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Umberto Eco, célèbre sémiologue, philosophe
et écrivain italien, est mort le 19 février à
l’âge de 84 ans. Voici l’interview qu’il
a accordée au Monde en mai 2015 lors de la sortie de son
dernier ouvrage, Numéro zéro.
Lire aussi : Umberto Eco, auteur du « Nom de la rose »,
est mort
Maître
de l’érudition épique, spécialiste
d’esthétique médiévale de renommée
internationale, Umberto Eco collabore également à
L’Espresso et à La Repubblica. Observateur engagé
de la vie des médias, ce philosophe à l’optimisme
tragique analyse les travers et les lumières du journalisme
contemporain.
Etes-vous un grand lecteur de journaux ?
Je
lis au moins deux journaux tous les matins et je jette un œil
sur une grande partie de la presse chaque jour. Je ne peux prendre
mon café ni commencer une journée sans m’y
plonger. Je suis fidèle à l’idée de
Hegel selon laquelle la lecture des journaux reste « la
prière quotidienne de l’homme moderne ». Je
suis un lecteur, mais aussi un contributeur de journaux, puisque
j’écris dans un quotidien et dans un hebdomadaire.
Mais je ne regarde bien souvent que les titres des articles, car
la presse s’acharne trop souvent à répéter
le matin les nouvelles révélées depuis la
veille.
La répétition de l’information sans donner
de profondeur à l’actualité, c’est cela
qui menace la presse quotidienne ?
La
presse s’échine encore à reprendre, sans grande
valeur ajoutée, des informations qui sont diffusées
en boucle par les radios et les chaînes de télévision
en continu. C’est une crise énorme qui date presque
de la naissance de la télévision. A partir de ce
moment-là, d’ailleurs, les journaux ont cherché
à se transformer en hebdomadaires, ce qui a mis en crise
ces derniers.
La question n’est pas mince : comment remplir 40 ou 50 pages
lorsque l’essentiel de l’information, comme les affrontements
entre les « Black Blocs » et la police lors de l’ouverture
de l’Exposition universelle à Milan ou la prise de
Palmyre par l’Etat islamique, par exemple, circule partout
depuis la veille ? En voyage en Océanie il y a quelques
années, j’étudiais le Fidji Journal, une modeste
publication de cette île qui ne comportait qu’une
page consacrée aux nouvelles du monde, le reste étant
réservé à la publicité et aux affaires
locales. Exilé, j’avais malgré tout une idée
précise de ce qui se passait dans le monde.
Les principales informations peuvent se réduire à
une seule colonne du journal, comme le fait le New York Times.
C’est pour cette raison que la presse exigeante doit approfondir
l’actualité, faire de la place aux idées.
Par quel autre moyen la presse pourrait-elle regagner des lecteurs
?
Il
faut qu’elle mène plus d’enquêtes, qu’elle
mette en regard les manifestations antiglobalisation de Milan
avec l’histoire des mouvements anarchistes, par exemple,
leur transformation vers de nouvelles formes d’activisme.
Qu’elle mette en perspective les enjeux de la prise de Palmyre,
comme s’y emploient le plus souvent les journaux exigeants.
Or la plupart des quotidiens resservent la même soupe et
restent trop souvent le nez sur le guidon. Même l’ancien
directeur du Corriere della Sera a déclaré que certains
travers évoqués par mon roman touchaient une partie
de la « presse de qualité ».
La presse doit-elle davantage faire vivre l’esprit critique
?
La
critique littéraire est quasi morte dans les journaux,
qui se livrent à une course à l’exclusivité,
et donc privilégient l’interview à la va-vite
qui doit paraître le jour d’après la sortie
du livre, en lieu et place du compte rendu qui, s’il est
bien fait, ne pourrait raisonnablement paraître qu’une
semaine après, au risque de perdre le scoop. Comment exercer
un jugement critique sur un auteur qui, dans l’interview,
ne peut que parler bien de son livre ?
Nous assistons à l’extinction de la critique militante
qui est également due au turnover des ouvrages dans les
librairies. Oui, il faut réhabiliter le journalisme critique,
augmenter même son champ d’action, notamment au Web.
Le journal devrait consacrer une ou deux pages à la critique
des sites Internet, en signalant les canards et les blogs fiables.
On ne devrait pas renoncer à forger le goût du public.
Le journal peut être un filtre critique et démocratique.
Dans ma jeunesse, certains poèmes envoyés par des
lecteurs étaient évalués par un grand critique.
Ce fut déterminant pour ma formation littéraire.
La concentration de la presse entre les mains de grands groupes
économiques est-elle également un danger ?
Cette
concentration de la presse est un vrai problème. En Italie,
tous les journaux dépendent de plusieurs entreprises industrielles
ou de banques puissantes. La France est aujourd’hui dans
une situation semblable. Il faut donc installer à la tête
des journaux des directions fortes pour résister aux pressions.
« Il faut parler le langage du lecteur, pas celui des intellectuels
qui disent “oblitérer” le titre de transport?»,
déclare le patron de presse de votre roman. Faut-il aussi
faire la critique du lectorat ?
Soit
vous construisez votre lecteur, soit vous suivez son goût
présupposé avec des études d’opinions.
