« Si l'homme avait eu la moindre vocation pour l'éternité,
au lieu de courir vers l'inconnu, vers le nouveau, vers les ravages
qu'entraîne l'appétit d'analyse, il se fût contenté de
Dieu, dans la familiarité duquel il prospérait. » (p.13)
« S'il exagère en tout, si l'hyperbole est chez
lui nécessité vitale, c'est que, désaxé et
débridé au départ, il ne peut se fixer à ce
qui est ni constater ou subir le réel sans vouloir le transformer
et l'outrer. » (p.16)
« Le tragique étant son privilège, il ne
peut pas ne pas sentir qu'il a plus de destin que son Créateur
; d'où son orgueil, et sa frayeur, et ce besoin de se fuir
et de produire pour escamoter sa panique, pour éviter la
rencontre avec soi. » (p.17)
« Le savoir, dressé sur la ruine de la contemplation,
nous a éloigné de l'union essentielle, du regard
transcendant qui abolit l'étonnement et le problème. » (p.27)
« L'impossibilité de s'abstenir, la hantise du faire
dénote, à tous les niveaux, la présence d'un
principe démoniaque. » (p.29)
« Si l'homme n'est pas près d'abdiquer ou de reconsidérer
son cas, c'est qu'il n'a pas encore tiré les dernières
conséquences du savoir et du pouvoir. Convaincu que son
moment viendra, qu'il lui appartient de rattraper Dieu et de le
dépasser, il s'attache - en envieux - à l'idée
d'évolution, comme si le fait d'avancer dût nécessairement
le porter au plus haut degré de perfection. A vouloir être
autre, il finira par n'être rien ; il n'est déjà plus
rien. Sans doute évolue-t-il, mais contre lui-même,
aux dépens de soi, vers une complexité qui le ruine.
Devenir et progrès sont notions en apparences voisines,
en fait divergentes. Tout change, c'est entendu, mais rarement,
sinon jamais, pour le mieux. Infléchissement euphorique
du malaise originel, de cette fausse innocence qui éveilla
chez notre ancêtre le désir du nouveau, la foi à l'évolution, à l'identité du
devenir et du progrès, ne s'écroulera que lorsque,
parvenu à la limite, à l'extrémité de
son égarement, l'homme, tourné enfin vers le savoir
qui mène à la délivrance et non à la
puissance, sera à même d'opposer irrévocablement
un non à ses exploits et à son œuvre. » (p.31)
« […] lorsque le dernier illettré aura disparu,
nous pourrons prendre le deuil de l'homme. » (p.36)
« […] le civilisé, victime d'une conscience
exacerbée, s'escrime à en communiquer les affres
aux peuples réfractaires à ses écartèlements. » (p.40)
« Des restes d'humanité, on n'en trouve encore que
chez les peuples qui, distanciés par l'histoire, ne mettent
aucune hâte à la rattraper. A l'arrière-garde
des nations, nullement effleurés par la tentation du projet,
ils cultivent leurs vertus démodées, ils se font
un devoir de dater. » (p.41)
« Tout pas en avant, toute forme de dynamisme comporte
quelque chose de satanique : le "progrès" est
l'équivalent moderne de la Chute, la version profane de
la damnation. » (p.42)
« Le mouvement, nous savons qu'il est une hérésie
; et c'est précisément pour cela qu'il nous tente,
que nous nous y jetons et que, dépravés irrémédiablement,
nous le préférons à l'orthodoxie de la quiétude. » (p.42)
« Pour ce qui est du bonheur, si ce mot a un sens, il consiste
dans l'aspiration au minimum et à l'inefficace, dans l'en-deçà érigé en
hypostase. » (p.46)
« L'être inféodé aux heures est-il
encore un être humain ? » (p.50)
« […] il n'y a de liberté ni de "vraie
vie" sans l'apprentissage de la dépossession. » (p.51)
« Une civilisation débute par le mythe et finit
dans le doute. » (p.62)
« Pour vivre, pour seulement respirer, il nous faut faire
l'effort insensé de croire que le monde ou nos concepts
renferment un fond de vérité. » (p.63)
« Plus nous avons le sentiment de notre insignifiance,
plus nous méprisons les autres, et ils cessent même
d'exister pour nous quand nous illumine l'évidence de notre
rien. » (p.94)
« A tel point le doute sur soi travaille les êtres
que, pour y remédier, ils ont inventé l'amour, pacte
tacite entre deux malheureux pour se surestimer, pour se louanger
sans vergogne. » (p.104)
« Si l'aspiration à la gloire prend de plus en plus
une forme haletante, c'est qu'elle s'est substituée à la
croyance à l'immortalité. » (p.112)
« Dans un univers expliqué, rien n'aurait encore
de sens, si ce n'est la folie. » (p.188)
« Il y a quelque chose de sacré dans tout être
qui ne sait pas qu'il existe, dans toute forme de vie indemne de
conscience. Celui qui n'a jamais envié le végétal
est passé à côté du drame humain. » (p.188)
« Le spectacle de la déchéance l'emporte
sur celui de la mort : tous les êtres meurent ; l'homme seul
est appelé à déchoir. » (p.194)
Liens
brisés
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