«LE
DEPART ET LE RETOUR
Le
matin du 24 janvier 1943, il faisait un froid humide d'lle-de-France,
avec un ciel bas et des traînées de brume qui s'effilochaient
aux arbres. C'était dimanche et il était tôt.
En entrant dans la ville, nous avons vu quelques passants. Les
uns promenaient leur chien, les autres se hâtaient. Peut-être
allaient-ils à la première messe. Ils regardaient à peine
les camions dans lesquels nous étions debout. Nous chantions
et nous criions pour les faire au moins tressaillir. «Nous
sommes des Françaises. Des prisonnières politiques.
Nous sommes déportées en Allemagne». Ils s'arrêtaient
un instant au bord du trottoir, levaient les yeux, vite les baissaient,
continuaient leur chemin. Nous continuions le nôtre et les
perdions de vue. Les camions se sont arrêtés près
d'une voie de garage éloignée des quais. Des wagons
de marchandises formaient un long train. Les wagons de tête étaient
déjà fermés. Ils contenaient douze cents hommes
qui avaient quitté le camp de Royallieu la veille au soir,
avaient embarqué et avaient ainsi passé la nuit en
gare de Compiègne. Ils avaient dû avoir froid. Les
quatre derniers wagons étaient béants. Au fur et à mesure
que nous sautions à terre, des soldats allemands nous y
faisaient monter. Soixante à soixante-dix dans chacun des
trois premiers, vingt-sept dans le dernier, où j'étais.
Nous étions deux cent trente. Nous avions été comptées
la veille pour la distribution du viatique : un pain entier, un
morceau de saucisson de dix centimètres à chacune.
La quantité de vivres ne permettait pas de prévoir
la durée du voyage.
Dans
le wagon il y avait une demi-botte de paille. Eparpillée,
elle n'a pas formé une litière, plutôt une
salissure qui donnait envie de balayer. Un baril à goudron,
au milieu. Les soldats ont poussé les portes à glissières
et les ont verrouillées. Dans l'obscurité, nous nous
sommes installées. Nous avions nos valises, nos sacs à main.
La plupart - deux cent vingt-deux - venaient du fort de Romainville
d'où elles avaient été transportées à Compiègne
en deux groupes, l'un le 22 janvier l'autre le 23 ; six venaient
de la prison de Fresnes, deux venaient du dépôt.
Nous
nous sommes installées comme pour un long voyage,
les amies côte à côte. J'étais avec Yvonne
Blech, Yvonne Picard, Viva, Mme Van der Lee qui posait soigneusement
son chapeau noir sur sa valise, dépliait sa couverture,
roulait autour de ses jambes son manteau de loutre démodé.
Il faisait froid.
Le
train ne bougeait pas. Nous avons tiré de nos sacs papier
et crayon et avons écrit des billets: «Que la personne
qui trouvera ceci ait la gentillesse de prévenir ... à ...
que sa fille - ou sa femme, ou sa sœur - Christiane, ou Suzanne,
ou Marcelle - est déportée en Allemagne. Nous avons
bon moral. A bientôt.» Viva terminait toujours par: «Je
reviendrai», souligné. Chacune mettait plusieurs adresses
dans son message en priant les siens d'aviser les parents des autres,
ceci pour le cas où un seul mot arriverait. Beaucoup de
ces billets ont été ramassés par les cheminots
de Compiègne qui les ont expédiés.
Le
train s'est mis en marche. Nous avons chanté. Aux cahots,
le baril partait d'une glissade rapide, d'un bout l'autre du wagon.
Y accéder, quand le besoin en a commencé, était
malaisé, car il était haut. Nous avons fait un marche-pied
avec une valise. Le contenu n'a pas tardé à geler,
heureusement. Nous aurions été aspergées à chaque
secousse. Le train roulait, nous chantions. Nous avons examiné les
parois. Avec une lime à ongles, ou un canif, nous avons
fait sauter des nœuds du bois. A tour de rôle, nous
collions un œil au trou pour lire les noms des gares. Aux
ralentissements, nous savions que nous approchions d'un aiguillage,
d'un triage où il faudrait attendre et vite nous préparions
des billets que nous glissions sous les portes, en les lestant
de pièces de monnaie tant que nous en avons eu, pour les
timbres. A Châlons-sur-Marne, un cheminot a longé notre
wagon à contre-voie en chuchotant: «Ils sont battus.
Ils ont perdu Stalingrad. Vous reviendrez bientôt. Courage,
les petites.» Nous avons crié de joie et repris les
chants à plein gosier.
