L'anthropologie
n'a cessé de se confronter au problème
des rapports de continuité et de discontinuité entre
la nature et la culture, un problème dont on a souvent dit
qu'il constituait le terrain d'élection de cette forme originale
de connaissance. C'est ce mouvement que nous entendons poursuivre,
mais en lui donnant un infléchissement dont l'intitulé de
la chaire offre déjà comme une préfiguration.
En apparence, en effet, l'anthropologie de la nature est une sorte
d'oxymore puisque, depuis plusieurs siècles en Occident,
la nature se caractérise par l'absence de l'homme, et l'homme
par ce qu'il a su surmonter de naturel en lui. Cette antinomie
nous a pourtant paru suggestive en ce qu'elle rend manifeste une
aporie de la pensée moderne en même temps qu'elle
suggère une voie pour y échapper.
En
postulant une distribution universelle des humains et des non-humains
dans deux domaines ontologiques séparés, nous sommes
d'abord bien mal armés pour analyser tous ces systèmes
d'objectivation du monde où une distinction formelle entre
la nature et la culture est absente. La nature n'existe pas comme
une sphère de réalités autonomes pour tous
les peuples, et ce doit être la tâche de l'anthropologie
que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans
l'humanité bien des êtres que nous appelons naturels,
mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous
d'exclure ces entités de notre destinée commune.
Brandie de façon péremptoire comme une propriété positive
des choses, une telle distinction paraît en outre aller à l'encontre
de ce que les sciences de l'évolution et de la vie nous
ont appris de la continuité phylétique des organismes,
faisant ainsi bon marché des mécanismes biologiques
de toute sorte que nous partageons avec les autres êtres
organisés. Notre singularité par rapport au reste
des existants est relative, tout comme est relative aussi la conscience
que les hommes s'en font.
Il
suffit, pour s'en convaincre, de voir les difficultés
que la pensée dualiste affronte lorsqu'elle doit répartir
les pratiques et les phénomènes dans des compartiments étanches,
difficultés que révèle bien le langage commun.
Ainsi, pour désigner les rapports entre la nature et la
culture, nombreux sont les termes qui, empruntant au vocabulaire
des techniques ou à celui de l'anatomie, mettent l'accent
tantôt sur la continuité - articulation, jointure,
suture ou couplage -, tantôt sur la discontinuité -
coupure, fracture, césure ou rupture -, comme si les limites
de ces deux domaines étaient nettement démarquées
et que l'on pouvait, en conséquence, les séparer
en suivant un pli préformé ou les rabouter l'un à l'autre
comme deux morceaux d'un assemblage. Chacun sait pourtant qu'il
s'agit là d'une fiction, tant se croisent et se déterminent
mutuellement les contraintes universelles du vivant et les habitudes
instituées, la nécessité où les hommes
se trouvent d'exister comme des organismes dans des milieux qu'ils
n'ont façonnés qu'en partie et la capacité qui
leur est offerte de donner à leurs interactions avec les
autres entités du monde une myriade de significations particulières.
Où s'arrête la nature et où la culture commence-t-elle
lorsque je prends un repas, lorsque j'identifie un animal par son
nom ou lorsque je cherche le tracé des constellations dans
la voûte céleste ? Bref, pour reprendre une image
d'Alfred Whitehead, « les bords de la nature sont toujours
en lambeaux ».
Est-il
du ressort de l'anthropologie d'ourler patiemment cette guenille
afin qu'elle présente partout le rebord lisse qui
permettrait d'y raccorder, comme autant de tissus bigarrés,
les milliers de cultures que nous avons remisées dans nos
bibliothèques ? Aurait-elle pour mission de tailler dans
la diversité des expériences du monde des pièces
de même format, car découpées selon un patron
unique, afin de les disposer sur le grand lé de la nature
où, par contraste avec l'unité de leur support comme
avec le bariolage de couleurs, de motifs et de textures que leur
juxtaposition souligne, chacune d'entre elles révélerait
tout à la fois son caractère distinctif vis-à-vis
de ses voisines et la similitude plus profonde qui les unit dans
la différence qu'elles exhibent toutes ensemble par rapport
au fond sur lequel elles se détachent ?
Telle
n'est pas notre conviction ; mais c'est bien ainsi, pourtant,
que l'anthropologie a longtemps conçu sa tâche. Sous
couvert d'un relativisme de méthode, respectueux en apparence
de la diversité des façons de vivre la condition
humaine et récusant par principe des hiérarchies
de valeurs et d'institutions par trop arrimées aux étalons
proposés par l'Occident moderne, un universalisme clandestin
régnait sans partage, celui d'une nature homogène
dans ses frontières, ses effets et ses qualités premières.
