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1999-2018

 

Le Temps des morts

Pierre GASCAR

(extrait, pages 35 à 39, Le rêve russe Editions Gallimard, 1998.

 

«La «fuite du regard» était devenue générale, dans ce pays. Prudence et parfois effet d'une consigne explicite: il était sage de ne pas tourner les yeux hors du chemin qu'on suivait, et même, pour plus de sûreté, de les garder, autant que possible, baissés vers le sol. Partout régnait le secret militaire: le mot verboten (interdit) semblait écrit en lettres transparentes, comme le mane thecel pharès de la fable biblique, sur presque tout ce qui s'offrait à votre vue : sur l'enceinte de barbelés du camp, sur ses bâtiments, sur les casernements des Allemands, sur notre cimetière, sur les voitures décapotables des S.S. dans lesquelles une mitrailleuse était en batterie et qui roulaient toujours à une grande vitesse, sur les trains chargés de matériel de guerre, en direction de l'est, et, depuis peu de temps, sur d'autres convois de wagons de marchandises, dans l'étroite lucarne d'aération desquels bougeaient des visages de femmes souvent échevelées. Abtransport! disaient laconiquement les soldats allemands. Le mot, dans leur langue, signifie simplement «évacuation». Mais il se trouve que la particule ab, en allemand, semblait tomber comme un couperet.

Le regard fuyant, détourné, des gens que nous croisions sur le chemin entre le camp et le cimetière, nous l'observions aussi chez les membres de la milice ukrainienne, qui se déplaçaient souvent à pied, mais jamais isolément. Les militaires allemands, quel que fût leur grade, nous regardaient, eux, avec naturel, c'est-à-dire avec une parfaite indifférence. Peut-être fallait-il attribuer l'attitude des miliciens ukrainiens, tous, il va de soi, récemment recrutés, à la gêne, à l'air «emprunté» que tous les paysans du monde gardent un temps sous l'uniforme? Le leur était noir, avec des écussons dont la couleur tranchait et qui portaient des signes indéchiffrables, on aurait pu dire cabalistiques, tant l'ensemble de cette tenue tendait visiblement à impressionner le public.

Les soldats en opérations de guerre doivent, pour leur sécurité, se fondre autant qu'ils le peuvent dans le milieu environnant, afin de ne pas constituer une cible trop voyante pour leurs adversaires. À l'inverse, certaine forme de terreur policière, à laquelle les dictatures ont traditionnellement recours, s'accompagne, chez ceux qui ont mission de l'exercer, de signes extérieurs, emblèmes inquiétants, couleurs agressives, dont l'effet psychologique est recherché.

Nous étions loin de n'éprouver pour ces miliciens qu'une simple curiosité. Notre mépris y dominait, et peut-être était-il si visible qu'il faisait baisser les yeux à ces mercenaires, quand nous les croisions. Cependant, pour peu qu'on connût l'histoire de cette région, on ne pouvait raisonnablement assimiler ce corps d'auxiliaires des Allemands à ceux qui, sous diverses formes, s'étaient créés dans notre pays. La «collaboration» avec l'envahisseur ne présentait pas, dans cette partie de l'Europe devenue soviétique trois ans plus tôt, après avoir été polonaise pendant deux décennies et autrichienne pendant un siècle et demi, le même caractère de trahison, de reniement (pour donner une dimension quasi religieuse à ce terme), que la conduite de certains de nos compatriotes présentait, en ce moment, là-bas, en 'France.

En dépit de ses nombreuses mutations politiques et administratives, qui s'étaient quelquefois accompagnées de transferts de populations, avait subsisté ici, hors de presque tout métissage, le peuple slave originel, les Ruthènes ou Petits-Russiens, partie intégrante de la famille ukrainienne, mais avec ses caractères propres, sa langue, sa religion, le christianisme uniate, ses coutumes. Les jeunes filles se rendant au marché à la ville, qui s'arrêtaient en contrebas de notre cimetière, le temps de chausser leurs souliers de ville, attestaient, par leur habillement visiblement traditionnel, leur appartenance à un peuple qui, au lieu de garder les marques des nations qui se l'étaient littéralement passé de main en main, pendant des siècles, s'était replié étroitement sur lui-même, échappant même au temps. Rien que dans cette image (les jeunes filles coiffées d'un foulard se chaussant, au bord du chemin), je retrouvais le Gogol des Soirées du hameau. Vassilievka,le village de l'écrivain, n'était guère qu'à deux centaines de kilomètres : à l'échelle russe, c'est le canton voisin.

Ce hameau, il se dessinait vaguement pour moi, derrière le bois auquel s'adossait notre cimetière. En retrait de l'étendue que je découvrais de notre «belvédère» et devant laquelle je me sentais souvent sans attaches, sans repères, vrai exilé,je possédais maintenant, grâce à mon imagination livresque, ce hameau où, pour moi, le temps s'était arrêté. Cet attachement à une terre étrangère que, seul, le rêve reliait à moi, m'amenait à reconsidérer en partie le jugement sévère que je portais sur les hommes de la milice ukrainienne. Leur «trahison» ne pouvait-elle pas constituer un pis-aller, une sorte de «relais» sur la voie de l'indépendance à laquelle leur peuple aspirait vainement, depuis des siècles?

Ving-cinq ans plus tôt, au cours de la révolution bolchevique, l'Ukraine, en la personne de Petlioura, son leader indépendantiste, n'avait-elle pas dû, un temps, rechercher l'appui des «Rouges», qui étaient des «Grands-Russes», en majorité? Entrée dans le giron de l'Empire russe, au XVIIe siècle, à l'initiative des Cosaques, dont la Ruthénie était la patrie, l'Ukraine, attachée à ses particularités, n'avait, quelque deux cent cinquante ans plus tard, pris place qu'à contrecœur dans l'Union des républiques socialistes et soviétiques.

Sa partie galicienne l'y avait rejointe, en 1939, lors du partage de la Pologne entre l'Allemagne, implicitement, et l'U.R.S.S. ouvertement. La Galicie n'y avait montré aucun enthousiasme: depuis l'établissement du bolchevisme, l'Ukraine était devenue, plus ou moins, le pays des koulaks, nom donné par les communistes aux paysans rebelles à la collectivisation de l'agriculture. Le sol était trop productif dans cette immense région du tchernoziom, la fertile terre noire, pour ne pas apparaître, aux yeux des paysans ukrainiens, comme une source de profits individuels. Nombreux avaient été ceux d'entre eux qui avaient payé d'une déportation en Sibérie, dont ils n'étaient jamais revenus, leur résistance à la loi soviétique. Aussi pouvait-on trouver sans doute quelques-uns de leurs descendants dans les rangs de ces miliciens en uniforme noir qui détournaient leurs regards, quand ils nous croisaient.»

 

Liens brisés

 © Gallimard, 1998