Nous
avons aussi essayé de disloquer des planches. Dans
mon wagon, rien à faire. Dans celui où était
Madeleine Dechavassine, elles y sont parvenues et l'ouverture aurait été assez
grande pour sortir. Les raisonnables ont démontré que
quelques-unes s'évaderaient peut-être mais que les
autres seraient fusillées. Si elles avaient lu l'avenir...
Après Metz, que nous avons atteint à la nuit tombante,
nous n'avons plus jeté de papiers. Jeanne Humbert a dit
: «Mon beau-frère est cheminot ici.»
Nous
nous sommes serrées les unes contre les autres pour
dormir. Le lundi, nous nous relayions toujours au trou. Les noms
des gares ne signifiaient plus rien. Dans la nuit suivante, il
y a eu un arrêt à Halle. On décrochait les
wagons de tête où étaient les hommes. Ils allaient
sur Oranienbourg. Les survivantes l'ont appris en 1945.
Le
mardi matin, le train s'est arrêté dans une grande
gare. Breslau. Les soldats ont ouvert les portes et nous ont distribué une
boisson tiède. Nous n'avions pas bu depuis le départ.
A part une soupe à l'orge qu'on nous avait donnée
en gare de Weimar, nous n'avions pas mangé non plus, parce
que le pain avait gelé. Un soldat en refermant la porte
a dit : «Nous vous quittons ici. Maintenant ce sont les SS
qui vous convoient». Le voyage a continué. Le train
s'est arrêté le soir et il est resté immobile
toute la nuit. Il faisait bien plus froid.
Le
lendemain matin - mercredi 27 janvier 1943 _, les wagons se sont
ouverts. Des cris, des hurlement, des ordres
incompréhensibles,
des chiens, des SS, des mitrailleuses, des cliquetis d'arme. Un
bord de voie qui n'était pas une gare. Le froid nous a transpercées.
Où étions-nous? Nous ne l'avons su que deux mois
plus tard. Cent cinquante sont mortes sans savoir qu'elles étaient à Auschwitz.
Des
hommes en rayé étaient au garde-à-vous
au long de la voie. Nous les avons interpellés. Aucun n'a
répondu, pas même d'un signe ou d'un regard.
Les
SS nous ont fait mettre en rangs. En avant. Marcher était
pénible. Nous étions engourdies, le sol était
couvert de glace, les valises étaient lourdes.
A
mi-chemin, nous avons croisé des femmes en rayé,
une longue colonne. Les kapos leur ont commandé de nous
laisser le passage. Elles étaient livides jusqu'au violet.
En passant près d'elles, nous avons senti une odeur que
nous avons hésité à leur attribuer, une odeur
d'étable mal tenue, une odeur de vaches sales. Lulu a pensé: «Elles
pourraient au moins se laver». Qui soupçonnait qu'il
n'y avait pas d'eau dans le camp? Qui supposait que les toilettes,
c'était une fosse ouverte qu'on atteignait après
avoir traversé un marécage de diarrhée? «Ce
qu'elles sentent mauvais». Cécile a dit: «Dans
huit jours tu sentiras aussi mauvais et tu ne le sentiras plus.»
Au
détour de la route ont surgi les barbelés et
les miradors. Barbelés blancs comme en givre, miradors noirs
sur le fond de neige. C'est alors qu'en tête elles ont entonné la
Marseillaise. Près de l'entrée, un écriteau
fait dune planchette clouée à un méchant piquet,
comme pour «Chasse gardée» ou «Propriété privée» à la
campagne, disait: «Vernichttunglager». «Toi qui
sais l'allemand, qu'est-ce que ça veut dire?» - «Nichts,
c'est: rien, néant. Vers le rien, vers le néant.
Cela veut dire: camp d'anéantissement.» - «Eh
bien, c'est gai.»
C'était Birkenau, le camp des femmes, - situé à deux
kilomètres d'Auschwitz proprement dit où était
le camp des hommes - qui avait été ouvert l'été précédent
sur un charnier de prisonniers russes. Cela aussi, nous ne l'avons
appris que beaucoup plus tard.
Nous
avons franchi la porte. Des femmes SS se tenaient de chaque côté. Les premières que nous voyions. Hautes
bottes noires, longue pèlerine noire, haut capuchon par
dessus le calot. Des silhouettes au dessin précis sur le
fond de neige.
Nous
avons contourné des baraques, basses, comme enfouies
dans la neige: les blocks. Il fallait enjamber des cadavres. Visages
tordus, os saillants. On comprenait à les voir que la mort
ici n'était pas douce. La vie non plus en l'attendant.
Nous
sommes entrées dans une baraque longue et étroite.
