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1999-2018

 

Le Convoi du 24 janvier

Charlotte DELBO

(extrait des pages 9 à 14, Editions de Minuit)

 

«LE DEPART ET LE RETOUR

Le matin du 24 janvier 1943, il faisait un froid humide d'lle-de-France, avec un ciel bas et des traînées de brume qui s'effilochaient aux arbres. C'était dimanche et il était tôt. En entrant dans la ville, nous avons vu quelques passants. Les uns promenaient leur chien, les autres se hâtaient. Peut-être allaient-ils à la première messe. Ils regardaient à peine les camions dans lesquels nous étions debout. Nous chantions et nous criions pour les faire au moins tressaillir. «Nous sommes des Françaises. Des prisonnières politiques. Nous sommes déportées en Allemagne». Ils s'arrêtaient un instant au bord du trottoir, levaient les yeux, vite les baissaient, continuaient leur chemin. Nous continuions le nôtre et les perdions de vue. Les camions se sont arrêtés près d'une voie de garage éloignée des quais. Des wagons de marchandises formaient un long train. Les wagons de tête étaient déjà fermés. Ils contenaient douze cents hommes qui avaient quitté le camp de Royallieu la veille au soir, avaient embarqué et avaient ainsi passé la nuit en gare de Compiègne. Ils avaient dû avoir froid. Les quatre derniers wagons étaient béants. Au fur et à mesure que nous sautions à terre, des soldats allemands nous y faisaient monter. Soixante à soixante-dix dans chacun des trois premiers, vingt-sept dans le dernier, où j'étais. Nous étions deux cent trente. Nous avions été comptées la veille pour la distribution du viatique : un pain entier, un morceau de saucisson de dix centimètres à chacune. La quantité de vivres ne permettait pas de prévoir la durée du voyage.

Dans le wagon il y avait une demi-botte de paille. Eparpillée, elle n'a pas formé une litière, plutôt une salissure qui donnait envie de balayer. Un baril à goudron, au milieu. Les soldats ont poussé les portes à glissières et les ont verrouillées. Dans l'obscurité, nous nous sommes installées. Nous avions nos valises, nos sacs à main. La plupart - deux cent vingt-deux - venaient du fort de Romainville d'où elles avaient été transportées à Compiègne en deux groupes, l'un le 22 janvier l'autre le 23 ; six venaient de la prison de Fresnes, deux venaient du dépôt.

Nous nous sommes installées comme pour un long voyage, les amies côte à côte. J'étais avec Yvonne Blech, Yvonne Picard, Viva, Mme Van der Lee qui posait soigneusement son chapeau noir sur sa valise, dépliait sa couverture, roulait autour de ses jambes son manteau de loutre démodé. Il faisait froid.

Le train ne bougeait pas. Nous avons tiré de nos sacs papier et crayon et avons écrit des billets: «Que la personne qui trouvera ceci ait la gentillesse de prévenir ... à ... que sa fille - ou sa femme, ou sa sœur - Christiane, ou Suzanne, ou Marcelle - est déportée en Allemagne. Nous avons bon moral. A bientôt.» Viva terminait toujours par: «Je reviendrai», souligné. Chacune mettait plusieurs adresses dans son message en priant les siens d'aviser les parents des autres, ceci pour le cas où un seul mot arriverait. Beaucoup de ces billets ont été ramassés par les cheminots de Compiègne qui les ont expédiés.

Le train s'est mis en marche. Nous avons chanté. Aux cahots, le baril partait d'une glissade rapide, d'un bout l'autre du wagon. Y accéder, quand le besoin en a commencé, était malaisé, car il était haut. Nous avons fait un marche-pied avec une valise. Le contenu n'a pas tardé à geler, heureusement. Nous aurions été aspergées à chaque secousse. Le train roulait, nous chantions. Nous avons examiné les parois. Avec une lime à ongles, ou un canif, nous avons fait sauter des nœuds du bois. A tour de rôle, nous collions un œil au trou pour lire les noms des gares. Aux ralentissements, nous savions que nous approchions d'un aiguillage, d'un triage où il faudrait attendre et vite nous préparions des billets que nous glissions sous les portes, en les lestant de pièces de monnaie tant que nous en avons eu, pour les timbres. A Châlons-sur-Marne, un cheminot a longé notre wagon à contre-voie en chuchotant: «Ils sont battus. Ils ont perdu Stalingrad. Vous reviendrez bientôt. Courage, les petites.» Nous avons crié de joie et repris les chants à plein gosier.

