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1999-2018

 

Jacques DERRIDA

Mémoires, réponses et responsabilités L'autre cap

Le Monde du 29 septembre 1990


De Hegel à Valéry, de Husserl à Heidegger, la réflexion sur l'identité européenne appartient à la tradition de la modernité philosophique. Jacques Derrida se propose d'assumer à son tour cet héritage. Héritage contradictoire, qui invite les héritiers à " se faire les gardiens d'une idée de l'Europe, d'une différence de l'Europe qui consiste précisément à ne pas se fermer sur sa propre identité ". Malgré sa longueur et sa difficulté, il nous a paru conforme à la vocation de " Liber " de publier ce texte majeur, qui constitue, selon nous, un document de référence. Jacques Derrida fait paraître d'autre part cet automne deux livres importants : Du droit à la philosophie (éd. Galilée), recueil des textes qu'il a consacrés depuis 1975 aux questions de l'enseignement et de la recherche, et le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (PUF), sa première oeuvre, restée inédite.

U vieux nom de l'Europe, peut-on faire correspondre une identité culturelle ? Quand on s'interroge sur la généalogie ou sur l'avenir d'une telle identité, un paradoxe d'un axiome ne se laisse plus oublier : le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même _ et de devoir dire " moi " ou " nous " dans la différence avec soi. C'est vrai de toute identification : pas de rapport à soi qui ne soit culture de soi comme différence intérieure et expérience de l'autre. L'Europe aura-t-elle été un simple exemple ou bien la possibilité exemplaire de cette loi ? Est-on plus fidèle à l'héritage d'une culture en cultivant la différence-à-soi (avec soi) ou bien en s'en tenant à l'identité dans laquelle cette différence se maintient rassemblée ? Cette question propage les effets les plus inquiétants sur les politiques de l'identité culturelle.

Géographie de l'esprit

Dans Grandeur et décadence de l'Europe, Valéry provoque un interlocuteur imaginaire, à la fois familier et encore inconnu. Dans une sorte d'apostrophe, il lui lance un mot : " AUJOURD'HUI ", en lettres capitales, et c'est le défi même : " Eh bien, qu'allez-vous faire ? Qu'allez-vous faire AUJOURD'HUI ? " Pourquoi ces lettres capitales ? Ce que nous avons du mal à faire et à penser aujourd'hui, pour une Europe arrachée à l'auto-identification comme répétition de soi, c'est l'unicité de l'aujourd'hui, un certain avènement singulier de l'Europe. Y a-t-il un " aujourd'hui " tout neuf de l'Europe, et d'une nouveauté qui ne ressemble pas à ce qu'on a appelé, programme connu, et des plus sinistres, une " nouvelle Europe " ? Les pièges de ce type ne sont pas des pièges de langage, et nous les rencontrons à chaque pas. Y a-t-il donc un " aujourd'hui " de l'Europe au-delà des programmes épuisés, épuisants mais inoubliables de l'eurocentrisme et de l'anti-eurocentrisme ? Nous ne voulons plus " aujourd'hui " ni de l'un ni de l'autre. Au-delà de ces matrices trop connues, de quelle " identité culturelle " devons-nous répondre ? Devant qui, devant quelle mémoire, pour quelle promesse ? Et " identité culturelle ", est-ce un bon mot pour cet " aujourd'hui " ?

Un titre est un cap, une tête de chapitre, un en-tête. " L'autre cap " rappelle d'abord le langage de la navigation. Sur mer ou dans les airs, un vaisseau fait cap : par exemple sur un autre continent, vers une destination assignée. On peut aussi " changer de cap ". Le mot (caput, capitis) qui signifie la tête ou l'extrémité de l'extrême, le but et le bout, l'ultime, le dernier, la dernière extrémité, l'eschatologique en général, voici qu'à la navigation il assigne le pôle, la fin, le telos d'un mouvement orienté, ordonné, calculé : le plus souvent par quelqu'un, car c'est en général un homme qui décide du cap, de la pointe avancée qu'il est lui-même, la proue, en tête du navire ou de l'avion qu'il pilote. Un capitaine donne les ordres à l'équipage, il tient la barre ou le manche, il se trouve à la tête de l'équipage et de la machine. " L'autre cap ", cela peut suggérer qu'il y a une autre direction ou qu'il faut changer de destination (parfois en changeant le capitaine, en raison de l'âge ou du sexe) mais aussi se rappeler l'autre cap, à l'autre cap. Le cap n'est pas seulement le nôtre, mais le cap de l'autre, devant lequel nous devons répondre et qui figure peut-être la condition d'une identité qui ne soit pas égocentrisme destructeur _ de soi et de l'autre. Mais au-delà de notre cap, il ne faut pas seulement se rappeler à l'autre cap et surtout au cap de l'autre, mais à l'autre du cap, dans un rapport de l'identité à l'autre qui n'obéisse plus à la forme, au signe ou à la logique du cap, pas même de l'anti-cap _ ou de la décapitation. Bien qu'un titre soit un cap ou une tête de chapitre, le titre de ces réflexions m'orienterait plutôt vers l'autre du cap. J'y sélectionne ce qui se déduit d'une grammaire et d'une syntaxe du cap, d'une différence dans le genre, c'est-à-dire aussi du capital et de la capitale. Comment une identité culturelle peut-elle répondre, et de façon responsable _ de soi, de l'autre et devant l'autre, _ à la double question du capital et de la capitale ?

