De Hegel à Valéry, de Husserl à Heidegger,
la réflexion sur l'identité européenne appartient à la
tradition de la modernité philosophique. Jacques Derrida
se propose d'assumer à son tour cet héritage. Héritage
contradictoire, qui invite les héritiers à " se
faire les gardiens d'une idée de l'Europe, d'une différence
de l'Europe qui consiste précisément à ne
pas se fermer sur sa propre identité ". Malgré sa
longueur et sa difficulté, il nous a paru conforme à la
vocation de " Liber " de publier ce texte majeur, qui
constitue, selon nous, un document de référence.
Jacques Derrida fait paraître d'autre part cet automne deux
livres importants : Du droit à la philosophie (éd.
Galilée), recueil des textes qu'il a consacrés depuis
1975 aux questions de l'enseignement et de la recherche, et le
Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl
(PUF), sa première oeuvre, restée inédite.
U
vieux nom de l'Europe, peut-on faire correspondre une identité culturelle
? Quand on s'interroge sur la généalogie ou sur l'avenir
d'une telle identité, un paradoxe d'un axiome ne se laisse
plus oublier : le propre d'une culture, c'est de n'être pas
identique à elle-même _ et de devoir dire " moi " ou " nous " dans
la différence avec soi. C'est vrai de toute identification
: pas de rapport à soi qui ne soit culture de soi comme
différence intérieure et expérience de l'autre.
L'Europe aura-t-elle été un simple exemple ou bien
la possibilité exemplaire de cette loi ? Est-on plus fidèle à l'héritage
d'une culture en cultivant la différence-à-soi (avec
soi) ou bien en s'en tenant à l'identité dans laquelle
cette différence se maintient rassemblée ? Cette
question propage les effets les plus inquiétants sur les
politiques de l'identité culturelle.
Géographie
de l'esprit
Dans
Grandeur et décadence de l'Europe, Valéry provoque
un interlocuteur imaginaire, à la fois familier et encore
inconnu. Dans une sorte d'apostrophe, il lui lance un mot : " AUJOURD'HUI ",
en lettres capitales, et c'est le défi même : " Eh
bien, qu'allez-vous faire ? Qu'allez-vous faire AUJOURD'HUI ? " Pourquoi
ces lettres capitales ? Ce que nous avons du mal à faire
et à penser aujourd'hui, pour une Europe arrachée à l'auto-identification
comme répétition de soi, c'est l'unicité de
l'aujourd'hui, un certain avènement singulier de l'Europe.
Y a-t-il un " aujourd'hui " tout neuf de l'Europe, et
d'une nouveauté qui ne ressemble pas à ce qu'on a
appelé, programme connu, et des plus sinistres, une " nouvelle
Europe " ? Les pièges de ce type ne sont pas des pièges
de langage, et nous les rencontrons à chaque pas. Y a-t-il
donc un " aujourd'hui " de l'Europe au-delà des
programmes épuisés, épuisants mais inoubliables
de l'eurocentrisme et de l'anti-eurocentrisme ? Nous ne voulons
plus " aujourd'hui " ni de l'un ni de l'autre. Au-delà de
ces matrices trop connues, de quelle " identité culturelle " devons-nous
répondre ? Devant qui, devant quelle mémoire, pour
quelle promesse ? Et " identité culturelle ",
est-ce un bon mot pour cet " aujourd'hui " ?
Un
titre est un cap, une tête de chapitre, un en-tête. " L'autre
cap " rappelle d'abord le langage de la navigation. Sur mer
ou dans les airs, un vaisseau fait cap : par exemple sur un autre
continent, vers une destination assignée. On peut aussi " changer
de cap ". Le mot (caput, capitis) qui signifie la tête
ou l'extrémité de l'extrême, le but et le bout,
l'ultime, le dernier, la dernière extrémité,
l'eschatologique en général, voici qu'à la
navigation il assigne le pôle, la fin, le telos d'un mouvement
orienté, ordonné, calculé : le plus souvent
par quelqu'un, car c'est en général un homme qui
décide du cap, de la pointe avancée qu'il est lui-même,
la proue, en tête du navire ou de l'avion qu'il pilote. Un
capitaine donne les ordres à l'équipage, il tient
la barre ou le manche, il se trouve à la tête de l'équipage
et de la machine. " L'autre cap ", cela peut suggérer
qu'il y a une autre direction ou qu'il faut changer de destination
(parfois en changeant le capitaine, en raison de l'âge ou
du sexe) mais aussi se rappeler l'autre cap, à l'autre cap.
Le cap n'est pas seulement le nôtre, mais le cap de l'autre,
devant lequel nous devons répondre et qui figure peut-être
la condition d'une identité qui ne soit pas égocentrisme
destructeur _ de soi et de l'autre. Mais au-delà de notre
cap, il ne faut pas seulement se rappeler à l'autre cap
et surtout au cap de l'autre, mais à l'autre du cap, dans
un rapport de l'identité à l'autre qui n'obéisse
plus à la forme, au signe ou à la logique du cap,
pas même de l'anti-cap _ ou de la décapitation. Bien
qu'un titre soit un cap ou une tête de chapitre, le titre
de ces réflexions m'orienterait plutôt vers l'autre
du cap. J'y sélectionne ce qui se déduit d'une grammaire
et d'une syntaxe du cap, d'une différence dans le genre,
c'est-à-dire aussi du capital et de la capitale. Comment
une identité culturelle peut-elle répondre, et de
façon responsable _ de soi, de l'autre et devant l'autre,
_ à la double question du capital et de la capitale ?
