elle est
extrêmement précoce, s’observant dès
les premiers jours et avant même que les coordinations motrices
des yeux soient achevées. Ce fait ne peut être détaché
du progrès par lequel le visage humain prendra toute sa
valeur d’expression psychique. Cette valeur, pour être
sociale, ne peut être tenue pour conventionnelle. La puissance
réactivée, souvent sous un mode ineffable, que prend
le masque humain dans les contenus mentaux des psychoses, parait
témoigner de l’archaïsme de sa signification.
Quoi qu’il en soit, ces réactions électives
permettent de concevoir chez l’enfant une certaine connaissance
très précoce de la présence qui remplit la
fonction maternelle, et le rôle de traumatisme causal, que
dans certaines névroses et certains troubles du caractère,
peut jouer une substitution de cette présence. Cette connaissance,
très archaïque et pour laquelle semble fait le calembour
claudélien de « co-naissance », se distingue
à peine de l’adaptation affective. Elle reste tout
engagée dans la satisfaction des besoins propres au premier
âge et dans l’ambivalence typique des relations mentales
qui s’y ébauchent. Cette satisfaction apparaît
avec les signes de la plus grande plénitude dont puisse
être comblé le désir humain, pour peu qu’on
considère l’enfant attaché à la mamelle.
Satisfaction
proprioceptive : la fusion orale. – Les sensations proprioceptives
de la succion et de la préhension font évidemment
la base de cette ambivalence du vécu, qui ressort de la
situation même : l’être qui absorbe est tout
absorbé et le complexe archaïque lui répond
dans l’embrassement maternel. Nous ne parlerons pas ici
avec FREUD d’auto-érotisme, puisque le moi n’est
pas constitué, ni de narcissisme, puisqu’il n’y
a pas d’image du moi ; bien moins encore d’érotisme
oral, puisque la nostalgie du sein nourricier, sur laquelle a
équivoqué l’école psychanalytique,
ne relève du complexe du sevrage qu’à travers
son remaniement par le complexe d’Œdipe. « Cannibalisme
», mais cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois
actif et passif, toujours survivant dans les jeux et mots symboliques,
qui, dans l’amour le plus évolué, rappellent
le désir de la larve, – nous reconnaîtrons
en ces termes le rapport à la réalité sur
lequel repose l’imago maternelle.
Malaise
intéroceptif : l’imago prénatale. –
Cette base elle-même ne peut être détachée
du chaos des sensations intéroceptives dont elle émerge.
L’angoisse, dont le prototype apparaît dans l’asphyxie
de la naissance, le froid, lié à la nudité
du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond
la satisfaction du bercement, organisent par leur triade le ton
pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs,
domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux
ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à
la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui
font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine.
Cette conception s’accorde avec ce que, à l’expérience,
la psychanalyse trouve comme fonds dernier de l’imago du
sein maternel : sous les fantasmes du rêve comme sous les
obsessions de la veille se dessinent avec une impressionnante
précision les images de l’habitat intra-utérin
et du seuil anatomique de la vie extra-utérine. En présence
des données de la physiologie et du fait anatomique de
la non-myélinisation des centres nerveux supérieurs
chez le nouveau-né, il est pourtant impossible de faire
de la naissance, avec certains psychanalystes, un traumatisme
psychique. Dès lors cette forme de l’imago resterait
une énigme si l’état postnatal de l’homme
ne manifestait, par son malaise même, que l’organisation
posturale, tonique, équilibratoire, propre à la
vie intra-utérine, survit à celle-ci.
LE
SEVRAGE : PREMATURATION SPECIFIQUE DE LA NAISSANCE
Il
faut remarquer que le retard de la dentition et de la marche,
un retard corrélatif de la plupart des appareils et des
fonctions, déterminent chez l’enfant une impuissance
vitale totale qui dure au delà des deux premières
années. Ce fait doit-il être tenu pour solidaire
de ceux qui donnent au développement somatique ultérieur
de l’homme son caractère d’exception par rapport
aux animaux de sa classe : la durée de la période
d’enfance et le retard de la puberté ? Quoi qu’il
en soit, il ne faut pas hésiter à reconnaître
au premier âge une déficience biologique positive,
et à considérer l’homme comme un animal à
naissance prématurée. Cette conception explique
la généralité du complexe, et qu’il
soit indépendant des accidents de l’ablactation.
Celle-ci – sevrage au sens étroit – donne son
expression psychique, la première et aussi la plus adéquate,
à l’imago plus obscure d’un sevrage plus ancien,
plus pénible et d’une plus grande ampleur vitale
: celui qui, à la naissance, sépare l’enfant
de la matrice, séparation prématurée d’où
provient un malaise que nul soin maternel ne peut compenser. Rappelons
en cet endroit un fait pédiatrique connu, l’arriération
affective très spéciale qu’on observe chez
les enfants nés avant terme.
Le
sentiment de la maternité. – Ainsi constituée,
l’imago du sein maternel domine toute la vie de l’homme.
De par son ambivalence pourtant, elle peut trouver à se
saturer dans le renversement de la situation qu’elle représente,
ce qui n’est réalisé strictement qu’à
la seule occasion de la maternité. Dans l’allaitement,
l’étreinte et la contemplation de l’enfant,
la mère, en même temps, reçoit et satisfait
le plus primitif de tous les désirs. Il n’est pas
jusqu’à la tolérance de la douleur de l’accouchement
qu’on ne puisse comprendre comme le fait d’une compensation
représentative du premier apparu des phénomènes
affectifs : l’angoisse, née avec la vie. Seule l’imago
qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital
de l’homme, peut expliquer la puissance, la richesse et
la durée du sentiment maternel. La réalisation de
cette imago dans la conscience assure à la femme une satisfaction
psychique privilégiée, cependant que ses effets
dans la conduite de la mère préservent l’enfant
de l’abandon qui lui serait fatal.
En
opposant le complexe à l’instinct, nous ne dénions
pas au complexe tout fondement biologique, et en le définissant
par certains rapports idéaux, nous le relions pourtant
à sa base matérielle. Cette base, c’est la
fonction qu’il assure dans le groupe social ; et ce fondement
biologique, on le voit dans la dépendance vitale de l’individu
par rapport au groupe. Alors que l’instinct a un support
organique et n’est rien d’autre que la régulation
de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à
l’occasion un rapport organique, quand il supplée
à une insuffisance vitale par la régulation d’une
fonction sociale. Tel est le cas du complexe du sevrage. Ce rapport
organique explique que l’imago de la mère tienne
aux profondeurs du psychisme et que sa sublimation soit particulièrement
difficile, comme il est manifeste dans l’attachement de
l’enfant « aux jupes de sa mère » et
dans la durée parfois anachronique de ce lien.
L’imago pourtant doit être sublimée pour que
de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social,
pour que de nouveaux complexes les intègrent au psychisme.
Dans la mesure où elle résiste à ces exigences
nouvelles, qui sont celles du progrès de la personnalité,
l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur
de mort.
L’appétit
de la mort. – Que la tendance à la mort soit vécue
par l’homme comme objet d’un appétit, c’est
là une réalité que l’analyse fait apparaître
à tous les niveaux du psychisme ; cette réalité,
il appartenait à l’inventeur de la psychanalyse d’en
reconnaître le caractère irréductible, mais
l’explication qu’il en a donnée par un instinct
de mort, pour éblouissante (8*40 –8)qu’elle
soit, n’en reste pas moins contradictoire dans les termes
; tellement il est vrai que le génie même, chez Freud,
cède au préjugé du biologiste qui exige que
toute tendance se rapporte à un instinct. Or, la tendance
à la mort, qui spécifie le psychisme de l’homme,
s’explique de façon satisfaisante par la conception
que nous développons ici, à savoir que le complexe,
unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond pas
à des fonctions vitales mais à l’insuffisance
congénitale de ces fonctions.
Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle
que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides
très spéciaux qui se caractérisent comme
« non violents », en même temps qu’y apparaît
la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie
mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la
bouche, régime de famine des névroses gastriques.
L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à
la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de
la mère. Cette association mentale n’est pas seulement
morbide. Elle est générique, comme il se voit dans
la pratique de la sépulture, dont certains modes manifestent
clairement le sens psychologique de retour au sein de la mère
; comme le révèlent encore les connexions établies
entre la mère et la mort, tant par les techniques magiques
que par les conceptions des théologies antiques ; comme
on l’observe enfin dans toute expérience psychanalytique
assez poussée.
Le
lien domestique. – Même sublimée, l’imago
du sein maternel continue à jouer un rôle psychique
important pour notre sujet. Sa forme la plus soustraite à
la conscience, celle de l’habitat prénatal, trouve
dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans leurs
formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat.
Par
là, tout ce qui constitue l’unité domestique
du groupe familial devient pour l’individu, à mesure
qu’il est plus capable de l’abstraire, l’objet
d’une affection distincte de celles qui l’unissent
à chaque membre de ce groupe. Par là encore, l’abandon
des sécurités que comporte l’économie
familiale a la portée d’une répétition
du sevrage et ce n’est, le plus souvent, qu’à
cette occasion que le complexe est suffisamment liquidé.