Assises sur nos valises, nous avons attendu longtemps. Des prisonnières
se faufilaient vers nous et nous demandaient de leur donner des
choses. On va tout vous prendre de toute façon. Elles se
proposaient aussi pour garder les bijoux qu'elles promettaient
de rendre après que nous aurions passé à la
fouille. Yvonne Picard a confié une chevalière ornée
d'une petit diamant, à laquelle elle tenait. Elle a cherché en
vain par la suite celle à qui elle l'avait donnée.
Midi.
La soupe. Des détenues ont distribué des gamelles
d'émail rouge, en forme de saladier, remplies d'une soupe
qui puait. Une a dit : «On ne peut pas manger cette soupe.
Elle sent la tinette». Madeleine Doiret a répondu: «La
soupe sentira toujours la tinette, il faudra bien la manger, ou
mourir de faim. Autant commencer tout de suite.» Plusieurs
ont mangé la première soupe. D'autres non, ni aucune
soupe ensuite. Après nous avons compris pourquoi la soupe
puait. Tout le monde avait la diarrhée. La nuit, sortir
pour ses besoins, s'était s'exposer aux coups. De plus les
diarrhéiques n'avaient pas le temps de sortir du block.
Les gamelles servaient de pots de chambre.
La
porte du fond s'est ouverte. Des SS, hommes et femmes, ont avancé sur le seuil. L'un a demandé s'il y avait
une dentiste. Danielle Casanova s'est détachée et
nous a quittées. Un autre a appelé nos noms. Il déchiffrait
et prononçait mal. Marie-Claude l'a aidé à lire.
A côté du nom était écrit: «Activités
anti-allemandes». C'était le chef d'accusation.
Au
fur et à mesure qu'on nous appelait, nous nous déshabillions,
mettions nos vêtements dans notre valise que nous avions
marquée à notre nom. Une fois nues, nous entrions
dans une pièce où une prisonnière nous coupait
les cheveux aux ciseaux. Court. Au ras du crâne. Une autre
nous tondait le pubis. Une troisième nous badigeonnait la
tête et le pubis avec un chiffon trempé dans un seau
de pétrole. La désinfection. Après, à la
douche. Il n'y avait pas d'eau. D'ailleurs nous avions laissé nos
affaires de toilette dans les valises. Après, à l'étuve.
Sur des gradins de bois, dans la vapeur, les premières étaient
déjà assises. Je cherchais mes amies et ne reconnaissais
personne. Nue et tondue, aucune n'était plus elle. Moi aussi
j'étais nue et tondue. Viva m'a reconnue: «Viens ici.
Viens t'asseoir près de nous», d'une voix joyeuse,
comme on hèle dans la foule un jour de kermesse. J'entends
encore sa voix.
Nous
avons encore attendu. Des prisonnières se sont installées
près de petites tables, au bas des gradins. Elles nous ont
appelées une à une. En trempant son stylet dans un
petit flacon, la juive qui me tatouait m'a dit: « N'aie pas
peur. Cela ne fait pas mal», et, d'une voix imperceptible: «D'où venez-vous?
De Paris? La guerre est-elle bientôt finie?» - «Oui,
Stalingrad est gagné». Elle m'a regardée avec
reconnaissance. Elle parlait bien français. Nues, tondues,
tatouées, nous sommes passées dans une autre pièce
où il y avait des vêtements en tas tout le long du
mur. Une prisonnière nous jetait dans les bras une chemise,
une culotte, un foulard, un tablier à bavette, des bas ou
des chaussettes mais rien pour les tenir, une robe et une veste
rayées. Les chemises et les culottes étaient tachées,
de sang, de pus, de diarrhée. Les robes aussi. il y avait
des lentes dans les coutures. Robes et vestes étaient mouillées
et chaudes. Elles sortaient de l'étuve. La désinfection.
Elles ont séché sur nous en dégageant de la
buée et elles sont devenues manteaux de gel. - «Maintenant,
allez prendre des chaussures». - «Faisons bien attention
aux chaussures. Essayons d'en trouver qui ne prennent pas l'eau,
n'importe si elles sont trop grandes ou trop lourdes. Les chaussures,
c'est ce qu'il y a de plus important», a dit Yvonne Blech.
D'où tenait-elle tant d'expérience? Elle a trié posément,
examiné méticuleusement. Les godillots qu'elle a
tirés pour elle et pour moi étaient en assez bon état.
A Madeleine Doiret ont échu des chaussons de feutre déchirés.
A d'autres, des soques à semelles de bois. Pendant des mois,
j'ai veillé sur mes godasses. Je les gardais sous ma tête:
pour dormir. Aller pieds nus à l'appel, c'était la
mort.»
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