«La «fuite du regard» était devenue générale,
dans ce pays. Prudence et parfois effet d'une consigne explicite:
il était sage de ne pas tourner les yeux hors du chemin
qu'on suivait, et même, pour plus de sûreté,
de les garder, autant que possible, baissés vers le sol.
Partout régnait le secret militaire: le mot verboten (interdit)
semblait écrit en lettres transparentes, comme le mane thecel
pharès de la fable biblique, sur presque tout ce qui s'offrait à votre
vue : sur l'enceinte de barbelés du camp, sur ses bâtiments,
sur les casernements des Allemands, sur notre cimetière,
sur les voitures décapotables des S.S. dans lesquelles une
mitrailleuse était en batterie et qui roulaient toujours à une
grande vitesse, sur les trains chargés de matériel
de guerre, en direction de l'est, et, depuis peu de temps, sur
d'autres convois de wagons de marchandises, dans l'étroite
lucarne d'aération desquels bougeaient des visages de femmes
souvent échevelées. Abtransport! disaient laconiquement
les soldats allemands. Le mot, dans leur langue, signifie simplement «évacuation».
Mais il se trouve que la particule ab, en allemand, semblait tomber
comme un couperet.
Le
regard fuyant, détourné, des gens que nous croisions
sur le chemin entre le camp et le cimetière, nous l'observions
aussi chez les membres de la milice ukrainienne, qui se déplaçaient
souvent à pied, mais jamais isolément. Les militaires
allemands, quel que fût leur grade, nous regardaient, eux,
avec naturel, c'est-à-dire avec une parfaite indifférence.
Peut-être fallait-il attribuer l'attitude des miliciens ukrainiens,
tous, il va de soi, récemment recrutés, à la
gêne, à l'air «emprunté» que tous
les paysans du monde gardent un temps sous l'uniforme? Le leur était
noir, avec des écussons dont la couleur tranchait et qui
portaient des signes indéchiffrables, on aurait pu dire
cabalistiques, tant l'ensemble de cette tenue tendait visiblement à impressionner
le public.
Les
soldats en opérations de guerre doivent, pour leur
sécurité, se fondre autant qu'ils le peuvent dans
le milieu environnant, afin de ne pas constituer une cible trop
voyante pour leurs adversaires. À l'inverse, certaine forme
de terreur policière, à laquelle les dictatures ont
traditionnellement recours, s'accompagne, chez ceux qui ont mission
de l'exercer, de signes extérieurs, emblèmes inquiétants,
couleurs agressives, dont l'effet psychologique est recherché.
Nous étions loin de n'éprouver pour ces miliciens
qu'une simple curiosité. Notre mépris y dominait,
et peut-être était-il si visible qu'il faisait baisser
les yeux à ces mercenaires, quand nous les croisions. Cependant,
pour peu qu'on connût l'histoire de cette région,
on ne pouvait raisonnablement assimiler ce corps d'auxiliaires
des Allemands à ceux qui, sous diverses formes, s'étaient
créés dans notre pays. La «collaboration» avec
l'envahisseur ne présentait pas, dans cette partie de l'Europe
devenue soviétique trois ans plus tôt, après
avoir été polonaise pendant deux décennies
et autrichienne pendant un siècle et demi, le même
caractère de trahison, de reniement (pour donner une dimension
quasi religieuse à ce terme), que la conduite de certains
de nos compatriotes présentait, en ce moment, là-bas,
en 'France.
En
dépit de ses nombreuses mutations politiques et administratives,
qui s'étaient quelquefois accompagnées de transferts
de populations, avait subsisté ici, hors de presque tout
métissage, le peuple slave originel, les Ruthènes
ou Petits-Russiens, partie intégrante de la famille ukrainienne,
mais avec ses caractères propres, sa langue, sa religion,
le christianisme uniate, ses coutumes. Les jeunes filles se rendant
au marché à la ville, qui s'arrêtaient en contrebas
de notre cimetière, le temps de chausser leurs souliers
de ville, attestaient, par leur habillement visiblement traditionnel,
leur appartenance à un peuple qui, au lieu de garder les
marques des nations qui se l'étaient littéralement
passé de main en main, pendant des siècles, s'était
replié étroitement sur lui-même, échappant
même au temps. Rien que dans cette image (les jeunes filles
coiffées d'un foulard se chaussant, au bord du chemin),
je retrouvais le Gogol des Soirées du hameau. Vassilievka,le
village de l'écrivain, n'était guère qu'à deux
centaines de kilomètres : à l'échelle russe,
c'est le canton voisin.
Ce
hameau, il se dessinait vaguement pour moi, derrière
le bois auquel s'adossait notre cimetière. En retrait de
l'étendue que je découvrais de notre «belvédère» et
devant laquelle je me sentais souvent sans attaches, sans repères,
vrai exilé,je possédais maintenant, grâce à mon
imagination livresque, ce hameau où, pour moi, le temps
s'était arrêté. Cet attachement à une
terre étrangère que, seul, le rêve reliait à moi,
m'amenait à reconsidérer en partie le jugement sévère
que je portais sur les hommes de la milice ukrainienne. Leur «trahison» ne
pouvait-elle pas constituer un pis-aller, une sorte de «relais» sur
la voie de l'indépendance à laquelle leur peuple
aspirait vainement, depuis des siècles?
Ving-cinq
ans plus tôt, au cours de la révolution
bolchevique, l'Ukraine, en la personne de Petlioura, son leader
indépendantiste, n'avait-elle pas dû, un temps, rechercher
l'appui des «Rouges», qui étaient des «Grands-Russes»,
en majorité? Entrée dans le giron de l'Empire russe,
au XVIIe siècle, à l'initiative des Cosaques, dont
la Ruthénie était la patrie, l'Ukraine, attachée à ses
particularités, n'avait, quelque deux cent cinquante ans
plus tard, pris place qu'à contrecœur dans l'Union
des républiques socialistes et soviétiques.
Sa
partie galicienne l'y avait rejointe, en 1939, lors du partage
de la Pologne entre l'Allemagne, implicitement,
et l'U.R.S.S. ouvertement.
La Galicie n'y avait montré aucun enthousiasme: depuis l'établissement
du bolchevisme, l'Ukraine était devenue, plus ou moins,
le pays des koulaks, nom donné par les communistes aux paysans
rebelles à la collectivisation de l'agriculture. Le sol était
trop productif dans cette immense région du tchernoziom,
la fertile terre noire, pour ne pas apparaître, aux yeux
des paysans ukrainiens, comme une source de profits individuels.
Nombreux avaient été ceux d'entre eux qui avaient
payé d'une déportation en Sibérie, dont ils
n'étaient jamais revenus, leur résistance à la
loi soviétique. Aussi pouvait-on trouver sans doute quelques-uns
de leurs descendants dans les rangs de ces miliciens en uniforme
noir qui détournaient leurs regards, quand ils nous croisaient.»
Liens
brisés
© Gallimard,
1998
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