Tout retour, fut-il partiel, à ces sécurités,
peut déclencher dans le psychisme des ruines sans proportion
avec le bénéfice pratique de ce retour.
Tout achèvement de la personnalité exige ce nouveau
sevrage. Hegel formule que l’individu qui ne lutte pas pour
être reconnu hors du groupe familial, n’atteint jamais
à la personnalité avant la mort. Le sens psychologique
de cette thèse apparaîtra dans la suite de notre
étude. En fait de dignité personnelle, ce n’est
qu’à celle des entités nominales que la famille
promeut l’individu et elle ne le peut qu’à
l’heure de la sépulture.
La
nostalgie du Tout. – La saturation du complexe fonde le
sentiment maternel ; sa sublimation contribue au sentiment familial
; sa liquidation laisse des traces où on peut la reconnaître
: c’est cette structure de l’imago qui reste à
la base des progrès mentaux qui l’ont remaniée.
S’il fallait définir la forme la plus abstraite où
on la retrouve, nous la caractériserions ainsi : une assimilation
parfaite de la totalité à l’être. Sous
cette formule d’aspect un peu philosophique, on reconnaîtra
ces nostalgies de l’humanité : mirage métaphysique
de l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion
affective, utopie sociale d’une tutelle totalitaire, toutes
sorties de la hantise du paradis perdu d’avant la naissance
et de la plus obscure aspiration à la mort.
2.
– Le complexe de l’intrusion
La
JALOUSIE, ARCHETYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX
Le
complexe de l’intrusion représente l’expérience
que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il
voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à
la relation domestique, autrement dit, lorsqu’il se connaît
des frères. Les conditions en seront donc très variables,
d’une part selon les cultures et l’extension qu’elles
donnent au groupe domestique, d’autre part selon les contingences
individuelles, et d’abord selon la place que le sort donne
au sujet dans l’ordre des naissances, selon la position
dynastique, peut-on dire, qu’il occupe ainsi avant tout
conflit : celle de nanti ou celle d’usurpateur.
La jalousie infantile a dès longtemps frappé les
observateurs : « J’ai vu de mes yeux, dit Saint Augustin,
et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie
: il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter
son regard au spectacle amer de son frère de lait »
(Confessions, I, VII). Le fait ici révélé
à l’étonnement du moraliste resta longtemps
réduit à la valeur d’un thème de rhétorique,
utilisable à toutes fins apologétiques.
L’observation expérimentale de l’enfant et
les investigations psychanalytiques, en démontrant la structure
de la jalousie infantile, ont mis au jour son rôle dans
la genèse de la sociabilité et, par là, de
la connaissance elle-même en tant qu’humaine. Disons
que le point critique révélé par ces recherches
est que la jalousie, dans son fonds, représente non pas
une rivalité vitale mais une identification mentale.
Identification
mentale. – Des enfants entre 6 mois et 2 ans étant
confrontés par couple et sans tiers et laissés à
leur spontanéité ludique, on peut constater le fait
suivant : entre les enfants ainsi mis en présence apparaissent
des réactions diverses où semble se manifester une
communication. Parmi ces réactions un type se distingue,
du fait qu’on peut y reconnaître une rivalité
objectivement définissable : il comporte en effet entre
les sujets une certaine adaptation des postures et des gestes,
à savoir une conformité dans leur alternance, une
convergence dans leur série, qui les ordonnent en provocations
et ripostes et permettent d’affirmer, sans préjuger
de la conscience des sujets, qu’ils réalisent la
situation comme à double issue, comme une alternative.
Dans la mesure même de cette adaptation, on peut admettre
que dès ce stade s’ébauche la reconnaissance
d’un rival, c’est-à-dire d’un «
autre » comme objet. Or, si une telle réaction peut
être très précoce, elle se montre déterminée
par une condition si dominante qu’elle en apparaît
comme univoque : à savoir une limite qui ne peut être
dépassée dans l’écart d’âge
entre les sujets. Cette limite se restreint à deux mois
et demi dans la première année de la période
envisagée et reste aussi stricte en s’élargissant.
(8?40
– 9)Si cette condition n’est pas remplie, les réactions
que l’on observe entre les enfants confrontés ont
une valeur toute différente. Examinons les plus fréquentes
: celles de la parade, de la séduction, du despotisme.
Bien que deux partenaires y figurent, le rapport qui caractérise
chacune d’elles se révèle à l’observation,
non pas comme un conflit entre deux individus, mais dans chaque
sujet, comme un conflit entre deux attitudes opposées et
complémentaires, et cette participation bipolaire est constitutive
de la situation elle-même. Pour comprendre cette structure,
qu’on s’arrête un instant à l’enfant
qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard
: quel est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant
qui prodigue envers un autre ses tentatives de séduction
: où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant
qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de
celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on
se demande quel est le plus asservi ? Ici se réalise ce
paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre
avec la sienne propre et s’identifie à lui ; mais
qu’il peut soutenir ce rapport sur une participation proprement
insignifiante de cet autre et vivre alors toute la situation à
lui seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre
leurs conduites. C’est dire que l’identification,
spécifique des conduites sociales, à ce stade, se
fonde sur un sentiment de l’autre, que l’on ne peut
que méconnaître sans une conception correcte de sa
valeur tout imaginaire.
L’imago
du semblable. – Quelle est donc la structure de cette imago
? Une première indication nous est donnée par la
condition reconnue plus haut pour nécessaire à une
adaptation réelle entre partenaires, à savoir un
écart d’âge très étroitement
limité. Si l’on se réfère au fait que
ce stade est caractérisé par des transformations
de la structure nerveuse assez rapides et profondes pour dominer
les différenciations individuelles, on comprendra que cette
condition équivaut à l’exigence d’une
similitude entre les sujets. Il apparaît que l’imago
de l’autre est liée à la structure du corps
propre et plus spécialement de ses fonctions de relation,
par une certaine similitude objective.
La doctrine de la psychanalyse permet de serrer davantage le problème.
Elle nous montre dans le frère, au sens neutre, l’objet
électif des exigences de la libido qui, au stade que nous
étudions, sont homosexuelles. Mais aussi elle insiste sur
la confusion en cet objet de deux relations affectives, amour
et identification, dont l’opposition sera fondamentale aux
stades ultérieurs.
Cette ambiguïté originelle se retrouve chez l’adulte,
dans la passion de la jalousie amoureuse et c’est là
qu’on peut le mieux la saisir. On doit la reconnaître,
en effet, dans le puissant intérêt que le sujet porte
à l’image du rival : intérêt qui, bien
qu’il s’affirme comme haine, c’est-à-dire
comme négatif, et bien qu’il se motive par l’objet
prétendu de l’amour, n’en paraît pas
moins entretenu par le sujet de la façon la plus gratuite
et la plus coûteuse et souvent domine à tel point
le sentiment amoureux lui-même, qu’il doit être
interprété comme l’intérêt essentiel
et positif de la passion. Cet intérêt confond en
lui l’identification et l’amour et, pour n’apparaître
que masqué dans le registre de la pensée de l’adulte,
n’en confère pas moins à la passion qu’il
soutient cette irréfutabilité qui l’apparente
à l’obsession. L’agressivité maximum
qu’on rencontre dans les formes psychotiques de la passion
est constituée bien plus par la négation de cet
intérêt singulier que par la rivalité qui
paraît la justifier.
Le
sens de l’agressivité primordiale.– Mais c’est
tout spécialement dans la situation fraternelle primitive
que l’agressivité se démontre pour secondaire
à l’identification. La doctrine Freudienne reste
incertaine sur ce point ; l’idée darwinienne que
la lutte est aux origines mêmes de la vie garde en effet
un grand crédit auprès du biologiste ; mais sans
doute faut-il reconnaître ici le prestige moins critiqué
d’une emphase moralisante, qui se transmet en des poncifs
tels que : homo homini lupus. Il est évident, au contraire,
que le nourrissage constitue précisément pour les
jeunes une neutralisation temporaire des conditions de la lutte
pour la nourriture. Cette signification est plus évidente
encore chez l’homme. L’apparition de la jalousie en
rapport avec le nourrissage, selon le thème classique illustré
plus haut par une citation de Saint Augustin, doit donc être
interprétée prudemment. En fait, la jalousie peut
se manifester dans des cas où le sujet, depuis longtemps
sevré, n’est pas en situation de concurrence vitale
à l’égard de son frère. Le phénomène
semble donc exiger comme préalable une certaine identification
à l’état du frère. Au reste, la doctrine
analytique, en caractérisant comme sadomasochiste la tendance
typique de la libido à ce même stade, souligne certes
que l’agressivité domine alors l’économie
affective, mais aussi qu’elle est toujours à la fois
subie et agie, c’est-à-dire sous-tendue par une identification
à l’autre, objet de la violence.