Dans
l'" aujourd'hui " que Valéry écrit
en lettres capitales, l'Europe se trouve à un moment de
son histoire (si elle en a une et qui soit identifiable), de l'histoire
de sa culture (si elle peut jamais s'identifier et répondre
d'elle-même dans une mémoire de soi) où la
question du cap paraît inéluctable _ et non seulement
depuis ce qui s'est accéléré ces derniers
mois à l'Est ou au centre de l'Europe. Cette question paraît
aussi vieille que l'Europe, mais l'expérience de l'autre
cap ou de l'autre du cap se pose de façon nouvelle, non
pas " nouvelle comme toujours " mais nouvellement nouvelle.
Et si c'était cela, l'Europe, l'ouverture à une histoire
décentrée pour laquelle le changement de cap, le
rapport à l'autre cap ou à l'autre du cap est ressenti
comme toujours possible ? Ouverture et non-exclusion dont l'Europe
aurait en quelque sorte la responsabilité ? L'histoire d'une
culture suppose sans doute un cap identifiable, un telos vers lequel
le mouvement, la mémoire et la promesse se rassemblent,
fût-ce comme différence avec soi. Mais l'histoire
suppose aussi que le cap ne soit pas donné d'avance et une
fois pour toutes. L'unicité de l'autre aujourd'hui doit être
attendue comme l'inanticipable, le non-maîtrisable, le non-identifiable,
ce dont on n'a pas encore la mémoire. Notre vieille mémoire
nous dit néanmoins qu'il faut aussi anticiper et garder
le cap, car sous le motif, qui peut devenir slogan, de l'inanticipable
ou du tout nouveau peut revenir le fantôme du pire que nous
avons déjà identifié. Nous devons donc nous
méfier et de la mémoire répétitive
et de la nouveauté irréductible.
Un
séisme secoue l'Europe sous les noms si problématiques
de perestroïka, démocratisation, réunification,
entrée dans l'économie de marché, accès
aux libéralismes politique et économique. Ce tremblement
de terre par définition ne connaît pas de frontière.
En relançant la question de l'identité culturelle
européenne, il rappelle ce qui a toujours identifié l'Europe à un
cap. Depuis toujours, et ce " toujours " dit quelque
chose de tous les jours d'aujourd'hui dans la mémoire del'Europe,
dans la mémoire de soi comme culture de l'Europe. Dans sa
géographie et dans ce qu'on a souvent appelé, comme
Husserl par exemple, sa géographie spirituelle, l'Europe
s'est identifiée comme un cap, un point de départ
pour la découverte, l'invention et la colonisation, soit
comme l'extrême avancée d'un continent, à l'ouest
et au sud, soit comme le centre même de cette langue en forme
de cap, l'Europe du milieu, resserrée, recueillie dans sa
mémoire, voire comprimée comme un axe gréco-germain,
au centre du centre du cap.
L'Europe
n'est pas seulement un cap géographique qui s'est
toujours donné la représentation ou la figure d'un
cap spirituel, à la foi comme projet, tâche ou idée
infinie, c'est-à-dire universelle, mémoire de soi
qui se rassemble et s'accumule, se capitalise en soi et pour soi.
Elle a confondu son image, son visage, sa figure et son lieu, son
avoir-lieu, avec une pointe avancée, dites d'un phallus
si vous voulez, pour la civilisation mondiale ou la culture humaine
en général. L'idée d'une pointe avancée
de l'exemplarité, c'est l'idée de l'idée européenne,
son eidos, à la fois comme arkhè _ idée de
commencement mais aussi de commandement (le cap comme la tête,
lieu de mémoire capitalisante et de décision, le
capitaine) et comme telos, la fin, la limite qui met un terme,
au bout de l'achèvement, au but de l'aboutissement. La pointe
est à la fois commencement et fin, elle se divise comme
commencement et fin. C'est le lieu depuis lequel ou en vue duquel
tout a lieu. L'Europe cultive sa propre identité dans la
figure du cap, dans l'être-pour-soi de sa propre différence
comme différence avec soi.
Le cap de l'autre, l'autre du cap
La
vieille Europe semble avoir épuisé les possibilités
de discours et de contre-discours sur sa propre identification.
Peut-être la formation, l'affirmation, la présence à soi
de l'identité (nationale ou non, culturelle ou non _ mais
l'identification n'est jamais naturelle) a-t-elle toujours la forme
capitale d'une figure de proue : pointe avancée et réserve
capitalisante. De Hegel à Valéry, de Husserl à Heidegger,
malgré les différences qui séparent ces grands
exemples, ce discours traditionnel est un discours moderne. Il
date d'un moment où l'Europe se voit à l'horizon,
depuis sa fin (l'horizon, c'est, en grec, la limite), depuis l'imminence
de sa fin. Exemplaire et exemplariste, c'est déjà un
discours traditionnel de la modernité, discours de l'anamnèse
aussi, à cause de ce goût de fin sinon de mort.