Dans l'" aujourd'hui " que Valéry écrit en lettres capitales, l'Europe se trouve à un moment de son histoire (si elle en a une et qui soit identifiable), de l'histoire de sa culture (si elle peut jamais s'identifier et répondre d'elle-même dans une mémoire de soi) où la question du cap paraît inéluctable _ et non seulement depuis ce qui s'est accéléré ces derniers mois à l'Est ou au centre de l'Europe. Cette question paraît aussi vieille que l'Europe, mais l'expérience de l'autre cap ou de l'autre du cap se pose de façon nouvelle, non pas " nouvelle comme toujours " mais nouvellement nouvelle. Et si c'était cela, l'Europe, l'ouverture à une histoire décentrée pour laquelle le changement de cap, le rapport à l'autre cap ou à l'autre du cap est ressenti comme toujours possible ? Ouverture et non-exclusion dont l'Europe aurait en quelque sorte la responsabilité ? L'histoire d'une culture suppose sans doute un cap identifiable, un telos vers lequel le mouvement, la mémoire et la promesse se rassemblent, fût-ce comme différence avec soi. Mais l'histoire suppose aussi que le cap ne soit pas donné d'avance et une fois pour toutes. L'unicité de l'autre aujourd'hui doit être attendue comme l'inanticipable, le non-maîtrisable, le non-identifiable, ce dont on n'a pas encore la mémoire. Notre vieille mémoire nous dit néanmoins qu'il faut aussi anticiper et garder le cap, car sous le motif, qui peut devenir slogan, de l'inanticipable ou du tout nouveau peut revenir le fantôme du pire que nous avons déjà identifié. Nous devons donc nous méfier et de la mémoire répétitive et de la nouveauté irréductible.

Un séisme secoue l'Europe sous les noms si problématiques de perestroïka, démocratisation, réunification, entrée dans l'économie de marché, accès aux libéralismes politique et économique. Ce tremblement de terre par définition ne connaît pas de frontière. En relançant la question de l'identité culturelle européenne, il rappelle ce qui a toujours identifié l'Europe à un cap. Depuis toujours, et ce " toujours " dit quelque chose de tous les jours d'aujourd'hui dans la mémoire del'Europe, dans la mémoire de soi comme culture de l'Europe. Dans sa géographie et dans ce qu'on a souvent appelé, comme Husserl par exemple, sa géographie spirituelle, l'Europe s'est identifiée comme un cap, un point de départ pour la découverte, l'invention et la colonisation, soit comme l'extrême avancée d'un continent, à l'ouest et au sud, soit comme le centre même de cette langue en forme de cap, l'Europe du milieu, resserrée, recueillie dans sa mémoire, voire comprimée comme un axe gréco-germain, au centre du centre du cap.

L'Europe n'est pas seulement un cap géographique qui s'est toujours donné la représentation ou la figure d'un cap spirituel, à la foi comme projet, tâche ou idée infinie, c'est-à-dire universelle, mémoire de soi qui se rassemble et s'accumule, se capitalise en soi et pour soi. Elle a confondu son image, son visage, sa figure et son lieu, son avoir-lieu, avec une pointe avancée, dites d'un phallus si vous voulez, pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général. L'idée d'une pointe avancée de l'exemplarité, c'est l'idée de l'idée européenne, son eidos, à la fois comme arkhè _ idée de commencement mais aussi de commandement (le cap comme la tête, lieu de mémoire capitalisante et de décision, le capitaine) et comme telos, la fin, la limite qui met un terme, au bout de l'achèvement, au but de l'aboutissement. La pointe est à la fois commencement et fin, elle se divise comme commencement et fin. C'est le lieu depuis lequel ou en vue duquel tout a lieu. L'Europe cultive sa propre identité dans la figure du cap, dans l'être-pour-soi de sa propre différence comme différence avec soi.

Le cap de l'autre, l'autre du cap

La vieille Europe semble avoir épuisé les possibilités de discours et de contre-discours sur sa propre identification. Peut-être la formation, l'affirmation, la présence à soi de l'identité (nationale ou non, culturelle ou non _ mais l'identification n'est jamais naturelle) a-t-elle toujours la forme capitale d'une figure de proue : pointe avancée et réserve capitalisante. De Hegel à Valéry, de Husserl à Heidegger, malgré les différences qui séparent ces grands exemples, ce discours traditionnel est un discours moderne. Il date d'un moment où l'Europe se voit à l'horizon, depuis sa fin (l'horizon, c'est, en grec, la limite), depuis l'imminence de sa fin. Exemplaire et exemplariste, c'est déjà un discours traditionnel de la modernité, discours de l'anamnèse aussi, à cause de ce goût de fin sinon de mort.