Rappelons
que ce rôle de doublure intime que joue le masochisme dans
le sadisme, a été mis en relief par la psychanalyse
et que c’est l’énigme que constitue le masochisme
dans l’économie des instincts vitaux qui a conduit
Freud à affirmer un instinct de mort.
Si l’on veut suivre l’idée que nous avons indiquée
plus haut, et désigner avec nous dans le malaise du sevrage
humain la source du désir de la mort, on reconnaîtra
dans le masochisme primaire le moment dialectique où le
sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de
ce malaise même et, par là, le sublime et le surmonte.
C’est bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de
l’enfant à l’œil connaisseur de Freud
: cette joie de la première enfance de rejeter un objet
du champ de son regard, puis, l’objet retrouvé, d’en
renouveler inépuisablement l’exclusion, signifie
bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet
s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi,
mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa
reproduction.
Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet,
c’est l’identification au frère qui lui permet
de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un
des pôles du masochisme primaire. Ainsi la non-violence
du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire
du frère. Mais cette violence n’a pas de rapport
avec la lutte pour la vie. L’objet que choisit l’agressivité
dans les primitifs jeux de la mort est, en effet, hochet ou déchet,
biologiquement indifférent ; le sujet l’abolit gratuitement,
en quelque sorte pour le plaisir, il ne fait que consommer ainsi
la perte de l’objet maternel. L’image du frère
non sevré n’attire une agression spéciale
que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago
de la situation maternelle et avec elle le désir de la
mort. Ce phénomène est secondaire à l’identification.
LE
STADE DU MIROIR
L’identification
affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi
l’originalité, spécialement dans le complexe
d’Œdipe, comme nous le verrons. Mais l’emploi
de ce terme au stade que nous étudions reste mal défini
dans la doctrine ; c’est à quoi nous avons tenté
de suppléer par une théorie de cette identification
dont nous désignons le moment génétique sous
le terme de stade du miroir.
Le stade ainsi considéré répond au déclin
du sevrage, c’est-à-dire à la fin de ces six
mois dont la dominante psychique de malaise, répondant
au retard de la croissance physique, traduit cette prématuration
de la naissance qui est, comme nous l’avons dit, le fond
spécifique du sevrage chez l’homme. Or, la reconnaissance
par le sujet de son image dans le miroir est un phénomène
(8*40 – 10)qui, pour l’analyse de ce stade, est deux
fois significatif : le phénomène apparaît
après six mois et son étude à ce moment révèle
de façon démonstrative les tendances qui constituent
alors la réalité du sujet ; l’image spéculaire,
en raison même de ces affinités, donne un bon symbole
de cette réalité : de sa valeur affective, illusoire
comme l’image, et de sa structure, comme elle reflet de
la forme humaine.
La perception de la forme du semblable en tant qu’unité
mentale est liée chez l’être vivant à
un niveau corrélatif d’intelligence et de sociabilité.
L’imitation au signal la montre, réduite, chez l’animal
de troupeau ; les structures échomimiques, échopraxiques
en manifestent l’infinie richesse chez le Singe et chez
l’homme. C’est le sens primaire de l’intérêt
que l’un et l’autre manifestent à leur image
spéculaire. Mais si leurs comportements à l’égard
de cette image, sous la forme de tentatives d’appréhension
manuelle, paraissent se ressembler, ces jeux ne dominent chez
l’homme que pendant un moment, à la fin de la première
année, âge dénommé par Bühler
« âge du Chimpanzé » parce que l’homme
y passe à un pareil niveau d’intelligence instrumentale.
Puissance
seconde de l’image spéculaire. – Or le phénomène
de perception qui se produit chez l’homme dès le
sixième mois, est apparu dès ce moment sous une
forme toute différente, caractéristique d’une
intuition illuminative, à savoir, sur le fonds d’une
inhibition attentive, révélation soudaine du comportement
adapté (ici geste de référence à quelque
partie du corps propre) ; puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie
qui signale objectivement le triomphe ; cette double réaction
laissant entrevoir le sentiment de compréhension sous sa
forme ineffable. Ces caractères traduisent selon nous le
sens secondaire que le phénomène reçoit des
conditions libidinales qui entourent son apparition. Ces conditions
ne sont que les tensions psychiques issues des mois de prématuration
et qui paraissent traduire une double rupture vitale : rupture
de cette immédiate adaptation au milieu qui définit
le monde de l’animal par sa connaturalité ; rupture
de cette unité du fonctionnement du vivant qui asservit
chez l’animal la perception à la pulsion.
La
discordance, à ce stade chez l’homme, tant des pulsions
que des fonctions, n’est que la suite de l’incoordination
prolongée des appareils. Il en résulte un stade
affectivement et mentalement constitué sur la base d’une
proprioceptivité qui donne le corps comme morcelé
: d’une part, l’intérêt psychique se
trouve déplacé sur des tendances visant à
quelque recollement du corps propre ; d’autre part, la réalité,
soumise d’abord à un morcellement perceptif, dont
le chaos atteint jusqu’à ses catégories, «
espaces », par exemple, aussi disparates que les statiques
successives de l’enfant, s’ordonne en reflétant
les formes du corps, qui donnent en quelque sorte le modèle
de tous les objets.
C’est ici une structure archaïque du monde humain dont
l’analyse de l’inconscient a montré les profonds
vestiges : fantasmes de démembrement, de dislocation du
corps, dont ceux de la castration ne sont qu’une image mise
en valeur par un complexe particulier ; l’imago du double,
dont les objectivations fantastiques, telles que des causes diverses
les réalisent à divers âges de la vie, révèlent
au psychiatre qu’elle évolue avec la croissance du
sujet ; enfin, ce symbolisme anthropomorphique et organique des
objets dont la psychanalyse, dans les rêves et dans les
symptômes, a fait la prodigieuse découverte.
La tendance par où le sujet restaure l’unité
perdue de soi-même prend place dès l’origine
au centre de la conscience. Elle est la source d’énergie
de son progrès mental, progrès dont la structure
est déterminée par la prédominance des fonctions
visuelles. Si la recherche de son unité affective promeut
chez le sujet les formes où il se représente son
identité, la forme la plus intuitive en est donnée,
à cette phase, par l’image spéculaire. Ce
que le sujet salue en elle, c’est l’unité mentale
qui lui est inhérente. Ce qu’il y reconnaît,
c’est l’idéal de l’imago du double. Ce
qu’il y acclame, c’est le triomphe de la tendance
salutaire.
Structure
narcissique du moi. – Le monde propre à cette phase
est donc un monde narcissique. En le désignant ainsi nous
n’évoquons pas seulement sa structure libidinale
par le terme même auquel Freud et Abraham, dès 1908
ont assigné le sens purement énergétique
d’investissement de la libido sur le corps propre ; nous
voulons aussi pénétrer sa structure mentale avec
le plein sens du mythe de Narcisse ; que ce sens indique la mort
: l’insuffisance vitale dont ce monde est issu ; ou la réflexion
spéculaire : l’imago du double qui lui est centrale
; ou l’illusion de l’image : ce monde, nous l’allons
voir, ne contient pas d’autrui.
La
perception de l’activité d’autrui ne suffit
pas en effet à rompre l’isolement affectif du sujet.
Tant que l’image du semblable ne joue que son rôle
primaire, limité à la fonction d’expressivité,
elle déclenche chez le sujet émotions et postures
similaires, du moins dans la mesure où le permet la structure
actuelle de ses appareils. Mais tandis qu’il subit cette
suggestion émotionnelle ou motrice, le sujet ne se distingue
pas de l’image elle-même. Bien plus, dans la discordance
caractéristique de cette phase, l’image ne fait qu’ajouter
l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère.
Appelons-la intrusion narcissique : l’unité qu’elle
introduit dans les tendances contribuera pourtant à la
formation du moi. Mais, avant que le moi affirme son identité,
il se confond avec cette image qui le forme, mais l’aliène
primordialement.
Disons que le moi gardera de cette origine la structure ambiguë
du spectacle qui, manifeste dans les situations plus haut décrites
du despotisme, de la séduction, de la parade, donne leur
forme à des pulsions, sado-masochiste et scoptophilique
(désir de voir et d’être vu), destructrices
de l’autrui dans leur essence. Notons aussi que cette intrusion
primordiale fait comprendre toute projection du moi constitué,
qu’elle se manifeste comme mythomaniaque chez l’enfant
dont l’identification personnelle vacille encore, comme
transitiviste chez le paranoïaque dont le moi régresse
à un stade archaïque, ou comme compréhensive
quand elle est intégrée dans un moi normal.
LE
DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI
Le
moi se constitue en même temps que l’autrui dans le
drame de la jalousie. Pour le sujet, c’est une discordance
qui intervient dans la satisfaction spectaculaire, du fait de
la tendance que celle-ci suggère. Elle implique l’introduction
d’un tiers objet qui, à la confusion affective, comme
à l’ambiguïté spectaculaire, substitue
la concurrence d’une situation triangulaire. Ainsi le sujet,
engagé dans la jalousie par identification, débouche
(8*40 – 11)sur une alternative nouvelle où se joue
le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet
maternel et va s’accrocher au refus du réel et à
la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque
autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique
de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque
concurrence implique à la fois rivalité et accord
; mais en même temps il reconnaît l’autre avec
lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à
la fois l’autrui et l’objet socialisé. Ici
encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité
vitale immédiate, puisqu’elle forme son objet plus
qu’il ne la détermine ; elle se révèle
comme l’archétype des sentiments sociaux.