Nous avons aussi essayé de disloquer des planches. Dans mon wagon, rien à faire. Dans celui où était Madeleine Dechavassine, elles y sont parvenues et l'ouverture aurait été assez grande pour sortir. Les raisonnables ont démontré que quelques-unes s'évaderaient peut-être mais que les autres seraient fusillées. Si elles avaient lu l'avenir...

Après Metz, que nous avons atteint à la nuit tombante, nous n'avons plus jeté de papiers. Jeanne Humbert a dit : «Mon beau-frère est cheminot ici.»

Nous nous sommes serrées les unes contre les autres pour dormir. Le lundi, nous nous relayions toujours au trou. Les noms des gares ne signifiaient plus rien. Dans la nuit suivante, il y a eu un arrêt à Halle. On décrochait les wagons de tête où étaient les hommes. Ils allaient sur Oranienbourg. Les survivantes l'ont appris en 1945.

Le mardi matin, le train s'est arrêté dans une grande gare. Breslau. Les soldats ont ouvert les portes et nous ont distribué une boisson tiède. Nous n'avions pas bu depuis le départ. A part une soupe à l'orge qu'on nous avait donnée en gare de Weimar, nous n'avions pas mangé non plus, parce que le pain avait gelé. Un soldat en refermant la porte a dit : «Nous vous quittons ici. Maintenant ce sont les SS qui vous convoient». Le voyage a continué. Le train s'est arrêté le soir et il est resté immobile toute la nuit. Il faisait bien plus froid.

Le lendemain matin - mercredi 27 janvier 1943 _, les wagons se sont ouverts. Des cris, des hurlement, des ordres incompréhensibles, des chiens, des SS, des mitrailleuses, des cliquetis d'arme. Un bord de voie qui n'était pas une gare. Le froid nous a transpercées. Où étions-nous? Nous ne l'avons su que deux mois plus tard. Cent cinquante sont mortes sans savoir qu'elles étaient à Auschwitz.

Des hommes en rayé étaient au garde-à-vous au long de la voie. Nous les avons interpellés. Aucun n'a répondu, pas même d'un signe ou d'un regard.

Les SS nous ont fait mettre en rangs. En avant. Marcher était pénible. Nous étions engourdies, le sol était couvert de glace, les valises étaient lourdes.

A mi-chemin, nous avons croisé des femmes en rayé, une longue colonne. Les kapos leur ont commandé de nous laisser le passage. Elles étaient livides jusqu'au violet. En passant près d'elles, nous avons senti une odeur que nous avons hésité à leur attribuer, une odeur d'étable mal tenue, une odeur de vaches sales. Lulu a pensé: «Elles pourraient au moins se laver». Qui soupçonnait qu'il n'y avait pas d'eau dans le camp? Qui supposait que les toilettes, c'était une fosse ouverte qu'on atteignait après avoir traversé un marécage de diarrhée? «Ce qu'elles sentent mauvais». Cécile a dit: «Dans huit jours tu sentiras aussi mauvais et tu ne le sentiras plus.»

Au détour de la route ont surgi les barbelés et les miradors. Barbelés blancs comme en givre, miradors noirs sur le fond de neige. C'est alors qu'en tête elles ont entonné la Marseillaise. Près de l'entrée, un écriteau fait dune planchette clouée à un méchant piquet, comme pour «Chasse gardée» ou «Propriété privée» à la campagne, disait: «Vernichttunglager». «Toi qui sais l'allemand, qu'est-ce que ça veut dire?» - «Nichts, c'est: rien, néant. Vers le rien, vers le néant. Cela veut dire: camp d'anéantissement.» - «Eh bien, c'est gai.»

C'était Birkenau, le camp des femmes, - situé à deux kilomètres d'Auschwitz proprement dit où était le camp des hommes - qui avait été ouvert l'été précédent sur un charnier de prisonniers russes. Cela aussi, nous ne l'avons appris que beaucoup plus tard.

Nous avons franchi la porte. Des femmes SS se tenaient de chaque côté. Les premières que nous voyions. Hautes bottes noires, longue pèlerine noire, haut capuchon par dessus le calot. Des silhouettes au dessin précis sur le fond de neige.

Nous avons contourné des baraques, basses, comme enfouies dans la neige: les blocks. Il fallait enjamber des cadavres. Visages tordus, os saillants. On comprenait à les voir que la mort ici n'était pas douce. La vie non plus en l'attendant.

