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Umberto Eco

Que vive le journalisme critique !

Propos recueillis par Nicolas Truong
Le Monde 30 mai 2015

 

:

Umberto Eco, célèbre sémiologue, philosophe et écrivain italien, est mort le 19 février à l’âge de 84 ans. Voici l’interview qu’il a accordée au Monde en mai 2015 lors de la sortie de son dernier ouvrage, Numéro zéro.
Lire aussi : Umberto Eco, auteur du « Nom de la rose », est mort

Maître de l’érudition épique, spécialiste d’esthétique médiévale de renommée internationale, Umberto Eco collabore également à L’Espresso et à La Repubblica. Observateur engagé de la vie des médias, ce philosophe à l’optimisme tragique analyse les travers et les lumières du journalisme contemporain.
Etes-vous un grand lecteur de journaux ?

Je lis au moins deux journaux tous les matins et je jette un œil sur une grande partie de la presse chaque jour. Je ne peux prendre mon café ni commencer une journée sans m’y plonger. Je suis fidèle à l’idée de Hegel selon laquelle la lecture des journaux reste « la prière quotidienne de l’homme moderne ». Je suis un lecteur, mais aussi un contributeur de journaux, puisque j’écris dans un quotidien et dans un hebdomadaire. Mais je ne regarde bien souvent que les titres des articles, car la presse s’acharne trop souvent à répéter le matin les nouvelles révélées depuis la veille.
La répétition de l’information sans donner de profondeur à l’actualité, c’est cela qui menace la presse quotidienne ?

La presse s’échine encore à reprendre, sans grande valeur ajoutée, des informations qui sont diffusées en boucle par les radios et les chaînes de télévision en continu. C’est une crise énorme qui date presque de la naissance de la télévision. A partir de ce moment-là, d’ailleurs, les journaux ont cherché à se transformer en hebdomadaires, ce qui a mis en crise ces derniers.
La question n’est pas mince : comment remplir 40 ou 50 pages lorsque l’essentiel de l’information, comme les affrontements entre les « Black Blocs » et la police lors de l’ouverture de l’Exposition universelle à Milan ou la prise de Palmyre par l’Etat islamique, par exemple, circule partout depuis la veille ? En voyage en Océanie il y a quelques années, j’étudiais le Fidji Journal, une modeste publication de cette île qui ne comportait qu’une page consacrée aux nouvelles du monde, le reste étant réservé à la publicité et aux affaires locales. Exilé, j’avais malgré tout une idée précise de ce qui se passait dans le monde.
Les principales informations peuvent se réduire à une seule colonne du journal, comme le fait le New York Times. C’est pour cette raison que la presse exigeante doit approfondir l’actualité, faire de la place aux idées.
Par quel autre moyen la presse pourrait-elle regagner des lecteurs ?

Il faut qu’elle mène plus d’enquêtes, qu’elle mette en regard les manifestations antiglobalisation de Milan avec l’histoire des mouvements anarchistes, par exemple, leur transformation vers de nouvelles formes d’activisme. Qu’elle mette en perspective les enjeux de la prise de Palmyre, comme s’y emploient le plus souvent les journaux exigeants. Or la plupart des quotidiens resservent la même soupe et restent trop souvent le nez sur le guidon. Même l’ancien directeur du Corriere della Sera a déclaré que certains travers évoqués par mon roman touchaient une partie de la « presse de qualité ».
La presse doit-elle davantage faire vivre l’esprit critique ?

La critique littéraire est quasi morte dans les journaux, qui se livrent à une course à l’exclusivité, et donc privilégient l’interview à la va-vite qui doit paraître le jour d’après la sortie du livre, en lieu et place du compte rendu qui, s’il est bien fait, ne pourrait raisonnablement paraître qu’une semaine après, au risque de perdre le scoop. Comment exercer un jugement critique sur un auteur qui, dans l’interview, ne peut que parler bien de son livre ?
Nous assistons à l’extinction de la critique militante qui est également due au turnover des ouvrages dans les librairies. Oui, il faut réhabiliter le journalisme critique, augmenter même son champ d’action, notamment au Web. Le journal devrait consacrer une ou deux pages à la critique des sites Internet, en signalant les canards et les blogs fiables. On ne devrait pas renoncer à forger le goût du public. Le journal peut être un filtre critique et démocratique. Dans ma jeunesse, certains poèmes envoyés par des lecteurs étaient évalués par un grand critique. Ce fut déterminant pour ma formation littéraire.
La concentration de la presse entre les mains de grands groupes économiques est-elle également un danger ?

Cette concentration de la presse est un vrai problème. En Italie, tous les journaux dépendent de plusieurs entreprises industrielles ou de banques puissantes. La France est aujourd’hui dans une situation semblable. Il faut donc installer à la tête des journaux des directions fortes pour résister aux pressions.
« Il faut parler le langage du lecteur, pas celui des intellectuels qui disent “oblitérer” le titre de transport?», déclare le patron de presse de votre roman. Faut-il aussi faire la critique du lectorat ?