Or ce discours de la tradition moderne, nous avons à en répondre. La mémoire capitalisante que nous en gardons, c'est aussi la responsabilité de cet héritage. Nous ne l'avons pas choisie, elle s'impose à nous de façon d'autant plus impérative qu'elle est la langue de notre langue. Comment répondre ? Comment assumer une responsabilité contradictoire qui nous inscrit dans une sorte de double bind : se faire les gardiens d'une idée de l'Europe, d'une différence de l'Europe qui consiste précisément à ne pas se fermer sur sa propre identité et à s'avancer exemplairement vers ce qui n'est pas elle, vers l'autre cap ou le cap de l'autre, voire, et c'est peut-être tout autre chose, l'autre du cap, qui serait l'au-delà de cette tradition moderne, une autre structure de bord, un autre rivage ? Répondre fidèlement de cette mémoire, et donc répondre rigoureusement à cette double injonction, cela devra-t-il consister à répéter ou à rompre, à continuer ou à s'opposer ? Ou bien à tenter d'inventer un autre geste qui suppose la mémoire précisément pour assigner l'identité depuis l'altérité, depuis l'autre cap et l'autre du cap, depuis un tout autre bord ? Cette dernière hypothèse n'est pas seulement l'appel lancé vers ou depuis ce qui se donne comme contradictoire et impossible. Non, cela a lieu maintenant. Sans être donné, cet événement a lieu comme ce qui vient, se cherche ou se promet aujourd'hui, en Europe, l'aujourd'hui d'une Europe dont les frontières ne sont pas arrêtées, ni le nom même, Europe n'étant ici qu'un paléonyme. S'il y a de l'événement aujourd'hui, il a lieu là, dans cet acte de mémoire qui consiste à trahir un ordre du capital pour être fidèle à l'autre cap et à l'autre du cap. Et cela s'annonce à un moment pour lequel le mot de crise, de crise de l'Europe ou de crise de l'esprit, n'est peut-être plus approprié.

La prise de conscience, la Selbstbesinnung, le ressaisissement de l'identité cuturelle comme discours capital s'est déployé, dans la tradition de la modernité, comme le moment de ce qu'on appelait la crise, moment de décision, moment du krinein, instant de la décision encore impossible et suspendue, imminente et menaçante.

Crise de l'Europe comme crise de l'esprit, disent-ils tous, au moment où se dessinent les limites, les contours, l'eidos, les fins et confins, la finité de l'Europe, c'est-à-dire où la réserve de l'idiome, le capital d'infinité et d'universalité se trouve en péril. Ce moment critique peut prendre plusieurs formes. Malgré de graves différences, elles spécifient toutes la même analogie. Il y eut la forme du moment hégélien où le discours européen consonne avec le retour à soi de l'esprit dans le Savoir absolu, avec cette fin de l'histoire qui peut donner lieu aujourd'hui à l'éloquence bavarde d'un conseiller de la Maison Blanche qui annonce ladite fin à grand bruit médiatique puisque le modèle européen de l'économie de marché, des démocraties parlementaires et capitalistes, serait en passe de devenir un modèle universellement reconnu, tous les Etats-nations de la planète s'apprêtant à nous rejoindre dans le peloton de tête, à la pointe du progrès.

Il y eut aussi la forme husserlienne de la " crise des sciences européennes " ou la " crise de l'humanité européenne " : la téléologie qui oriente l'histoire de cette crise est guidée par l'idée d'une communauté transcendantale, à savoir la subjectivité d'un " nous " dont l'Europe est la figure exemplaire. Elle aura depuis l'origine de la philosophie montré le cap.

Il y eut au même moment, et quel moment, en 1935-1936, le discours heideggerien qui déplore l'Entmachtung de l'esprit, à savoir la destitution de l'Occident, et qui, alors même qu'il s'oppose à l'objectivo-subjectivisme transcendantal cartésiano-husserlien, n'en appelle pas moins à penser le péril comme péril de l'esprit, de l'esprit comme chose de l'Occident européen, au centre opprimé, dans la Mitte de l'Europe, entre l'Amérique et la Russie.

Au même moment, entre les deux guerres, Valéry définit la crise de l'esprit comme crise de l'identité européenne. Valéry est un esprit de la Méditerranée. Que tout son oeuvre soit d'un Européen de la Méditerranée gréco-romaine, proche de l'Italie par sa naissance et sa mort, je le souligne, moi qui viens d'Algérie, de l'autre bord, sinon de l'autre cap (d'un bord qui n'est ni français, ni européen, ni latin, ni chrétien), à cause de ce mot " capital " qui m'achemine lentement vers le point le plus hésitant, tremblant, divisé, à la fois indécidable et décidé de mon propos. Ce mot " capital " capitalise dans le même corps de l'idiome, si je puis dire, deux genres de questions, une question à deux genres.