Eugène Sue donnait à ses lecteurs ce qu’ils
attendaient, Balzac forgeait leur goût, leur proposait des
histoires, des situations et un style qu’ils n’avaient
pas imaginés. Des livres disent « je suis comme toi
», d’autres « je suis un autre ». Il faut
éviter cette uniformisation du style à laquelle
nous assistons, exigée par la nouvelle industrie des médias.
Et résister aux poncifs ?
Dans
mon roman, je me suis amusé à faire une liste de
tous les poncifs qui règnent dans la presse. Et même
les journalistes des « bons » journaux ont admis que
ces clichés dominent dans leurs quotidiens aussi. C’est
une forme de paresse. On dit que la littérature sert à
tenir en exercice le langage, mais la presse devrait avoir le
même but. Le poncif paralyse la langue.
Pourquoi êtes-vous fasciné par les théories
du complot qui ne cessent de circuler sur les réseaux sociaux
?
J’appartiens
à une association contre l’occultisme et le complotisme.
Mais le faux me fascine. C’est pour cette raison que je
collectionne des livres faux. Ainsi, je ne possède pas
ceux de Galilée dans ma bibliothèque, mais ceux
de Ptolémée, car il s’est trompé !
J’aime aussi les alchimistes et les magiciens. Ce qui caractérise
la semiose, c’est-à-dire notre capacité de
produire des signes, ce n’est pas tant le fait de dire la
vérité que le fait de pouvoir mentir.
Nous employons le langage pour dire ce qui existe (par exemple,
si je vous dis qu’il y a là, devant moi, une table),
mais nous l’employons plus souvent pour dire ce qui n’est
pas – mentir –, mais également pour évoquer
ce qui n’est pas sous nos yeux, comme lorsque je vous parle
de mes ancêtres ou de Napoléon (je peux dire sur
Napoléon des choses qui sont ou fausses ou seront démontrées
fausses par des enquêtes à venir). Or il y a des
grands faux qui ont produit de l’histoire.
Pourriez-vous nous donner quelques exemples de faux qui ont fait
l’histoire ?
Il
y en a beaucoup. Citons la donation de Constantin, la lettre du
prêtre Jean ou les Protocoles des sages de Sion. La donation
de Constantin, c’est ce document apparu au Moyen Age dans
lequel l’empereur Constantin aurait livré Rome au
pape. Déjà à la Renaissance, des savants
avaient démontré qu’il s’agissait d’un
faux. Mais cela n’a servi à rien. La preuve : le
pouvoir de l’Eglise catholique est toujours là !
La lettre du prêtre Jean, diffusée au XIIe siècle,
décrivait un royaume fabuleux qui existait au-delà
du monde musulman, dominé par un roi chrétien. Cette
affabulation fut à l’origine des expansions des Européens
au-delà des pays musulmans. Marco Polo cherchait ce royaume
dans sa route vers la Chine. L’expansion portugaise en Afrique
n’avait pas d’autre but. Et c’est en Ethiopie
que les Portugais crurent rencontrer ce roi chrétien alors
que ce n’était qu’un canular sans doute imaginé
par quelques moines lettrés.
Le cas des Protocoles des sages de Sion est malheureusement plus
connu. Pour le meilleur et pour le pire, le faux a eu une grande
influence dans l’histoire.
Y a-t-il une spécificité du complot aujourd’hui
?
Il
y a aujourd’hui davantage de canaux de communication, une
prolifération plus grande et immédiate du faux.
Avant, le faussaire devait trouver des éditeurs spécialisés.
Aujourd’hui, n’importe quel délirant affabulateur
antimusulman, n’importe quel imbécile antisémite
peut diffuser sa théorie du complot sur le Net. Le philosophe
Karl Popper avait écrit que le syndrome du complot était
une constante de toute civilisation : la guerre de Troie commence
par un complot des dieux sur l’Olympe, d’après
Homère.
La théorie du complot permet de se déresponsabiliser.
Le complot nous décharge de notre responsabilité.
Il devient une paranoïa sociale. Le sociologue Georg Simmel
disait que la force du grand secret, c’est d’être
un secret vide car personne ne peut le découvrir. On peut
menacer les autres avec ce genre de manipulation mystérieuse.
Le journalisme critique a-t-il un rôle à jouer dans
le démontage des théories du complot ??
Oui,
il doit contribuer à déjouer le règne du
faux et de la manipulation. Ce doit être l’un de ses
combats, comme celui de faire vivre l’esprit critique, loin
du nivellement et de la standardisation de la pensée.
Le roman de la guerre du faux
A Milan, dans l’Italie des années Berlusconi, une
équipe de bras cassés et de talentueux plumitifs
en mal de reconnaissance rejoint un magnat de la presse pour lancer
Domani, un journal apparemment destiné à incarner
la renaissance de la presse indépendante. Mais ce quotidien
sans lendemain est une supercherie imaginée par son directeur
qui, en habile manipulateur, cherche à influencer et à
infiltrer les milieux financiers.
La médiocrité loufoque de cette équipe rédactionnelle
qui travaille pour un journal qui ne sortira jamais culmine en
la personne de Braggadocio, portraituré en Kojak de la
théorie du complot, dont l’assassinat est un des
ressorts de ce roman à tiroirs. Conférences de rédaction
dantesques, enquêtes ubuesques, articles grotesques : avec
ce polar burlesque sur la désorientation médiatique,
Umberto Eco s’affirme comme l’inlassable et truculent
chroniqueur de la « guerre du faux ».
« Numéro zéro » (Grasset, 224 pages,
19 euros)
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