Le casse-tête de la disparité des usages et des moeurs
en devenait moins formidable puisque chaque culture pouvait, dès
lors, être traitée comme un point de vue singulier,
quoique généralement taxé d'erroné,
sur un ensemble de phénomènes dont l'évidence
têtue ne pouvait que s'imposer à tous, comme une manière
particulière de s'accommoder avec un bloc de réalités
et de déterminations objectives dont nous aurions été les
premiers à soupçonner qu'il existât hors de
toute intention humaine et les seuls à tenter d'en dégager
les propriétés véritables. D'où l'alternative
impossible que l'anthropologie a trouvée dans son berceau
: soit renvoyer la gamme des comportements humains à des
fonctions biologiques ou écologiques que le masque de la
culture obscurcirait aux yeux de ceux qui en sont les jouets, soit
poser que l'action de la nature se déploie toujours dans
les termes de la culture, que celle-là ne nous est accessible
qu'au travers des filtres que celle-ci impose, et donner ainsi
tout pouvoir à l'ordre symbolique de faire advenir le monde
physique à la réalité pour soi.
On
sait les difficultés qu'un tel dilemme engendre. Qu'il
se présente sous la forme ancienne d'une quelconque théorie
des besoins ou sous les avatars plus récents de la sociobiologie,
du matérialisme écologique ou de la psychologie évolutionniste,
le monisme naturaliste n'explique rien car, en matière de
pratiques instituées, la connaissance d'une fonction ne
permet pas de rendre compte de la spécificité des
for- mes au moyen desquelles elle s'exprime, si tant est même,
du reste, qu'un tel finalisme soit plausible dans l'ordre des phénomènes
purement biologiques. Le culturalisme radical n'est guère
mieux loti, qui se voit contraint de prendre un appui subreptice
sur un point fixe qu'il avait pourtant évacué de
ses prémisses : si la nature est une construction culturelle
dont chaque peuple proposerait sa variante, alors il faut bien
que, derrière le palimpseste des interprétations
et des gloses, transparaisse en quelque manière le texte
original dans lequel chacun aurait puisé. Dire que la nature
n'existe que pour autant qu'elle est chargée de sens et
transfigurée en autre chose qu'elle-même suppose que
ce sens contingent soit donné à un pan du réel
qui n'ait pas de sens intrinsèque, qu'une factualité têtue
puisse être constituée en représentation, que
la fonction symbolique ait quelque ancrage dans un référent
phénoménal ultime, garant de notre commune humanité et
protection contre le cauchemar du solipsisme.
Sans
qu'on y prenne garde, était ainsi étendue à l'échelle
de l'humanité une distinction entre la nature et la culture
qui apparaît pourtant tardivement dans l'épistémé occidentale,
une distinction dont Claude Lévi-Strauss disait fort justement
qu'elle ne saurait offrir de valeur que méthodologique,
mais qui, une fois érigée en ontologie universelle
par une sorte de prétérition nonchalante, condamnait
tous les peuples qui en ont fait l'économie à ne
présenter que des préfigurations maladroites ou des
tableaux fallacieux de la véritable organisation du réel
tel que les modernes en aurait établi les canons. Le foisonnement
des états pratiques du monde pouvait alors se réduire à des
différences dites culturelles, tout à la fois émouvants
témoignages de l'inventivité déployée
par les non-modernes dans leurs tentatives d'objectiver à leur
manière la cosmologie qui nous est propre, symptômes
patents de leur échec en la matière, et justifications
de notre prétention à les soumettre à une
forme inversée de cannibalisme : non pas, comme jadis en
Amérique du Sud, l'incorporation physique de l'identité d'autrui
comme condition d'un point de vue sur soi, mais la dissolution
du point de vue d'autrui sur lui-même dans le point de vue
de soi sur soi.
Il
est temps que l'anthropologie conteste un tel héritage
et qu'elle jette sur le monde un regard plus émancipé,
nettoyé d'un voile dualiste que le mouvement des sciences
de la nature et de la vie a rendu en partie désuet, et qui
fut à l'origine de maintes distorsions pernicieuses dans
l'appréhension des peuples dont les usages différaient
par trop des nôtres. L'analyse des interactions entre les
habitants du monde ne peut plus se cantonner aux seules institutions
régissant la société des hommes, ce club de
producteurs de normes, de signes et de richesses où les
non-humains ne sont admis qu'à titre d'accessoires pittoresques
pour décorer le grand théâtre dont les détenteurs
du langage monopolisent la scène. Bien des sociétés
dites primitives nous invitent à un tel dépassement,
elles qui n'ont jamais songé que les frontières de
l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce
humaine, elles qui n'hésitent pas à inviter dans
le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus
insignifiants des animaux. L'anthropologie est donc confrontée à un
défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée
d'anthropocentrisme, soit se métamorphoser en repensant
son domaine et ses outils de manière à inclure dans
son objet bien plus que l'anthropos, toute cette collectivité des
existants liée à lui et longtemps reléguée
dans une fonction d'entourage. C'est en ce sens, volontiers militant
nous le concédons, que l'on peut parler d'une anthropologie
de nature.
Philippe DESCOLA
Liens
brisés
|