Le capital, la capitale 1. La question de la capitale. Y a-t-il désormais un lieu au moins symbolique pour une capitale de la culture européenne, de cette Europe qui s'est longtemps considérée comme la capitale de l'humanité ou de la planète et qui ne renoncerait aujourd'hui à ce rôle, pensent certains, qu'au moment où la fable d'une planétarisation du modèle européen garde quelque vraisemblance ? Il n'y aura pas de capitale officielle de la culture européenne, bien sûr. La question fait donc signe vers toutes les luttes pour l'hégémonie culturelle. A travers les pouvoirs dominants de quelques idiomes, de certaines industries culturelles, à travers l'extraordinaire croissance de nouveaux médias, des journaux et de l'édition, à travers l'Université, à travers les pouvoirs techno-scientifiques, des guerres féroces sont engagées, selon des modes nouveaux, dans une situation qui change vite et où les pulsions centralisatrices ne passent pas toujours par des Etats (on peut même espérer prudemment que, dans certains cas, de vieilles structures étatiques nous aident à lutter contre des empires privés et transnationaux).

C'est en pensant à la nouveauté de ces modes de domination culturelle, comme à des champs géographico-politiques qui s'offrent à la convoitise depuis la perestroïka, la destruction du mur de Berlin, les mouvements dits de démocratisation et tous les courants qui traversent l'Europe, qu'on doit réélaborer la question de la centralité hégémonique à l'intérieur d'une problématique transformée par les données techno-scientifiques ou économiques qui affectent la production, la transmission, la structure et les effets des discours mêmes dans lesquels on tente de formaliser ladite problématique ; elles affectent aussi la figure de ceux qui produisent ou tiennent ces discours _ ceux qu'on appelait autrefois des intellectuels.

L'identité culturelle européenne ne peut se disperser en une multiplicité d'idiomes ou de petits nationalismes jaloux et intraduisibles ; elle ne doit pas renoncer à de grandes avenues de traduction et de communication, donc de médiatisation. Mais elle ne doit pas davantage accepter l'hégémonie d'une capitale qui, à travers des appareils culturels transeuropéens, étatiques ou non, contrôle,uniformise, normalise, soumettant les discours et les pratiques artistiques à une grille d'intelligibilité, à des normes philosophiques ou esthétiques, à des canaux de communication efficace et immédiate, à des recherches de taux d'audience ou de rentabilité commerciale qui, en reconstituant des lieux de consensus faciles, démagogiques et vendables, à travers des réseaux médiatiques mobiles, omniprésents et d'une extrême rapidité, passent immédiatement toutes les frontières et installent la centrale ou le central médiatique du nouvel imperium n'importe où et à tout moment. Remote control, comme on dit pour la TV en anglais, ubiquité télécommandée, quasiment immédiate et absolue. On n'a plus besoin de lier désormais la capitale culturelle à une capitale géographico-politique, mais la question de la capitale reste entière, et d'autant plus envahissante.

Contradiction d'autant plus grave : c'est dans une large mesure grâce à cette nouvelle puissance techno-médiatique, à cette circulation rapide et irrésistible des images, des idées, des modèles et des discours que les mouvements dits de démocratisation s'accélèrent. C'est au nom de la libre discussion en vue du consensus, au nom d'une certaine démocratie, que ces avenues médiatiques sont ouvertes. Il ne saurait être question de lutter contre elles pour parcelliser, marginaliser, cloisonner, interdire, interrompre. Mais ici comme ailleurs, l'injonction reste double et contradictoire : veiller à ce que l'autorité centralisatrice ne se reconstitue pas, sans cultiver pour elles-mêmes les différences minoritaires, les idiolectes intraduisibles, les antagonismes nationalistes, les chauvinismes de l'idiome.

La responsabilité consiste à ne renoncer à aucun de ces deux impératifs. Il faut donc inventer des discours, des pratiques politico-institutionnelles qui inscrivent l'alliance des deux contrats : la capitale et l'autre de la capitale. Il paraît certes impossible de concevoir une responsabilité qui consiste à répondre de ou à deux injonctions contradictoires. Mais il n'y a pas non plus de responsabilité qui ne soit l'expérience de l'impossible. Quand une responsabilité s'exerce dans l'ordre du possible, elle suit une pente, elle déroule un programme. Elle ne relève plus de la raison pratique ou de la décision ; elle commence à être irresponsable. En faisant l'économie des médiations, on dirait que l'identité culturelle européenne, comme l'identification en général, si elle doit être égale à soi et à l'autre, à la mesure de sa propre différence démesurée " avec soi ", doit appartenir à cette expérience de l'impossible.