Le moi ainsi conçu ne trouve pas avant l’âge
de trois ans sa constitution essentielle ; c’est celle même,
on le voit, de l’objectivité fondamentale de la connaissance
humaine. Point remarquable, celle-ci tire sa richesse et sa puissance
de l’insuffisance vitale de l’homme à ses origines.
Le symbolisme primordial de l’objet favorise tant son extension
hors des limites des instincts vitaux que sa perception comme
instrument. Sa socialisation par la sympathie jalouse fonde sa
permanence et sa substantialité.
Tels sont les traits essentiels du rôle psychique du complexe
fraternel. En voici quelques applications.
Conditions
et effets de la fraternité. – Le rôle traumatisant
du frère au sens neutre est donc constitué par son
intrusion. Le fait et l’époque de son apparition
déterminent sa signification pour le sujet. L’intrusion
part du nouveau venu pour infester l’occupant ; dans la
famille, c’est en règle générale le
fait d’une naissance et c’est l’aîné
qui en principe joue le rôle de patient.
La réaction du patient au traumatisme dépend de
son développement psychique. Surpris par l’intrus
dans le désarroi du sevrage, il le réactive sans
cesse à son spectacle : il fait alors une régression
qui se révélera, selon les destins du moi, comme
psychose schizophrénique ou comme névrose hypochondriaque
; ou bien il réagit par la destruction imaginaire du monstre,
qui donnera de même soit des impulsions perverses, soit
une culpabilité obsessionnelle.
Que l’intrus ne survienne au contraire qu’après
le complexe de l’Œdipe, il est adopté le plus
souvent sur le plan des identifications parentales, plus denses
affectivement et plus riches de structure, on va le voir. Il n’est
plus pour le sujet l’obstacle ou le reflet, mais une personne
digne d’amour ou de haine. Les pulsions agressives se subliment
en tendresse ou en sévérité.
Mais le frère donne aussi le modèle archaïque
du moi. Ici le rôle d’agent revient à l’aîné
comme au plus achevé. Plus conforme sera ce modèle
à l’ensemble des pulsions du sujet, plus heureuse
sera la synthèse du moi et plus réelles les formes
de l’objectivité. Cette formule est-elle confirmée
par l’étude des jumeaux ? On sait que de nombreux
mythes leur imputent la puissance du héros, par quoi est
restaurée dans la réalité l’harmonie
du sein maternel, mais c’est au prix d’un fratricide.
Quoi qu’il en soit, c’est par le semblable que l’objet
comme le moi se réalise : plus il peut assimiler de son
partenaire, plus le sujet conforte à la fois sa personnalité
et son objectivité, garantes de sa future efficacité.
Mais le groupe de la fratrie familiale, divers d’âge
et de sexe, est favorable aux identifications les plus discordantes
du moi. L’imago primordiale du double sur laquelle le moi
se modèle semble d’abord dominée par les fantaisies
de la forme, comme il apparaît dans le fantasme commun aux
deux sexes, de la mère phallique ou dans le double phallique
de la femme névrosée. D’autant plus facilement
se fixera-t-elle en des formes atypiques, où des appartenances
accessoires pourront jouer un aussi grand rôle que des différences
organiques ; et l’on verra, selon la poussée, suffisante
ou non, de l’instinct sexuel, cette identification de la
phase narcissique, soit engendrer les exigences formelles d’une
homosexualité ou de quelque fétichisme sexuel, soit,
dans le système d’un moi paranoïaque, s’objectiver
dans le type du persécuteur, extérieur ou intime.
Les connexions de la paranoïa avec le complexe fraternel
se manifestent par la fréquence des thèmes de filiation,
d’usurpation, de spoliation, comme sa structure narcissique
se révèle dans les thèmes plus paranoïdes
de l’intrusion, de l’influence, du dédoublement,
du double et de toutes les transmutations délirantes du
corps.
Ces connexions s’expliquent en ce que le groupe familial,
réduit à la mère et à la fratrie,
dessine un complexe psychique où la réalité
tend à rester imaginaire ou tout au plus abstraite. La
clinique montre qu’effectivement le groupe ainsi décomplété
est très favorable à l’éclosion des
psychoses et qu’on y trouve la plupart des cas de délires
à deux.
3.
– Le complexe d’Œdipe
C’est
en découvrant dans l’analyse des névroses
les faits œdipiens que Freud mit au jour le concept du complexe.
Le complexe d’Œdipe, exposé, vu le nombre des
relations psychiques qu’il intéresse, en plus d’un
point de cet ouvrage, s’impose ici – et à notre
étude, puisqu’il définit plus particulièrement
les relations psychiques dans la famille humaine – et à
notre critique, pour autant que Freud donne cet élément
psychologique pour la forme spécifique de la famille humaine
et lui subordonne toutes les variations sociales de la famille.
L’ordre méthodique ici proposé, tant dans
la considération des structures mentales que des faits
sociaux, conduira à une révision du complexe qui
permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste
et d’éclairer plus avant la névrose contemporaine.
Schéma
du complexe. – La psychanalyse a révélé
chez l’enfant des pulsions génitales dont l’apogée
se situe dans la 4ème année. Sans nous étendre
ici sur leur structure, disons qu’elles constituent une
sorte de puberté psychologique, fort prématurée,
on le voit, par rapport à la puberté physiologique.
En fixant l’enfant par un désir sexuel à l’objet
le plus proche que lui offrent normalement la présence
et l’intérêt, à savoir le parent de
sexe opposé, ces pulsions donnent sa base au complexe ;
leur frustration en forme le nœud. Bien qu’inhérente
à la prématuration essentielle de ces pulsions,
cette frustration est rapportée par l’enfant au tiers
objet que les mêmes conditions de présence et d’intérêt
lui désignent normalement comme l’obstacle à
leur satisfaction : à savoir au parent du même sexe.
La frustration qu’il subit s’accompagne, en effet,
communément d’une répression éducative
qui a pour but d’empêcher tout aboutissement de ces
pulsions et spécialement leur aboutissement masturbatoire.
D’autre part, l’enfant acquiert une certaine intuition
de la situation qui lui est interdite, tant par les signes discrets
et diffus qui trahissent à sa sensibilité les relations
parentales que par les hasards intempestifs qui les lui dévoilent.
Par ce double procès, le parent de même sexe apparaît
à l’enfant à la fois comme l’agent de
l’interdiction sexuelle et l’exemple de sa transgression.
(8*40 – 12)La tension ainsi constituée se résout,
d’une part, par un refoulement de la tendance sexuelle qui,
dès lors, restera latente – laissant place à
des intérêts neutres, éminemment favorables
aux acquisitions éducatives – jusqu’à
la puberté ; d’autre part, par la sublimation de
l’image parentale qui perpétuera dans la conscience
un idéal représentatif, garantie de la coïncidence
future des attitudes psychiques et des attitudes physiologiques
au moment de la puberté. Ce double procès a une
importance génétique fondamentale, car il reste
inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle
qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal
du moi. Elles représentent l’achèvement de
la crise œdipienne.
Valeur
objective du complexe. – Ce schéma essentiel du complexe
répond à un grand nombre de données de l’expérience.
L’existence de la sexualité infantile est désormais
incontestée ; au reste, pour s’être révélée
historiquement par ces séquelles de son évolution
qui constituent les névroses, elle est accessible à
l’observation la plus immédiate, et sa méconnaissance
séculaire est une preuve frappante de la relativité
sociale du savoir humain. Les instances psychiques qui, sous le
nom du surmoi et d’idéal du moi, ont été
isolées dans une analyse concrète des symptômes
des névroses, ont manifesté leur valeur scientifique
dans la définition et l’explication des phénomènes
de la personnalité ; il y a là un ordre de détermination
positive qui rend compte d’une foule d’anomalies du
comportement humain et, du même coup, rend caduques, pour
ces troubles, les références à l’ordre
organique qui, encore que de pur principe ou simplement mythiques,
tiennent lieu de méthode expérimentale à
toute une tradition médicale.
À vrai dire, ce préjugé qui attribue à
l’ordre psychique un caractère épiphénoménal,
c’est-à-dire inopérant, était favorisé
par une analyse insuffisante des facteurs de cet ordre et c’est
précisément à la lumière de la situation
définie comme œdipienne que tels accidents de l’histoire
du sujet prennent la signification et l’importance qui permettent
de leur rapporter tel trait individuel de sa personnalité
; on peut même préciser que lorsque ces accidents
affectent la situation œdipienne comme traumatismes dans
son évolution, ils se répètent plutôt
dans les effets du surmoi ; s’ils l’affectent comme
atypies dans sa constitution, c’est plutôt dans les
formes de l’idéal du moi qu’ils se reflètent.
