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1999-2018

 

Le témoignage dans tous ses états
L'historien, humble et nécessaire enquêteur

par Jean Delumeau

séance de rentrée de l'Institut de France consacrée, au témoignage

(mardi 22 octobre 1996)

 


IL est loin, le temps où le discours se voulait leçon de morale ou simple chronique. Aujourd'hui, l'histoire est devenue érudite, exigeante, ambitieuse. Elle voudrait tout connaître, voire tout expliquer du passé. Programme évidemment impossible à réaliser et que pourtant elle a raison de se donner à elle-même pour continuer à progresser et pour ouvrir sans cesse de nouveaux chantiers.

Il en découle une inflation fantastique du témoignage historique, à la mesure de l'appétit du chercheur, qui n'en finit pas d'enrichir son questionnaire et donc la panoplie des réponses susceptibles de satisfaire à ses interrogations. N'importe quel objet du passé est maintenant devenu patrimoine, et donc promouvable à la dignité de document historique, autrement dit de témoignage : une inscription, un manuscrit, un monument, des monnaies, des céramiques bien sûr, mais aussi des tissus, des outils, des ossements, des pollens dans une tombe, et même le paysage remodelé par l'homme autour d'un site ancien et que la photographie aérienne permet de découvrir, etc. [...]

D'où plusieurs conséquences : la nécessité, plus que jamais évidente, de l'érudition à la base du travail historique ; l'utilisation de méthodes de plus en plus raffinées d'investigation ; le recours aux enquêtes collectives, tant sont divers les témoignages à partir desquels on écrit maintenant l'histoire.

Pour comprendre le passé, il faut sympathiser avec lui. Mais on n'est jamais assez critique vis-à-vis des documents livrés par lui

La curiosité boulimique de l'historien, mais plus largement de l'homme d'aujourd'hui, est devenu insatiable. Sans arrêt nous sortons du silence et de l'oubli de nouveaux témoins qui nous renseignent sur l'autrefois proche ou lointain. Les témoignages peuvent même, à l'origine au moins, être oraux. D'où le soin avec lequel nous recueillons désormais des récits, des contes ou des relations de faits anciens auprès de gens âgés qui ne sauraient les mettre eux-mêmes par écrit. [...]

Le plus souvent, un document sort de l'ombre à la suite d'enquêtes systématiques, parce qu'on a pratiqué des fouilles dans un lieu qu'on avait de sérieuses raisons de deviner fécond ou parce qu'on a exploré un fonds d'archives auparavant délaissé. Mais parfois aussi la découverte est inattendue. Les manuscrits de Qûmran ont été découverts par hasard, et aussi les grottes préhistoriques de Lascaux et du Pont-de-l'Arc.

Ces nouveaux témoins enrichissent notre connaissance, mais ils peuvent devenir embarrassants et bouleverser des certitudes acquises. En 1988, une explosion volcanique a fait fondre un glacier du Pérou et rendu à la lumière la momie parfaitement conservée et somptueusement vêtue d'une jeune fille inca de treize ans d'une grande beauté, morte il y a cinq cents ans. Son crâne fracturé prouve qu'elle a été assommée. Dès lors, il faut réviser l'affirmation selon laquelle les Incas ne pratiquaient pas les sacrifices humains.

L'histoire avance ainsi au moyen d'incessantes révisions, et elle ne peut se dispenser d'une rigoureuse et permanente critique des témoignages et des documents que lui livre le passé. Le Moyen Age a cru à la « donation » par laquelle Constantin aurait concédé au pape Sylvestre Rome et une partie de l'Italie, jusqu'au jour où Lorenzo Valla démontra, en 1440, la fausseté de ce document. Longtemps aussi, on ajouta foi à la lettre que le mystérieux « prêtre Jean », censé régner quelque part en Asie, aurait adressée, vers 1165, à l'empereur byzantin Manuel Ie Comnène.

Les débats sur d'éventuels faux historiques sont toujours actuels. Ainsi, on s'interroge depuis trente ans sur un bout de parchemin conservé à l'université Yale et sur lequel figure une carte portant la date de 1440. Un demi-siècle avant Christophe Colomb, elle montre, à l'ouest du Groenland, une île de Vinland qui serait l'Amérique du Nord. Mais ce document date-t-il vraiment de 1440 ? Les experts se battent à son sujet à coups d'analyses de l'encre et de datations du parchemin au carbone 14. Celui-ci semble prouver que le support remonte bien au XVe siècle. Mais l'encre pourrait être du début du XXe. Néanmoins, Yale maintient jusqu'à présent l'authenticité du document.

Et que valent les témoins eux-mêmes que l'historien interroge, souvent à plusieurs siècles de distance ? [...] L'histoire n'est pas une science exacte, mais une science humaine. Elle ne peut donc aboutir à des reconstructions crédibles que par la mise en consonance de témoignages divers et l'audition de nombreux témoins.

Mais qu'est-ce qu'un témoin ? Fabrice, que Stendhal met en scène dans La Chartreuse de Parme, est présent à la bataille de Waterloo mais sans y rien comprendre et sans avoir rien vu d'important. L'historien d'aujourd'hui, parce qu'il réunit toutes sortes de documents sur un événement et les critique les uns par les autres, sait souvent mieux ce qui s'est passé que les contemporains eux-mêmes. En outre, les témoins d'autrefois convoqués par nos enquêtes, si sincères, si nombreux et si sérieux soient-ils, appartenaient à un milieu culturel qui n'est plus forcément le nôtre. Leur outillage mental était différent. Pour tirer parti de leurs dépositions, il nous faut à la fois prendre une distance critique vis-à-vis d'eux et néanmoins nous introduire, non sans mal, dans leur univers avec les risques d'erreur que cela comporte. Car chaque historien a son équation personnelle, ses préférences, sa subjectivité, sa méthode de travail. Alors, que fait-il des témoignages qu'il récolte ? [...]

Une réflexion, même rapide, sur « témoin » et « témoignage » conduit dès lors à préciser ce qu'est aujourd'hui le statut de l'histoire et de l'historien. Notre culture est désormais pétrie d'histoire. La demande à cet égard grandit sans cesse. L'homme cherche de plus en plus à savoir comment il est devenu ce qu'il est maintenant. Cette curiosité insatiable est aussi celle du chercheur, de sorte que ces deux curiosités s'alimentent mutuellement. Mais elles butent sur des exigences contradictoires. Car l'homme de métier et le public savent bien que, pour comprendre le passé, il faut sympathiser avec lui. Mais, en même temps, on n'est jamais assez critique vis-à-vis des documents livrés par le passé. Et, enfin, l'historien doit être non pas neutre, mais objectif, c'est-à-dire intègre, « savoir marquer un point en faveur de ceux que, par sa position et ses dispositions, il n'aime pas », écrivait lord Acton, mort au début de notre siècle.

Voilà beaucoup de conditions qui, pourtant, ne découragent pas les historiens d'aujourd'hui. Car ils n'ont jamais été aussi nombreux. Ils se doivent, certes, d'être humbles. Ils savent que la richesse du passé dépasse et ne cessera de dépasser tout ce que les témoins et les témoignages à leur disposition pourra jamais leur apprendre sur des temps révolus. Mais ils ne peuvent pas ne pas entendre la demande qui leur est adressée par notre civilisation, et ils s'efforcent d'y répondre non par des affirmations péremptoires, mais par un long travail d'enquête et de reconstitution dont ils connaissent à la fois les limites et la nécessité.


Jean DELUMEAU

 

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