Selon quelle nouvelle topologie se poserait aujourd'hui la question du lieu au moins symbolique pour une capitale de la culture européenne, d'un lieu qui ne soit ni politico-étatico-parlementaire, ni un centre de décision économique ou administratif, ni déterminé par sa centralité géographique, la taille de son aéroport ou une capacité d'accueil de ses infrastructures hôtelières à la mesure du volume d'un Parlement européen (c'est la fameuse compétition Bruxelles- Strasbourg) ? L'hypothèse de cette capitale concerne toujours la langue, non seulement la prévalence d'une langue nationale ou d'un idiome, mais la prévalence d'un concept de la langue ou du langage, une idée de l'idiome à mettre en oeuvre.

Sans donner aucun exemple, soulignons une généralité : dans cette stratégie qui tente d'ordonner l'identité culturelle autour d'une capitale d'autant plus puissante qu'elle est mobile, européenne en un sens hyper _ ou supra _ national, l'hégémonie nationale n'a jamais été revendiquée au nom d'une supériorité empirique, c'est-à-dire d'une simple particularité, mais (et c'est pourquoi le nationalisme, l'affirmation nationale, est un philosophème) au nom d'un privilège dans la responsabilité et dans la mémoire de l'universel, donc du transnational, voire du transeuropéen, et finalement du transcendantal, du " d'autant plus national qu'européen, d'autant plus européen que transeuropéen, cosmopolitique et international ".

Dans la logique de ce discours " capitalistique ", le propre de telle nation ou de tel idiome , ce serait d'être un cap pour l'Europe ; et le propre de l'Europe, d'être un cap pour l'essence universelle de l'humanité. Comme je parle français, et pour n'engager ici aucun polemos inter-national, je cite le langage commun à toutes les majorités de la République française. Toutes, elles revendiquent pour la France, c'est-à-dire pour Paris, le Paris de toutes les révolutions et le Paris d'aujourd'hui, un rôle d'avant-garde, par exemple dans l'idée de la culture démocratique, c'est-à-dire de la culture libre tout court, d'une culture fondée sur une idée des droits de l'homme que, quoi qu'en disent aujourd'hui les Anglais, la France aurait inventés, droits de l'homme parmi lesquels la " liberté de pensée ", qui veut dire, je cite encore la Liberté de l'esprit de Valéry, " liberté de publier " ou bien " liberté d'enseigner ".

Tel document officiel émanant du ministère des affaires étrangères (secrétariat d'Etat aux relations culturelles internationales), au moment de définir de façon convaincante " la construction culturelle européenne ", met en exergue une phrase du Congrès de l'espace culturel européen (Stuttgart, 18 juin 1988) qui associe les motifs de la conquête, de l'imposition et de l'esprit, " Esprit " étant d'ailleurs le titre, à côté de " Brite " et " Race " (le mot anglais qui veut dire aussi " course " ou " concurrence "), le nom de l'un des programmes de développement technologique de la Communauté européenne : " Il n'est pas d'ambition politique qui ne soit précédée d'une conquête des esprits : c'est à la culture qu'il revient d'imposer le sentiment d'une unité, d'une solidarité européenne. " Sur la page d'en face, il est aussi question du " rôle déterminant " que la France joue dans la " prise de conscience collective ". Ce document cite une communication en conseil des ministres qui dit de la " culture française " qu'elle agit " en enseignant aux autres à regarder vers la France comme un pays de création qui aide à construire la modernité " et plus précisément (je souligne le lexique de la réponse, de la responsabilité et de l'aujourd'hui) : " C'est d'aujourd'hui qu'elle [la France et la culture française] répond et c'est ce qu'on attend d'elle. " L'identité culturelle française serait donc responsable de l'aujourd'hui européen et donc, comme toujours, transeuropéen, outre-européen. Le même texte rappelle aussi que la France doit " conserver sa position d'avant-garde ". L'avant-garde est un très beau mot, qu'on le soustraie ou non à son code stratégico-militaire : il capitalise la figure de proue, la pointe phallique avancée comme un bec, comme une plume, un bec de plume, figure du cap, donc, et de la garde, de la mémoire, de la recollection, de la responsabilité du gardien, surtout s'il s'agit de garder, de " conserver ", comme dit ce texte officiel, la " position d'avant-garde ". Il s'agit là de discours d'Etat, mais la vigilance ne doit pas s'exercer seulement à l'endroit des discours d'Etat. Les projets européens les mieux intentionnés, expressément pluralistes, démocratiques et tolérants, peuvent, dans cette belle compétition pour " conquérir les esprits ", tenter d'imposer l'homogénéité d'un médium, de normes de discussion, de modèles discursifs.