Or
ce discours de la tradition moderne, nous avons à en
répondre. La mémoire capitalisante que nous en gardons,
c'est aussi la responsabilité de cet héritage. Nous
ne l'avons pas choisie, elle s'impose à nous de façon
d'autant plus impérative qu'elle est la langue de notre
langue. Comment répondre ? Comment assumer une responsabilité contradictoire
qui nous inscrit dans une sorte de double bind : se faire les gardiens
d'une idée de l'Europe, d'une différence de l'Europe
qui consiste précisément à ne pas se fermer
sur sa propre identité et à s'avancer exemplairement
vers ce qui n'est pas elle, vers l'autre cap ou le cap de l'autre,
voire, et c'est peut-être tout autre chose, l'autre du cap,
qui serait l'au-delà de cette tradition moderne, une autre
structure de bord, un autre rivage ? Répondre fidèlement
de cette mémoire, et donc répondre rigoureusement à cette
double injonction, cela devra-t-il consister à répéter
ou à rompre, à continuer ou à s'opposer ?
Ou bien à tenter d'inventer un autre geste qui suppose la
mémoire précisément pour assigner l'identité depuis
l'altérité, depuis l'autre cap et l'autre du cap,
depuis un tout autre bord ? Cette dernière hypothèse
n'est pas seulement l'appel lancé vers ou depuis ce qui
se donne comme contradictoire et impossible. Non, cela a lieu maintenant.
Sans être donné, cet événement a lieu
comme ce qui vient, se cherche ou se promet aujourd'hui, en Europe,
l'aujourd'hui d'une Europe dont les frontières ne sont pas
arrêtées, ni le nom même, Europe n'étant
ici qu'un paléonyme. S'il y a de l'événement
aujourd'hui, il a lieu là, dans cet acte de mémoire
qui consiste à trahir un ordre du capital pour être
fidèle à l'autre cap et à l'autre du cap.
Et cela s'annonce à un moment pour lequel le mot de crise,
de crise de l'Europe ou de crise de l'esprit, n'est peut-être
plus approprié.
La
prise de conscience, la Selbstbesinnung, le ressaisissement de
l'identité cuturelle comme discours capital s'est déployé,
dans la tradition de la modernité, comme le moment de ce
qu'on appelait la crise, moment de décision, moment du krinein,
instant de la décision encore impossible et suspendue, imminente
et menaçante.
Crise
de l'Europe comme crise de l'esprit, disent-ils tous, au moment
où se dessinent les limites, les contours, l'eidos,
les fins et confins, la finité de l'Europe, c'est-à-dire
où la réserve de l'idiome, le capital d'infinité et
d'universalité se trouve en péril. Ce moment critique
peut prendre plusieurs formes. Malgré de graves différences,
elles spécifient toutes la même analogie. Il y eut
la forme du moment hégélien où le discours
européen consonne avec le retour à soi de l'esprit
dans le Savoir absolu, avec cette fin de l'histoire qui peut donner
lieu aujourd'hui à l'éloquence bavarde d'un conseiller
de la Maison Blanche qui annonce ladite fin à grand bruit
médiatique puisque le modèle européen de l'économie
de marché, des démocraties parlementaires et capitalistes,
serait en passe de devenir un modèle universellement reconnu,
tous les Etats-nations de la planète s'apprêtant à nous
rejoindre dans le peloton de tête, à la pointe du
progrès.
Il
y eut aussi la forme husserlienne de la " crise des sciences
européennes " ou la " crise de l'humanité européenne " :
la téléologie qui oriente l'histoire de cette crise
est guidée par l'idée d'une communauté transcendantale, à savoir
la subjectivité d'un " nous " dont l'Europe est
la figure exemplaire. Elle aura depuis l'origine de la philosophie
montré le cap.
Il
y eut au même moment, et quel moment, en 1935-1936, le
discours heideggerien qui déplore l'Entmachtung de l'esprit, à savoir
la destitution de l'Occident, et qui, alors même qu'il s'oppose à l'objectivo-subjectivisme
transcendantal cartésiano-husserlien, n'en appelle pas moins à penser
le péril comme péril de l'esprit, de l'esprit comme
chose de l'Occident européen, au centre opprimé,
dans la Mitte de l'Europe, entre l'Amérique et la Russie.
Au
même moment, entre les deux guerres, Valéry définit
la crise de l'esprit comme crise de l'identité européenne.
Valéry est un esprit de la Méditerranée. Que
tout son oeuvre soit d'un Européen de la Méditerranée
gréco-romaine, proche de l'Italie par sa naissance et sa
mort, je le souligne, moi qui viens d'Algérie, de l'autre
bord, sinon de l'autre cap (d'un bord qui n'est ni français,
ni européen, ni latin, ni chrétien), à cause
de ce mot " capital " qui m'achemine lentement vers le
point le plus hésitant, tremblant, divisé, à la
fois indécidable et décidé de mon propos.
Ce mot " capital " capitalise dans le même corps
de l'idiome, si je puis dire, deux genres de questions, une question à deux
genres.