Ainsi, comme inhibitions de l’activité créatrice
ou comme inversions de l’imagination sexuelle, un grand
nombre de troubles, dont beaucoup apparaissent au niveau des fonctions
somatiques élémentaires, ont trouvé leur
réduction théorique et thérapeutique.
LA
FAMILLE SELON FREUD
Découvrir
que des développements aussi importants pour l’homme
que ceux de la répression sexuelle et du sexe psychique
étaient soumis à la régulation et aux accidents
d’un drame psychique de la famille, c’était
fournir la plus précieuse contribution à l’anthropologie
du groupement familial, spécialement à l’étude
des interdictions que ce groupement formule universellement et
qui ont pour objet le commerce sexuel entre certains de ses membres.
Aussi bien, Freud en vint-il vite à formuler une théorie
de la famille. Elle était fondée sur une dissymétrie,
apparue dès les premières recherches, dans la situation
des deux sexes par rapport à l’Œdipe. Le procès
qui va du désir œdipien à sa répression
n’apparaît aussi simple que nous l’avons exposé
d’abord, que chez l’enfant mâle. Aussi est-ce
ce dernier qui est pris constamment pour sujet dans les exposés
didactiques du complexe.
Le désir œdipien apparaît, en effet, beaucoup
plus intense chez le garçon et donc pour la mère.
D’autre part, la répression révèle,
dans son mécanisme, des traits qui ne paraissent d’abord
justifiables que si, dans sa forme typique, elle s’exerce
du père au fils. C’est là le fait du complexe
de castration.
–
Le complexe de castration. – Cette répression s’opère
par un double mouvement affectif du sujet : agressivité
contre le parent à l’égard duquel son désir
sexuel le met en posture de rival ; crainte secondaire, éprouvée
en retour, d’une agression semblable. Or un fantasme soutient
ces deux mouvements, si remarquable qu’il a été
individualisé avec eux en un complexe dit de castration.
Si ce terme se justifie par les fins agressives et répressives
qui apparaissent à ce moment de l’Œdipe, il
est pourtant peu conforme au fantasme qui en constitue le fait
original.
Ce fantasme consiste essentiellement dans la mutilation d’un
membre, c’est-à-dire dans un sévice qui ne
peut servir qu’à châtrer un mâle. Mais
la réalité apparente de ce danger, jointe au fait
que la menace en est réellement formulée par une
tradition éducative, devait entraîner Freud à
le concevoir comme ressenti d’abord pour sa valeur réelle
et à reconnaître dans une crainte inspirée
de mâle à mâle, en fait par le père,
le prototype de la répression œdipienne.
Dans cette voie, Freud recevait un appui d’une donnée
sociologique : non seulement l’interdiction de l’inceste
avec la mère a un caractère universel, à
travers les relations de parenté infiniment diverses et
souvent paradoxales que les cultures primitives frappent du tabou
de l’inceste, mais encore, quel que soit dans une culture
le niveau de la conscience morale, cette interdiction est toujours
expressément formulée et la transgression en est
frappée d’une réprobation constante. C’est
pourquoi Frazer reconnaît dans le tabou de la mère
la loi primordiale de l’humanité.
Le
mythe du parricide originel. – C’est ainsi que Freud
fait le saut théorique dont nous avons marqué l’abus
dans notre introduction : de la famille conjugale qu’il
observait chez ses sujets, à une hypothétique famille
primitive conçue comme une horde qu’un mâle
domine par sa supériorité biologique en accaparant
les femelles nubiles. Freud se fonde sur le lien que l’on
constate entre les tabous et les observances à l’égard
du totem, tour à tour objet d’inviolabilité
et d’orgie sacrificielle. Il imagine un drame de meurtre
du père par les fils, suivi d’une consécration
posthume de sa puissance sur les femmes par les meurtriers prisonniers
d’une insoluble rivalité : événement
primordial, d’où, avec le tabou de la mère,
serait sortie toute tradition morale et culturelle.
Même si cette construction n’était ruinée
par les seules pétitions de principe qu’elle comporte
– attribuer à un groupe biologique la possibilité,
qu’il s’agit justement de fonder, de la reconnaissance
d’une loi – ses prémisses prétendues
biologiques elles-mêmes, à savoir la tyrannie permanente
exercée par le chef de la horde, se réduiraient
à un fantôme de plus en plus incertain à mesure
qu’avance notre connaissance des Anthropoïdes. Mais
surtout les traces universellement présentes et la survivance
étendue d’une structure matriarcale de la famille,
l’existence dans son aire de toutes les formes fondamentales
de la culture, et spécialement d’une répression
souvent très rigoureuse de la sexualité manifestent
que l’ordre de la famille humaine a des fondements soustraits
à la force du mâle.
Il nous semble pourtant que l’immense moisson des faits
que le complexe d’Œdipe a permis d’objectiver
depuis quelque cinquante ans, peut éclairer la structure
psychologique de la famille, plus avant que les intuitions trop
hâtives que nous venons d’exposer.
(8*40
–13)LES FONCTIONS DU COMPLEXE : REVISION PSYCHOLOGIQUE
Le
complexe d’Œdipe marque tous les niveaux du psychisme
; mais les théoriciens de la psychanalyse n’ont pas
défini sans ambiguïté les fonctions qu’il
y remplit ; c’est faute d’avoir distingué suffisamment
les plans de développement sur lesquels ils l’expliquent.
Si le complexe leur apparaît en effet comme l’axe
selon lequel l’évolution de la sexualité se
projette dans la constitution de la réalité, ces
deux plans divergent chez l’homme d’une incidence
spécifique, qui est certes reconnue par eux comme répression
de la sexualité et sublimation de la réalité,
mais doit être intégrée dans une conception
plus rigoureuse de ces rapports de structure : le rôle de
maturation que joue le complexe dans l’un et l’autre
de ces plans ne pouvant être tenu pour parallèle
qu’approximativement.
MATURATION
DE LA SEXUALITE
L’appareil
psychique de la sexualité se révèle d’abord
chez l’enfant sous les formes les plus aberrantes par rapport
à ses fins biologiques, et la succession de ces formes
témoigne que c’est par une maturation progressive
qu’il se conforme à l’organisation génitale.
Cette maturation de la sexualité conditionne le complexe
d’Œdipe, en formant ses tendances fondamentales, mais,
inversement, le complexe la favorise en la dirigeant vers ses
objets.
Le
mouvement de l’Œdipe s’opère, en effet,
par un conflit triangulaire dans le sujet ; déjà,
nous avons vu le jeu des tendances issues du sevrage produire
une formation de cette sorte ; c’est aussi la mère,
objet premier de ces tendances, comme nourriture à absorber
et même comme sein où se résorber, qui se
propose d’abord au désir œdipien. On comprend
ainsi que ce désir se caractérise mieux chez le
mâle, mais aussi qu’il y prête une occasion
singulière à la réactivation des tendances
du sevrage, c’est-à-dire à une régression
sexuelle. Ces tendances ne constituent pas seulement, en effet,
une impasse psychologique ; elles s’opposent en outre particulièrement
ici à l’attitude d’extériorisation,
conforme à l’activité du mâle.
Tout au contraire, dans l’autre sexe, où ces tendances
ont une issue possible dans la destinée biologique du sujet,
l’objet maternel, en détournant une part du désir
œdipien, tend certes à neutraliser le potentiel du
complexe et, par là, ses effets de sexualisation, mais,
en imposant un changement d’objet, la tendance génitale
se détache mieux des tendances primitives et d’autant
plus facilement qu’elle n’a pas à renverser
l’attitude d’intériorisation héritée
de ces tendances, qui sont narcissiques. Ainsi en arrive-t-on
à cette conclusion ambiguë que, d’un sexe à
l’autre, plus la formation du complexe est accusée,
plus aléatoire paraît être son rôle dans
l’adaptation sexuelle.
CONSTITUTION
DE LA REALITE
On
voit ici l’influence du complexe psychologique sur une relation
vitale et c’est par là qu’il contribue à
la constitution de la réalité. Ce qu’il y
apporte se dérobe aux termes d’une psychogenèse
intellectualiste : c’est une certaine profondeur affective
de l’objet. Dimension qui, pour faire le fond de toute compréhension
subjective, ne s’en distinguerait pas comme phénomène,
si la clinique des maladies mentales ne nous la faisait saisir
comme telle en proposant toute une série de ses dégradations
aux limites de la compréhension.
Pour constituer en effet une norme du vécu, cette dimension
ne peut qu’être reconstruite par des intuitions métaphoriques
: densité qui confère l’existence à
l’objet, perspective qui nous donne le sentiment de sa distance
et nous inspire le respect de l’objet. Mais elle se démontre
dans ces vacillements de la réalité qui fécondent
le délire : quand l’objet tend à se confondre
avec le moi en même temps qu’à se résorber
en fantasme, quand il apparaît décomposé selon
l’un de ces sentiments qui forment le spectre de l’irréalité,
depuis les sentiments d’étrangeté, de déjà
vu, de jamais-vu, en passant par les fausses reconnaissances,
les illusions de sosie, les sentiments de devinement, de participation,
d’influence, les intuitions de signification, pour aboutir
au crépuscule du monde et à cette abolition affective
qu’on désigne formellement en allemand comme perte
de l’objet (Objektverlust).