Cela peut passer par des consortiums de journaux, de revues, de puissantes entreprises éditoriales européennes (projets qui se multiplient aujourd'hui, heureusement, mais à la condition que notre attention ne s'y endorme pas ; il nous faut apprendre à détecter, pour y résister, de nouvelles formes de prise de pouvoir culturel). Cela passe aussi par un nouvel espace universitaire et surtout par un discours philosophique qui, sous prétexte de plaider pour la transparence (" transparence " est, avec " consensus ", un des maîtres mots du discours " culturel " que je citais à l'instant) et l'univocité de la discussion démocratique, de la communication dans l'espace public, de l'" agir communicationnel ", tend à produire un modèle de langage favorable à cette communication. Il peut tendre par là même à réduire, discréditer, soupçonner, voire réprimer, tout ce qui complique, plie, sur-détermine ou même questionne, en théorie et en pratique, ce modèle ou cette idée du langage. Pensons par exemple à certaines normes rhétoriques qui dominent la philosophie analytique ou à ce qu'on appelle à Francfort la " pragmatique transcendantale ". Ces modèles sont aussi des pouvoirs institutionnels qui ne sont pas confinés à l'Angleterre et à l'Allemagne de l'Ouest.

Il s'agit là d'un espace commun, comme pourrait l'être un contrat, à la presse, à l'édition, aux médias et à l'Université, à la philosophie de l'Université et à la philosophie à l'Université. 2. Cette question de la capitale peut se lier à une nouvelle question du capital. Elle appelle une culture qui invente une autre manière de lire et d'analyser le Capital, le livre de Marx et le capital en général, en évitant à la fois la terrifiante dogmatique totalitaire à laquelle certains d'entre nous ont su résister jusqu'ici et le contre-dogmatisme qui s'installe aujourd'hui, à droite et à gauche, jusqu'à bannir le mot de " capital ", voire la critique de certains effets du capital comme des résidus diaboliques de l'ancienne orthodoxie. Il faut avoir le courage et la lucidité d'une nouvellecritique des nouveaux effets du capital (dans des structures techno-sociales inédites). Cette responsabilité nous incombe, elle revient d'abord à ceux qui n'ont jamais cédé à une certaine intimidation marxiste. Comme le mot " cap ", comme les mots " culture " (de " colo ", comme " colonie ", " colonisation ") et aussi bien " civilisation ", le mot " capital " est un mot latin. Une accumulation organise la polysémie autour de la réserve centrale, elle-même capitale, d'un idiome. En remarquant la langue dans laquelle j'écris, j'attire l'attention sur un enjeu : la question des idiomes et de la traduction, de la philosophie de la traduction qui dominera dans une Europe qui devrait éviter aussi bien les crispations nationalistes de la différence linguistique que l'homogénéisation violente des langues, la neutralité d'un médium traducteur, prétendument transparent, métalinguistique, universel.

Tous les capitaux imaginables

La Liberté de l'esprit paraît en 1939, à la veille de la guerre. Valéry rappelle l'imminence d'un séisme qui n'allait pas seulement mettre en pièces, entre autres choses, ce qu'on appelait l'Europe, mais aussi détruire l'Europe au nom d'une idée de l'Europe qui tentait d'assurer son hégémonie. Ce qu'on appelle les démocraties occidentales ont à leur tour, au nom d'une autre idée de l'Europe, empêché une certaine unification du continent en détruisant le nazisme, allié pour un moment limité mais décisif à l'Union soviétique. L'imminence, en 1939, ce n'est pas seulement une abominable configuration culturelle de l'Europe sculptée à coup d'exclusions, d'annexions et d'exterminations. Cette imminence fut aussi celle d'une guerre et d'une victoire après lesquelles un partage de la culture allait se figer, le temps d'une quasi-naturalisation des frontières dans laquelle les intellectuels de ma génération ont passé leur vie d'adulte. Le jour d'aujourd'hui, avec la destruction du mur de Berlin, la perspective de la réunification de l'Allemagne, la perestroïka et les mouvements si divers de " démocratisation ", les aspirations légitimes mais parfois très ambiguës à la souveraineté nationale, c'est la dé-naturalisation de ces partages monstrueux. C'est aujourd'hui le même sentiment d'imminence, d'espoir et de menace, l'angoisse devant la possibilité d'autres guerres aux formes inconnues, le retour à de vieilles ou nouvelles formes de fanatisme religieux, de nationalisme ou de racisme.

Dans ce texte de l'imminence dont l'enjeu est bien le destin de la culture européenne, Valéry fait un appel déterminant au mot de capital, et justement au moment de définir la culture _ et la Méditerranée. Il évoque la navigation, l'échange, ce " même navire " qui apportait " les marchandises et les dieux ; les idées et les procédés " : " Ainsi s'est constitué le trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins dans ses origines ; je puis dire que la Méditerranée a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation. Mais tout ceci créait nécessairement de la liberté de l'esprit tout en créant des affaires. Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords de la Méditerranée : esprit, culture et commerce. "