Le
capital, la capitale 1. La question de la capitale. Y a-t-il
désormais un lieu au moins symbolique pour une capitale
de la culture européenne, de cette Europe qui s'est longtemps
considérée comme la capitale de l'humanité ou
de la planète et qui ne renoncerait aujourd'hui à ce
rôle, pensent certains, qu'au moment où la fable d'une
planétarisation du modèle européen garde quelque
vraisemblance ? Il n'y aura pas de capitale officielle de la culture
européenne, bien sûr. La question fait donc signe
vers toutes les luttes pour l'hégémonie culturelle.
A travers les pouvoirs dominants de quelques idiomes, de certaines
industries culturelles, à travers l'extraordinaire croissance
de nouveaux médias, des journaux et de l'édition, à travers
l'Université, à travers les pouvoirs techno-scientifiques,
des guerres féroces sont engagées, selon des modes
nouveaux, dans une situation qui change vite et où les pulsions
centralisatrices ne passent pas toujours par des Etats (on peut
même espérer prudemment que, dans certains cas, de
vieilles structures étatiques nous aident à lutter
contre des empires privés et transnationaux).
C'est
en pensant à la nouveauté de ces modes de
domination culturelle, comme à des champs géographico-politiques
qui s'offrent à la convoitise depuis la perestroïka,
la destruction du mur de Berlin, les mouvements dits de démocratisation
et tous les courants qui traversent l'Europe, qu'on doit réélaborer
la question de la centralité hégémonique à l'intérieur
d'une problématique transformée par les données
techno-scientifiques ou économiques qui affectent la production,
la transmission, la structure et les effets des discours mêmes
dans lesquels on tente de formaliser ladite problématique
; elles affectent aussi la figure de ceux qui produisent ou tiennent
ces discours _ ceux qu'on appelait autrefois des intellectuels.
L'identité culturelle européenne ne peut se disperser
en une multiplicité d'idiomes ou de petits nationalismes
jaloux et intraduisibles ; elle ne doit pas renoncer à de
grandes avenues de traduction et de communication, donc de médiatisation.
Mais elle ne doit pas davantage accepter l'hégémonie
d'une capitale qui, à travers des appareils culturels transeuropéens, étatiques
ou non, contrôle,uniformise, normalise, soumettant les discours
et les pratiques artistiques à une grille d'intelligibilité, à des
normes philosophiques ou esthétiques, à des canaux
de communication efficace et immédiate, à des recherches
de taux d'audience ou de rentabilité commerciale qui, en
reconstituant des lieux de consensus faciles, démagogiques
et vendables, à travers des réseaux médiatiques
mobiles, omniprésents et d'une extrême rapidité,
passent immédiatement toutes les frontières et installent
la centrale ou le central médiatique du nouvel imperium
n'importe où et à tout moment. Remote control, comme
on dit pour la TV en anglais, ubiquité télécommandée,
quasiment immédiate et absolue. On n'a plus besoin de lier
désormais la capitale culturelle à une capitale géographico-politique,
mais la question de la capitale reste entière, et d'autant
plus envahissante.
Contradiction
d'autant plus grave : c'est dans une large mesure grâce à cette nouvelle puissance techno-médiatique, à cette
circulation rapide et irrésistible des images, des idées,
des modèles et des discours que les mouvements dits de démocratisation
s'accélèrent. C'est au nom de la libre discussion
en vue du consensus, au nom d'une certaine démocratie, que
ces avenues médiatiques sont ouvertes. Il ne saurait être
question de lutter contre elles pour parcelliser, marginaliser,
cloisonner, interdire, interrompre. Mais ici comme ailleurs, l'injonction
reste double et contradictoire : veiller à ce que l'autorité centralisatrice
ne se reconstitue pas, sans cultiver pour elles-mêmes les
différences minoritaires, les idiolectes intraduisibles,
les antagonismes nationalistes, les chauvinismes de l'idiome.
La
responsabilité consiste à ne renoncer à aucun
de ces deux impératifs. Il faut donc inventer des discours,
des pratiques politico-institutionnelles qui inscrivent l'alliance
des deux contrats : la capitale et l'autre de la capitale. Il paraît
certes impossible de concevoir une responsabilité qui consiste à répondre
de ou à deux injonctions contradictoires. Mais il n'y a
pas non plus de responsabilité qui ne soit l'expérience
de l'impossible. Quand une responsabilité s'exerce dans
l'ordre du possible, elle suit une pente, elle déroule un
programme. Elle ne relève plus de la raison pratique ou
de la décision ; elle commence à être irresponsable.
En faisant l'économie des médiations, on dirait que
l'identité culturelle européenne, comme l'identification
en général, si elle doit être égale à soi
et à l'autre, à la mesure de sa propre différence
démesurée " avec soi ", doit appartenir à cette
expérience de l'impossible.
Selon
quelle nouvelle topologie se poserait aujourd'hui la question
du lieu au moins symbolique pour une capitale de
la culture européenne,
d'un lieu qui ne soit ni politico-étatico-parlementaire,
ni un centre de décision économique ou administratif,
ni déterminé par sa centralité géographique,
la taille de son aéroport ou une capacité d'accueil
de ses infrastructures hôtelières à la mesure
du volume d'un Parlement européen (c'est la fameuse compétition
Bruxelles- Strasbourg) ? L'hypothèse de cette capitale concerne
toujours la langue, non seulement la prévalence d'une langue
nationale ou d'un idiome, mais la prévalence d'un concept
de la langue ou du langage, une idée de l'idiome à mettre
en oeuvre.
