IL est loin, le temps où le discours se voulait leçon
de morale ou simple chronique. Aujourd'hui, l'histoire est devenue érudite,
exigeante, ambitieuse. Elle voudrait tout connaître, voire
tout expliquer du passé. Programme évidemment impossible à réaliser
et que pourtant elle a raison de se donner à elle-même
pour continuer à progresser et pour ouvrir sans cesse de
nouveaux chantiers.
Il
en découle une inflation fantastique du témoignage
historique, à la mesure de l'appétit du chercheur,
qui n'en finit pas d'enrichir son questionnaire et donc la panoplie
des réponses susceptibles de satisfaire à ses interrogations.
N'importe quel objet du passé est maintenant devenu patrimoine,
et donc promouvable à la dignité de document historique,
autrement dit de témoignage : une inscription, un manuscrit,
un monument, des monnaies, des céramiques bien sûr,
mais aussi des tissus, des outils, des ossements, des pollens dans
une tombe, et même le paysage remodelé par l'homme
autour d'un site ancien et que la photographie aérienne
permet de découvrir, etc. [...]
D'où plusieurs conséquences : la nécessité,
plus que jamais évidente, de l'érudition à la
base du travail historique ; l'utilisation de méthodes de
plus en plus raffinées d'investigation ; le recours aux
enquêtes collectives, tant sont divers les témoignages à partir
desquels on écrit maintenant l'histoire.
Pour
comprendre le passé, il faut sympathiser avec lui.
Mais on n'est jamais assez critique vis-à-vis des documents
livrés par lui
La
curiosité boulimique de l'historien, mais plus largement
de l'homme d'aujourd'hui, est devenu insatiable. Sans arrêt
nous sortons du silence et de l'oubli de nouveaux témoins
qui nous renseignent sur l'autrefois proche ou lointain. Les témoignages
peuvent même, à l'origine au moins, être oraux.
D'où le soin avec lequel nous recueillons désormais
des récits, des contes ou des relations de faits anciens
auprès de gens âgés qui ne sauraient les mettre
eux-mêmes par écrit. [...]
Le
plus souvent, un document sort de l'ombre à la suite
d'enquêtes systématiques, parce qu'on a pratiqué des
fouilles dans un lieu qu'on avait de sérieuses raisons de
deviner fécond ou parce qu'on a exploré un fonds
d'archives auparavant délaissé. Mais parfois aussi
la découverte est inattendue. Les manuscrits de Qûmran
ont été découverts par hasard, et aussi les
grottes préhistoriques de Lascaux et du Pont-de-l'Arc.
Ces
nouveaux témoins enrichissent notre connaissance, mais
ils peuvent devenir embarrassants et bouleverser des certitudes
acquises. En 1988, une explosion volcanique a fait fondre un glacier
du Pérou et rendu à la lumière la momie parfaitement
conservée et somptueusement vêtue d'une jeune fille
inca de treize ans d'une grande beauté, morte il y a cinq
cents ans. Son crâne fracturé prouve qu'elle a été assommée.
Dès lors, il faut réviser l'affirmation selon laquelle
les Incas ne pratiquaient pas les sacrifices humains.
L'histoire
avance ainsi au moyen d'incessantes révisions,
et elle ne peut se dispenser d'une rigoureuse et permanente critique
des témoignages et des documents que lui livre le passé.
Le Moyen Age a cru à la « donation » par laquelle
Constantin aurait concédé au pape Sylvestre Rome
et une partie de l'Italie, jusqu'au jour où Lorenzo Valla
démontra, en 1440, la fausseté de ce document. Longtemps
aussi, on ajouta foi à la lettre que le mystérieux « prêtre
Jean », censé régner quelque part en Asie,
aurait adressée, vers 1165, à l'empereur byzantin
Manuel Ie Comnène.
Les
débats sur d'éventuels faux historiques sont
toujours actuels. Ainsi, on s'interroge depuis trente ans sur un
bout de parchemin conservé à l'université Yale
et sur lequel figure une carte portant la date de 1440. Un demi-siècle
avant Christophe Colomb, elle montre, à l'ouest du Groenland,
une île de Vinland qui serait l'Amérique du Nord.
Mais ce document date-t-il vraiment de 1440 ? Les experts se battent à son
sujet à coups d'analyses de l'encre et de datations du parchemin
au carbone 14. Celui-ci semble prouver que le support remonte bien
au XVe siècle. Mais l'encre pourrait être du début
du XXe. Néanmoins, Yale maintient jusqu'à présent
l'authenticité du document.
Et
que valent les témoins eux-mêmes que l'historien
interroge, souvent à plusieurs siècles de distance
? [...] L'histoire n'est pas une science exacte, mais une science
humaine. Elle ne peut donc aboutir à des reconstructions
crédibles que par la mise en consonance de témoignages
divers et l'audition de nombreux témoins.
Mais
qu'est-ce qu'un témoin ? Fabrice, que Stendhal met
en scène dans La Chartreuse de Parme, est présent à la
bataille de Waterloo mais sans y rien comprendre et sans avoir
rien vu d'important. L'historien d'aujourd'hui, parce qu'il réunit
toutes sortes de documents sur un événement et les
critique les uns par les autres, sait souvent mieux ce qui s'est
passé que les contemporains eux-mêmes. En outre, les
témoins d'autrefois convoqués par nos enquêtes,
si sincères, si nombreux et si sérieux soient-ils,
appartenaient à un milieu culturel qui n'est plus forcément
le nôtre. Leur outillage mental était différent.
Pour tirer parti de leurs dépositions, il nous faut à la
fois prendre une distance critique vis-à-vis d'eux et néanmoins
nous introduire, non sans mal, dans leur univers avec les risques
d'erreur que cela comporte. Car chaque historien a son équation
personnelle, ses préférences, sa subjectivité,
sa méthode de travail. Alors, que fait-il des témoignages
qu'il récolte ? [...]
Une
réflexion, même rapide, sur « témoin » et « témoignage » conduit
dès lors à préciser ce qu'est aujourd'hui
le statut de l'histoire et de l'historien. Notre culture est désormais
pétrie d'histoire. La demande à cet égard
grandit sans cesse. L'homme cherche de plus en plus à savoir
comment il est devenu ce qu'il est maintenant. Cette curiosité insatiable
est aussi celle du chercheur, de sorte que ces deux curiosités
s'alimentent mutuellement. Mais elles butent sur des exigences
contradictoires. Car l'homme de métier et le public savent
bien que, pour comprendre le passé, il faut sympathiser
avec lui. Mais, en même temps, on n'est jamais assez critique
vis-à-vis des documents livrés par le passé.
Et, enfin, l'historien doit être non pas neutre, mais objectif,
c'est-à-dire intègre, « savoir marquer un point
en faveur de ceux que, par sa position et ses dispositions, il
n'aime pas », écrivait lord Acton, mort au début
de notre siècle.
Voilà beaucoup de conditions qui, pourtant, ne découragent
pas les historiens d'aujourd'hui. Car ils n'ont jamais été aussi
nombreux. Ils se doivent, certes, d'être humbles. Ils savent
que la richesse du passé dépasse et ne cessera de
dépasser tout ce que les témoins et les témoignages à leur
disposition pourra jamais leur apprendre sur des temps révolus.
Mais ils ne peuvent pas ne pas entendre la demande qui leur est
adressée par notre civilisation, et ils s'efforcent d'y
répondre non par des affirmations péremptoires, mais
par un long travail d'enquête et de reconstitution dont ils
connaissent à la fois les limites et la nécessité.
Jean DELUMEAU
Liens
brisés
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