Après avoir étendu cette analyse aux villes des bords du Rhin jusqu'aux ports de la Hanse, autres " positions stratégiques de l'esprit " assurées par l'alliance de la banque, des arts et de l'imprimerie, Valéry met en oeuvre la polysémie du mot capital qui enrichit de plus-value les significations de mémoire, d'accumulation culturelle, de valeur fiduciaire. Valéry assume la rhétorique de ces tropes, les figures du capital y renvoyant l'une à l'autre sans qu'on puisse les river dans la propriété d'un sens littéral. Quel est le moment le plus intéressant dans cette capitalisation sémantique ou rhétorique des valeurs de " capital " ? C'est quand la nécessité régionale ou particulière du capital produit ou appelle la production toujours menacée de l'universel. Or la culture européenne est en péril quand cette universalité idéale, l'idéalité même de l'universel comme production du capital, se trouve menacée : " Culture, civilisation, ce sont des noms assez vagues que l'on peut s'amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m'y attarderai pas. Pour moi, je vous l'ai dit, il s'agit d'un capital qui se forme, qui s'emploie, qui périclite comme tous les capitaux imaginables _ dont le plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps... " (Valéry souligne.) " Comme tous les capitaux imaginables " : l'analogie justifie la rhétorique du capital. Je souligne à mon tour " notre corps ", " le plus connu " des capitaux, celui qui assurerait le sens littéral au plus près de la tête ou du cap : le corps dit propre, " notre corps " sexué ou divisé par la différence sexuelle est un des lieux de la question : lieux de la langue, de l'idiome et du cap.

La diagnose de Valéry concerne la crise qui met en péril le capital comme capital de culture, " je dis que le capital de notre culture est en péril ". En médecin, Valéry analyse le symptôme de la " fièvre ". Il situe le mal dans la structure du capital, qui suppose à la fois la culture matérielle et l'existence des hommes. Rhétorique à la fois culturelle, économique, technique, scientifique et militaro-stratégique : " De quoi est composé ce capital, Culture ou civilisation ? Il est d'abord constitué par des choses, des objets matériels _ livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu'un lingot d'or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l'absence d'hommes qui en ont besoin et qui savent s'en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l'existence d'hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s'en servir _ c'est-à-dire d'hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d'autre part, acquérir ou exercer ce qu'il faut d'habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments que les siècles ont accumulé. " Le langage de la mémoire (mise en réserve, accumulation) croise le langage économique aussi bien que le langage techno-scientifique de la polémologie (" connaissance ", " instruments ", " puissance ", " arsenal "). Le péril menace l'" idéalité " du capital : notre " capital idéal ", dit Valéry. L'idéalité tient à ce qui, dans la capitalisation même, se dé-limite, excède les frontières de l'empiricité sensible, pour ouvrir sur l'infini et donner lieu à l'universel. Nous connaissons le programme de cette logique. Nous pourrions le formaliser en experts que nous sommes, nous, les vieux philosophes européens. C'est la logique même, que je ne veux pas ici critiquer. Je serais même prêt à y souscrire : mais d'une main, j'en garde une autre pour écrire ou chercher autre chose, peut-être hors d'Europe.

Selon cette logique capitale, ce qui menace l'identité européenne ne menace pas l'Europe mais l'universalité dont elle répond, dont elle est la réserve, le capital ou la capitale. Ce qui met le capital culturel en crise, c'est la disparition de ces hommes qui " savaient lire : vertu qui est perdue ", ces hommes qui " savaient entendre et même écouter ", qui " savaient voir ", " relire ", " ré-entendre " et " revoir " _ en un mot, ces hommes capables aussi de répétition et de mémoire, de répondre de et à ce qu'ils avaient une première fois entendu, vu, lu, su.

Universalité de l'unique : un même et double devoir

Par cette mémoire responsable, ce qui se constituait en " valeur solide ", produisait une plus-value absolue, à savoir l'accroissement d'un capital universel : " Le capital universel s'en accroissait. " Ayant approuvé ce discours tout en regardant ailleurs, je précipite ma conclusion (et la précipitation est aussi un mouvement du chef qui nous porte la tête en avant) autour de ce paradoxe. En lui se croisent des antinomies pour lesquelles il n'y a pas de solution générale, seulement la sécheresse ingrate d'un axiome : l'expérience de l'identification culturelle ne peut être que l'endurance même de ces antinomies. Si elle ne passait pas par cette endurance, si elle ne gardait pas les marques de cette épreuve, l'invention du nouveau serait une dangereuse et irresponsable mystification.

La valeur d'universalité capitalise ici toutes les antinomies parce qu'elle doit se lier à celle d'exemplarité qui inscrit l'universel dans le corps propre d'une singularité, d'un idiome ou d'une culture, que cette singularité soit ou non nationale, étatique, fédérale ou confédérale. Qu'elle prenne une forme nationale ou non, raffinée, hospitalière ou agressivement xénophobe, l'auto-affirmation d'une identité prétend toujours répondre à l'assignation de l'universel.