Sans
donner aucun exemple, soulignons une généralité :
dans cette stratégie qui tente d'ordonner l'identité culturelle
autour d'une capitale d'autant plus puissante qu'elle est mobile,
européenne en un sens hyper _ ou supra _ national, l'hégémonie
nationale n'a jamais été revendiquée au nom
d'une supériorité empirique, c'est-à-dire
d'une simple particularité, mais (et c'est pourquoi le nationalisme,
l'affirmation nationale, est un philosophème) au nom d'un
privilège dans la responsabilité et dans la mémoire
de l'universel, donc du transnational, voire du transeuropéen,
et finalement du transcendantal, du " d'autant plus national
qu'européen, d'autant plus européen que transeuropéen,
cosmopolitique et international ".
Dans
la logique de ce discours " capitalistique ", le
propre de telle nation ou de tel idiome , ce serait d'être
un cap pour l'Europe ; et le propre de l'Europe, d'être un
cap pour l'essence universelle de l'humanité. Comme je parle
français, et pour n'engager ici aucun polemos inter-national,
je cite le langage commun à toutes les majorités
de la République française. Toutes, elles revendiquent
pour la France, c'est-à-dire pour Paris, le Paris de toutes
les révolutions et le Paris d'aujourd'hui, un rôle
d'avant-garde, par exemple dans l'idée de la culture démocratique,
c'est-à-dire de la culture libre tout court, d'une culture
fondée sur une idée des droits de l'homme que, quoi
qu'en disent aujourd'hui les Anglais, la France aurait inventés,
droits de l'homme parmi lesquels la " liberté de pensée ",
qui veut dire, je cite encore la Liberté de l'esprit de
Valéry, " liberté de publier " ou bien " liberté d'enseigner ".
Tel
document officiel émanant du ministère des affaires étrangères
(secrétariat d'Etat aux relations culturelles internationales),
au moment de définir de façon convaincante " la
construction culturelle européenne ", met en exergue
une phrase du Congrès de l'espace culturel européen
(Stuttgart, 18 juin 1988) qui associe les motifs de la conquête,
de l'imposition et de l'esprit, " Esprit " étant
d'ailleurs le titre, à côté de " Brite " et " Race " (le
mot anglais qui veut dire aussi " course " ou " concurrence "),
le nom de l'un des programmes de développement technologique
de la Communauté européenne : " Il n'est pas
d'ambition politique qui ne soit précédée
d'une conquête des esprits : c'est à la culture qu'il
revient d'imposer le sentiment d'une unité, d'une solidarité européenne. " Sur
la page d'en face, il est aussi question du " rôle déterminant " que
la France joue dans la " prise de conscience collective ".
Ce document cite une communication en conseil des ministres qui
dit de la " culture française " qu'elle agit " en
enseignant aux autres à regarder vers la France comme un
pays de création qui aide à construire la modernité " et
plus précisément (je souligne le lexique de la réponse,
de la responsabilité et de l'aujourd'hui) : " C'est
d'aujourd'hui qu'elle [la France et la culture française]
répond et c'est ce qu'on attend d'elle. " L'identité culturelle
française serait donc responsable de l'aujourd'hui européen
et donc, comme toujours, transeuropéen, outre-européen.
Le même texte rappelle aussi que la France doit " conserver
sa position d'avant-garde ". L'avant-garde est un très
beau mot, qu'on le soustraie ou non à son code stratégico-militaire
: il capitalise la figure de proue, la pointe phallique avancée
comme un bec, comme une plume, un bec de plume, figure du cap,
donc, et de la garde, de la mémoire, de la recollection,
de la responsabilité du gardien, surtout s'il s'agit de
garder, de " conserver ", comme dit ce texte officiel,
la " position d'avant-garde ". Il s'agit là de
discours d'Etat, mais la vigilance ne doit pas s'exercer seulement à l'endroit
des discours d'Etat. Les projets européens les mieux intentionnés,
expressément pluralistes, démocratiques et tolérants,
peuvent, dans cette belle compétition pour " conquérir
les esprits ", tenter d'imposer l'homogénéité d'un
médium, de normes de discussion, de modèles discursifs.
Cela
peut passer par des consortiums de journaux, de revues, de puissantes
entreprises éditoriales européennes (projets
qui se multiplient aujourd'hui, heureusement, mais à la
condition que notre attention ne s'y endorme pas ; il nous faut
apprendre à détecter, pour y résister, de
nouvelles formes de prise de pouvoir culturel). Cela passe aussi
par un nouvel espace universitaire et surtout par un discours philosophique
qui, sous prétexte de plaider pour la transparence (" transparence " est,
avec " consensus ", un des maîtres mots du discours " culturel " que
je citais à l'instant) et l'univocité de la discussion
démocratique, de la communication dans l'espace public,
de l'" agir communicationnel ", tend à produire
un modèle de langage favorable à cette communication.