Ces qualités si diverses du vécu, la psychanalyse
les explique par les variations de la quantité d’énergie
vitale que le désir investit dans l’objet. La formule,
toute verbale qu’elle puisse paraître, répond,
pour les psychanalystes, à une donnée de leur pratique
; ils comptent avec cet investissement dans les « transferts
» opératoires de leurs cures ; c’est sur les
ressources qu’il offre qu’ils doivent fonder l’indication
du traitement. Ainsi ont-ils reconnu dans les symptômes
cités plus haut les indices d’un investissement trop
narcissique de la libido, cependant que la formation de l’Œdipe
apparaissait comme le moment et la preuve d’un investissement
suffisant pour le « transfert ».
Ce rôle de l’Œdipe serait corrélatif de
la maturation de la sexualité. L’attitude instaurée
par la tendance génitale cristalliserait selon son type
normal le rapport vital à la réalité. On
caractérise cette attitude par les termes de don et de
sacrifice, termes grandioses, mais dont le sens reste ambigu et
hésite entre la défense et le renoncement. Par eux
une conception audacieuse retrouve le confort secret d’un
thème moralisant : dans le passage de la captativité
à l’oblativité, on confond à plaisir
l’épreuve vitale et l’épreuve morale.
Cette conception peut se définir une psychogenèse
analogique ; elle est conforme au défaut le plus marquant
de la doctrine analytique : négliger la structure au profit
du dynamisme. Pourtant l’expérience analytique elle-même
apporte une contribution à l’étude des formes
mentales en démontrant leur rapport – soit de conditions,
soit de solutions – avec les crises affectives. C’est
en différenciant le jeu formel du complexe qu’on
peut établir, entre sa fonction et la structure du drame
qui lui est essentielle, un rapport plus arrêté.
REPRESSION
DE LA SEXUALITE
Le
complexe d’Œdipe, s’il marque le sommet de la
sexualité infantile, est aussi le ressort de la répression
qui en réduit les images à l’état de
latence jusqu’à la puberté ; s’il détermine
une condensation de la réalité dans le sens de la
vie, il est aussi le moment de la sublimation qui chez l’homme
ouvre à cette réalité son extension désintéressée.
Les formes sous lesquelles se perpétuent ces effets sont
désignées comme surmoi ou idéal du moi, selon
qu’elles sont pour le sujet inconscientes ou conscientes.
Elles reproduisent, dit-on, l’imago du parent du même
sexe, l’idéal du moi contribuant ainsi au conformisme
sexuel du psychisme. Mais l’imago du père aurait,
selon la doctrine, dans ces deux fonctions, un rôle prototypique
en raison de la domination du mâle.
Pour la répression de la sexualité, cette conception
repose, nous l’avons indiqué, sur le fantasme de
castration. Si la doctrine le rapporte à une menace réelle,
c’est avant tout que, génialement dynamiste pour
reconnaître les tendances, Freud reste fermé par
l’atomisme traditionnel à la notion de l’autonomie
des formes ; c’est ainsi qu’à observer l’existence
du même fantasme chez la petite fille ou d’une image
phallique de la mère dans les deux sexes, il est contraint
d’expliquer ces faits par de précoces révélations
de la domination du mâle, révélations qui
conduiraient la petite fille à la nostalgie de la virilité,
l’enfant à concevoir sa mère comme virile.
Genèse qui, pour trouver un fondement dans l’identification,
requiert à l’usage une telle surcharge de mécanismes
qu’elle paraît erronée.
Les
fantasmes de morcellement. – Or, le matériel de l’expérience
analytique suggère une interprétation différente
; le fantasme de castration est en effet précédé
par toute une série de fantasmes de morcellement du corps
qui vont en régression (8*40 – 14)de la dislocation
et du démembrement, par l’éviration, l’éventrement,
jusqu’à la dévoration et à l’ensevelissement.
L’examen de ces fantasmes révèle que leur
série s’inscrit dans une forme de pénétration
à sens destructeur et investigateur à la fois, qui
vise le secret du sein maternel, cependant que ce rapport est
vécu par le sujet sous un mode plus ambivalent à
proportion de leur archaïsme. Mais les chercheurs qui ont
le mieux compris l’origine maternelle de ces fantasmes (Mélanie
Klein), ne s’attachent qu’à la symétrie
et à l’extension qu’ils apportent à
la formation de l’Œdipe, en révélant
par exemple la nostalgie de la maternité chez le garçon.
Leur intérêt tient à nos yeux dans l’irréalité
évidente de leur structure : l’examen de ces fantasmes
qu’on trouve dans les rêves et dans certaines impulsions
permet d’affirmer qu’ils ne se rapportent à
aucun corps réel, mais à un mannequin hétéroclite,
à une poupée baroque, à un trophée
de membres où il faut reconnaître l’objet narcissique
dont nous avons plus haut évoqué la genèse
: conditionnée par la précession, chez l’homme,
de formes imaginaires du corps sur la maîtrise du corps
propre, par la valeur de défense que le sujet donne à
ces formes, contre l’angoisse du déchirement vital,
fait de la prématuration.
Origine
maternelle du surmoi archaïque. – Le fantasme de castration
se rapporte à ce même objet : sa forme, née
avant tout repérage du corps propre, avant toute distinction
d’une menace de l’adulte, ne dépend pas du
sexe du sujet et détermine plutôt qu’elle ne
subit les formules de la tradition éducative. Il représente
la défense que le moi narcissique, identifié à
son double spéculaire, oppose au renouveau d’angoisse
qui, au premier moment de l’Œdipe, tend à l’ébranler
: crise que ne cause pas tant l’irruption du désir
génital dans le sujet que l’objet qu’il réactualise,
à savoir la mère. À l’angoisse réveillée
par cet objet, le sujet répond en reproduisant le rejet
masochique par où il a surmonté sa perte primordiale,
mais il l’opère selon la structure qu’il a
acquise, c’est-à-dire dans une localisation imaginaire
de la tendance.
Une telle genèse de la répression sexuelle n’est
pas sans référence sociologique : elle s’exprime
dans les rites par lesquels les primitifs manifestent que cette
répression tient aux racines du lien social : rites de
fête qui, pour libérer la sexualité, y désignent
par leur forme orgiaque le moment de la réintégration
affective dans le Tout ; rites de circoncision qui, pour sanctionner
la maturité sexuelle, manifestent que la personne n’y
accède qu’au prix d’une mutilation corporelle.
Pour définir sur le plan psychologique cette genèse
de la répression, on doit reconnaître dans le fantasme
de castration le jeu imaginaire qui la conditionne, dans la mère
l’objet qui la détermine. C’est la forme radicale
des contrepulsions qui se révèlent à l’expérience
analytique pour constituer le noyau le plus archaïque du
surmoi et pour représenter la répression la plus
massive. Cette force se répartit avec la différenciation
de cette forme, c’est-à-dire avec le progrès
par où le sujet réalise l’instance répressive
dans l’autorité de l’adulte ; on ne saurait
autrement comprendre ce fait, apparemment contraire à la
théorie, que la rigueur avec laquelle le surmoi inhibe
les fonctions du sujet tende à s’établir en
raison inverse des sévérités réelles
de l’éducation. Bien que le surmoi reçoive
déjà de la seule répression maternelle (disciplines
du sevrage et des sphincters) des traces de la réalité,
c’est dans le complexe d’Œdipe qu’il dépasse
sa forme narcissique.
SUBLIMATION
DE LA REALITE
Ici
s’introduit le rôle de ce complexe dans la sublimation
de la réalité. On doit partir, pour le comprendre,
du moment où la doctrine montre la solution du drame, à
savoir de la forme qu’elle y a découverte, de l’identification.
C’est, en effet, en raison d’une identification du
sujet à l’imago du parent de même sexe que
le surmoi et l’idéal du moi peuvent révéler
à l’expérience des traits conformes aux particularités
de cette imago.
La
doctrine y voit le fait d’un narcissisme secondaire ; elle
ne distingue pas cette identification de l’identification
narcissique : il y a également assimilation du sujet à
l’objet ; elle n’y voit d’autre différence
que la constitution, avec le désir œdipien, d’un
objet de plus de réalité, s’opposant à
un moi mieux formé ; de la frustration de ce désir
résulterait, selon les constantes de l’hédonisme,
le retour du sujet à sa primordiale voracité d’assimilation
et, de la formation du moi, une imparfaite introjection de l’objet
: l’imago, pour s’imposer au sujet, se juxtapose seulement
au moi dans les deux exclusions de l’inconscient et de l’idéal.