Nous sommes entrées dans une baraque longue et étroite. Assises sur nos valises, nous avons attendu longtemps. Des prisonnières se faufilaient vers nous et nous demandaient de leur donner des choses. On va tout vous prendre de toute façon. Elles se proposaient aussi pour garder les bijoux qu'elles promettaient de rendre après que nous aurions passé à la fouille. Yvonne Picard a confié une chevalière ornée d'une petit diamant, à laquelle elle tenait. Elle a cherché en vain par la suite celle à qui elle l'avait donnée.

Midi. La soupe. Des détenues ont distribué des gamelles d'émail rouge, en forme de saladier, remplies d'une soupe qui puait. Une a dit : «On ne peut pas manger cette soupe. Elle sent la tinette». Madeleine Doiret a répondu: «La soupe sentira toujours la tinette, il faudra bien la manger, ou mourir de faim. Autant commencer tout de suite.» Plusieurs ont mangé la première soupe. D'autres non, ni aucune soupe ensuite. Après nous avons compris pourquoi la soupe puait. Tout le monde avait la diarrhée. La nuit, sortir pour ses besoins, s'était s'exposer aux coups. De plus les diarrhéiques n'avaient pas le temps de sortir du block. Les gamelles servaient de pots de chambre.

La porte du fond s'est ouverte. Des SS, hommes et femmes, ont avancé sur le seuil. L'un a demandé s'il y avait une dentiste. Danielle Casanova s'est détachée et nous a quittées. Un autre a appelé nos noms. Il déchiffrait et prononçait mal. Marie-Claude l'a aidé à lire. A côté du nom était écrit: «Activités anti-allemandes». C'était le chef d'accusation.

Au fur et à mesure qu'on nous appelait, nous nous déshabillions, mettions nos vêtements dans notre valise que nous avions marquée à notre nom. Une fois nues, nous entrions dans une pièce où une prisonnière nous coupait les cheveux aux ciseaux. Court. Au ras du crâne. Une autre nous tondait le pubis. Une troisième nous badigeonnait la tête et le pubis avec un chiffon trempé dans un seau de pétrole. La désinfection. Après, à la douche. Il n'y avait pas d'eau. D'ailleurs nous avions laissé nos affaires de toilette dans les valises. Après, à l'étuve. Sur des gradins de bois, dans la vapeur, les premières étaient déjà assises. Je cherchais mes amies et ne reconnaissais personne. Nue et tondue, aucune n'était plus elle. Moi aussi j'étais nue et tondue. Viva m'a reconnue: «Viens ici. Viens t'asseoir près de nous», d'une voix joyeuse, comme on hèle dans la foule un jour de kermesse. J'entends encore sa voix.

Nous avons encore attendu. Des prisonnières se sont installées près de petites tables, au bas des gradins. Elles nous ont appelées une à une. En trempant son stylet dans un petit flacon, la juive qui me tatouait m'a dit: « N'aie pas peur. Cela ne fait pas mal», et, d'une voix imperceptible: «D'où venez-vous? De Paris? La guerre est-elle bientôt finie?» - «Oui, Stalingrad est gagné». Elle m'a regardée avec reconnaissance. Elle parlait bien français. Nues, tondues, tatouées, nous sommes passées dans une autre pièce où il y avait des vêtements en tas tout le long du mur. Une prisonnière nous jetait dans les bras une chemise, une culotte, un foulard, un tablier à bavette, des bas ou des chaussettes mais rien pour les tenir, une robe et une veste rayées. Les chemises et les culottes étaient tachées, de sang, de pus, de diarrhée. Les robes aussi. il y avait des lentes dans les coutures. Robes et vestes étaient mouillées et chaudes. Elles sortaient de l'étuve. La désinfection. Elles ont séché sur nous en dégageant de la buée et elles sont devenues manteaux de gel. - «Maintenant, allez prendre des chaussures». - «Faisons bien attention aux chaussures. Essayons d'en trouver qui ne prennent pas l'eau, n'importe si elles sont trop grandes ou trop lourdes. Les chaussures, c'est ce qu'il y a de plus important», a dit Yvonne Blech. D'où tenait-elle tant d'expérience? Elle a trié posément, examiné méticuleusement. Les godillots qu'elle a tirés pour elle et pour moi étaient en assez bon état. A Madeleine Doiret ont échu des chaussons de feutre déchirés. A d'autres, des soques à semelles de bois. Pendant des mois, j'ai veillé sur mes godasses. Je les gardais sous ma tête: pour dormir. Aller pieds nus à l'appel, c'était la mort.»


 

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