Il peut tendre par là même à réduire,
discréditer, soupçonner, voire réprimer, tout
ce qui complique, plie, sur-détermine ou même questionne,
en théorie et en pratique, ce modèle ou cette idée
du langage. Pensons par exemple à certaines normes rhétoriques
qui dominent la philosophie analytique ou à ce qu'on appelle à Francfort
la " pragmatique transcendantale ". Ces modèles
sont aussi des pouvoirs institutionnels qui ne sont pas confinés à l'Angleterre
et à l'Allemagne de l'Ouest.
Il
s'agit là d'un espace commun, comme pourrait l'être
un contrat, à la presse, à l'édition, aux
médias et à l'Université, à la philosophie
de l'Université et à la philosophie à l'Université.
2. Cette question de la capitale peut se lier à une nouvelle
question du capital. Elle appelle une culture qui invente une autre
manière de lire et d'analyser le Capital, le livre de Marx
et le capital en général, en évitant à la
fois la terrifiante dogmatique totalitaire à laquelle certains
d'entre nous ont su résister jusqu'ici et le contre-dogmatisme
qui s'installe aujourd'hui, à droite et à gauche,
jusqu'à bannir le mot de " capital ", voire la
critique de certains effets du capital comme des résidus
diaboliques de l'ancienne orthodoxie. Il faut avoir le courage
et la lucidité d'une nouvellecritique des nouveaux effets
du capital (dans des structures techno-sociales inédites).
Cette responsabilité nous incombe, elle revient d'abord à ceux
qui n'ont jamais cédé à une certaine intimidation
marxiste. Comme le mot " cap ", comme les mots " culture " (de " colo ",
comme " colonie ", " colonisation ") et aussi
bien " civilisation ", le mot " capital " est
un mot latin. Une accumulation organise la polysémie autour
de la réserve centrale, elle-même capitale, d'un idiome.
En remarquant la langue dans laquelle j'écris, j'attire
l'attention sur un enjeu : la question des idiomes et de la traduction,
de la philosophie de la traduction qui dominera dans une Europe
qui devrait éviter aussi bien les crispations nationalistes
de la différence linguistique que l'homogénéisation
violente des langues, la neutralité d'un médium traducteur,
prétendument transparent, métalinguistique, universel.
Tous les capitaux imaginables
La
Liberté de l'esprit paraît en 1939, à la
veille de la guerre. Valéry rappelle l'imminence d'un séisme
qui n'allait pas seulement mettre en pièces, entre autres
choses, ce qu'on appelait l'Europe, mais aussi détruire
l'Europe au nom d'une idée de l'Europe qui tentait d'assurer
son hégémonie. Ce qu'on appelle les démocraties
occidentales ont à leur tour, au nom d'une autre idée
de l'Europe, empêché une certaine unification du continent
en détruisant le nazisme, allié pour un moment limité mais
décisif à l'Union soviétique. L'imminence,
en 1939, ce n'est pas seulement une abominable configuration culturelle
de l'Europe sculptée à coup d'exclusions, d'annexions
et d'exterminations. Cette imminence fut aussi celle d'une guerre
et d'une victoire après lesquelles un partage de la culture
allait se figer, le temps d'une quasi-naturalisation des frontières
dans laquelle les intellectuels de ma génération
ont passé leur vie d'adulte. Le jour d'aujourd'hui, avec
la destruction du mur de Berlin, la perspective de la réunification
de l'Allemagne, la perestroïka et les mouvements si divers
de " démocratisation ", les aspirations légitimes
mais parfois très ambiguës à la souveraineté nationale,
c'est la dé-naturalisation de ces partages monstrueux. C'est
aujourd'hui le même sentiment d'imminence, d'espoir et de
menace, l'angoisse devant la possibilité d'autres guerres
aux formes inconnues, le retour à de vieilles ou nouvelles
formes de fanatisme religieux, de nationalisme ou de racisme.
Dans
ce texte de l'imminence dont l'enjeu est bien le destin de la
culture européenne, Valéry fait un appel déterminant
au mot de capital, et justement au moment de définir la
culture _ et la Méditerranée. Il évoque la
navigation, l'échange, ce " même navire " qui
apportait " les marchandises et les dieux ; les idées
et les procédés " : " Ainsi s'est constitué le
trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins
dans ses origines ; je puis dire que la Méditerranée
a été une véritable machine à fabriquer
de la civilisation. Mais tout ceci créait nécessairement
de la liberté de l'esprit tout en créant des affaires.
Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords
de la Méditerranée : esprit, culture et commerce. "
Après avoir étendu cette analyse aux villes des
bords du Rhin jusqu'aux ports de la Hanse, autres " positions
stratégiques de l'esprit " assurées par l'alliance
de la banque, des arts et de l'imprimerie, Valéry met en
oeuvre la polysémie du mot capital qui enrichit de plus-value
les significations de mémoire, d'accumulation culturelle,
de valeur fiduciaire. Valéry assume la rhétorique
de ces tropes, les figures du capital y renvoyant l'une à l'autre
sans qu'on puisse les river dans la propriété d'un
sens littéral. Quel est le moment le plus intéressant
dans cette capitalisation sémantique ou rhétorique
des valeurs de " capital " ? C'est quand la nécessité régionale
ou particulière du capital produit ou appelle la production
toujours menacée de l'universel. Or la culture européenne
est en péril quand cette universalité idéale,
l'idéalité même de l'universel comme production
du capital, se trouve menacée : " Culture, civilisation,
ce sont des noms assez vagues que l'on peut s'amuser à différencier, à opposer
ou à conjuguer. Je ne m'y attarderai pas. Pour moi, je vous
l'ai dit, il s'agit d'un capital qui se forme, qui s'emploie, qui
périclite comme tous les capitaux imaginables _ dont le
plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps... " (Valéry
souligne.) " Comme tous les capitaux imaginables " :
l'analogie justifie la rhétorique du capital. Je souligne à mon
tour " notre corps ", " le plus connu " des
capitaux, celui qui assurerait le sens littéral au plus
près de la tête ou du cap : le corps dit propre, " notre
corps " sexué ou divisé par la différence
sexuelle est un des lieux de la question : lieux de la langue,
de l'idiome et du cap.
La
diagnose de Valéry concerne la crise qui met en péril
le capital comme capital de culture, " je dis que le capital
de notre culture est en péril ". En médecin,
Valéry analyse le symptôme de la " fièvre ".
Il situe le mal dans la structure du capital, qui suppose à la
fois la culture matérielle et l'existence des hommes. Rhétorique à la
fois culturelle, économique, technique, scientifique et
militaro-stratégique : " De quoi est composé ce
capital, Culture ou civilisation ? Il est d'abord constitué par
des choses, des objets matériels _ livres, tableaux, instruments,
etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité,
leur précarité de choses. Mais ce matériel
ne suffit pas. Pas plus qu'un lingot d'or, un hectare de bonne
terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l'absence d'hommes
qui en ont besoin et qui savent s'en servir. Notez ces deux conditions.
Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige,
lui aussi, l'existence d'hommes qui aient besoin de lui, et qui
puissent s'en servir _ c'est-à-dire d'hommes qui aient soif
de connaissance et de puissance de transformations intérieures,
soif de développements de leur sensibilité ; et qui
sachent, d'autre part, acquérir ou exercer ce qu'il faut
d'habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de
pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments
que les siècles ont accumulé. " Le langage de
la mémoire (mise en réserve, accumulation) croise
le langage économique aussi bien que le langage techno-scientifique
de la polémologie (" connaissance ", " instruments ", " puissance ", " arsenal ").
Le péril menace l'" idéalité " du
capital : notre " capital idéal ", dit Valéry.
L'idéalité tient à ce qui, dans la capitalisation
même, se dé-limite, excède les frontières
de l'empiricité sensible, pour ouvrir sur l'infini et donner
lieu à l'universel. Nous connaissons le programme de cette
logique. Nous pourrions le formaliser en experts que nous sommes,
nous, les vieux philosophes européens. C'est la logique
même, que je ne veux pas ici critiquer. Je serais même
prêt à y souscrire : mais d'une main, j'en garde une
autre pour écrire ou chercher autre chose, peut-être
hors d'Europe.
Selon
cette logique capitale, ce qui menace l'identité européenne
ne menace pas l'Europe mais l'universalité dont elle répond,
dont elle est la réserve, le capital ou la capitale. Ce
qui met le capital culturel en crise, c'est la disparition de ces
hommes qui " savaient lire : vertu qui est perdue ",
ces hommes qui " savaient entendre et même écouter ",
qui " savaient voir ", " relire ", " ré-entendre " et " revoir " _
en un mot, ces hommes capables aussi de répétition
et de mémoire, de répondre de et à ce qu'ils
avaient une première fois entendu, vu, lu, su.
Universalité de l'unique : un même
et double devoir
Par
cette mémoire responsable, ce qui se constituait en " valeur
solide ", produisait une plus-value absolue, à savoir
l'accroissement d'un capital universel : " Le capital universel
s'en accroissait. " Ayant approuvé ce discours tout
en regardant ailleurs, je précipite ma conclusion (et la
précipitation est aussi un mouvement du chef qui nous porte
la tête en avant) autour de ce paradoxe. En lui se croisent
des antinomies pour lesquelles il n'y a pas de solution générale,
seulement la sécheresse ingrate d'un axiome : l'expérience
de l'identification culturelle ne peut être que l'endurance
même de ces antinomies. Si elle ne passait pas par cette
endurance, si elle ne gardait pas les marques de cette épreuve,
l'invention du nouveau serait une dangereuse et irresponsable mystification.
La
valeur d'universalité capitalise ici toutes les antinomies
parce qu'elle doit se lier à celle d'exemplarité qui
inscrit l'universel dans le corps propre d'une singularité,
d'un idiome ou d'une culture, que cette singularité soit
ou non nationale, étatique, fédérale ou confédérale.
Qu'elle prenne une forme nationale ou non, raffinée, hospitalière
ou agressivement xénophobe, l'auto-affirmation d'une identité prétend
toujours répondre à l'assignation de l'universel.