Originalité
de l’identification œdipienne. – Une analyse
plus structurale de l’identification œdipienne permet
pourtant de lui reconnaître une forme plus distinctive.
Ce qui apparaît d’abord, c’est l’antinomie
des fonctions que joue dans le sujet l’imago parentale :
d’une part, elle inhibe la fonction sexuelle, mais sous
une forme inconsciente, car l’expérience montre que
l’action du surmoi contre les répétitions
de la tendance reste aussi inconsciente que la tendance reste
refoulée. D’autre part, l’imago préserve
cette fonction, mais à l’abri de sa méconnaissance,
car c’est bien la préparation des voies de son retour
futur que représente dans la conscience l’idéal
du moi. Ainsi, si la tendance se résout sous les deux formes
majeures, inconscience, méconnaissance, où l’analyse
a appris à la reconnaître, l’imago apparaît
elle-même sous deux structures dont l’écart
définit la première sublimation de la réalité.
On ne souligne pourtant pas assez que l’objet de l’identification
n’est pas ici l’objet du désir, mais celui
qui s’y oppose dans le triangle œdipien. L’identification
de mimétique est devenue propitiatoire ; l’objet
de la participation sado-masochique se dégage du sujet,
prend distance de lui dans la nouvelle ambiguïté de
la crainte et de l’amour. Mais, dans ce pas vers la réalité,
l’objet primitif du désir paraît escamoté.
Ce fait définit pour nous l’originalité de
l’identification œdipienne : il nous paraît indiquer
que, dans le complexe d’Œdipe, ce n’est pas le
moment du désir qui érige l’objet dans sa
réalité nouvelle, mais celui de la défense
narcissique du sujet.
Ce moment, en faisant surgir l’objet que sa position situe
comme obstacle au désir, le montre auréolé
de la transgression sentie comme dangereuse ; il apparaît
au moi à la fois comme l’appui de sa défense
et l’exemple de son triomphe. C’est pourquoi cet objet
vient normalement remplir le cadre du double où le moi
s’est identifié d’abord et par lequel il peut
encore se confondre avec l’autrui ; il apporte au moi une
sécurité, en renforçant ce cadre, mais du
même coup il le lui oppose comme un idéal qui, alternativement,
l’exalte et le déprime.
Ce moment de l’Œdipe donne le prototype de la sublimation
autant par le rôle de présence masquée qu’y
joue la tendance, que par la forme dont il revêt l’objet.
La même forme est sensible en effet à chaque crise
où se produit, pour la réalité humaine, cette
condensation dont nous avons posé plus haut l’énigme
: c’est cette lumière de l’étonnement
qui transfigure un objet en dissolvant ses équivalences
dans le sujet et le propose non plus comme moyen à la satisfaction
du désir, mais comme pôle aux créations de
la passion. C’est en réduisant à nouveau un
tel objet que l’expérience réalise tout approfondissement.
Une série de fonctions antinomiques se constitue ainsi
dans le sujet par les crises majeures de la réalité
humaine, pour contenir les virtualités indéfinies
de son progrès ; si la fonction de la conscience semble
exprimer l’angoisse primordiale et celle de l’équivalence
refléter le conflit narcissique, celle de l’exemple
paraît l’apport original du complexe d’Œdipe.
L’imago
du père. – Or, la structure même du drame œdipien
désigne le père pour donner à la fonction
de sublimation sa forme la plus éminente, parce que la
plus pure. L’imago de la mère dans l’identification
(8*40 – 15)œdipienne trahit, en effet, l’interférence
des identifications primordiales ; elle marque de leurs formes
et de leur ambivalence autant l’idéal du moi que
le surmoi : chez la fille, de même que la répression
de la sexualité impose plus volontiers aux fonctions corporelles
ce morcelage mental où l’on peut définir l’hystérie,
de même la sublimation de l’imago maternelle tend
à tourner en sentiment de répulsion pour sa déchéance
et en souci systématique de l’image spéculaire.
L’imago du père, à mesure qu’elle domine,
polarise dans les deux sexes les formes les plus parfaites de
l’idéal du moi, dont il suffit d’indiquer qu’elles
réalisent l’idéal viril chez le garçon,
chez la fille l’idéal virginal. Par contre, dans
les formes diminuées de cette imago nous pouvons souligner
les lésions physiques, spécialement celles qui la
présentent comme estropiée ou aveuglée, pour
dévier l’énergie de sublimation de sa direction
créatrice et favoriser sa réclusion dans quelque
idéal d’intégrité narcissique. La mort
du père, à quelque étape du développement
qu’elle se produise et selon le degré d’achèvement
de l’Œdipe, tend, de même, à tarir en
le figeant le progrès de la réalité. L’expérience,
en rapportant à de telles causes un grand nombre de névroses
et leur gravité, contredit donc l’orientation théorique
qui en désigne l’agent majeur dans la menace de la
force paternelle.
LE
COMPLEXE ET LA RELATIVITE SOCIOLOGIQUE
S’il
est apparu dans l’analyse psychologique de l’Œdipe
qu’il doit se comprendre en fonction de ses antécédents
narcissiques, ce n’est pas dire qu’il se fonde hors
de la relativité sociologique. Le ressort le plus décisif
de ses effets psychiques tient, en effet, à ce que l’imago
du père concentre en elle la fonction de répression
avec celle de sublimation ; mais c’est là le fait
d’une détermination sociale, celle de la famille
paternaliste.
MATRIARCAT
ET PATRIARCAT
L’autorité
familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée
par le père, mais ordinairement par l’oncle maternel.
Un ethnologue qu’a guidé sa connaissance de la psychanalyse,
Malinowski, a su pénétrer les incidences psychiques
de ce fait : si l’oncle maternel exerce ce parrainage social
de gardien des tabous familiaux et d’initiateur aux rites
tribaux, le père, déchargé de toute fonction
répressive, joue un rôle de patronage plus familier,
de maître en techniques et de tuteur de l’audace aux
entreprises.
Cette séparation de fonctions entraîne un équilibre
différent du psychisme, qu’atteste l’auteur
par l’absence de névrose dans les groupes qu’il
a observés aux îles du nord-ouest de la Mélanésie.
Cet équilibre démontre heureusement que le complexe
d’Œdipe est relatif à une structure sociale,
mais il n’autorise en rien le mirage paradisiaque, contre
lequel le sociologue doit toujours se défendre : à
l’harmonie qu’il comporte s’oppose en effet
la stéréotypie qui marque les créations de
la personnalité, de l’art à la morale, dans
de semblables cultures, et l’on doit reconnaître dans
ce revers, conformément à la présente théorie
de l’Œdipe, combien l’élan de la sublimation
est dominé par la répression sociale, quand ces
deux fonctions sont séparées.
C’est au contraire parce qu’elle est investie de la
répression que l’imago paternelle en projette la
force originelle dans les sublimations mêmes qui doivent
la surmonter ; c’est de nouer en une telle antinomie le
progrès de ces fonctions, que le complexe d’Œdipe
tient sa fécondité. Cette antinomie joue dans le
drame individuel, nous la verrons s’y confirmer par des
effets de décomposition ; mais ses effets de progrès
dépassent de beaucoup ce drame, intégrés
qu’ils sont dans un immense patrimoine culturel : idéaux
normaux, statuts juridiques, inspirations créatrices. Le
psychologue ne peut négliger ces formes qui, en concentrant
dans la famille conjugale les conditions du conflit fonctionnel
de l’Œdipe, réintègrent dans le progrès
psychologique la dialectique sociale engendrée par ce conflit.
Que
l’étude de ces formes se réfère à
l’histoire, c’est là déjà une
donnée pour notre analyse ; c’est en effet à
un problème de structure qu’il faut rapporter ce
fait que la lumière de la tradition historique ne frappe
en plein que les annales des patriarcats, tandis qu’elle
n’éclaire qu’en frange – celle même
où se maintient l’investigation d’un Bachofen
– les matriarcats, partout sous-jacents à la culture
antique.
Ouverture
du lien social. – Nous rapprocherons de ce fait le moment
critique que Bergson a défini dans les fondements de la
morale ; on sait qu’il ramène à sa fonction
de défense vitale ce « tout de l’obligation
» par quoi il désigne le lien qui clôt le groupe
humain sur sa cohérence, et qu’il reconnaît
à l’opposé un élan transcendant de
la vie dans tout mouvement qui ouvre ce groupe en universalisant
ce lien ; double source que découvre une analyse abstraite,
sans doute retournée contre ses illusions formalistes,
mais qui reste limitée à la portée de l’abstraction.
Or si, par l’expérience, le psychanalyste comme le
sociologue peuvent reconnaître dans l’interdiction
de la mère la forme concrète de l’obligation
primordiale, de même peuvent-ils démontrer un procès
réel de l’ « ouverture » du lien social
dans l’autorité paternaliste et dire que, par le
conflit fonctionnel de l’Œdipe, elle introduit dans
la répression un idéal de promesse.