Cette loi ne souffre aucune exception. Aucune identité culturelle ne se présente comme le corps opaque d'un idiome intraduisible mais toujours comme l'irremplaçable inscription de l'universel dans le singulier, le témoignage unique de l'essence humaine et du propre de l'homme. Chaque fois, c'est le langage de la responsabilité : j'ai, le " je " unique a la responsabilité de témoigner pour l'universalité. Chaque fois l'exemplarité de l'exemple est unique. C'est pourquoi elle se meten série et se laisse formaliser dans une loi. Je citerai encore Valéry : il accuse le gallocentrisme quand il prend sa forme à la fois la plus " ridicule " et la plus belle.

Dans le même théâtre de l'imminence, en 1939, parlant de ce qu'il appelle le " titre " de la France, c'est-à-dire encore son capital, car la valeur d'un titre est un cap ou un capital, Valéry conclut un essai intitulé Pensée et art français : " ... Mon impression personnelle de la France : notre particularité (et parfois notre ridicule, mais souvent notre plus beau titre), c'est de nous croire, de nous sentir universels [Valéry décrit donc une croyance et un sentiment, une prétention plutôt qu'une vérité] _ je veux dire : hommes d'univers. Observez le paradoxe : avoir pour spécialité le sens de l'universel. " (Husserl parlait aussi du philosophe européen comme du " fonctionnaire de l'humanité ".)

Paradoxe plus insolite que Valéry ne le pensait : il n'est pas réservé aux Français d'être " hommes d'univers ". Ni sans doute aux Européens. A partir de ce paradoxe du paradoxe, par une fission en chaîne, toutes les injonctions se divisent, le cap se fend, le capital se désidentifie : il se rapporte à lui-même non seulement en se rassemblant dans la différence avec lui-même et avec l'autre bord d'un autre cap, mais en s'ouvrant sans pouvoir plus se rassembler sur l'autre rive d'un autre cap, et sur l'autre du cap en général, et, plus radicalement encore, sur un autre qu'il ne peut même plus rapporter à lui-même comme son autre, l'autre avec soi.

Travailler aux Lumières d'aujourd'hui

Alors le devoir de rappeler ce qui s'est promis sous le nom de l'Europe, de ré- identifier l'Europe, c'est un devoir qui dicte aussi d'ouvrir l'Europe, depuis le cap qui se divise parce qu'il est aussi un rivage : de l'ouvrir sur ce qui n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais l'Europe. Le même devoir dicte non seulement d'accueillir l'étranger pour l'intégrer, mais aussi pour reconnaître et accepter son altérité. Le même devoir dicte de critiquer un dogmatisme totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l'héritage européen, mais aussi de critiquer une religion du capital qui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous devons apprendre à identifier. Le même devoir dicte d'assumer l'héritage européen d'une idée de la démocratie, mais aussi de reconnaître que celle-ci n'est jamais donnée ; ce n'est même pas une idée régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir : non pas qui arrivera demain, mais qui a la structure de la promesse et donc porte l'avenir ici maintenant. Le même devoir dicte de respecter la différence, l'idiome, la minorité, la singularité, mais aussi l'universalité du droit formel, le désir de traduction, l'accord et l'univocité, la loi de la majorité, l'opposition au racisme, au nationalisme, à la xénophobie. Le même devoir commande de tolérer et de respecter tout ce qui ne se place pas sous l'autorité de la raison.

Il peut s'agir de la foi, des différentes formes de foi. Il peut s'agir aussi de questions ou d'affirmations qui, pour penser l'histoire de la raison, excèdent son ordre, sans devenir pour autant irrationnelles, encore moins irrationalistes ; elles peuvent même rester assez fidèles à l'idéal des Lumières, de l'Aufklärung ou de l'Illuminismo, tout en reconnaissant ses limites, pour travailler aux Lumières d'aujourd'hui. Ce même devoir appelle certes la responsabilité de penser, de parler et d'agir conformément à un impératif qui paraît contradictoire.

Mais cela ne revient pas à répondre devant n'importe quel tribunal institué. Nous savons, nous nous rappelons que c'est en tenant aussi le discours de la responsabilité que le jdanovisme a pu s'exercer à l'endroit d'intellectuels accusés d'irresponsabilité devant la Société ou l'Histoire représentées par tel ou tel état déterminé de la société ou de l'histoire, tel ou tel Etat tout court. Il faudrait surtout discerner les formes inédites d'un tel devoir aujourd'hui en Europe.

Prendre au sérieux le vieux nom d'Europe, c'est peut-être aussi le prendre prudemment, entre guillemets, comme le meilleur paléonyme, dans une certaine situation : pour ce que nous nous rappelons ou pour ce que nous nous promettons. On peut aimer à se rappeler qu'on est un intellectuel européen sans vouloir l'être de part en part. Se sentir européen entre autres choses, est-ce être plus ou moins européen ? Les deux sans doute. Qu'on en tire les conséquences.

Jacques Derrida

 

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