Cette
loi ne souffre aucune exception. Aucune identité culturelle
ne se présente comme le corps opaque d'un idiome intraduisible
mais toujours comme l'irremplaçable inscription de l'universel
dans le singulier, le témoignage unique de l'essence humaine
et du propre de l'homme. Chaque fois, c'est le langage de la responsabilité :
j'ai, le " je " unique a la responsabilité de
témoigner pour l'universalité. Chaque fois l'exemplarité de
l'exemple est unique. C'est pourquoi elle se meten série
et se laisse formaliser dans une loi. Je citerai encore Valéry
: il accuse le gallocentrisme quand il prend sa forme à la
fois la plus " ridicule " et la plus belle.
Dans
le même théâtre de l'imminence, en 1939,
parlant de ce qu'il appelle le " titre " de la France,
c'est-à-dire encore son capital, car la valeur d'un titre
est un cap ou un capital, Valéry conclut un essai intitulé Pensée
et art français : " ... Mon impression personnelle
de la France : notre particularité (et parfois notre ridicule,
mais souvent notre plus beau titre), c'est de nous croire, de nous
sentir universels [Valéry décrit donc une croyance
et un sentiment, une prétention plutôt qu'une vérité]
_ je veux dire : hommes d'univers. Observez le paradoxe : avoir
pour spécialité le sens de l'universel. " (Husserl
parlait aussi du philosophe européen comme du " fonctionnaire
de l'humanité ".)
Paradoxe
plus insolite que Valéry ne le pensait : il n'est
pas réservé aux Français d'être " hommes
d'univers ". Ni sans doute aux Européens. A partir
de ce paradoxe du paradoxe, par une fission en chaîne, toutes
les injonctions se divisent, le cap se fend, le capital se désidentifie
: il se rapporte à lui-même non seulement en se rassemblant
dans la différence avec lui-même et avec l'autre bord
d'un autre cap, mais en s'ouvrant sans pouvoir plus se rassembler
sur l'autre rive d'un autre cap, et sur l'autre du cap en général,
et, plus radicalement encore, sur un autre qu'il ne peut même
plus rapporter à lui-même comme son autre, l'autre
avec soi.
Travailler
aux Lumières d'aujourd'hui
Alors
le devoir de rappeler ce qui s'est promis sous le nom de l'Europe,
de ré- identifier l'Europe, c'est un devoir qui
dicte aussi d'ouvrir l'Europe, depuis le cap qui se divise parce
qu'il est aussi un rivage : de l'ouvrir sur ce qui n'est pas, n'a
jamais été et ne sera jamais l'Europe. Le même
devoir dicte non seulement d'accueillir l'étranger pour
l'intégrer, mais aussi pour reconnaître et accepter
son altérité. Le même devoir dicte de critiquer
un dogmatisme totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin
au capital, a détruit la démocratie et l'héritage
européen, mais aussi de critiquer une religion du capital
qui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous devons
apprendre à identifier. Le même devoir dicte d'assumer
l'héritage européen d'une idée de la démocratie,
mais aussi de reconnaître que celle-ci n'est jamais donnée
; ce n'est même pas une idée régulatrice au
sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser
et à venir : non pas qui arrivera demain, mais qui a la
structure de la promesse et donc porte l'avenir ici maintenant.
Le même devoir dicte de respecter la différence, l'idiome,
la minorité, la singularité, mais aussi l'universalité du
droit formel, le désir de traduction, l'accord et l'univocité,
la loi de la majorité, l'opposition au racisme, au nationalisme, à la
xénophobie. Le même devoir commande de tolérer
et de respecter tout ce qui ne se place pas sous l'autorité de
la raison.
Il
peut s'agir de la foi, des différentes formes de foi.
Il peut s'agir aussi de questions ou d'affirmations qui, pour penser
l'histoire de la raison, excèdent son ordre, sans devenir
pour autant irrationnelles, encore moins irrationalistes ; elles
peuvent même rester assez fidèles à l'idéal
des Lumières, de l'Aufklärung ou de l'Illuminismo,
tout en reconnaissant ses limites, pour travailler aux Lumières
d'aujourd'hui. Ce même devoir appelle certes la responsabilité de
penser, de parler et d'agir conformément à un impératif
qui paraît contradictoire.
Mais
cela ne revient pas à répondre devant n'importe
quel tribunal institué. Nous savons, nous nous rappelons
que c'est en tenant aussi le discours de la responsabilité que
le jdanovisme a pu s'exercer à l'endroit d'intellectuels
accusés d'irresponsabilité devant la Société ou
l'Histoire représentées par tel ou tel état
déterminé de la société ou de l'histoire,
tel ou tel Etat tout court. Il faudrait surtout discerner les formes
inédites d'un tel devoir aujourd'hui en Europe.
Prendre
au sérieux le vieux nom d'Europe, c'est peut-être
aussi le prendre prudemment, entre guillemets, comme le meilleur
paléonyme, dans une certaine situation : pour ce que nous
nous rappelons ou pour ce que nous nous promettons. On peut aimer à se
rappeler qu'on est un intellectuel européen sans vouloir
l'être de part en part. Se sentir européen entre autres
choses, est-ce être plus ou moins européen ? Les deux
sans doute. Qu'on en tire les conséquences.
Jacques
Derrida
Liens
brisés
|