S’ils se réfèrent aux rites de sacrifice par
où les cultures primitives, même parvenues à
une concentration sociale élevée, réalisent
avec la rigueur la plus cruelle – victimes humaines démembrées
ou ensevelies vivantes – les fantasmes de la relation primordiale
à la mère, ils liront, dans plus d’un mythe,
qu’à l’avènement de l’autorité
paternelle répond un tempérament de la primitive
répression sociale. Lisible dans l’ambiguïté
mythique du sacrifice d’Abraham, qui au reste le lie formellement
à l’expression d’une promesse, ce sens n’apparaît
pas moins dans le mythe de l’Œdipe, pour peu qu’on
ne néglige pas l’épisode du Sphinx, représentation
non moins ambiguë de l’émancipation des tyrannies
matriarcales, et du déclin du rite du meurtre royal. Quelle
que soit leur forme, tous ces mythes se situent à l’orée
de l’histoire, bien loin de la naissance de l’humanité
dont les séparent la durée immémoriale des
cultures matriarcales et la stagnation des groupes primitifs.
Selon cette référence sociologique, le fait du prophétisme
par lequel Bergson recourt à l’histoire en tant qu’il
s’est produit éminemment dans le peuple juif, se
comprend par la situation élue qui fut créée
à ce peuple d’être le tenant du patriarcat
parmi des groupes adonnés à des cultes maternels,
par sa lutte convulsive pour maintenir l’idéal patriarcal
contre la séduction irrépressible de ces cultures.
À travers l’histoire des peuples patriarcaux, on
voit ainsi s’affirmer dialectiquement dans la société
les exigences de la personne et l’universalisation des idéaux
: témoin ce progrès des formes juridiques qui éternise
la mission que la Rome antique a vécue tant en puissance
qu’en conscience, et qui s’est réalisée
par l’extension déjà révolutionnaire
des privilèges moraux d’un patriarcat à une
plèbe immense et à tous les peuples.
L’HOMME
MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE
Deux
fonctions dans ce procès se réfléchissent
sur la structure de la famille elle-même : la tradition,
dans les idéaux patriciens, de formes privilégiées
du mariage ; l’exaltation apothéotique que le christianisme
apporte aux exigences de la personne. L’Église a
intégré cette tradition dans la morale du christianisme,
en mettant au premier plan dans le lien du mariage le libre choix
de la personne, faisant ainsi franchir à l’institution
familiale le pas décisif vers sa structure moderne, à
savoir le secret renversement de sa prépondérance
(8*40 – 16)sociale au profit du mariage. Renversement qui
se réalise au XVème siècle avec la révolution
économique d’où sont sorties la société
bourgeoise et la psychologie de l’homme moderne.
Ce sont en effet les rapports de la psychologie de l’homme
moderne avec la famille conjugale qui se proposent à l’étude
du psychanalyste ; cet homme est le seul objet qu’il ait
vraiment soumis à son expérience, et si le psychanalyste
retrouve en lui le reflet psychique des conditions les plus originelles
de l’homme, peut-il prétendre à le guérir
de ses défaillances psychiques sans le comprendre dans
la culture qui lui impose les plus hautes exigences, sans comprendre
de même sa propre position en face de cet homme au point
extrême de l’attitude scientifique ?
Or, en notre temps, moins que jamais, l’homme de la culture
occidentale ne saurait se comprendre hors des antinomies qui constituent
ses rapports avec la nature et avec la société :
comment, hors d’elles, comprendre et l’angoisse qu’il
exprime dans le sentiment d’une transgression prométhéenne
envers les conditions de sa vie, et les conceptions les plus élevées
où il surmonte cette angoisse en reconnaissant que c’est
par crises dialectiques qu’il se crée, lui-même
et ses objets.
Rôle
de la formation familiale. – Ce mouvement subversif et critique
où se réalise l’homme trouve son germe le
plus actif dans trois conditions de la famille conjugale.
Pour incarner l’autorité dans la génération
la plus voisine et sous une figure familière, la famille
conjugale met cette autorité à la portée
immédiate de la subversion créatrice. Ce que traduisent
déjà pour l’observation la plus commune les
inversions qu’imagine l’enfant dans l’ordre
des générations, où il se substitue lui-même
au parent ou au grand-parent.
D’autre part, le psychisme n’y est pas moins formé
par l’image de l’adulte que contre sa contrainte :
cet effet s’opère par la transmission de l’idéal
du moi, et le plus purement, nous l’avons dit, du père
au fils ; il comporte une sélection positive des tendances
et des dons, une progressive réalisation de l’idéal
dans le caractère. C’est à ce procès
psychologique qu’est dû le fait des familles d’hommes
éminents, et non à la prétendue hérédité
qu’il faudrait reconnaître à des capacités
essentiellement relationnelles.
Enfin et surtout, l’évidence de la vie sexuelle chez
les représentants des contraintes morales, l’exemple
singulièrement transgressif de l’imago du père
quant à l’interdiction primordiale exaltent au plus
haut degré la tension de la libido et la portée
de la sublimation.
C’est pour réaliser le plus humainement le conflit
de l’homme avec son angoisse la plus archaïque, c’est
pour lui offrir le champ clos le plus loyal où il puisse
se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin,
c’est pour mettre à portée de son existence
individuelle le triomphe le plus complet contre sa servitude originelle,
que le complexe de la famille conjugale crée les réussites
supérieures du caractère, du bonheur et de la création.
En donnant la plus grande différenciation à la personnalité
avant la période de latence, le complexe apporte aux confrontations
sociales de cette période leur maximum d’efficacité
pour la formation rationnelle de l’individu. On peut en
effet considérer que l’action éducative dans
cette période reproduit dans une réalité
plus lestée et sous les sublimations supérieures
de la logique et de la justice, le jeu des équivalences
narcissiques où a pris naissance le monde des objets. Plus
diverses et plus riches seront les réalités inconsciemment
intégrées dans l’expérience familiale,
plus formateur sera pour la raison le travail de leur réduction.
Ainsi donc, si la psychanalyse manifeste dans les conditions morales
de la création un ferment révolutionnaire qu’on
ne peut saisir que dans une analyse concrète, elle reconnaît,
pour le produire, à la structure familiale une puissance
qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce
fait mérite d’être proposé aux théoriciens
– à quelque bord qu’ils appartiennent –
d’une éducation sociale à prétentions
totalitaires, afin que chacun en conclue selon ses désirs.
Déclin
de l’imago paternelle. – Le rôle de l’imago
du père se laisse apercevoir de façon saisissante
dans la formation de la plupart des grands hommes. Son rayonnement
littéraire et moral dans l’ère classique du
progrès, de Corneille à Proudhon, vaut d’être
noté ; et les idéologues qui, au XIXème siècle,
ont porté contre la famille paternaliste les critiques
les plus subversives ne sont pas ceux qui en portent le moins
l’empreinte.
Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu
relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif
que la famille se soit réduite à son groupement
biologique à mesure qu’elle intégrait les
plus hauts progrès culturels ? Mais un grand nombre d’effets
psychologiques nous semblent relever d’un déclin
social de l’imago paternelle. Déclin conditionné
par le retour sur l’individu d’effets extrêmes
du progrès social, déclin qui se marque surtout
de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées
par ces effets : concentration économique, catastrophes
politiques. Le fait n’a-t-il pas été formulé
par le chef d’un état totalitaire comme argument
contre l’éducation traditionnelle ? Déclin
plus intimement lié à la dialectique de la famille
conjugale, puisqu’il s’opère par la croissance
relative, très sensible par exemple dans la vie américaine,
des exigences matrimoniales.
Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue
une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette
crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse
elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique
peut-être pas seul que ce soit à Vienne – alors
centre d’un État qui était le melting-pot
des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques
aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques
des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer
petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage
instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles
– qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé
le complexe d’Œdipe. Quoi qu’il en soit, ce sont
les formes de névroses dominantes à la fin du siècle
dernier qui ont révélé qu’elles étaient
intimement dépendantes des conditions de la famille.
Ces névroses, depuis le temps des premières divinations
Freudiennes, semblent avoir évolué dans le sens
d’un complexe caractériel où, tant pour la
spécificité de sa forme que pour sa généralisation
– il est le noyau du plus grand nombre des névroses
– on peut reconnaître la grande névrose contemporaine.
Notre expérience nous porte à en désigner
la détermination principale dans la personnalité
du père, toujours carente en quelque façon, absente,
humiliée, divisée ou postiche. C’est cette
carence qui, conformément à notre conception de
l’Œdipe, vient à tarir l’élan instinctif
comme à tarer la dialectique des sublimations. Marraines
sinistres installées au berceau du névrosé,
l’impuissance et l’utopie enferment son ambition,
soit qu’il étouffe en lui les créations qu’attend
le monde où il vient, soit que, dans l’objet qu’il
propose à sa révolte, il méconnaisse son
propre mouvement.
Jacques
M. LACAN,
Ancien chef de clinique
à la Faculté de Médecine.
source
: http://colblog.blog.lemonde.fr/2011/01/15/jacques-lacan-la-famille/
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