Soit vous construisez votre lecteur, soit vous suivez son goût présupposé avec des études d’opinions. Eugène Sue donnait à ses lecteurs ce qu’ils attendaient, Balzac forgeait leur goût, leur proposait des histoires, des situations et un style qu’ils n’avaient pas imaginés. Des livres disent « je suis comme toi », d’autres « je suis un autre ». Il faut éviter cette uniformisation du style à laquelle nous assistons, exigée par la nouvelle industrie des médias.
Et résister aux poncifs ?

Dans mon roman, je me suis amusé à faire une liste de tous les poncifs qui règnent dans la presse. Et même les journalistes des « bons » journaux ont admis que ces clichés dominent dans leurs quotidiens aussi. C’est une forme de paresse. On dit que la littérature sert à tenir en exercice le langage, mais la presse devrait avoir le même but. Le poncif paralyse la langue.
Pourquoi êtes-vous fasciné par les théories du complot qui ne cessent de circuler sur les réseaux sociaux ?

J’appartiens à une association contre l’occultisme et le complotisme. Mais le faux me fascine. C’est pour cette raison que je collectionne des livres faux. Ainsi, je ne possède pas ceux de Galilée dans ma bibliothèque, mais ceux de Ptolémée, car il s’est trompé ! J’aime aussi les alchimistes et les magiciens. Ce qui caractérise la semiose, c’est-à-dire notre capacité de produire des signes, ce n’est pas tant le fait de dire la vérité que le fait de pouvoir mentir.
Nous employons le langage pour dire ce qui existe (par exemple, si je vous dis qu’il y a là, devant moi, une table), mais nous l’employons plus souvent pour dire ce qui n’est pas – mentir –, mais également pour évoquer ce qui n’est pas sous nos yeux, comme lorsque je vous parle de mes ancêtres ou de Napoléon (je peux dire sur Napoléon des choses qui sont ou fausses ou seront démontrées fausses par des enquêtes à venir). Or il y a des grands faux qui ont produit de l’histoire.
Pourriez-vous nous donner quelques exemples de faux qui ont fait l’histoire ?

Il y en a beaucoup. Citons la donation de Constantin, la lettre du prêtre Jean ou les Protocoles des sages de Sion. La donation de Constantin, c’est ce document apparu au Moyen Age dans lequel l’empereur Constantin aurait livré Rome au pape. Déjà à la Renaissance, des savants avaient démontré qu’il s’agissait d’un faux. Mais cela n’a servi à rien. La preuve : le pouvoir de l’Eglise catholique est toujours là !
La lettre du prêtre Jean, diffusée au XIIe siècle, décrivait un royaume fabuleux qui existait au-delà du monde musulman, dominé par un roi chrétien. Cette affabulation fut à l’origine des expansions des Européens au-delà des pays musulmans. Marco Polo cherchait ce royaume dans sa route vers la Chine. L’expansion portugaise en Afrique n’avait pas d’autre but. Et c’est en Ethiopie que les Portugais crurent rencontrer ce roi chrétien alors que ce n’était qu’un canular sans doute imaginé par quelques moines lettrés.
Le cas des Protocoles des sages de Sion est malheureusement plus connu. Pour le meilleur et pour le pire, le faux a eu une grande influence dans l’histoire.
Y a-t-il une spécificité du complot aujourd’hui ?

Il y a aujourd’hui davantage de canaux de communication, une prolifération plus grande et immédiate du faux. Avant, le faussaire devait trouver des éditeurs spécialisés. Aujourd’hui, n’importe quel délirant affabulateur antimusulman, n’importe quel imbécile antisémite peut diffuser sa théorie du complot sur le Net. Le philosophe Karl Popper avait écrit que le syndrome du complot était une constante de toute civilisation : la guerre de Troie commence par un complot des dieux sur l’Olympe, d’après Homère.
La théorie du complot permet de se déresponsabiliser. Le complot nous décharge de notre responsabilité. Il devient une paranoïa sociale. Le sociologue Georg Simmel disait que la force du grand secret, c’est d’être un secret vide car personne ne peut le découvrir. On peut menacer les autres avec ce genre de manipulation mystérieuse.
Le journalisme critique a-t-il un rôle à jouer dans le démontage des théories du complot ??

Oui, il doit contribuer à déjouer le règne du faux et de la manipulation. Ce doit être l’un de ses combats, comme celui de faire vivre l’esprit critique, loin du nivellement et de la standardisation de la pensée.
Le roman de la guerre du faux
A Milan, dans l’Italie des années Berlusconi, une équipe de bras cassés et de talentueux plumitifs en mal de reconnaissance rejoint un magnat de la presse pour lancer Domani, un journal apparemment destiné à incarner la renaissance de la presse indépendante. Mais ce quotidien sans lendemain est une supercherie imaginée par son directeur qui, en habile manipulateur, cherche à influencer et à infiltrer les milieux financiers.
La médiocrité loufoque de cette équipe rédactionnelle qui travaille pour un journal qui ne sortira jamais culmine en la personne de Braggadocio, portraituré en Kojak de la théorie du complot, dont l’assassinat est un des ressorts de ce roman à tiroirs. Conférences de rédaction dantesques, enquêtes ubuesques, articles grotesques : avec ce polar burlesque sur la désorientation médiatique, Umberto Eco s’affirme comme l’inlassable et truculent chroniqueur de la « guerre du faux ».
« Numéro zéro » (Grasset, 224 pages, 19 euros)

 

 

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